Texte inédit pour le site de Ballast
Le terme — qui n’a, curseur du temps, toujours pas sa fiche Wikipedia en français — est apparu dans les constitutions équatorienne et bolivienne en 2008 et 2009. « Bien-vivre », dans notre langue. Mais qu’est-il donc ? Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos appela à mettre sur pied « un concept de communauté où personne ne peut gagner si son voisin ne gagne pas ». Contre l’économisme, la vie décente ; contre l’Homme comme centre et sommet, l’homme intégré à l’écosystème. Explications. ☰ Par Émile Carme
« Nous avons trop tardé à percevoir notre identité terrienne. »
Karl Marx
L’économiste équatorien Alberto Acosta, cofondateur du mouvement Pachakutik, multiplie dans son ouvrage Le Buen Vivir1, les formules à même de le définir : il est tour à tour « pari », « processus de vie », « pas qualitatif », « philosophie de vie », « grand pas révolutionnaire » ou « nouvelle organisation civilisationnelle ». Il est aussi ce qu’il n’est pas : rien à voir avec le fameux bien-être qui, lui, ne se mesure qu’à l’échelle des individus et s’entend à la lumière du seul soi et de la réalisation libérale de ce dernier. Le Buen Vivir, note l’économiste, se fonde sur une « approche holistique » (plus simplement : une approche globale). Il totalise plusieurs champs de pensée et d’action afin de proposer un projet complet de transformation — cette complétude n’induit toutefois pas l’achèvement : le Buen Vivir est un chemin à emprunter, à prolonger et à poursuivre ; il se déploie, dynamique, dos aux plans tracés une fois pour toutes, pétrifiés, figés et agencés sans nulle marge de manœuvre. Il dispose d’une assise, d’un socle et d’une armature qui permettent de fixer un objectif (faute d’horizon, ne resterait que le court terme et l’errance nez sur la montre), sans assigner par avance les routes à prendre. Ses fondations lancent des pistes mais n’enclosent pas. « Le point d’ancrage historique du Buen Vivir, note-t-il, se situe certes dans le monde indigène ; mais il peut aussi se nourrir d’autres principes philosophiques : aristotélicien, marxiste, écologique, féministe, coopérativiste, humaniste… » L’alternative est polyphonique. Composite et bigarrée, à l’image des mondes qui font le monde ; plurielle, au regard des échecs passés qui espéraient l’exposer d’une seule main, d’un seul œil et d’une seule langue.
« Il n’appelle à aucun retour au passé, âge d’or ou temps mythiques. Le Buen Vivir assume sa source mais ne s’y réduit pas. »
Buen Vivir, ou « Sumak Kawsay » en langue kichwa. Si les populations indigènes de la Communauté andine (Bolivie, Colombie, Équateur et Pérou) portent ce concept, Alberto Acosta indique ses desseins universalistes. Mais un universalisme sans abstraction, un universalisme qui parle au monde sans le contenir et vaut pour tous les hommes en sachant que pas un ne se ressemble. D’où la proposition de l’économiste : passer cette notion au pluriel — Buenos Vivires. Et Acosta de prévenir tout de go : le Buen Vivir n’est pas un folklore. Foin du romantisme et de l’exotisme ! Il n’appelle à aucun retour au passé, âge d’or ou temps mythiques. Le Buen Vivir assume sa source mais ne s’y réduit pas. Il est la marge qui reprend ses droits, la périphérie qui conteste le centre, la voix trop longtemps tue des « exclus de la respectabilité » (José María Tortosa).
Repenser la nature
Le Buen Vivir aspire à mettre à mal l’imaginaire occidental en ce qu’il commande à l’homme de régner sur « son » environnement. À briser le fameux appel cartésien, énoncé dans le Discours de la méthode, de la maîtrise et possession complète de la nature. Les humains ne sont pas ses souverains mais ses habitants, aux côtés des autres espèces. Acosta appelle à « surmonter le divorce » : la séparation est à ce point actée, en Occident, que l’auteur parle d’« ontologie séparatrice » — autrement dit, l’essence de la pensée occidentale, donc moderne, donc capitaliste, tient en sa mainmise sur la totalité du système naturel. Les cultures indigènes revendiquent a contrario leurs liens profonds et la primauté de la coexistence. Un projet résolument écologiste, dès lors, où le monde est appréhendé dans sa finitude. C’est parce que la planète a des limites que la croissance doit en avoir aussi. On ne saurait imaginer, sauf à défier toutes les lois de la raison la plus élémentaire, qu’il soit possible de s’étendre à l’infini dans un espace qui ne l’est pas. Le Buen Vivir refuse l’accumulation perpétuelle, le « toujours plus », le « encore mieux » ; en un mot, l’hybris, la démesure. Il promeut le sens de la limite contre le « Tout et n’importe quoi est permis
de l’hédonisme libéral2 », dirait l’anarchiste Denis Baba.
Repenser le développement
La chose est entendue : il est des pays développés et d’autres en (voie de) développement (anciennement : sous-développés). Il existerait donc une ligne, graduée, reliant les sombres cavernes aux néons des centres commerciaux. Le Buen Vivir conteste cette vision linéaire et positiviste du monde comme de l’Histoire ; il casse la flèche du Progrès et propose d’autres cadres d’interprétation. Cette notion de développement — avancée la première fois en 1949 par le président américain Harry S. Truman — apparaît aux yeux de l’économiste équatorien comme une « vision globale et unificatrice » fondée sur la « reproduction des modes de vie des pays centraux ». Une vision héritière de l’ère impériale et coloniale, où le Centre (le Vieux et le Nouveau monde) s’institue en phare et mètre-étalon, reléguant à l’état d’arriération les espaces du globe qui ne suivent pas sa voie ou n’ont pas encore « atteint » son « niveau » économique, scientifique, industriel et culturel. Il y a donc « retard ». Ainsi que l’énonçait l’économiste allemand Wolfgang Sachs dans les années 1980, les peuples touaregs, constitués autour d’un mode de vie inintelligible au regard des canons contemporains, ne représenteraient plus l’une des nombreuses modalités d’existence offertes par l’Homo sapiens mais une déficience, un manquement, un défaut à rattraper sans plus tarder. Le développement, accepté comme une succession d’étapes à remplir, rime donc avec l’occidentalisation pure et simple des continents. Le Divers serait une insuffisance et la pluralité des cultures une faiblesse à combler, pour embrasser l’évolution « logique », le Progrès, la « marche du monde » et les « défis du temps présent ».
« Le Buen Vivir conteste cette vision linéaire et positiviste du monde comme de l’Histoire ; il casse la flèche du Progrès. »
Le Buen Vivir émet une autre objection, qui rejoint ses préoccupations écologiques : une chose bonne doit, par principe, l’être pour tous. On juge de la pertinence d’un acte ou d’une idée à son extension, à sa projection-universalisation (songeons à la maxime ordinaire : « Imagine que tout le monde fasse comme toi, etc. »). Le mode de vie du Centre ne peut être appliqué sous tous les méridiens, sauf à torpiller la planète : son évidence et sa raison d’être s’effondrent. Rappelons qu’il faudrait quatre planètes si chaque terrien adoptait le mode de consommation d’un Nord-Américain (étude Global Footprint Network). Mieux avec moins, en clair.
Repenser l’État
Le Buen Vivir n’appelle pas à la disparition marxiste ou anarchiste de la structure étatique, ni à sa réduction libérale, mais à ouvrir l’État-nation, tel qu’il s’est constitué au fil des siècles dans la région andine, à l’ensemble du corps collectif. La Nation, par trop homogène, lisse et aplanit les récits particuliers qui constituent le roman national (rappelons que cette région est approximativement constituée de 40 % de métis, 30 % d’Amérindiens, 20 % de Blancs et de 9 % de descendants d’Afrique subsaharienne). Le conte commun — ce Nous dont les plis s’avèrent fortement marqués par l’histoire coloniale — arase les histoires « subalternes » ; l’État-nation borde de façon trop restrictive sa mémoire et ses circuits narratifs. Le Buen Vivir extrait les indigènes de l’angle mort des institutions officielles colombiennes ou équatoriales et promeut, contre « l’État monoculturel » (Alberto Acosta), l’État plurinational et interculturel, élargissant ainsi le spectre de la Nation afin qu’elle reconnaisse ses racines et sa matrice : il y aura toujours histoire commune, mais un commun enfin en partage.
Repenser les acteurs de la lutte
Le philosophe bolivien Raúl Prada Alcoreza lança : « Nous sommes passés de la lutte du prolétariat contre le capitalisme à la lutte de l’humanité contre le capitalisme. » Le Buen Vivir fait ces mots siens. Le prisme socialiste traditionnel (qui appréhende l’histoire des collectivités humaines par la lutte des classes et l’opposition prolétariat/bourgeoisie) s’avère trop étroit pour cerner les réalités entrelacées du monde sud-américain. On ne peut, explique Acosta, réduire les Amérindiens au seul prolétariat : ils appartiennent aux couches populaires, naturellement ; ils sont des travailleurs, à l’évidence ; mais ils ne sont pas que cela. Leur identité socio-économique se doit d’être articulée avec d’autres outils de lecture, culturels et historiques. Le Buen Vivir élargit la lutte contre le capitalisme et le libéralisme à de plus amples secteurs que la seule classe ouvrière (fort peu présente dans les zones rurales qui virent naître cette notion) : « Tous les milieux stratégiques possibles » sont concernés. Le socialisme serait ainsi lavé de son anthropocentrisme, en cessant de tenir l’Homme pour l’entité autoprivilégiée de l’Univers. Acosta approuve le Marx conscient de son « identité terrienne » — rappelons-nous, du reste, que le penseur allemand tenait, dans ses Manuscrits de 1844, la nature pour le « corps non organique avec lequel [l’homme] doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir » (ce qui conduira le philosophe Henri Peña-Ruiz3 à parler d’un « communisme naturaliste » chez Marx, enfoui sous des décennies de socialisme productiviste, et Jean-Luc Mélenchon, dans plusieurs de ses essais4, à mettre en avant l’écologie politique — sans toutefois, et c’est une différence notable avec le Buen Vivir, avoir besoin de recourir à la notion, par trop métaphysique à ses yeux, de « Pachamama », ou « Terre-Mère »).
Repenser l’échelle
« Se réapproprier le temps et l’espace, brisés par la mondialisation libre-échangiste et sa high-frequency trading. »
Le Buen Vivir se lève contre la fragmentation des sociétés en monades, c’est-à-dire en individus éclatés et épars, évoluant selon leur seul bon vouloir au gré du « paradigme du moi-sans-nous » (pour reprendre la formule de l’économiste brésilien Marcos Arruda). Refaire du lien, donc, raisonner et se mettre en mouvement à partir de la base, récuser le « de haut en bas » et retrouver (ou conserver) un certain sens communautaire — le terme s’avère pour le moins équivoque, voire problématique, en Europe et spécifiquement en France, du fait de sa connotation « communautariste », c’est-à-dire ghettoïsante. Mais le syndicaliste français Jean Ortiz d’assurer que la pratique communautarienne renvoie à des singularités andines que l’on ne saurait lire, telles quelles, avec nos propres outils analytiques — il serait toutefois possible de l’appréhender de façon plus large : « Mettre en place des structures, des enclaves d’autogestion, liées à des communautés
, qui pourraient être des quartiers, des entreprises, des centres de recherche, des villages, des exploitations agricoles, etc., de promouvoir ces enclaves non capitalistes
ouvertes et coopérant entre elles, partout où cela est faisable, pour faire la preuve, sans attendre, que notre monde est possible
5. »
D’où l’attention portée par Alberto Acosta au modèle autogestionnaire. Le Buen Vivir part du local — comme zone possible des leviers, de démocratie effective — pour se raccorder au monde global ; il trace des alternatives « forgées dans le feu des luttes populaires » et tourne le dos aux avant-gardes comme aux structures pyramidales. Sur le terrain économique, il prône l’auto-centrage, c’est-à-dire la priorité accordée aux marchés intérieurs : les flux marchands sont à échelle d’hommes et l’économie à leur service. Se réapproprier le temps et l’espace, brisés par la mondialisation libre-échangiste et sa high-frequency trading qui envoie des ordres aux marchés mesurables en nanosecondes, tel est l’un de ses buts premiers. Les propositions avancées par l’économiste n’en demeurent pas moins des plus modérées : maintien du marché (avec l’État comme cadre régulateur), référence à Keynes, refus de l’étatisation intégrale et acception de la finance à condition qu’elle reste à sa place de soutien de l’appareil productif.
Le socialisme gourmand : un Bien-vivre à la française ?
Le politologue et essayiste écologiste Paul Ariès promeut l’idée d’un « Buen vivir à la française » — non pas un calque mais une inspiration, parmi d’autres. Lié à l’écosocialisme, il se fonderait, explique-t-il, sur l’anticapitalisme, l’antiproductivisme et le refus de l’ascèse sacrificielle chère aux socialismes comme à la « décroissance bigote » — ce Bien-vivre serait « un devenir possible de l’humanité », non point un gadget mais un « cadeau conceptuel » de l’Amérique andine, offert au monde. L’autre nom du « socialisme gourmand », en somme, tel qu’il le conte, le cerne et le décrit dans un ouvrage éponyme paru en 20126. Quelques piliers comme autant de pistes : ce socialisme serait populaire (défaire les codes dominants, restaurer « la dignité des gens ordinaires » — lire ou relire Orwell —, légitimer les cultures locales, refuser la primauté de la « classe moyenne »), moral (louer — en dépit des lazzis — l’entraide et la solidarité, proposer une morale sans cléricalisme, celle des passions joyeuses et du vivant), pratique (réhabiliter le municipalisme contre le centralisme jacobin, relocaliser, appuyer le mouvement coopératif). Un socialisme du Bien-vivre qui chercherait à s’incarner ici et maintenant, sans plus attendre, sans plus espérer ce qui jamais n’advient comme il le faudrait — prise du pouvoir, élections présidentielles, révolution —, par des « situations », des « îlots », des sécessions volontaires. La gauche sociale-démocrate et le communisme d’État ont failli — sauf à sombrer dans l’impuissance, la résignation ou la paralysie, Ariès suggère une politique du pas de côté. Non comme fin en soi (il conviendra, pense-t-il, de traduire l’émancipation socialiste en des termes institutionnels) mais comme respiration, sursaut. Déchirer le tissu régnant, ici, là, ailleurs et encore là, chercher la diffusion, la contamination, le déploiement des autonomies et des dissidences. Faire boule de neige pour contredire l’air âcre du temps.
Les « Qu’est-ce donc ? » de Ballast
L’installation artistique (photographies) est de Richard Thompson, « Red Square/Black Square », 1994.
- Alberto Acosta, Le Buen Vivir, Les éditions Utopia, 2014.[↩]
- Denis Baba, Anarchie économique, Atelier de création libertaire, 2011, p. 38.[↩]
- Voir son ouvrage Marx quand même, paru aux éditions Plon en 2012.[↩]
- Voir L’Autre gauche (Éditions Bruno Leprince, 2009) ou Qu’ils s’en aillent tous ! (Flammarion, 2010).[↩]
- Jean Ortiz, « Le concept andin de
buen vivir
etl’écosocialisme
», Le Grand Soir, 18 septembre 2013 [en ligne].[↩] - Paul Ariès, Le Socialisme gourmand — Le Bien-vivre : un nouveau projet politique, La Découverte, 2012.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Jacques Caplat : « Redonner aux sociétés les moyens de leur propre alimentation », septembre 2015