Texte inédit | Ballast
Deux penseurs : Murray Bookchin et Frédéric Lordon. L’un, étasunien, a consacré sa vie à structurer le communalisme et l’écologie sociale ; l’autre, français, s’emploie à remettre sur pied le terme « communisme » et réfléchit à quoi pourrait, concrètement, ressembler une société débarrassée du capitalisme. Bookchin, ouvrier puis philosophe, a disparu en 2006 sans savoir que sa théorie inspirerait l’une des rares révolutions de l’ère contemporaine — celle du Rojava, en plein Moyen-Orient — ainsi qu’une aile des gilets jaunes. Lordon, économiste puis philosophe, compte parmi les principales voix du champ critique hexagonal et défend l’idée d’une rupture révolutionnaire nationale et internationale. Accoler ces deux noms propres peut sembler incongru. A priori seulement. Car Frédéric Lordon discute, depuis plus de quatre ans, les thèses bookchiniennes et communalistes. De façon plus ou moins fragmentaire, il est vrai, mais la chose revient avec une régularité qui ne permet plus le doute : ces pensées-là, il faut les discuter ensemble. ☰ Par Victor Cartan
Après avoir milité successivement dans les rangs du Parti communiste, du trotskysme et de l’anarchisme (puis rompu avec l’anarchisme), Murray Bookchin, né en 1921, s’est imposé comme le porte-voix international d’une stratégie politique qu’il a tenue pour l’œuvre de sa vie : le « communalisme », également nommé par ses soins « municipalisme confédéral » ou « municipalisme libertaire ». Trois formulations qui répondent d’une tradition plutôt méconnue empruntant à la fois au communisme et à l’anarchisme : le communisme libertaire. Si ce projet de société post-capitaliste n’est pas sorti armé de pied en cap du cerveau de l’Étasunien1, s’il existe des « municipalistes » indépendants du courant bookchinien (réformistes et citoyennistes, pour l’essentiel) et si l’on peut sans doute trouver, de nos jours, quelques « communalistes » cheminant loin de lui, l’affaire ne souffre aucune discussion : tout en prolongeant les travaux de Proudhon (système fédératif), de Bakounine (fédération de communes libres autonomes) et de Kropotkine (fédération libre des forces populaires), Bookchin a recodé, et donc annexé, l’ensemble de ces termes.
Pareil imbroglio nominal nous est épargné par Frédéric Lordon. Quoique.
D’abord apparu dans le champ intellectuel français comme économiste hétérodoxe régulationniste, le penseur, né en 1962, s’est progressivement affirmé marxiste (hérétique), communiste et, même, depuis 2021, néo-léniniste. Mais le communisme dont il se réclame s’avère pour le moins atypique : lecteur critique mais assidu du Comité invisible, électeur perplexe de la France insoumise et soutien assumé de la jeune organisation trotskyste Révolution Permanente, celui qui témoigne d’un intérêt certain pour les expériences de l’Autonomie italienne, du Chiapas zapatiste et du Rojava syrien n’est pas loin de se qualifier de « communiste libertaire2 » et promet que sa proposition « néo-léniniste » doit être « détachée des conditions historiques de son apparition ».
D’une proximité distante
Depuis 2018, Frédéric Lordon a régulièrement fait mention de Murray Bookchin ou de la pensée communaliste.
« Discutons, sur la base de leur œuvre respective, deux des plus stimulantes propositions stratégiques révolutionnaires contemporaines. »
Évoquant dans nos colonnes la possibilité toute bookchinienne de « vider l’État » par la construction d’un contre-pouvoir parallèle, il tranche : « [S]auf retour généralisé à l’économie potagère autosuffisante, je ne peux pas y croire. À un moment il faut remettre la main sur les moyens de production. […] Ce sera donc soit les isolats, soit la gigantomachie révolutionnaire. » L’année suivante, c’est par une allusion à peine voilée qu’il évoque Bookchin dans les pages de son livre Vivre sans ? : « [J]e ne crois pas que le capitalisme tombera par un mouvement de fuite continue vers des communes
qui l’éviderait de sa substance pour le laisser à l’état d’enveloppe creuse, bonne à s’affaisser toute seule […]. » Abordant ensuite la question du déploiement de communes confédérées dans l’ombre de l’État, Lordon explique à L’Humanité : « [Ç]a, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. » Même période, répondant à l’étonnante absence du théoricien communaliste dans les références bibliographiques dudit livre, il explique : « Bookchin voit des choses qui consonnent très très fort dans mon esprit. Ses histoires de structures confédérales constituent, a priori, une forme extrêmement intéressante à étudier. Là où je me sépare de lui, c’est dans sa pensée stratégique, dans sa pensée de la dynamique qui pourrait nous emmener vers l’état bookchinien accompli, le municipalisme libertaire achevé. […] Je n’y crois pas un instant. […] Le pouvoir statocapitaliste ne laissera pas faire. » En mai 2020, interrogeant l’hypothèse d’une transformation révolutionnaire sans passer par la case État, il affirme : « On ne refait pas une économie
— puisqu’il ne s’agit pas d’en sortir mais de la refaire — par une juxtaposition de communes. Le mouvement communaliste échouera s’il ne pense pas la division du travail. » Synthétisant quelques jours plus tard sa position, il ajoute : « Mon seul désaccord avec Bookchin tient au processus de conquête de l’hégémonie — là, je crois qu’il rêve absolument. Mais, pour le reste, je me sens très proche de lui3. » Il consacre en 2021 quelques pages à Bookchin et au communalisme dans Figures du communisme, présentant les mêmes arguments, puis, en mai 2022, déclare au cours d’un échange avec les Éditions sociales : « Je doute, dans la forme que Bookchin lui a donnée à la fin […], qu’elle [l’architecture communaliste] puisse soutenir à elle seule une formation sociale d’ensemble. » Enfin, il associe quelques semaines plus tard la stratégie du penseur étasunien au gradualisme, autrement dit au changement progressif.
C’est cette tension — visiblement irréductible — qui retiendra notre attention. Discutons, sur la base de leur œuvre respective, deux des plus stimulantes propositions stratégiques révolutionnaires contemporaines.
[Répression des opposants à la loi Travail, à Paris, le 14 juin 2016 | Cyrille Choupas]
Le b.a.-ba de la révolution communaliste
Après avoir misé sur l’Europe (et notamment l’Allemagne), puis compté, en vain, sur son Vermont natal, c’est finalement au nord de la Syrie que Bookchin verra, mais depuis sa tombe, son nom associé à un bouleversement politique majeur. La révolution du Rojava, lancée au cours de l’été 2012 suite au départ des forces armées du gouvernement Assad4, lui a permis d’accéder au statut, posthume, de théoricien de l’émancipation et d’inspirateur, après Marx, d’une véritable révolution. Par le truchement d’Abdullah Öcalan, cofondateur du PKK détenu depuis 1999 dans les geôles turques et disciple autoproclamé de Bookchin, le communalisme étasunien s’est déployé au Rojava sous le nom de « confédéralisme démocratique » — un ajustement visant à répondre aux propriétés turques, syriennes, irakiennes et iraniennes5. Après avoir tourné le dos à son désir originel d’indépendance étatique — devenue, sous la plume d’Öcalan, une utopie petite-bourgeoise6 —, le PKK a ainsi promu un « nouveau socialisme7 », post-léniniste, communal, fédéral, fondé sur l’émancipation des femmes et l’écologie. Il n’était plus question d’ériger un nouvel État (kurde, en l’espèce, lequel ne ferait que « renforcer l’injustice8 ») : il s’agissait, pour les forces révolutionnaires des quatre parties du Kurdistan, d’œuvrer à une « nation démocratique » décentralisée, pluriculturelle et débarrassée du capitalisme. Seul le Kurdistan syrien est parvenu, pour l’heure, à s’emparer de cette doctrine puis à la mettre en place à grande échelle.
Quelle était la proposition exacte de Bookchin ? Résumons-la en quelques traits : il n’est de démocratie authentique que locale, autrement dit à l’échelle de son espace de vie ; le communalisme doit faire émerger des assemblées démocratiques non représentatives (villages, quartiers, villes) puis, par le biais des élections municipales9, leur allouer les pleins pouvoirs afin de radicaliser, dans chacune des sphères quotidiennes de l’existence, le déjà-là démocratique. Cet essaimage de communes (parfois nommées « écocommunautés »10), conçu comme une « croissance presque cellulaire11 », donnera naissance à un contre-pouvoir solidement structuré : un vaste réseau national coordonné parallèlement à l’existence de l’État. Un pays dans le pays, en somme. Les communes, non autonomes, s’articuleront les unes aux autres, administrées de bas en haut par un mécanisme non professionnel de délégation révocable. Une instance supérieure, le « Congrès de délégués » (également nommé « Conseil fédéral » ou « Commune des communes confédérées »), encadrera l’ensemble. Ce pouvoir central prendra en charge ce qui nécessite de l’être au niveau national. Il s’intégrera dans le même temps à une nouvelle Internationale. On ne peut que songer au système proposé par le philosophe et économiste Cornelius Castoriadis, lui aussi bâti sur « la coopération verticale et horizontale12 » autour de Conseils synchronisés par un Conseil central.
« Le communalisme n’est nullement affaire d’îlots réfractaires, de foyers séparatistes, de sécessions fragmentaires, d’affranchissements insulaires. »
Lordon a la main trop vive lorsqu’il associe, dans Figures du communisme, le communalisme au localisme et, « pour faire simple, [aux] ZAD et [aux] potagers13 ». Car la chose, chez Bookchin, est sans équivoque : le communalisme concourt à abolir le mode de production capitaliste en vue d’instaurer une société juste, via la municipalisation de l’économie, c’est-à-dire l’expropriation des possédants et la mise en commun de la propriété privée et des moyens de production. Il n’est jamais question de se satisfaire d’une poignée de communes affranchies ou de quelques mairies investies. Encore moins de s’en tenir à ce qui, en son temps, ne se nommait pas encore « ZAD » — mais, sous la plume de l’anarchiste Hakim Bey, « TAZ » (« zones autonomes temporaires », c’est-à-dire des « oasis fortifiées14 »). Le communalisme n’est nullement affaire d’îlots réfractaires, de foyers séparatistes, de sécessions fragmentaires, d’affranchissements insulaires, de poches de résistance vouées à rester telles. Le « tribalisme municipal15 » — lit-on dans Le Municipalisme libertaire, bréviaire quasi officiel du communalisme rédigé par la camarade et compagne de Bookchin, l’autrice Janet Biehl — est dénoncé comme un danger réel. Dans un entretien accordé en 1992, le penseur insistait : le communalisme ne relève pas du localisme (ni, a‑t-il dit ailleurs, d’un agencement contractuel entre individus supposément « libres »). Les usines, l’infrastructure technologique moderne et l’agriculture de masse seront d’ailleurs maintenues — mais, cela va de soi, reconfigurées en fonction des nouvelles normes écologiques et socialistes. Une telle architecture sociale, bien qu’inspirée par de nombreuses expériences historiques, n’a, avançait Bookchin, encore jamais existé dans l’histoire humaine.
Mais quand l’État fâché, lui…
« Pourquoi [la bourgeoisie] laisserait-elle faire la destruction de la société capitaliste, puisque la société capitaliste est pour elle16 ? », demande Lordon dans Figures du communisme. Il oppose au communalisme trois objections : 1) l’État empêchera la progression communaliste ; 2) le communalisme néglige la division du travail ; 3) le fédéralisme communal anti-étatiste reconduira l’État qu’il prétend détruire. Première objection, donc : l’État ne permettra jamais qu’un contre-pouvoir communal se répande, que, pas à pas, des cellules de base au futur Conseil fédéral, se maille une ample structure anticapitaliste. L’État, jure Lordon, fera ce qu’il a toujours fait : entraver, cogner, puis tuer. Comme en 1848, comme en 1871, comme au Chili du temps d’Allende. Comme, sous règne macroniste, il matraque, éborgne, arrache des mains ou plonge dans le coma les citoyens insubordonnés. « L’État du capital ne laissera pas le territoire se couvrir de gentilles enclaves communalistes. Au bout d’un moment, il enverra les préfets, puis les CRS, et puis17… »
[Champs-Élysées : soulèvement des gilets jaunes contre la vie chère et le pouvoir oligarchique, en novembre 2018 | Stéphane Burlot]
Bookchin a, évidemment, anticipé la répression du pouvoir étatique et capitaliste. La bourgeoisie n’abdiquera pas : il l’a même écrit noir sur blanc. Le peuple devra former des unités d’autodéfense communales en armes (ou « gardes civiques ») ; si l’État attaque, le pouvoir communal doit pouvoir riposter. L’armement du peuple est la condition sine qua non du communalisme. Mais le pari de Bookchin — car il faut bien admettre qu’il s’agit d’un pari — pour empêcher que la situation ne tourne, sur le terrain, au désavantage de la population affranchie est que la révolution communaliste aura à ce point gagné les esprits du grand nombre que l’État, délégitimé, désavoué, désacralisé, s’en trouvera fragilisé à tel point que l’affrontement, définitif, violent, entre le pouvoir communal et le pouvoir étatique pourrait alors accorder la victoire au premier — à l’image de l’effondrement du tsarisme au début de l’année 1917. Ainsi, au terme de force patience et organisation, le peuple réussira à « renverser l’État et [à] le remplacer par une société communiste libertaire18 ».
Sans doute faut-il s’arrêter un instant sur la question des armes. De vastes pans de la tradition socialiste ont, de longue date, défendu l’armement populaire — Rosa Luxemburg appelait à celui du prolétariat masculin et l’Espagne des années 1930 a compté nombre de milices révolutionnaires. Cette tradition s’est perdue. On pourrait nous rétorquer que le Chiapas et le Rojava sont de nos jours indissociables de leurs forces militaires d’autodéfense, et l’objection serait parfaitement recevable. Mais Lordon note, à raison, que, dans la France contemporaine, « on ne voit pas trop qui se sent de les empoigner » (précisant : « à bien des égards c’est tant mieux19 »)20. On connaît du reste le lien singulier — culturel — que les États-Unis entretiennent avec le port d’armes. Banalement, Murray Bookchin en possédait lui-même plusieurs (imagine-t-on Jacques Rancière avec un fusil ?). L’auteur espagnol Floréal M. Romero, penseur contemporain du communalisme inspiré par le Chiapas et le Rojava, fournit ici une réponse en deux temps : mailler de façon non-violente le territoire puis se préparer à « l’inéluctable affrontement entre deux pouvoirs ». Et Romero d’opposer au « point L » de Lordon (pour « Lénine ») un « moment M » (pour « mouvement ») : celui où le pouvoir communal fera une fois pour toutes face au pouvoir étatique capitaliste.
« La possibilité social-démocrate est close. Les compromis sont impossibles. Pour abattre un titan, il faut dès lors lui opposer un autre titan. »
Lordon prédit lui aussi une « confrontation terminale, résolutoire, décisive21 » avec le Capital (et il faut se figurer, par « Capital », ses forces armées, ses médias, sa finance et, possiblement, ses soutiens étrangers), mais il ne croit pas, comme Bookchin l’a assuré au cours d’un débat tenu en 1989, qu’il soit possible d’« arracher d’importantes et immédiates concessions au système [étatique] existant pour finir par le supplanter22 ». L’État capitaliste contemporain, gagné par des pulsions « proto-fascistes23 » et même totalitaires, entravera la progression communaliste aussitôt qu’elle marquera des points : elle sera tuée dans l’œuf. Le capitalisme contemporain ne permet plus, poursuit Lordon, la moindre marge de manœuvre, la moindre brèche effective en son sein. La possibilité social-démocrate est close. Les compromis sont impossibles. « [L]es solutions gradualistes n’existent plus. Je ne crois pas à l’installation progressive du communisme24 », note-t-il dans En travail. Pour abattre un titan, il faut dès lors lui opposer un autre titan. Et l’ancien économiste d’en tirer cette conclusion : puisqu’on ne veut pas fuir et laisser la majorité seule face au système, puisqu’on ne peut pas disloquer pas à pas le capitalisme, reste à s’emparer du pouvoir étatique puis, par le sommet et par la base, avec le soutien du grand nombre, des masses, enclencher une refondation de nature révolutionnaire. Autrement dit : un « Grand soir ». Lordon n’ignore rien de la charge provocatrice de cette formule — qu’il contestait d’ailleurs dans Capitalisme, désir et servitude —, mais on se fourvoierait à n’y voir que provocation : « Je pense que c’est une catégorie qui n’a rien perdu de sa pertinence25 ».
Précisons s’il est besoin que la période dans laquelle s’enchâsse la pensée de Lordon est celle de la France des années 2000/2020 — et, dans une moindre mesure, celle de l’aire occidentale capitaliste des mêmes années (on songe à ses analyses de la Grèce de Tsípras et de l’Espagne de Podemos). Une période qu’il perçoit comme « une montée aux extrêmes26 ». C’est donc dans ce cadre, forcément inconnu de Bookchin, qu’il interroge la faisabilité de la proposition communaliste et, en miroir, la sienne propre, communiste, élaborée au fil des ans et connaissant inflexions et déplacements. Le Lordon de 2010 dément par exemple celui de 2021, quand le second tance ce « viatique des plus minces27 » qu’est la fameuse définition marxiste du communisme — « le mouvement réel qui abolit l’état des choses » —, sentence que le premier célébrait au motif que l’horizon du communisme ne devait pas être enfermé dans « une liste, un plan ou un programme défini28 ».
[Combattantes des Unités de résistance de Sinjar (YBŞ) en août 2017 : milice d'autodéfense yézidie formée contre Daech par le PKK et les forces armées kurdes du Rojava | DR]
Pourtant : le Chiapas et le Rojava
Au cours d’un débat organisé par les éditions Libertalia en octobre 2019, les expérimentations menées au Chiapas et au Rojava ont été opposées à Lordon comme autant de succès contemporains susceptibles de s’affranchir, ici et maintenant, démocratiquement, des schèmes marxistes, léninistes ou maoïstes — caducs aux yeux de ses débatteurs.
De nouveau, quelques jalons.
Le 1er janvier 1994, jour d’entrée en vigueur d’une zone de libre-échange entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, la rébellion chiapanèque a surgi au terme d’une décennie d’organisation clandestine. La guerre était déclarée au gouvernement fédéral. Deux ans plus tard, des accords étaient signés entre les deux parties, bientôt piétinés par le pouvoir étatique. En réponse, le zapatisme a mis en place une trentaine de municipalités autonomes. « Rébellion », disions-nous, et non « révolution ». Le sous-commandant Marcos (aujourd’hui Galeano) s’en expliquait en 2001 : « Nous nous définissions plutôt comme un mouvement rebelle qui réclame des changements sociaux. Le terme révolutionnaire n’est pas approprié, parce que tout dirigeant ou mouvement révolutionnaire tend à vouloir devenir dirigeant ou acteur politique. […] Le révolutionnaire se dit : je prends le pouvoir et, d’en haut, je transforme le monde. Le rebelle social agit différemment. Il organise les masses et, à partir d’en bas, il transforme peu à peu les choses sans se poser la question de la prise du pouvoir29. » En 2012, 40 000 zapatistes quittaient leurs montagnes et leurs forêts pour défiler en silence dans les rues du Chiapas ; sept années plus tard, ils célébraient les vingt-cinq ans de leur soulèvement après avoir appelé « à lever un réseau mondial de rébellion et de résistance contre la guerre qui, si le capitalisme triomphe, signifiera la destruction de la planète ». Les municipalités autonomes sont désormais au nombre de 43.
De formation marxiste-léniniste et guévariste, l’EZLN — l’armée zapatiste — a, au contact des populations indigènes, progressivement rompu avec ce logiciel. De cette rencontre, raconte Marcos/Galeano, est né « quelque chose de neuf30 » : une hybridation, une synthèse, « un cocktail31 ». Appel à la société civile, refus de se saisir du pouvoir central ou (jusqu’à peu) de prendre part aux élections : le zapatisme défend l’autonomie et l’auto-organisation de ceux d’en bas. Il ne s’oppose pas aux partis, aux processus électoraux, au gouvernement ni à l’État en tant que tels (« on veut un pouvoir qui fasse son travail32 ») : il s’organise parallèlement à eux. Cette expérience, aussi précieuse soit-elle, impose néanmoins d’être regardée avec lucidité : de l’aveu même de sa direction, les zapatistes demeurent seuls et, comme l’a franchement admis Marcos/Galeano, incapables de se lier au prolétariat urbain. « Le zapatisme a du mal à embrayer sur le mouvement ouvrier en général, pas seulement sur les maquiladoras [usines, ndlr]. Il a eu beaucoup d’impact dans les communautés indiennes, chez les employés, les enseignants, les intellectuels, les artistes, mais pas dans la classe ouvrière mexicaine. […] C’est un échec flagrant33. »
« Le zapatisme s’est levé avec fracas contre l’ordre néolibéral, relevant le drapeau anticapitaliste des ruines du communisme d’État : sa longévité impressionne, et inspire. »
Le zapatisme s’est levé avec fracas contre l’ordre néolibéral, relevant le drapeau anticapitaliste des ruines du communisme d’État : sa longévité impressionne, et inspire. Ses prises de position (féministes, écologistes et pro-LGBT) et sa pratique sécessionniste séduisent volontiers, en France, les espaces autonomes, zadistes ou « situationnistes » (au prix, parfois, de la confection d’un zapatisme imaginaire, comme expurgé de certaines de ses propriétés : fort patriotisme mexicain, importance de l’unification ethnique — ce « grand esprit de corps34 » indien, dit Marcos/Galeano —, « structure pyramidale35 » de l’armée, encadrement strict des déplacements des individus hors de la communauté, interdiction absolue de l’alcool, etc.). C’est non sans logique que l’historien Jérôme Baschet, franc partisan de l’autonomie et ferme critique de Lordon, soit l’un des principaux relais intellectuels hexagonaux du zapatisme. Le pouvoir d’État, estime-t-il, est devenu « microscopique et largement impuissant36 » face au capitalisme globalisé : renvoyant dos à dos l’isolat localiste et le léninisme, la solution réside à ses yeux dans la construction d’espaces libérés.
« Les Indiens du Chiapas comme les Kurdes de Syrie ne demandent pas leur indépendance, mais l’autonomie, le droit de se gouverner eux-mêmes dans un cadre fédéraliste, au sein des frontières du Mexique et de la Syrie », a correctement résumé l’auteur et syndicaliste anarchiste Pierre Bance. Et, de fait : le Rojava et le Chiapas se soutiennent l’un l’autre. Le Rojava (qu’il convient plutôt d’appeler AANES, pour « Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie ») est à ce jour la dernière révolution victorieuse en date. Majoritairement kurde, l’AANES défend — non sans heurts parfois — un projet pluriculturel et incarne l’une des principales voix émancipatrices du Moyen-Orient. Donc, internationalisme oblige, du monde. Ainsi que l’indique un volontaire engagé au sein de ses forces d’autodéfense (YPG), cette expérience appartient « au patrimoine mondial des révolutionnaires37 » — aux côtés des révolutions russe et espagnole ou de la lutte de libération du Vietnam. Mais, là encore, la lucidité conduit notre soutien : le Rojava n’a pas soldé la question de l’État ni généralisé le socialisme ; une « administration proto-étatique et un parti se retrouvent hégémoniques38 » ; il s’est vu contraint, pour survivre face aux forces turques, islamistes et djihadistes, de négocier avec les États-Unis (lesquels ont installé des bases en son sein) et la dictature Assad (avec qui, en dépit de plusieurs confrontions mortelles, une sorte de pacte de non-agression a été conclu) ; il reste, mois après mois, soumis aux humeurs du régime fasciste turc, qui n’en finit pas de menacer le Rojava d’un nouvel assaut terrestre ; il connaît actuellement une période de stagnation et de bureaucratisation du fait de la dominance militaire et des pressions libérales exercées par les ONG.
[Le sous-commandant Marcos/Galeano durant les célébrations du 25e anniversaire du soulèvement zapatiste, le 31 décembre 2018 | Víctor Camacho | La Jornada]
Il se trouve, nous l’avons dit, que Lordon suit ces deux ruptures radicales avec enthousiasme. Dans Figures du communisme, il les décrit comme autant « d’authentiques expériences démocratiques39 ». Pourquoi, par conséquent, ne les convoque-t-il pas comme modèles ? S’il confie en tirer « de l’agrément, de l’énergie, et un sens de l’orientation40 », il alerte toutefois sur leur possible transposition occidentale et, plus encore, française41 (des expériences « peu reproductibles42 », note-t-il dans Vivre sans ?). Aussi, on le devine, lui est-il impossible de faire sien l’idéal autonomiste régional du Rojava comme celui du Chiapas : Lordon aspire à une refonte globale, totale, macroscopique — d’envergure nationale puis, éventuellement, internationale — capable d’entraîner le très grand nombre, la masse des gens ordinaires. Refonte que le penseur articule depuis quelque temps à la proposition communiste formulée par l’économiste et sociologue Bernard Friot, chef de file du Réseau Salariat : le « salaire à vie » (renommé par Lordon « garantie économique générale »). En trois mots : mise en place d’un salaire à la qualification personnelle conçu comme « droit politique » pour tous les citoyens majeurs (échelle de 1 à 3) ; abolition du marché de l’emploi ; abolition de la propriété lucrative. Mais pour ce faire, il faut l’État.
Donc : Lénine ?
Bookchin se décrivait dans sa jeunesse comme un « bolchevik ». Plus tard, rompant avec le communisme orthodoxe puis avec le trotskysme, il s’est montré critique à l’endroit de Lénine. On lit dans Post-Scarcity Anarchism, à propos de l’écrasement bolchevik des marins (révolutionnaires) de Cronstdat en 1921 : « [L]e parti bolchevik a atteint son degré maximal de centralisation à l’époque de Lénine. Non pour réaliser une révolution ou réprimer la contre-révolution des gardes blancs, mais pour effectuer sa propre contre-révolution contre les forces sociales qu’il prétendait pourtant représenter. Les factions étaient interdites et un parti monolithique a vu le jour, non pour empêcher une restauration capitaliste
mais pour contenir un mouvement de masse de travailleurs favorables à la démocratie soviétique et à la liberté sociale. Le Lénine de 1921 s’opposait au Lénine de 191743. » Si le zapatisme est le nom stratégique de la construction non-étatique d’un territoire affranchi, le zadisme d’oasis autogérées, le communalisme d’une coordination nationale de communes, le léninisme est celui de la prise du pouvoir d’État par un parti d’avant-garde discipliné, centralisé et prêt à l’affrontement armé.
« Lordon va plus loin : tout ce que l’Histoire a connu sous le nom de
communisme, ça n’était pas le communisme. »
La revue autonome lundimatin s’est étonnée du caractère « désuet » de la proposition néo-léniniste de Lordon. Mais l’intéressé n’est pas seul dans sa volonté de ressusciter le nom « Lénine » — songeons au philosophe slovène Slavoj Žižek, soucieux de « renouveler le même élan [léniniste] dans la configuration actuelle44 », à l’écologiste suédois Andreas Malm, certain que « le geste léniniste est le seul qui puisse indiquer une voie de sortie », ou encore au philosophe maoïste Alain Badiou, invitant en avril 2023 à refonder un « léninisme authentique ». Mais quid, donc, de ce « néo-léninisme » ? Lordon n’invente pas le terme mais en reformule le sens. « Détachée des conditions historiques de son apparition pour en dégager la généralité, une définition possible du néo-léninisme pourrait poser ceci : le léninisme consiste en 1) une visée, 2) une visée macroscopique, 3) un impératif explicite de coordination stratégique dans une forme adéquate. » Il ne s’agit pas, pour lui, de rejouer les années 1917–1924 (« le léninisme vintage
») ni de réhabiliter en bloc la pensée et l’action du révolutionnaire marxiste. « Les derniers qui ont indiqué une direction révolutionnaire sont les bolcheviks, et de ceux-là nous ne voulons plus. C’est vrai que, de la manière bolchevik et de ce qui s’en est suivi, nous ne voulons plus », souligne-t-il. « Parmi les douloureux enseignements du léninisme historique, l’annihilation de toute vie locale autonome a été l’un des corrélats désastreux de la centralisation étatique totalitaire — une sorte de modèle de ce qu’il ne faut pas refaire », souligne-t-il encore. Et il va plus loin : tout ce que l’Histoire a connu sous le nom de « communisme », ça n’était pas le communisme. À savoir : le communisme dans sa vérité.
Le « néo-léninisme » lordonien a valeur de concept quasi a‑historique. Il est synonyme de force d’affirmation, de positivité, de ligne directionnelle nationale, de volontarisme organisé à grande échelle. Peut-être, ainsi formulé, s’oppose-t-il même davantage qu’il ne propose. À quoi ? Au climat d’extrême gauche (donc à la réponse qu’une large part de celle-ci a formulée en vue d’affronter l’échec du communisme d’État et l’impasse du parlementarisme). Son néo-léninisme tente, à grand bruit, de se frayer un chemin parmi le localisme, le zadisme, les invitations à la désertion, à la destitution, à la défection, à l’ingouvernabilité, à la « dissolution du pouvoir45 », à l’escaping, à la furtivité et à l’archipelisation chers à bien des radicalités contemporaines. Précisons : Lordon ne décrie pas ces voies en tant que telles (c’est là une incompréhension répandue) ; il en fait même l’éloge. Dans quelque conférence suisse, ainsi : « [Les ZAD] sont absolument indispensables. Pourquoi ? Parce que les ZAD sont des lieux, parmi d’autres, où s’expérimente la pratique du communisme. Et c’est très très important à mes yeux. Parce que le communisme, ça ne se définit pas seulement comme un mode de production, un certain agencement des institutions, des structures ou des rapports sociaux ; le communisme appelle aussi — et peut-être même à titre de condition préalable — son habitus. C’est-à-dire son habituation à une certaine pratique. Donc tous les lieux, si modestes soient-ils, où se développe cette pratique du communisme en acte sont des lieux où se prépare le communisme comme formation politique après qu’on aura dégommé le capitalisme46. »
[Le 17 septembre 2013, le mouvement Occupy Wall Street est retourné dans la rue, à New York, pour célébrer son 2e anniversaire et dénoncer la finance et la corruption politique | Emmanuel Dunand]
Lordon les récuse uniquement en tant que ces agencements interstitiels, fragmentaires, minoritaires ou moléculaires se posent comme fin. Comme ambition de l’émancipation. Comme idéal de la lutte anticapitaliste. On croirait — et la chose n’est cocasse qu’à la condition de méjuger le communalisme — lire Bookchin en personne : « Non, je ne suis pas opposé aux coopératives par principe. Elles sont inestimables, surtout comme écoles pour apprendre aux gens comment coopérer. J’ai seulement tenté de montrer qu’elles ne sont pas capables d’éliminer le capitalisme en le colonisant par la multiplication des coopératives47 ».
En 2006, le philosophe marxiste Daniel Bensaïd proposait, afin de répondre aux revendications contemporaines (en matière de démocratie ou de féminisme) tout en ne cédant rien aux nécessités d’une certaine forme de centralisation, une voie qui n’est, aujourd’hui, pas sans rappeler celle de Lordon : « l’hypothèse d’un léninisme libertaire
continue d’être un défi de notre temps ». Hasardons cependant que Bensaïd était un léniniste plus orthodoxe. Puis demandons-nous : le signifiant « léniniste », fût-il arrondi par le préfixe « néo » et rafraîchi conceptuellement, est-il en mesure d’affecter la jeune population insubordonnée, pour le moins attachée aux égards démocratiques et tout entière façonnée par des luttes, des démêlés et des référents qui, on peut le déplorer, ne s’affilient guère à l’épopée soviétique ? Au regard de ce qu’entrevoit concrètement Lordon, le poids d’un tel signifiant (on se souvient de Rosa Luxemburg, pourtant peu suspecte d’anarchisme, reprochant à Lénine et Trotsky cette « erreur fondamentale » : avoir piétiné la démocratie populaire au profit d’une « dictature d’une poignée de personnes48 ») n’est-il pas trop cher payé ?
« Comment, dans une société post-capitaliste, continuer à produire et distribuer une simple batterie composée de cobalt et de carbone graphite ? »
Car s’il est question, comme l’a avancé Lordon dans nos colonnes, de viser un « 1936 accompli », c’est-à-dire un 1936 révolutionnaire qui verrait, par la combinaison inédite d’une victoire électorale (hier le Front populaire, aujourd’hui La France insoumise/NUPES) et d’un immense mouvement populaire (un « rassemblement de forces absolument considérables ») qui, cette fois, contraindrait le gouvernement à franchir le Rubicon, c’est-à-dire à déclarer la « guerre à outrance » au Capital, s’il est question de cela, nous pouvons, effectivement, nous demander si le « néo-léninisme » est bien le nom, conforme et désirable, d’une proposition stratégique finalement bien éloignée de Lénine. D’autant que Lordon semble n’exalter de la révolution russe que sa première année : « Cronstadt symbolise le coup d’arrêt à la puissance constituante des soviets (coup d’arrêt en réalité donné dès 191849) ». Alors, oui : le geste lordonien a valeur de bravade constructive. C’est un mot-obus. En convoquant le spectre russe, Lordon espère faire entendre que les voies électorales (seules) et les voies « ingouvernables » sont sans avenir ; que, pour tourner la page du mode de production capitaliste écocidaire et de l’ordre financier, il faut, à l’instar des électoralistes, capturer l’État, mais le piloter tout autrement — via un mouvement permanent entre une base populaire active et un sommet démocratique, une ossature fédérale, un réseau territorial et une réelle prise en considération de la forme locale (une « excellente chose50 » en soi).
L’État comme levier d’affranchissement macroscopique, donc. Et c’est là sa deuxième objection : une société moderne ne peut enjamber la division du travail, ou, autrement dit, l’organisation économique complexe visant à décomposer l’exécution de tâches hautement spécialisées (vous lisez peut-être cet article sur un smartphone : comment, dans une société post-capitaliste, continuer à produire et distribuer une simple batterie composée de cobalt et de carbone graphite ?). S’il est manifeste qu’un réancrage zadiste massif ne permettrait plus pareille production (sauf à se ravitailler à l’extérieur, lequel demeurerait donc capitaliste), le communalisme résiste autrement mieux, nous semble-t-il, à l’objection. Bookchin lui-même estimait que le localisme était « économiquement impossible ».
[Assemblée de gilets jaunes à Commercy (Meuse), le 26 janvier 2019 : ici, on appelle à « reprendre le pouvoir » et à lutter « contre tous ceux qui se gavent » | Stéphane Burlot]
État ou État général ?
Résumons.
Ce qui lie Bookchin et Lordon ? Une même ambition d’en finir avec le capitalisme, un même souci de penser les institutions et le pouvoir (tous deux insurmontables), un même désir de formuler une proposition positive globale, un même rejet des radicalités « style de vie51 », une même reprise de l’alternative bien connue posée par Engels puis Rosa Luxemburg (« Socialisme ou Barbarie52 »). À quoi il convient d’ajouter (quoi qu’en dise le philosophe Pierre Charbonnier, affirmant que la question climatique « dégoûte53 » Lordon) la préoccupation écologique, désormais essentielle chez l’ancien économiste et, bien sûr, centrale chez ce pionnier de l’écologie politique qu’a été Bookchin. « La réalité, écrivait Lordon en 2018, c’est que pour agir avec l’urgence qui éviterait de tous griller, il va plutôt falloir passer sur le corps de certains gars. Eux ont voué leur argent, leur pouvoir et finalement le sens de leur existence entière à ce jeu même qui détruit la planète. Et comme ils ne lâcheront pas tout seuls l’affaire de leur vie, il va bien falloir la leur faire lâcher. » Contre la destruction capitaliste des existences humaines et non humaines, Lordon convie à s’emparer collectivement d’une idée. Une idée nette — on l’a compris : le communisme. « C’est une course de vitesse car la planète ne nous laisse qu’un temps compté. Alors que ses limites — dont il faut rappeler la définition : ce sont des seuils anthropocides —, alors que ses limites, donc, sont allègrement franchies les unes après les autres, la course de vitesse n’a qu’un enjeu : l’acquisition collective de l’idée avant qu’il soit trop tard
comme dirait Le Monde, mais pour de bon. » D’où, corrélat : lutte implacable contre les modalités consensuelles, médiatiques, culturelles, esthétiques, unanimistes et bourgeoises de l’écologie. Un demi-siècle plus tôt, Bookchin mobilisait déjà le terme d’« environnementalisme » afin de fustiger l’inconséquence des écologistes soucieux de lutter contre la pollution et le saccage de la nature tout en écartant le remède à ces maux : la révolution. Sans elle, l’écologie n’est qu’une « soupape de sécurité au système actuel d’exploitation de la nature et des hommes54 ».
Ce qui les sépare ? Venons-en à la troisième et dernière objection : l’abolition de l’État. On connaît les vues canoniques en la matière : Marx et Engels ont appelé à son « dépérissement » progressif via l’instauration d’une phase transitoire, la « dictature du prolétariat » ; la plupart des anarchistes ont appelé à sa destruction immédiate de crainte que la transition ne soit amenée à durer plus que de raison. Face à la mutation néolibérale du capitalisme, quelques révolutionnaires ont cependant amendé leur critique. Ainsi de Noam Chomsky, endossant l’apparente contradiction : « [M]es objectifs immédiats ont été et sont toujours de défendre et même de renforcer certains éléments de l’autorité de l’État qui subissent actuellement des attaques sévères. […] [L]e démantèlement du système de l’État est un objectif bien plus lointain55[…]. » Un ajustement condamné par Bookchin, pour qui l’État « marque l’apogée des institutions de la civilisation masculine56 » et s’avère être, dans sa nature même, une force coercitive et un « appareil distinct […] enraciné dans des intérêts de classe57 ». Ciblant Chomsky, le communaliste affirmait dans un entretien, en 199658, que le néolibéralisme ne saurait attenter à cette vieille aspiration anarchiste et communiste. Deux ans plus tard, Janet Biehl rapportait que le communalisme était même « l’antithèse de l’État59 ».
« Il faudra bien en finir avec la dictature du Capital — il en va de la vie des humains, des animaux et des écosystèmes. »
En 2016, Radio libertaire a dénoncé le « national-étatisme » de Frédéric Lordon. L’accusation est monnaie courante à son encontre. Il suffit pourtant de le lire, mot après mot, pour s’assurer que défenseur de l’État, il ne l’est pas. « Il vaut mieux être le pire meurtrier d’enfant que l’ennemi de l’État60 », lance-t-il, sarcastique, dans Imperium. Et tout est à l’avenant : l’État, comme les institutions, c’est « la merde ». Alors quoi ? Ceci : adossé à une lecture de Spinoza, Lordon rompt, effectivement, avec l’analyse usuelle de l’État comme appareil de pouvoir dissocié de la société. Il propose de penser l’État à « un haut niveau de généralité et d’abstraction », autrement dit de l’appréhender conceptuellement sous le nom d’« État général ». Par-delà ses nombreuses transformations séculaires, l’État (féodal, bourgeois, capitaliste, policier, totalitaire, etc.) n’est jamais qu’une déclinaison historique de l’État général. Lequel État général est, donc, « la structure d’où naît toute politique institutionnelle », « la structure élémentaire de la politique61 ». S’ensuit : l’intégralité des formations politiques insitutionnelles dont les communautés humaines souveraines se dotent sont des États (la Commune de Paris est un État, le Chiapas zapatiste est un État, le Rojava est un État). Dans Les Affects de la politique, il pose même : « [L]’État, c’est nous62. » Raison pour laquelle on ne pourra qu’assister à son « éternel retour63 » ; raison pour laquelle, aussi, il conviendrait d’en finir avec les « proclamations illusoires d’en finir avec l’État64 ». Lordon, supputons-le, concluerait : Bookchin exhorte à abattre l’État mais n’en propose pas moins, à son corps défendant, de le reconduire — mais autrement (sous le nom de « Conseil fédéral »). Et c’est précisément cet adverbe qui, chez Lordon, fait toute la différence : la différence émancipatrice.
Ces jours-là
« Comment redéfinir, alors, dans les conditions actuelles, une perspective révolutionnaire65 ? », interrogeait Slavoj Žižek dans son ouvrage L’Actualité du Manifeste du parti communiste. Après une longue « éclipse du débat stratégique66 », la question des questions — « Que faire ? » — est de retour. Des esquisses de transformation concrète occupent une place grandissante sur les étals des librairies et les tables militantes. Le communalisme et le communisme y trônent en bonne place. Si le premier se concentre d’abord sur la saisie locale du pouvoir et le second sur celle de l’appareil d’État, on ne saurait les tenir pour deux modèles en tout point antagoniques : nous avons vu les distances et les zones de contact. Reste à dire que l’heure n’est pas encore, en France, à la révolution. Tout, pourtant, indique sa nécessité. Les tentatives communalistes demeurent marginales (l’initiative L’Offensive, l’éphémère Faire commune ou la petite ville de Commercy) et l’actuelle protestation contre la réforme des retraites, massivement rejetée par la population, s’avoue incapable de bloquer le pays et d’ébranler un régime si copieusement haï.
Il faudra bien en finir avec la dictature du Capital — il en va de la vie des humains, des animaux et des écosystèmes. Ces jours tardent à venir. Que notre « lente impatience67 » ne soit pas vaine : ces jours-là, il nous faudra disposer de quelques idées claires. Ce n’est pas nous qui le disons : « [N]ous pensons qu’il faut avoir une bonne pensée pour s’organiser. Autrement dit, on a besoin de théorie, de pensée critique68. » Signé : sous-commandant Marcos/Galeano, depuis les montagnes du Sud-Est mexicain, avril-mai 2015.
Photographies de bannière et de vignette : mobilisation contre la réforme des retraites, mars 2023 | Stéphane Burlot
- Le courant anarchiste mène, depuis Proudhon, une intense réflexion sur la question fédérale et communale. Voir, par exemple, les travaux d’Édouard Jourdain parus dans nos colonnes : « Proudhon en gilet jaune » (2019), « La part anarchiste des communs » (2020), « La Commune et ses usages libertaires » (2021).↑
- « Ça semble une assez bonne synthèse. » Écouter l’épisode 5 (« L’utopie et la question de l’art ») de l’entretien « Le capitalisme nous détruit, détruisons le capitalisme ! Ben oui, mais comment ? » sur Là-bas si j’y suis, diffusé en septembre 2022.↑
- Correspondance privée, mai 2020.↑
- Voir, pour le déroulé le plus détaillé qui se puisse lire en français, le livre Kurdistan : il était une fois la révolution d’Enguerran Carrier, paru aux éditions Syllepse (2022).↑
- Pour un examen précis des deux conceptions théoriques, on se reportera à l’ouvrage de Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan ?, paru aux éditions Noir & Rouge en 2017.↑
- Voir Abdullah Öcalan, Carnets de prison. La Feuille de route vers les négociations, International Initiative Edition, 2013.↑
- Dixit Cemil Bayik, cadre du PKK. La Commune du Rojava. L’alternative kurde à l’État-nation, Éditions Syllepse, 2017, p. 70.↑
- Abdullah Öcalan, La Révolution communaliste. Écrits de prison, Libertalia, 2020, p. 86.↑
- Ce point est aujourd’hui contesté par Floréal M. Romero, penseur espagnol du communalisme. Voir Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Éditions du commun, 2019.↑
- Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, L’Échappée, 2019, p. 31.↑
- Murray Bookchin, Quelle écologie sociale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, Atelier de création libertaire, 2020, p. 136.↑
- Cornelius Castoriadis, « Le contenu du socialisme, II », Le Contenu du socialisme, op. cit., p. 181.↑
- Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021, p. 93.↑
- Hakim Bey, TAZ, L’Éclat, 2011, p. 25.↑
- Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, Écosociété, 2013, p. 110.↑
- Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., p. 181.↑
- Voir la conférence « Vous avez dit communisme ? », 28 juin 2022 [1’07’45].↑
- Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, op. cit., p. 160.↑
- Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., pp. 190–191.↑
- Il n’exclut toutefois pas l’idée d’armer le peuple, comme il le confie lapidairement au cours d’une conférence [59′].↑
- Voir la conférence « Vous avez dit communisme ? », 28 juin 2022 [1’08’50].↑
- Murray Bookchin, Quelle écologie sociale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, op. cit., p. 136.↑
- Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, La Fabrique, 2019, p. 171.↑
- Frédéric Lordon et Bernard Friot, En travail. Conversation sur le communisme, La Dispute, p. 210.↑
- Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, op. cit., p. 247.↑
- Frédéric Lordon et Bernard Friot, En travail. Conversation sur le communisme, op. cit., p. 208.↑
- Ibid., p. 69.↑
- Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010, p. 172.↑
- Ignacio Ramonet, Marcos. La dignité rebelle. Conversations avec le sous-commandant Marcos, Galilée, 2001, pp. 50–51.↑
- Cité par Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste, Flammarion, 2005, p. 53.↑
- Sous-commandant Marcos et Yvon le Bot, Le Rêve zapatiste, Seuil, 1997, p. 165.↑
- Ibid., p. 240.↑
- Ibid., pp. 252–253.↑
- Ibid., p. 169.↑
- Selon Marcos/Galeano. Cité par Orsetta Bellani, Indios sans roi. Rencontres avec des femmes et des hommes du Chiapas, Atelier de création libertaire, 2017, p. 38.↑
- Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, 2021, p. 188.↑
- Enguerran Carrier, Kurdistan : il était une fois la révolution, Syllepse, 2022, p. 294.↑
- La Démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation et répression, sous la direction de Pierre Crétois et Édouard Jourdain, Le Bord de l’eau, 2022, p. 42.↑
- Frédéric Lordon, Figures du communisme, op. cit., p. 189.↑
- Ibid., p. 190.↑
- À la question de savoir si, comme au Chiapas et au Rojava, une révolution pourrait se dérouler en France sans « convulsion ultime », Lordon répond au cours d’une conférence : « Hélas, je n’en crois rien. » [25’38′]↑
- Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, op. cit., p. 213.↑
- Nous traduisons de l’anglais.↑
- Slavoj Žižek, La Révolution aux portes. Sur Lénine, Le Temps des Cerises, 2019, p. 18.↑
- John Holloway, « Douze thèses sur l’anti-pouvoir », in Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes, Contretemps, n° 6, Textuel, février 2003, p. 39.↑
- Voir à partir de 1’01’02.↑
- Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, op. cit., p. 176.↑
- Rosa Luxemburg, La Révolution russe, L’aube, 2013, p. 55.↑
- Frédéric Lordon, Vivre sans ?, Institutions, police, travail, argent…, op. cit., p. 197.↑
- Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Seuil, 2015 [2013], p. 286.↑
- Voir Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Agone, 2019.↑
- Même si Lordon remplace le premier des deux termes par « Communisme ».↑
- Tweet du 3 décembre 2019.↑
- Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, op. cit., p. 32.↑
- Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, troisième mouvement, Éditions Aden, 2009, pp. 214–215.↑
- Murray Bookchin, Une société à refaire. Pour une écologie de la liberté, Atelier de création libertaire, 1992, p. 64.↑
- Ibid., p. 68.↑
- On le retrouvera en annexe de Le Municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, Écosociété, 2013.↑
- Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, op. cit., p. 36. Notons toutefois que Biehl a infléchi sa position, jusqu’à défendre l’hypothèse d’un communalisme articulé à l’existence d’un État régulateur (Janet Biehl, Écologie ou castatrophe. La vie de Murray Bookchin, L’Armourier éditions, 2018.).↑
- Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015, p. 16.↑
- Ibid., p. 119.↑
- Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, Seuil, 2016, p. 108.↑
- Frédéric Lordon, Imperium, Structures et affects des corps politiques, op. cit., p. 239.↑
- Ibid., p. 330.↑
- Slavoj Žižek, L’Actualité du Manifeste du parti communiste, Fayard, 2018, p. 9.↑
- Daniel Bensaïd, Penser agir, Lignes, 2008, p. 163.↑
- Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Stock, 2004.↑
- Commission Sexta de l’EZLN, Pistes zapatistes. La pensée critique face à l’hydre capitaliste, Albache-Nada-Solidaires, 2018, p. 443.↑
REBONDS
☰ Lire notre article « Le moment communaliste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire notre rencontre en trois volets avec Frédéric Lordon, novembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Janet Biehl : « Bookchin a été marginalisé », octobre 2015