Floréal Romero : « Sortir du capitalisme par le communalisme » [2/2]


Entretien inédit pour le site de Ballast

Ces der­nières années, le com­mu­na­lisme a trou­vé des relais concrets par le tru­che­ment de deux expé­riences, fort dif­fé­rentes au demeu­rant : le Rojava et les gilets jaunes. La révo­lu­tion menée au nord de la Syrie a vu dans cette pro­po­si­tion poli­tique — conçue comme une syn­thèse des socia­lismes his­to­riques et de l’é­co­lo­gie poli­tique contem­po­raine — l’oc­ca­sion de repen­ser, entre autres choses, l’é­man­ci­pa­tion de la mino­ri­té kurde oppri­mée par le pou­voir éta­tique ; un pan des contes­ta­taires fran­çais y a vu, quant à lui, le moyen de répondre aux reven­di­ca­tions popu­laires en reve­nant à l’i­dée que la démo­cra­tie se joue avant tout dans ce que les zapa­tistes nomment « l’en bas ». À l’heure où le muni­ci­pa­lisme a la faveur des « citoyen­nistes » et où un « Front popu­laire » voit le jour en mobi­li­sant le « com­mu­na­lisme liber­taire » sous les applau­dis­se­ments de Philippe de Villiers et de Marine Le Pen1, nous reve­nons avec l’a­gri­cul­teur et mili­tant espa­gnol Floréal Romero sur ce qu’est réel­le­ment cette pro­po­si­tion. Pour ce deuxième et der­nier volet : État, auto­dé­fense et effondrement.


[lire le pre­mier volet]


L’essayiste Janet Biehl, ancienne com­pagne de Bookchin, nous disait qu’elle se démar­quait de lui sur la ques­tion de l’État : éli­mi­ner toute cen­tra­li­sa­tion revient, à ses yeux, à faire cou­rir le risque de voir émer­ger des petites tyran­nies locales ne répon­dant plus aux lois pro­gres­sistes majoritaires…

Bookchin n’é­car­tait pas le risque. Et le risque est d’ailleurs inhé­rent à toute révo­lu­tion. Mais, au vu des der­niers évè­ne­ments, le risque tota­li­taire inhé­rent au capi­ta­lisme n’est-il pas majeur, étant don­né qu’au­cun recoin de la pla­nète ne sera épar­gné ? Il en par­lait ain­si dans son livre From urba­ni­za­tion to cities : « Mais quand les chan­ge­ments sociaux fon­da­men­taux ont-ils jamais été sans risque ? Il aurait été plus judi­cieux de dire que l’en­ga­ge­ment de Marx en faveur d’un État cen­tra­li­sé et d’une éco­no­mie pla­ni­fiée entraî­ne­rait inévi­ta­ble­ment un tota­li­ta­risme bureau­cra­tique que de dire que les muni­ci­pa­li­tés liber­taires décen­tra­li­sées seront inévi­ta­ble­ment auto­ri­taires et auront des traits d’ex­clu­sion et de clo­cher. L’interdépendance éco­no­mique est une réa­li­té de la vie d’au­jourd’­hui, et le capi­ta­lisme lui-même a fait des autar­cies parois­siales, une chi­mère. Si les muni­ci­pa­li­tés et les régions peuvent cher­cher à atteindre un degré consi­dé­rable d’au­to­suf­fi­sance, nous avons depuis long­temps quit­té l’é­poque où il était pos­sible de créer des com­mu­nau­tés auto­suf­fi­santes qui pou­vaient se livrer à leurs pré­ju­gés. » Et il pour­sui­vait en expli­quant que les inter­dé­pen­dances et les déci­sions majo­ri­taires ne garan­ti­ront pas qu’une déci­sion majo­ri­taire sera cor­recte — mais « nos chances d’a­voir une socié­té ration­nelle et éco­lo­gique sont bien meilleures dans cette approche que dans celles qui reposent sur des enti­tés cen­tra­li­sées et des appa­reils bureau­cra­tiques ». La dif­fi­cul­té pour appré­hen­der le muni­ci­pa­lisme liber­taire comme pro­jet, dans toute sa richesse et son ampli­tude, tient à mon avis dans sa déno­mi­na­tion même — et dans la dif­fi­cul­té que l’on a à bien dif­fé­ren­cier le domaine du poli­tique de celui de l’administration.

De quelle nature sont ces dif­fé­rences, justement ?

« On a ten­dance, pour par­ler du muni­ci­pa­lisme liber­taire, à se foca­li­ser sur le local, en oubliant son indis­pen­sable et même vitale arti­cu­la­tion territoriale. »

On a ten­dance, pour par­ler du muni­ci­pa­lisme liber­taire, à se foca­li­ser sur le local, en oubliant son indis­pen­sable et même vitale arti­cu­la­tion ter­ri­to­riale, puis au-delà. C’est-à-dire embras­ser le monde entier. Raison pour laquelle Bookchin a par la suite adop­té le terme de « muni­ci­pa­lisme confé­dé­ral ». D’ailleurs, je pense qu’il serait plus sage, de nos jours, d’employer ce terme, « muni­ci­pa­lisme confé­dé­ral », plu­tôt que « muni­ci­pa­lisme liber­taire » — car il révèle plus pré­ci­sé­ment les traits inté­gra­teurs qui marquent cette notion de poli­tique muni­ci­pale. Le « confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique », notam­ment uti­li­sé par les Kurdes du Rojava, a été quant à lui inven­té par Ocälan [cofon­da­teur du PKK incar­cé­ré depuis 1999 : il mobi­lise éga­le­ment la for­mule « com­mu­na­lisme socia­liste », ndlr]. Plus tard, Bookchin adop­te­ra le terme « com­mu­na­lisme », et uni­que­ment lui, en hom­mage à la Commune de Paris, laquelle envi­sa­geait, dans son esprit inter­na­tio­na­liste, une authen­tique « Commune des com­munes ». Il s’en est d’ailleurs clai­re­ment expli­qué : « De nom­breux argu­ments contre le muni­ci­pa­lisme confé­dé­ral — même s’il est for­te­ment confé­dé­ral — découlent d’un échec à com­prendre la dis­tinc­tion entre l’é­la­bo­ra­tion des poli­tiques et l’ad­mi­nis­tra­tion. Cette dis­tinc­tion est fon­da­men­tale pour le muni­ci­pa­lisme liber­taire et doit tou­jours être gar­dée à l’es­prit. » La poli­tique, disait-il, est éla­bo­rée par une assem­blée com­mu­nau­taire ou bien par des quar­tiers com­po­sés de citoyens libres. L’administration, elle, est ren­due pos­sible par des conseils confé­dé­raux com­po­sés de délé­gués man­da­tés, révo­cables, venant des quar­tiers, des villes ou des villages.

Mais pre­nons le cas concret d’une com­mune qui déci­de­rait de conduire, avec l’a­val de son assem­blée, une poli­tique fas­ciste…

Bookchin a fait savoir que si des com­mu­nau­tés, des quar­tiers, ou ne serait-ce qu’un seul groupe, décident de suivre leur propre voie au point que « les droits de l’Homme [soient] vio­lés » ou que « le chaos éco­lo­gique [soit] per­mis », la majo­ri­té, dans une confé­dé­ra­tion locale ou régio­nale, serait alors tout à fait à même d’en­tra­ver pareils « méfaits » via son conseil confédéral.

Ce ne serait donc pas tenu pour un déni démo­cra­tique local ?

Non. Seulement, pour­sui­vait Bookchin, « de l’af­fir­ma­tion d’un accord par­ta­gé par tous pour recon­naître les droits civils et main­te­nir l’in­té­gri­té éco­lo­gique d’une région ». Si l’é­la­bo­ra­tion des poli­tiques est locale, son admi­nis­tra­tion se voit confiée à l’en­semble du réseau confé­dé­ral. « La confé­dé­ra­tion, a‑t-il résu­mé, est en fait une com­mu­nau­té de com­mu­nau­tés dis­tinctes fon­dée sur des impé­ra­tifs éco­lo­giques et des droits de l’Homme. »

[Militantes zapatistes, caracol La Realidad, Chiapas, décembre 2018 | AP Photo | Eduardo Verdugo]

Votre livre n’aborde pas la ques­tion de la répres­sion éta­tique. Or, pour ne prendre que les cas fran­çais les plus récents, on voit ce que peut l’État : aux gilets jaunes récla­mant de vivre digne­ment, on répond par la cre­vai­son des yeux et l’arrachement des mains. Comment ima­gi­ner que l’État lais­se­ra se consti­tuer des com­munes auto­nomes sur son ter­ri­toire, sans les broyer comme la pre­mière ZAD venue ?

Certes. Quoique, je l’ai évo­quée pour illus­trer son carac­tère aveugle et cri­mi­nel. Et c’est jus­te­ment ces carac­té­ris­tiques ins­crites dans les gènes du capi­ta­lisme qui me fait prendre trop au sérieux ce sujet pour le trai­ter d’une façon brève et super­fi­cielle… Mais je vous remer­cie de me don­ner l’oc­ca­sion d’ap­pro­fon­dir. L’important dans ce livre était de mon­trer com­ment Bookchin, fort de l’ex­pé­rience accu­mu­lée des révo­lu­tions pas­sées au peigne fin, a pu éla­bo­rer le pro­jet com­mu­na­liste. Partant de là, je plaide pour la créa­tion d’un mou­ve­ment com­mu­na­liste, comme je vous l’ai dit, en par­tant de notre réa­li­té actuelle, de l’i­ci et main­te­nant. Je pro­pose une feuille de route « d’u­ni­té dans le dis­sen­sus », pour mettre en exergue la richesse que consti­tue la diver­si­té, au niveau local puis à des niveaux plus amples. Cette charte s’a­dres­se­rait à tous les mou­ve­ments sociaux dont l’ob­jec­tif numé­ro un est de sor­tir du capi­ta­lisme tout en bâtis­sant son alter­na­tive, autre­ment dit le com­mu­na­lisme. Ce lien consti­tue­rait un acte fon­da­teur, qui repré­sen­te­rait en outre un pre­mier acte d’au­to­dé­fense — selon l’a­dage bien connu de l’u­nion fai­sant la force. Sans ce pre­mier pas, l’au­to­dé­fense se can­ton­ne­ra à des actes iso­lés peu réflé­chis, mus par un spon­ta­néisme qui nous mène­rait au sui­cide… Il s’a­gi­rait de consti­tuer un authen­tique maillage du ter­ri­toire pour, de nos liens soli­daires, tis­ser un filet de pro­tec­tion et d’en­traide en cas de répression.

Vous citez le cas de Notre-Dames-des-Landes.

« Ce mou­ve­ment devra être sus­cep­tible d’être pris en compte par les autres sec­teurs pro­gres­sistes, afin d’im­po­ser une rela­tion dia­lec­tique en notre faveur. »

Je montre en effet que d’a­voir béné­fi­cié de l’ap­pui d’un mou­ve­ment déjà consti­tué sur un large ter­ri­toire, et à la hau­teur de cette réa­li­sa­tion exem­plaire, la ZAD aurait pu pous­ser le bou­chon un peu plus loin encore — et tout le mou­ve­ment en aurait pro­fi­té en retour. Les soli­da­ri­tés comme actes d’au­to­dé­fense s’ex­priment de mille façons, dans la riposte autant que dans la non-vio­lence. Il nous fau­drait éga­le­ment consi­dé­rer la pos­si­bi­li­té de créer des groupes d’au­to­dé­fense spé­ci­fiques, comme ça s’est pro­duit avec les femmes au Rojava.

Au Rojava, ces uni­tés sont armées, et se servent de leurs armes.

Je suis loin d’en­vi­sa­ger la non-vio­lence comme une reli­gion. Mais il s’a­git de la consi­dé­rer comme une tac­tique sou­hai­table, dans une stra­té­gie plus vaste, car il nous fau­dra inves­tir une dyna­mique de construc­tion dans le dia­logue : c’est là un socle, un préa­lable qui demande du temps. Cette non-vio­lence reste tout à fait rela­tive car elle ne dépend pas uni­que­ment de nous : ce qui compte, c’est sur­tout d’ac­qué­rir des forces et des convic­tions pro­fondes pour l’é­tape ulté­rieure. Mais on ne peut pas­ser outre. Ça nous per­met­tra d’ailleurs d’in­ten­si­fier notre maillage social et poli­tique par des liens de plus en plus ser­rés, de façon à atteindre un rap­port de force qui nous sera favo­rable. Ce mou­ve­ment devra être sus­cep­tible d’être pris en compte par les autres sec­teurs pro­gres­sistes, afin d’im­po­ser une rela­tion dia­lec­tique en notre faveur.

[Combattantes YPJ, Rojava | DR]

Attardons-nous sur ce point. Bookchin était très clair : il appe­lait à consti­tuer des uni­tés d’autodéfense. Au Rojava, la révo­lu­tion est — dans le cas très par­ti­cu­lier et meur­trier d’une guerre natio­nale et inter­na­tio­nale — stric­te­ment épau­lée par des forces armées popu­laires. En Occident, les muni­ci­pa­listes et les com­mu­na­listes se réfèrent sou­vent au Rojava ou au Chiapas zapa­tiste, mais per­sonne, par­mi eux, ne met cette ques­tion mili­taire sur la table…

Quand je parle d’é­tape ulté­rieure, c’est pré­ci­sé­ment car cette dyna­mique de construc­tion nous per­met­tra d’ac­cé­der à un réel contre-pou­voir popu­laire. Öcalan le dit ain­si : « Le concept d’au­to­dé­fense ne ren­voie pas à une orga­ni­sa­tion armée ni à un sta­tut mili­taire mais à une orga­ni­sa­tion de la socié­té : de quoi lui per­mettre de se pro­té­ger, dans tous les domaines en mobi­li­sant toutes les orga­ni­sa­tions. ». Bien enten­du, à un moment don­né, nous aurons la néces­si­té de pas­ser à une autre étape. Beaucoup plus ris­quée… Je veux par­ler de cette der­nière étape, celle de l’i­né­luc­table affron­te­ment entre deux pou­voirs — car, comme le signale fort jus­te­ment Elias Boisjean dans votre revue, « l’État, pro­gres­si­ve­ment délé­gi­ti­mé, sera conduit à réagir. Le face-à-face qui s’ensuivra cer­tai­ne­ment déter­mi­ne­ra qui de la révo­lu­tion démo­cra­tique ou de l’ordre sta­to-capi­ta­liste l’emportera ». Alors oui, cet affron­te­ment sera armé, sans doute aucun, mais il sera d’au­tant moins san­glant que nous aurons su éta­blir un rap­port de force favo­rable et auquel nous nous serons pré­pa­rés en tant que mou­ve­ment struc­tu­ré. Ce moment « M » (de mou­ve­ment) nous sera d’au­tant plus favo­rable que nous aurons assu­ré nos arrières tout en éla­bo­rant patiem­ment la stra­té­gie la plus adé­quate. C’est la leçon des zapa­tistes ! Le 1er jan­vier 1994, ils ont déployé une stra­té­gie géniale, avec un mini­mum de morts, en par­tant d’ac­quis orga­ni­sa­tion­nels construits de longue date et en pre­nant l’i­ni­tia­tive du moment « M ».

Comme vous le dites vous-même, chaque situa­tion his­to­rique et géo­gra­phique est singulière !

« Nous ne pou­vons par­tir dans des élu­cu­bra­tions futu­ristes sans fon­de­ment. Pas plus que nous ne pou­vons élu­der cette ques­tion de la consti­tu­tion de milices d’autodéfense. »

Exactement ! Nous n’au­rons pas tou­jours cette oppor­tu­ni­té qui, dans l’Histoire, s’est fort peu pré­sen­tée. Nous ne pou­vons par­tir dans des élu­cu­bra­tions futu­ristes sans fon­de­ment. Pas plus que nous ne pou­vons élu­der cette ques­tion de la consti­tu­tion de milices d’au­to­dé­fense. Lorsque Bookchin évoque l’in­dis­pen­sable édu­ca­tion du citoyen pour le com­mu­na­lisme, elle intègre sans ambi­guï­té la néces­si­té d’ap­prendre à se défendre. C’est cette édu­ca­tion qui va débou­cher sur l’or­ga­ni­sa­tion d’une milice popu­laire « com­po­sée de patrouilles tour­nantes, à des fins de police, et des contin­gents mili­taires bien entraî­nés pour répondre aux menaces exté­rieures ». Je pense que les milices anar­chistes en Espagne ont été pour Bookchin un réfé­rent essen­tiel : pour la pre­mière fois dans l’Histoire, le peuple a vain­cu une armée. Principalement orga­ni­sé dans la CNT, le peuple a étouf­fé le coup d’État fas­ciste du 18 juillet 1936 — et ce dans presque tout le pays, en 24 heures et pra­ti­que­ment sans armes, grâce à sa capa­ci­té com­ba­tive et ses liens tis­sés dans la lutte et l’organisation. Voilà qui résonne jus­te­ment dans les propres réflexions d’Öcalan : « Les forces d’au­to­dé­fense fon­da­men­tales ont pour mis­sion d’ac­cé­lé­rer et de pro­té­ger la lutte de la socié­té démo­cra­tique. » Disons, nous, « communaliste ».

Dans quelle mesure l’identité cultu­relle de Bookchin — éta­su­nienne, donc fédé­rale — pèse-t-elle sur l’universalisation pos­sible de sa pro­po­si­tion ? La France est his­to­ri­que­ment mode­lée par le jaco­bi­nisme et le centralisme !

Votre ques­tion n’est pas simple. Je me répète : je ne suis pas un connais­seur de la consti­tu­tion des États-Unis. Mais il faut rele­ver que les pre­mières influences poli­tiques de Bookchin ne sont pas à cher­cher du côté de ce pays… Il est né à New York, mais d’une famille d’exi­lés juifs russes. Janet Bielh écrit à ce pro­pos dans la bio­gra­phie qu’elle lui a consa­crée : « Avant que le jeune Murray sache qui étaient Washington et Lincoln, il était déjà fami­lia­ri­sé avec Lénine et aus­si avec les lea­ders révo­lu­tion­naires alle­mands Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. » Je pense que son inté­rêt pour le fédé­ra­lisme et le confé­dé­ra­lisme date de sa cas­sure avec le Parti com­mu­niste amé­ri­cain et sa décou­verte de l’a­nar­chisme, après la répres­sion sta­li­nienne de la Révolution espa­gnole à Barcelone, en mai 1937. Alors, il a tout par­ti­cu­liè­re­ment étu­dié Proudhon et Kropotkine. Tout en rele­vant leurs insuf­fi­sances pour notre époque actuelle, comme il l’a signi­fié : « Nos idées de confé­dé­ra­tion ne doivent pas res­ter coin­cées dans les écrits anar­chistes du XIXe siècle. » Et même s’il a fait allu­sion aux assem­blées popu­laires de Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris, avec sa pro­po­si­tion fédé­ra­liste des « com­munes de com­munes », issue, jus­te­ment, de l’in­fluence de Proudhon, reste bien le réfé­rent de base du com­mu­na­lisme. Et cette révo­lu­tion s’est tout de même sou­le­vée contre le jaco­bi­nisme et le cen­tra­lisme fran­çais que vous évo­quez ! Ce jaco­bi­nisme et ce cen­tra­lisme ont d’ailleurs ser­vi de modèle aux mar­xistes-léni­nistes lors de la Révolution russe. Tout comme la pen­sée anti­ca­pi­ta­liste se forge avec la nais­sance et le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme, donc des dégra­da­tions qui en résultent, la pen­sée confé­dé­ra­liste peut se conce­voir et se déve­lop­per par oppo­si­tion au cen­tra­lisme d’État, donc de son auto­ri­ta­risme, et ce quel que soit le pays auquel on se réfère.

[Rassemblement zapatiste, caracol La Realidad, Chiapas, décembre 2018 | AP Photo | Eduardo Verdugo]

Ceci posé, Bookchin a sou­le­vé une ques­tion impor­tante ayant trait aux pays, aux lieux : il importe d’en­trer en réso­nance avec la tra­di­tion d’é­man­ci­pa­tion de chaque pays. Comme il le dit très bien dans la vidéo « Les formes de la liber­té », il veut s’a­dres­ser aux gens avec des réfé­rences qui leur parlent, qui font par­tie de leur his­toire, mais en par­tant des pro­blèmes de tous les jours. « Comment tou­cher les Américains dans des termes qu’ils com­prennent ? C’est une grande ques­tion pour moi, car au début des années 1930 j’ai par­lé aux Américains en alle­mand, en lan­gage mar­xiste. Et per­sonne n’é­cou­tait, excep­té ceux qui com­pre­naient l’al­le­mand. Ensuite, comme l’al­le­mand n’a pas mar­ché, je leur ai par­lé en russe, en lan­gage bol­che­vik… » Puis il conclut : « Nous devons recréer aujourd’­hui un Bewegung, un mou­ve­ment capable de par­ler aux Américains dans une langue qu’ils puissent com­prendre, soit prin­ci­pa­le­ment l’an­glais. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas apprendre des autres expé­riences qui ont lieu, où qu’elles soient. » Il a donc appe­lé à construire un pro­gramme radi­cal en anglais. Et un pro­gramme qui leur parle au niveau de ce qui est le plus proche d’eux, dans leur vie : leurs quar­tiers, qui sont en train de se dis­soudre. Leurs com­mu­nau­tés, qui sont éga­le­ment en train de se dis­soudre. Leur voi­si­nage, que ce soit dans une cité ou un vil­lage, ou à la cam­pagne. Peut-on tirer de tout ça un mou­ve­ment ? Il s’a­git là, à mes yeux, de la base, du socle pour construire un mou­ve­ment com­mu­na­liste vivant. Puis l’ac­tion nous pous­se­ra à com­prendre et, dans le réseau, à apprendre des autres expériences.

Quantité de gens, en tout cas en France, se tournent vers l’État et ses « repré­sen­tants » en cas de pro­blèmes : sani­taires, édu­ca­tifs, éco­no­miques, cultu­rels… Comment ima­gi­ner que ce réflexe éta­tiste puisse dis­pa­raître au pro­fit d’une auto-orga­ni­sa­tion paral­lèle dans un pays où, bien qu’at­ta­qué depuis des années, le sec­teur public-éta­tique reste pré­sent dans tout un tas de domaines quo­ti­diens sous le nom, sou­vent appré­cié, d’État « pro­vi­dence » ou « social » ?

« Loin de ques­tion­ner les catas­trophes éco­lo­giques en cours comme plon­geant leurs racines dans les injus­tices sociales, la col­lap­so­lo­gie favo­rise un consen­sus infâme. »

Dans une socié­té ampu­tée de sa com­mu­nau­té, l’État a beau jeu de se pré­sen­ter comme arti­san d’une repro­duc­tion sociale indis­pen­sable. Elle n’est plus qu’une ins­tance sépa­rée, et sa fonc­tion n’est assu­rée désor­mais que par l’argent. L’État moderne issu de la mar­chan­dise devient l’autre pôle insé­pa­rable du capi­tal. Le fameux « bien public » — la san­té, l’é­du­ca­tion, les voi­ries — n’ap­par­tient pas aux citoyens mais à l’État, une entre­prise sou­mise aux lois du mar­ché, comme l’af­fir­mait déjà Simmel au XIXe siècle. En bra­dant ses biens, cette entre­prise appe­lée « État » ne com­met aucune tra­hi­son mais suit la logique du mar­ché capi­ta­liste. Il suit aus­si la logique de la mar­chan­dise en don­nant d’une main ce que son autre pôle vole de l’autre… Au nom de l’in­dis­pen­sable valo­ri­sa­tion moné­taire, les res­sources natu­relles sont dévas­tées, les plus pauvres exploi­tés à mort, les indus­tries de l’ar­me­ment déve­lop­pées. C’est pour­quoi, en per­pé­tuant le mythe de l’État-pro­vi­den­ce/­so­cial, la res­pon­sa­bi­li­té de la gauche est grande : elle devient ain­si, objec­ti­ve­ment, le com­plice du capi­tal. En ouvrant la boîte de Pandore de l’État-pro­vi­dence, le com­mu­na­lisme contri­bue à se défaire de ce réflexe éta­tiste : il peut ren­ver­ser cette ten­dance par la construc­tion du mou­ve­ment dont nous avons par­lé, via le lien soli­daire effec­tif et affec­tif de la com­mu­nau­té. Pour situer le bien public hors de por­tée de la valeur, le com­mu­na­lisme se pro­pose de socia­li­ser l’é­co­no­mie par une réap­pro­pria­tion muni­ci­pale. Dès lors, le bien com­mu­nal, le « bien public », serait public et entiè­re­ment géré par les usa­gers eux-mêmes.

Votre sou­ci de bâtir un mou­ve­ment popu­laire ici et main­te­nant entre en ten­sion avec un sen­ti­ment gran­dis­sant au sein d’une par­tie de la popu­la­tion sen­sible aux ques­tions éco­lo­gistes : la menace d’un effon­dre­ment civi­li­sa­tion­nel plus ou moins immi­nent. Que répond l’é­co­lo­gie sociale aux énon­cés de la collapsologie ?

La col­lap­so­lo­gie est une sur­en­chère catas­tro­phiste recou­verte d’un voile scien­ti­fique. Et elle a, effec­ti­ve­ment, plus que jamais le vent en poupe ! Surtout depuis la pan­dé­mie mon­diale. Il suf­fit d’ob­ser­ver le retour spec­ta­cu­laire de cer­tains titres dans le clas­se­ment des meilleures ventes de livres sur ce baro­mètre émo­tif qu’est Amazon. L’Effondrement de Diamond et Comment tout peut s’ef­fon­drer de Servigne figurent dans le pelo­ton de tête. L’écologie sociale peut accom­pa­gner ses men­tors sur un constat : un état des lieux, la catas­trophe en cours. Mais le voyage sera de courte durée. Très tôt, le bilan réa­li­sé, l’en­quête va nous mon­trer que nous ne sommes plus sur le même che­min. Très tôt, nous allons nous aper­ce­voir que cette pseu­dos­cience fait par­tie du pro­blème. Loin de ques­tion­ner les catas­trophes éco­lo­giques en cours comme plon­geant leurs racines dans les injus­tices sociales, donc dans les rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes et de domi­na­tion, elle favo­rise un consen­sus infâme. Sans doute à leur insu, les col­lap­so­logues sont les héri­tiers des cou­rants conser­va­teurs et réac­tion­naires, qui, dès la Révolution fran­çaise, ont vu dans la révo­lu­tion sociale, et plus tard dans l’évolution des mœurs, des mani­fes­ta­tions du déclin ou de la déca­dence civilisationnelle.

[Campagne écologique "Make Rojava Green Again", 2017-2018 | Internationalist Commune]

Il y a des tenants de la col­lap­so­lo­gie ouver­te­ment libertaires…

Certes. Mais il n’empêche : la trans­ver­sa­li­té poli­tique qui résulte de cette nébu­leuse indé­fi­nis­sable est trou­blante. Les auteurs nous demandent de lâcher ce qui, dans ce monde-ci, res­pire encore, ce qui y fait sens, sous pré­texte de devoir en faire « le deuil ». L’effondrementalisme n’ouvre aucun deve­nir, si ce n’est celui du moni­to­ring. L’État, à dif­fé­ren­cier des ser­vices publics et de la Sécurité sociale, en devient fina­le­ment la pièce maî­tresse, par exer­cice, essen­tiel­le­ment, de ses fonc­tions réga­liennes — la police, l’ar­mée et la sur­veillance. Loin de s’effondrer, l’État reprend une vigueur que bien des nos­tal­giques de tout bord pen­saient devoir mettre aux oubliettes. N’est-ce pas là un tech­no­fas­cisme vert qui s’ins­talle insi­dieu­se­ment afin de pré­ve­nir tout mou­ve­ment de révolte ? C’est ce que l’ac­tua­li­té étale devant nous dans toute sa froideur.

La col­lap­so­lo­gie consti­tue-t-elle à vos yeux une politique ?

« Annoncer le pire, mais pour le conju­rer ! La catas­trophe n’a de sens qu’à être conjurable. »

Oui, mais une poli­tique du non-dit. Les actrices et les acteurs, mais aus­si leurs inter­ac­tions, dis­pa­raissent. Cette éco­lo­gie hors-sol nous colle à la peau et empêche les per­sonnes lucides, sur la situa­tion et sur leurs condi­tions de vie, de s’y iden­ti­fier. Nous sommes mis face à un vide, nous avons affaire à un récit sans peuples et sans deve­nirs par­ti­cu­liers. La col­lap­so­lo­gie fabrique des êtres nus, pri­vés de rêves mais peu­plés de cau­che­mars, arra­chés à ce qui les tient et à ce qui leur importe. D’un point de vue pure­ment col­lap­so­lo­gique, les solu­tions pour lut­ter contre l’ef­fon­dre­ment n’existent pas : elle ne fait que par­ti­ci­per à une forme de rési­gna­tion col­lec­tive, celle du veau par­tant pour l’a­bat­toir. Il en va tout autre­ment de l’é­co­lo­gie sociale. Elle part elle aus­si d’un catas­tro­phisme, mais d’un catas­tro­phisme éclai­ré.

Quelle est la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre les deux ?

Annoncer le pire, mais pour le conju­rer ! La catas­trophe n’a de sens qu’à être conju­rable, sai­sie dans un récit où l’on puisse lui trou­ver des prises pal­pables, dans le vécu. L’écologie sociale, en tant qu’é­co­lo­gie radi­cale et holis­tique, pos­sède des outils d’a­na­lyse qui nous per­mettent de com­prendre les enjeux de la des­truc­tion sociale et éco­lo­gique en cours : notre pre­mière tâche vis-à-vis de la col­lap­sol­lo­gie consiste donc à les uti­li­ser pour décons­truire publi­que­ment ce mon­tage néfaste, en tant qu’il est un dis­cours apla­tis­sant, cas­tra­teur et paralysant.

[Le sous-commandant Galeano/Marcos au caracol La Realidad, Chiapas, décembre 2018 | AP Photo | Eduardo Verdugo]

En tout cas, tenants de l’é­co­lo­gie sociale et col­lap­sos, tout le monde a été confiné !

Mais ne l’é­tions-nous pas déjà aupa­ra­vant, dans le cou­loir qui nous menait à ce confi­ne­ment-ci ? Nous étions dans le confi­ne­ment mobile de l’a­gi­ta­tion et du stress, celui qui nous fai­sait tour­ner en rond, nous agi­ter dans nos métro­poles sur­peu­plées pour vendre notre force de tra­vail. Et pour les chan­ceux qui ven­daient cette der­nière, il nous res­tait à dépen­ser l’argent que nous avions pu col­lec­ter en imi­tant le style de vie de ceux qui nous avaient exploi­tés… Une autre agi­ta­tion nous pre­nait, pour oublier tout ce temps pas­sé à cour­ber l’é­chine devant des machines ou der­rière d’autres per­sonnes. On tour­nait autour d’un monde de plus en plus indif­fé­ren­cié et pol­lué : le record des vols d’a­vion a été bat­tu le 31 juillet 2019, avec 30 mil­lions de per­sonnes envoyées dans les airs en même temps ! Cette agi­ta­tion arrê­tée, le confi­ne­ment devient le révé­la­teur de la pri­son hors-sol dans laquelle nous sommes enfer­més depuis des années. Les ques­tions se posent : com­ment avons-nous pu en arri­ver là ? com­ment un simple virus peut-il tout blo­quer ? com­ment en est-on arri­vés à dépendre autant de ce qui est pro­duit à l’autre bout du monde ? les prin­ci­pales acti­vi­tés éco­no­miques blo­quées, pour­quoi les autres formes de vie tendent-elles à se récu­pé­rer ? dans quel monde, dans quels tis­sus de men­songes vit-on ? quelle est cette démo­cra­tie qui, du jour au len­de­main, empri­sonne chez elles des mil­lions de per­sonnes, déjà en mesure de faire le deuil de leur liber­té ? Pour beau­coup, pour les plus pauvres, c’est déjà faire le deuil de leur vie, en vivant leur propre effon­dre­ment. C’est à ces ques­tions que bien des per­sonnes se posent qu’il nous faut répondre intel­li­gem­ment. Par du concret.

On voit par­tout des appels fleu­rir pour que demain soit « autre­ment ». On sait tous de quoi il en retourne : des vœux pieux. Qu’est-ce qu’un com­mu­na­liste peut avancer ?

Eh bien, créer un site pour réflé­chir ensemble à une stra­té­gie glo­bale à adap­ter aux dif­fé­rents niveaux locaux me semble revê­tir un carac­tère d’ur­gence. Mon livre avance une série de pro­po­si­tions, dont celle d’une feuille de route, d’une charte à pré­sen­ter aux dif­fé­rents mou­ve­ments de luttes et d’al­ter­na­tives. Tendre vers une sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire authen­tique est une des prio­ri­tés : local, cir­cuits courts, AMAP. Cette pra­tique auto­ges­tion­naire est un maillon fon­da­men­tal pour sor­tir du capi­ta­lisme et atteindre l’au­to­no­mie. Ce lien fort et prag­ma­tique entre le pro­duc­teur pay­san et le consom­ma­teur res­pon­sable et citoyen ouvre la voie à une « éco­no­mie morale », comme mar­che­pied, en vue de cette même sor­tie. Nous décou­vrons ain­si par la pra­tique les ver­tus et le plai­sir de faire ensemble dans la dif­fi­cul­té, mais aus­si dans la joie. Nous ouvrons les portes à cette dimen­sion du « Buen vivir », comme un tout, cette dimen­sion que vivent et nous trans­mettent les zapa­tistes. Il en ira de même pour tous les autres domaines de la vie, comme l’en­sei­gne­ment, l’a­li­men­ta­tion, le loge­ment, la culture, l’ar­ti­sa­nat, l’in­dus­trie… Bref, à nous de créer cette dyna­mique d’au­to-ins­ti­tu­tion poli­tique de ces com­muns, capable de mettre en œuvre, en pre­mier lieu, la soli­da­ri­té vitale entre nous, les humains, avant de l’é­tendre à l’en­semble des êtres vivants et au milieu naturel.


[site de l’Institut d’é­co­lo­gie sociale et de com­mu­na­lisme (IESC)]


Photographie de ban­nière : Rojava | https://makerojavagreenagain.org
Photographie de vignette : Rojava | DR


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  1. Michel Onfray à pro­pos de la nais­sance de sa revue Front popu­laire, sur Sud Radio le 17 mai 2020 : « Nous pro­po­sons de retrou­ver un sens aux régions, au com­mu­na­lisme, nous défen­dons ces idées-là. Le sou­ve­rai­nisme est aus­si ce qui nous réunit. […] Nous avons un pro­jet giron­din, qui consiste à dire : il y a du com­mu­na­lisme liber­taire pos­sible et pen­sable. On peut avoir des Maisons du peuple, qui sont des occa­sions de débattre et de déli­bé­rer. »

REBONDS

☰ Lire notre témoi­gnage « La Commune des com­munes : le muni­ci­pa­lisme à l’épreuve », mars 2020
☰ Lire notre article « Le moment com­mu­na­liste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre dos­sier sur le Rojava
☰ Lire notre série « Nouvelles zapa­tistes », Julia Arnaud et Espoir Chiapas


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