Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous avons ren­dez-vous à l’Université, dans le centre de Paris. Razmig Keucheyan a réser­vé une salle pour notre entre­tien. « À une autre époque, on se serait retrou­vé au local du par­ti ! », lance le socio­logue. Militant au Front de gauche — au sein du mou­ve­ment Ensemble —, la pos­ture de l’intellectuel sur­plom­bant ne lui parle guère ; la cri­tique, nous dit-il, n’est jamais aus­si effi­cace que lors­qu’elle tient les deux bouts : l’analyse et la stra­té­gie poli­tique (la pre­mière mise au ser­vice de la seconde). L’écologie, notam­ment dans son der­nier ouvrage La Nature est un champ de bataille, lui sert auda­cieu­se­ment de fil rouge afin d’at­ta­quer de front les impasses et les contra­dic­tions des gauches radi­cales : rap­port à l’État et à l’Union euro­péenne, luttes sociales et popu­laires, mots d’ordre dépas­sés et iden­ti­tés col­lec­tives à redé­fi­nir. Un entre­tien fleuve pour esquis­ser une alter­na­tive au pré­ten­du cours des choses.


On sait ce que sont les inéga­li­tés sociales, les inéga­li­tés homme-femme et les inéga­li­tés raciales, mais on entend peu par­ler des inéga­li­tés environnementales…

C’est très simple : les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales dési­gnent les inéga­li­tés face à la nature. Les indi­vi­dus ou groupes d’individus — classes, genres, « races », etc. — ne sont pas égaux face à l’environnement. Les pol­lu­tions, les catas­trophes natu­relles, ou encore les alté­ra­tions de la bio­di­ver­si­té sont subies de manière très dif­fé­rente selon la caté­go­rie sociale à laquelle on appar­tient. Où mesure-t-on par exemple le plus sou­vent les pics de pol­lu­tion les plus éle­vés en région Île-de-France ? Dans le 93 — notam­ment autour de l’autoroute A1 : le dépar­te­ment le plus pauvre de France métro­po­li­taine, qui est aus­si celui qui accueille le plus d’immigrés récents. En plus, donc, des inéga­li­tés tra­di­tion­nel­le­ment étu­diées par les socio­logues, et dénon­cées par les mou­ve­ments sociaux (reve­nu, genre, diplômes, etc.), on trouve des inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales — elles existent depuis les ori­gines de l’époque moderne. Mais la crise envi­ron­ne­men­tale dans laquelle nous sommes entrés les aggrave considérablement.

« L’une des ques­tions poli­tiques du moment est : com­ment faire conver­ger les mou­ve­ments éco­lo­gistes et la gauche héri­tière du mou­ve­ment ouvrier ? »

La notion d’inégalités envi­ron­ne­men­tales per­met de prendre le contre-pied de l’écologie domi­nante. Celle-ci conçoit le chan­ge­ment cli­ma­tique comme affec­tant l’humanité dans son ensemble, de manière indis­cri­mi­née. Si vous lisez les textes de Nicolas Hulot, par exemple, c’est cette concep­tion de l’écologie qui s’y exprime. Or c’est tout le contraire. Pour com­prendre la dyna­mique de la crise envi­ron­ne­men­tale, il faut s’en remettre à une ana­lyse en termes d’inégalités. Et, dans cette pers­pec­tive, une approche mar­xiste reste plus que jamais d’actualité. L’intérêt du concept d’inégalités envi­ron­ne­men­tales est ana­ly­tique, mais aus­si stra­té­gique. L’une des ques­tions poli­tiques du moment est : com­ment faire conver­ger les mou­ve­ments éco­lo­gistes et la gauche héri­tière du mou­ve­ment ouvrier, et notam­ment les syn­di­cats ? Les rela­tions entre les deux, on le sait, ne sont pas tou­jours faciles. Les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales peuvent être un moyen de conce­voir cette conver­gence. Le voca­bu­laire des inéga­li­tés, c’est l’ADN du mou­ve­ment ouvrier, qui est appa­ru au XIXsiècle afin de lut­ter contre elles. C’est pour­quoi en y ajou­tant la dimen­sion envi­ron­ne­men­tale, en la com­bi­nant avec les autres, il est pos­sible de construire un lan­gage et des pers­pec­tives poli­tiques communes…

Dans votre livre, vous insis­tez sur une des moda­li­tés de ces inéga­li­tés : le racisme envi­ron­ne­men­tal. Pourquoi mettre l’accent sur ce cas particulier ?

Écrire des livres de sciences sociales sup­pose, aujourd’hui plus que jamais, de s’interroger sur les moyens de cap­ter l’attention du lec­teur. C’est la fonc­tion de notions comme celle de « racisme envi­ron­ne­men­tal ». Cette notion rap­proche deux pro­blé­ma­tiques en appa­rence éloi­gnées, à savoir le racisme et la crise envi­ron­ne­men­tale ; elle ren­voie au fait que les vic­times du racisme, dans les pays du Nord comme du Sud, sont éga­le­ment le plus sou­vent les vic­times d’un envi­ron­ne­ment dégra­dé. Qui furent par exemple les prin­ci­pales vic­times de l’ouragan Katrina, à la Nouvelle-Orléans, en 2005 ? Les Noirs et les pauvres, parce qu’ils habitent dans les zones inon­dables, alors que les Blancs et les riches sont ins­tal­lés sur les hau­teurs de la ville. Où eurent lieu les essais nucléaires fran­çais ? D’abord dans le désert algé­rien, puis en Polynésie. Or ces essais ont un impact durable sur la san­té des popu­la­tions concer­nées, ain­si que sur les éco­sys­tèmes. Le racisme com­porte une dimen­sion spa­tiale et envi­ron­ne­men­tale ; ce n’est pas une simple affaire d’« opi­nions » ou de « pré­ju­gés » racistes. Dans les débats qui ont sui­vi la paru­tion de mon livre, on m’a dit : « Tes exemples de racisme envi­ron­ne­men­tal sont sou­vent anglo-saxons, qu’en est-il de la France ? »

[Katrina, 2005 | Eric Gay | AP]

Le racisme envi­ron­ne­men­tal peut faci­le­ment être repé­ré en France : je viens d’en don­ner un exemple avec les essais nucléaires. En voi­ci un autre. Une étude sta­tis­tique, publiée par le Journal of Environmental Planning and Management, démontre qu’en France chaque pour­cen­tage sup­plé­men­taire de la popu­la­tion d’une ville née à l’étranger aug­mente de 30 % les chances pour qu’un inci­né­ra­teur à déchets, émet­teur de pol­lu­tions et donc nocif pour la san­té, y soit ins­tal­lé. Ces inci­né­ra­teurs ont donc ten­dance à se trou­ver plus fré­quem­ment à proxi­mi­té de lieux d’immigration récente, notam­ment parce que les popu­la­tions qui s’y trouvent ont une capa­ci­té moindre à se mobi­li­ser contre leur ins­tal­la­tion, ou parce que les auto­ri­tés pré­fèrent pré­ser­ver les caté­go­ries aisées et/ou blanches de ce type de nui­sances envi­ron­ne­men­tales. Le racisme envi­ron­ne­men­tal, par consé­quent, n’est pas un phé­no­mène typi­que­ment amé­ri­cain. Bien sûr, l’histoire du racisme aux États-Unis a ses spé­ci­fi­ci­tés, tout comme elle a des spé­ci­fi­ci­tés dans d’autres contextes natio­naux, et notam­ment en France. Mais la recon­nais­sance de par­ti­cu­la­ri­tés natio­nales en la matière ne doit pas conduire à oublier que le racisme en géné­ral, et le racisme envi­ron­ne­men­tal en par­ti­cu­lier, résultent de la dyna­mique glo­bale du capi­ta­lisme : ils sont donc par­tout pré­sents, sous des formes diverses. C’est la rai­son pour laquelle le livre s’ouvre sur cette pro­blé­ma­tique. J’ajoute que par­ler de racisme envi­ron­ne­men­tal ne conduit nul­le­ment, en ce qui me concerne, à négli­ger la dimen­sion de classe des rap­ports sociaux et envi­ron­ne­men­taux — bien au contraire. Dans la pers­pec­tive que j’essaie de déve­lop­per, classe, genre, « race » et envi­ron­ne­ment sont étroi­te­ment imbriqués.

Le « retour à la nature » s’est déve­lop­pé comme une expé­rience de classe : les classes supé­rieures y trou­vaient un moyen de fuir la ville et ses indus­tries bruyantes et sales. On retrouve cet éli­tisme envi­ron­ne­men­tal dans les pre­mières orga­ni­sa­tions de pro­tec­tion de l’environnement, blanches et diplô­mées. Pensez-vous que la situa­tion a évo­lué ? L’image de « l’écolo-bobo » demeure omniprésente…

« La concep­tion domi­nante fait de la nature une enti­té exté­rieure au social et aux rap­ports de classes, un lieu pur et intact. »

Cet « éli­tisme envi­ron­ne­men­tal », pour reprendre l’expression du socio­logue noir amé­ri­cain Robert Bullard, ne se retrouve pas par­tout. En Amérique latine ou en Asie, par exemple, les mou­ve­ments éco­lo­gistes se sont his­to­ri­que­ment construits autour de la ques­tion de l’accès aux res­sources natu­relles élé­men­taires. De ce fait, leur base sociale a tou­jours été plus popu­laire. La rai­son en est que cet accès est un enjeu de sur­vie immé­diate, ce qui sup­pose une dimen­sion de classe plus pro­non­cée dans la construc­tion des pro­blé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales dans ces régions. Même dans les pays occi­den­taux, dif­fé­rentes concep­tions de la « nature » ont de tout temps été en lutte. La concep­tion domi­nante, vous l’avez dit, fait de la nature une enti­té exté­rieure au social et aux rap­ports de classes, un lieu pur et intact où les repré­sen­tants des caté­go­ries supé­rieures vont se repo­ser du « bruit et de la fureur » de la civi­li­sa­tion du capi­tal. Mais dès les ori­gines de l’époque moderne, la nature a aus­si fait l’objet de formes de poli­ti­sa­tion « par en bas ». Souvenons-nous des écrits de Karl Marx sur le « vol de bois », ou de ceux d’E. P. Thompson sur le Black Act1. L’extériorité de la nature par rap­port à la lutte des classes est contes­tée dès le début. Je ne pense pas que l’intérêt pour les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales dans les milieux éco­lo­gistes domi­nants ait en quelque manière aug­men­té au cours des années récentes. On observe des expé­riences nova­trices, comme les « Toxics tours » orga­ni­sés par des mili­tants en Seine-Saint-Denis, par exemple2. Ces « pro­me­nades éco­lo­gistes », dont l’idée vient des États-Unis, cherchent à démon­trer que les prin­ci­pales vic­times des pol­lu­tions sont aus­si les caté­go­ries sociales les plus pauvres. Mais ces expé­riences demeurent hélas limi­tées, et je n’ai pas vu les repré­sen­tants de l’écologie mains­tream se pré­ci­pi­ter pour y participer…

Sur cette ques­tion de la conver­gence entre les ques­tions sociales et éco­lo­giques, on cri­tique sou­vent le mou­ve­ment éco­lo­giste. Le pro­blème ne vient-il pas aus­si du mou­ve­ment ouvrier, long­temps et encore domi­né par une pen­sée pro­duc­ti­viste ? Vous évo­quez la catas­trophe d’AZF, où éco­lo­gistes et syn­di­cats se sont oppo­sés après l’explosion de l’usine — les pre­miers sou­hai­tant la fer­mer défi­ni­ti­ve­ment quand les seconds se bat­taient pour pré­ser­ver les emplois…

Les his­to­riens qui se sont inté­res­sés aux liens entre éco­lo­gie et syn­di­ca­lisme nuancent le juge­ment selon lequel le mou­ve­ment ouvrier aurait été sys­té­ma­ti­que­ment pro­duc­ti­viste, et donc depuis tou­jours her­mé­tique à l’écologie. Il est clair, néan­moins, que la domi­nante au XXsiècle aura été celle-là. L’adhésion au pro­duc­ti­visme s’explique par des fac­teurs divers. D’abord, le modèle pro­duc­ti­viste de l’URSS a long­temps pré­va­lu dans des sec­teurs impor­tants du mou­ve­ment syn­di­cal, et pas seule­ment ceux appar­te­nant à l’univers com­mu­niste stric­to sen­su. Ensuite, le pro­duc­ti­visme à l’œuvre lors des Trente Glorieuses a eu des consé­quences posi­tives en termes de pro­grès éco­no­mique et social pour nombre de gens. Il faut se repla­cer dans le contexte de l’après-guerre, et com­prendre ce qu’ont pu signi­fier en termes d’amélioration des condi­tions de vie les taux de crois­sance de l’époque. Dans cette pers­pec­tive, l’adhésion au pro­duc­ti­visme, et la sous-esti­ma­tion de ce que le pro­grès (ou une cer­taine ver­sion du pro­grès) peut avoir de néfaste, se com­prend aisé­ment. Enfin, depuis la fin des Trente Glorieuses, l’émergence d’un chô­mage de masse implique que dans la hié­rar­chie des pré­oc­cu­pa­tions syn­di­cales, l’enjeu éco­lo­gique passe sou­vent au second plan. C’est pré­ci­sé­ment la rai­son pour laquelle la ques­tion de l’emploi devrait être cen­trale dans les pré­oc­cu­pa­tions des mou­ve­ments éco­lo­gistes. Il existe éton­nam­ment peu de tra­vaux sur le lien entre tran­si­tion éco­lo­gique et évo­lu­tion de la struc­ture de l’emploi3.

[Katrina | DR]

La tran­si­tion éco­lo­gique va for­cé­ment conduire à la décrois­sance puis à la dis­pa­ri­tion des sec­teurs pol­luants de l’économie, et donc à la sup­pres­sion des emplois concer­nés. Sur la base de ce constat, deux prin­cipes doivent être appli­qués : d’une part, le main­tien du reve­nu des per­sonnes concer­nées pen­dant toute la durée de la tran­si­tion, et, d’autre part, des inves­tis­se­ments mas­sifs par l’État dans la recon­ver­sion des infra­struc­tures pol­luantes, et la for­ma­tion des sala­riés dans la pers­pec­tive des nou­veaux emplois « sou­te­nables ». Il va sans dire que les syn­di­cats doivent être en pre­mière ligne dans le « pilo­tage » de cette tran­si­tion qui ne peut en aucun cas se faire « par en haut ». La dif­fi­cul­té, bien enten­du, est que nous vivons dans des États néo­li­bé­raux aus­té­ri­taires. Ces États se sont eux-mêmes déles­tés des moyens finan­ciers néces­saires à la mise en œuvre de cette tran­si­tion éco­lo­gique ; rai­son pour laquelle la cri­tique de l’État néo­li­bé­ral est une tâche urgente pour tout mou­ve­ment éco­lo­giste, en tant qu’il empêche toute tran­si­tion. Malheureusement, ce qui pré­vaut dans nombre de mou­ve­ments éco­lo­gistes, même radi­caux, c’est une absence com­plète de pen­sée de l’État.

Parmi les solu­tions en vogue dans les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, ain­si que dans cer­taines ONG, nom­breuses sont celles qui s’inspirent des méca­nismes de mar­ché pour pro­té­ger l’environnement. Il s’agit géné­ra­le­ment de don­ner un prix à la nature, que ce soit pour créer un mar­ché car­bone ou éva­luer la valeur moné­taire des éco­sys­tèmes. Vous cri­ti­quez cette finan­cia­ri­sa­tion. Mettre un prix sur l’environnement n’est-il pour­tant pas un moyen de for­cer la prise en compte de sa valeur ?

« La tran­si­tion éco­lo­gique va for­cé­ment conduire à la décrois­sance puis à la dis­pa­ri­tion des sec­teurs pol­luants de l’économie. »

Donner un prix à la nature n’a rien de nou­veau. Cela existe depuis tou­jours dans le capi­ta­lisme. Ce qu’on appelle une « matière pre­mière » désigne une res­source natu­relle qui entre dans la pro­duc­tion d’une mar­chan­dise. Les matières pre­mières ont un prix, c’est-à-dire qu’elles sont échan­gées sur des mar­chés. Or, à ma connais­sance, don­ner un prix à ces res­sources n’a pas empê­ché jusqu’ici qu’elles soient sur­ex­ploi­tées, dégra­dées, ou que leur uti­li­sa­tion sus­cite le dérè­gle­ment cli­ma­tique. Par consé­quent, le seul fait de don­ner un prix à la nature ne règle en rien le pro­blème. Il y a aujourd’hui quatre prin­ci­paux méca­nismes de mar­ché « bran­chés » sur la nature : les mar­chés car­bone, les déri­vés cli­ma­tiques, les banques de com­pen­sa­tion bio­di­ver­si­té et les obli­ga­tions catas­trophes. Trois d’entre eux consti­tuent à ce jour des fias­cos com­plets ; le qua­trième fonc­tionne rela­ti­ve­ment bien. Pourquoi la plu­part de ces ins­tru­ments finan­ciers ont-ils échoué ? Pour une rai­son simple, qui appa­raît clai­re­ment dans le cas des mar­chés car­bone : si on n’impose pas des quo­tas d’émission car­bone suf­fi­sam­ment stricts aux entre­prises, le prix de l’entité échan­gée — ici, le quo­ta car­bone — baisse trop, et l’échange cesse d’être inté­res­sant pour les entre­prises concer­nées. Celles-ci ne sont en d’autres termes pas inci­tées à restruc­tu­rer leur appa­reil pro­duc­tif pour le rendre moins émet­teur de gaz à effet de serre.

Seule une volon­té poli­tique forte, qui abais­se­rait consi­dé­ra­ble­ment les seuils d’émission et ferait de ce fait remon­ter le prix de la tonne de car­bone, per­met­trait de sur­mon­ter ce pro­blème. Mais on voit bien que le fond du pro­blème n’est pas éco­no­mique : il s’a­git bien d’une ques­tion de volon­té de poli­tique puisque c’est l’État qui fixe les seuils d’émission de quo­tas car­bone. Plus géné­ra­le­ment, ce que le mar­ché n’arrivera jamais à inté­grer, c’est l’existence dans la nature d’irréversibilités. Les mar­chés vivent dans une sorte de pré­sent éter­nel, or la nature est évo­lu­tive. Prenons un autre exemple. Les banques de com­pen­sa­tion bio­di­ver­si­té per­mettent à des entre­prises de « com­pen­ser » des éco­sys­tèmes qu’elles détruisent à un endroit, en inves­tis­sant dans la res­tau­ra­tion d’écosystèmes à un autre endroit. Deux pro­blèmes sur­gissent à par­tir de là. D’abord, com­ment rendre ces éco­sys­tèmes com­men­su­rables ? Qu’est-ce qui garan­tit qu’un éco­sys­tème détruit dans le sud de la France et un éco­sys­tème res­tau­ré dans le nord sont en quelque manière équi­va­lents ? Pour cela, il fau­drait dis­po­ser d’un concept de « valeur » appli­qué à la nature, qui ren­drait la com­pa­rai­son pos­sible. Certains éco­no­mistes de l’environnement cherchent à éla­bo­rer un tel concept, mais c’est du pur délire… Ensuite, à sup­po­ser même que la com­pa­rai­son d’écosystèmes soit pos­sible, la nature détruite l’est la plu­part du temps de manière irré­ver­sible. Le prin­cipe de la com­pen­sa­tion consiste à agir après qu’une por­tion de nature a été détruite, alors qu’il s’agirait évi­dem­ment d’agir en amont. Mais pour cela, des contraintes fortes doivent être impo­sées à l’activité économique…

[Katrina, 2005 | Dave Martin]

Quel est le rôle de l’État dans ce phé­no­mène ? Est-il un garde-fou contre la pri­va­ti­sa­tion et la finan­cia­ri­sa­tion de la nature ?

L’État (néo)libéral est tout le contraire du lais­ser-fai­re/­lais­ser-pas­ser — c’est ce que des auteurs comme Karl Polanyi ou Michel Foucault ont démon­tré. L’État œuvre constam­ment en faveur des mar­chés. Dans les années 1990, la « gauche de la gauche » a déve­lop­pé un dis­cours sim­pliste affir­mant qu’il fau­drait en toute cir­cons­tance défendre l’État contre les mar­chés : on en est reve­nu, fort heu­reu­se­ment. Il faut bien enten­du défendre les ser­vices publics — ce que Pierre Bourdieu appe­lait la « main gauche » de l’État. Mais l’État n’est pas seule­ment les ser­vices publics : c’est une enti­té com­plexe, dont une bonne part de l’activité consiste à défendre les inté­rêts des classes domi­nantes (au besoin par la force). En tra­vaillant sur l’environnement, on s’aperçoit que l’intrusion de l’État dans les pro­ces­sus natu­rels n’est pas du tout une garan­tie pour que la nature soit pro­té­gée — bien au contraire.

« Mais l’État n’est pas seule­ment les ser­vices publics : c’est une enti­té com­plexe, dont une bonne part de l’activité consiste à défendre les inté­rêts des classes dominantes. »

L’État a deux prin­ci­pales fonc­tions en ce qui concerne la « pro­duc­tion de la nature ». D’abord, il construit la nature pour les mar­chés. Les mar­chés car­bone sont un cas par excel­lence de créa­tion d’un mar­ché ex nihi­lo, où l’État construit une enti­té — le quo­ta car­bone — en dis­tri­buant des droits de pro­prié­té à des opé­ra­teurs pri­vés pour qu’ils s’échangent cette enti­té, et en retirent un pro­fit. L’État n’est donc pas du tout dans ce cas un garde-fou contre les excès du mar­ché : il est ce qui per­met l’émergence d’un mar­ché qui exploite des pro­ces­sus natu­rels. Ensuite, à mesure que les des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales aug­mentent, l’entretien de ce que Marx appelle les « condi­tions de pro­duc­tion » ne cesse de se ren­ché­rir : il faut tou­jours davan­tage de moyens pour dépol­luer, pour main­te­nir en bonne san­té (rela­tive) les tra­vailleurs, pour extraire des res­sources natu­relles tou­jours nou­velles, etc. Or c’est l’État qui assure finan­ciè­re­ment les coûts crois­sants induits par ce ren­ché­ris­se­ment des condi­tions de pro­duc­tion. Le capi­ta­lisme repose sur une logique simple : socia­li­sa­tion des coûts (en l’occurrence envi­ron­ne­men­taux), pri­va­ti­sa­tion des béné­fices. La prise en charge par l’État du ren­ché­ris­se­ment des condi­tions de pro­duc­tion per­met au capi­tal de conti­nuer à exploi­ter la nature, sans avoir à en sup­por­ter les coûts. Pour com­prendre quelque chose à la dyna­mique envi­ron­ne­men­tale du capi­ta­lisme, il faut donc pen­ser conjoin­te­ment le trip­tyque que forment l’État, le mar­ché et la nature.

Vous vous inté­res­sez à la façon dont les mili­taires prennent en compte les ques­tions envi­ron­ne­men­tales et vous inquié­tez de l’absence d’intérêt des théo­ri­ciens cri­tiques pour les ques­tions stra­té­giques, pour­tant pri­mor­diales pour qui veut sor­tir d’« abs­trac­tions fort peu poli­tiques ». Qu’est-ce que la doc­trine mili­taire peut nous apprendre ?

Le monde dans lequel nous vivrons dans 50 ans ou un siècle sera en par­tie façon­né par les mili­taires, tout comme le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est en par­tie issu de la Guerre froide. Il suf­fit de pen­ser à l’invention d’Internet. Ne serait-ce que pour cette rai­son, il est impor­tant d’être atten­tif à ce à quoi pensent les mili­taires aujourd’hui. Dans son cours inti­tu­lé La socié­té puni­tive, Michel Foucault dit que la gauche a sou­vent été ten­tée de sous-esti­mer ce qu’il appelle l’« intel­li­gence de la bour­geoi­sie », à savoir les modes de pen­sée des domi­nants. La gauche s’imagine sou­vent que la droite domine par la seule répres­sion ou par la mani­pu­la­tion, et non par son intel­li­gence. Faute d’être au pou­voir, la gauche, elle, aurait au moins l’intelligence de son côté. Or si on s’intéresse à la manière dont se construisent les hégé­mo­nies, il faut prendre au sérieux les « tech­no­lo­gies de pen­sée » des domi­nants, et par­mi elles les tech­no­lo­gies de pen­sée mili­taires. Ainsi, j’ai été stu­pé­fait de consta­ter, en lisant les rap­ports mili­taires que j’évoque dans mon livre, que les armées sont en pointe sur la réflexion concer­nant le chan­ge­ment cli­ma­tique. Du fait de son court-ter­misme, la classe poli­tique a les plus grandes peines à se pro­je­ter dans le monde de demain. Les mili­taires y par­viennent sans pro­blème, mul­ti­pliant les scé­na­rios por­tant sur les effets sociaux et poli­tiques de la crise environnementale.

[Katrina, 2005 | Robert Polidori]

Le fait qu’ils n’ont pas à remettre leur man­dat en jeu tous les quatre ou cinq ans leur per­met, il est vrai, de déve­lop­per un autre type de rap­port au temps poli­tique. Les mar­xistes clas­siques étaient des grands lec­teurs de stra­té­gie mili­taire, et notam­ment de Clausewitz. La stra­té­gie mili­taire avait trois fonc­tions chez eux. D’abord, ils lui ont emprun­té toute une série de concepts et de méta­phores pour pen­ser la poli­tique (il suf­fit de pen­ser à la dis­tinc­tion entre « guerre de mou­ve­ment » et « guerre de posi­tion » chez Antonio Gramsci, mais il y en a bien d’autres). Les mar­xistes se repré­sentent les par­tis poli­tiques qu’ils bâtissent, qu’ils soient d’avant-garde ou de masse, sur le modèle des armées modernes, et les mili­tants comme des sol­dats. Alain Badiou dit qu’au XXsiècle la poli­tique révo­lu­tion­naire est « sous condi­tion du mili­taire ». Enfin, la stra­té­gie mili­taire sert aux mar­xistes à prendre le pou­voir et à le gar­der lorsqu’ils sont en posi­tion de le faire, comme dans la Russie de 1917. La ques­tion est : est-ce que aujourd’hui la stra­té­gie mili­taire a une impor­tance aus­si grande pour la gauche ? D’abord, nous assis­tons clai­re­ment à une crise de la forme par­ti. Je ne pense pas qu’il faille congé­dier cette forme, mais il est évident qu’elle n’a pas sur­vé­cu telle quelle au XXsiècle. J’ai tou­jours été membre de par­tis : je suis pour les par­tis poli­tiques mais nous n’allons recons­truire aujourd’­hui ni le par­ti léni­niste d’avant-garde, ni un par­ti de masse à l’an­cienne. Ensuite, la « civi­li­sa­tion des mœurs » de Norbert Elias (la paci­fi­ca­tion des rela­tions sociales) a pour­sui­vi son œuvre : c’est d’ailleurs pour cela, en par­tie, que les atten­tats du 13 novembre sont aus­si sidé­rants pour nous. La mort de 130 per­sonnes, qui, dans d’autres socié­tés est hélas assez quo­ti­dienne et banale, est pour nous deve­nue incon­ce­vable. Il est donc évident, aujourd’hui, qu’u­ti­li­ser des modèles stra­té­giques issus de l’art de la guerre et les réim­por­ter dans le champ poli­tique est deve­nu plus com­plexe qu’il y a un siècle.

Au-delà du cadre de l’écologie, com­ment expli­quez-vous la dis­tance entre les pen­sées cri­tiques et les réflexions de stra­té­gie poli­tique concrète ? Pour cari­ca­tu­rer : les théo­ri­ciens sont en col­loques à tra­vers le monde pour expli­quer à quel point le monde va mal et les diri­geants de par­tis sont en négo­cia­tions par­ti­sanes sur des détails…

« La ques­tion est : est-ce que aujourd’hui la stra­té­gie mili­taire a une impor­tance aus­si grande pour la gauche ? »

Plusieurs ten­dances de fond s’entremêlent ici. D’abord, dans les années 1920 et 30, la gla­cia­tion sta­li­nienne s’abat sur des pans entiers du mou­ve­ment ouvrier. Les ques­tions théo­riques, âpre­ment débat­tues chez les mar­xistes de la période anté­rieure, vont désor­mais être de plus en plus direc­te­ment assu­jet­ties à des consi­dé­ra­tions de tac­tique immé­diate. Nombre d’entre elles sont pla­cées sous la res­pon­sa­bi­li­té du Comité cen­tral — ce qui montre d’ailleurs, au pas­sage, qu’elles étaient prises très au sérieux par lui… Les intel­lec­tuels créa­tifs ont alors deux choix pos­sibles : soit ren­trer dans le rang et donc ces­ser d’être créa­tifs, soit res­ter créa­tifs et s’éloigner des orga­ni­sa­tions en voie de sta­li­ni­sa­tion. Cette dis­jonc­tion est une des causes de la dis­so­cia­tion de la théo­rie et de la pra­tique que vous évo­quez. Mais il faut s’empresser de nuan­cer. Ce constat ne signi­fie pas que le mou­ve­ment com­mu­niste a ces­sé de réflé­chir dans les années 1920, ou que le mar­xisme créa­tif était tou­jours exté­rieur à lui. Des pen­seurs comme le Hongrois Georg Lukacs, l’Italien Galvano Della Volpe ou Louis Althusser, par exemple, sont demeu­rés membres des par­tis com­mu­nistes de leurs pays. Par consé­quent, si une logique de dis­so­cia­tion de la théo­rie et de la pra­tique poli­tiques s’enclenche, des théo­ri­sa­tions par­fois très sophis­ti­quées émanent de pen­seurs encar­tés. Ces théo­ri­sa­tions prennent par­fois des formes euphé­mi­sées ou subli­mées, comme dans le cadre de la cri­tique de l’« huma­nisme » à laquelle se livre Althusser, qui est en par­tie une inter­ven­tion contre le sta­li­nisme du PCF.

À cette pre­mière ten­dance de fond s’en ajoute une deuxième pour expli­quer la dis­so­cia­tion de la théo­rie et de la pra­tique poli­tiques tout au long du XXsiècle. C’est ce que Pierre Bourdieu appel­le­rait l’« auto­no­mi­sa­tion des champs ». Avec l’approfondissement de la divi­sion du tra­vail, les champs poli­tique et intel­lec­tuel tendent à se dif­fé­ren­cier, et à fonc­tion­ner sur la base de « capi­taux » dif­fé­rents. Dans ces condi­tions, la « tra­duc­tion » des com­pé­tences acquises dans le champ intel­lec­tuel dans le champ poli­tique — et inver­se­ment — devient de plus en plus dif­fi­cile. Une troi­sième logique vient com­plé­ter les deux pre­mières (la gla­cia­tion sta­li­nienne et la divi­sion du tra­vail) : la spé­cia­li­sa­tion des dis­ci­plines scien­ti­fiques. Dans ma dis­ci­pline, la socio­lo­gie, on peut par exemple faire aujourd’hui toute sa car­rière en se spé­cia­li­sant sur des micro-objets, alors que les clas­siques (Marx, Durkheim, Weber…), qu’ils soient mar­xistes ou non, déve­lop­paient des concep­tions « tota­li­santes » du monde social. Cette logique de spé­cia­li­sa­tion interne à chaque dis­ci­pline, qui est peut-être le des­tin nor­mal de toute science, rend plus dif­fi­cile la trans­for­ma­tion du monde social : pour trans­for­mer ce der­nier, il faut d’abord être par­ve­nu à se le repré­sen­ter dans sa « totalité »…

[Nouvelle-Orléans | Frank Relle]

Podemos aspire visi­ble­ment à allier les deux. Pablo Iglesias a pré­sen­té votre livre Une car­to­gra­phie des nou­velles pen­sées cri­tiques dans leur émis­sion La Tuerka. Leur point de départ est le constat d’une défaite cultu­relle de la gauche depuis les années 1980 : son lan­gage, ses mots d’ordre, ses sym­boles, ses figures ne seraient plus en phase avec la socié­té civile. Êtes-vous d’accord ça ?

Podemos ne congé­die nul­le­ment les sym­boles de la gauche tra­di­tion­nelle. Bien sûr, il y a des décla­ra­tions pro­vo­ca­trices de Pablo Iglesias, for­mu­lées pour la plu­part dans le cadre de débats avec d’autres sec­teurs de la gauche. Mais leur stra­té­gie est à mes yeux plus nuan­cée que cela : ce que fait Podemos, c’est « arti­cu­ler » les idées de la gauche tra­di­tion­nelle avec un autre type de dis­cours, le « popu­lisme », qui consiste à se repré­sen­ter la poli­tique non pas d’après l’opposition droite/gauche, mais d’après des coor­don­nées « ver­ti­cales » : ceux d’en haut contre ceux d’en bas, les élites cor­rom­pues et le sys­tème face à nous, le peuple, les 1 % contre les 99 %, etc. C’est ce type de dis­cours qui avait fait le suc­cès du mou­ve­ment « Occupy Wall Street », au moins en par­tie. Il y a dans le dis­cours de Podemos un aller-retour constant entre ces deux réfé­ren­tiels, mais en aucun cas me semble-t-il un aban­don pur et simple du réfé­ren­tiel tra­di­tion­nel de la gauche. Ça marche assez bien jusqu’ici, il faut le recon­naître… Et les diver­gences exis­tantes entre cou­rants à l’intérieur de Podemos sont plu­tôt un signe de vita­li­té de l’organisation. Cette arti­cu­la­tion du dis­cours de la gauche tra­di­tion­nelle avec d’autres types de dis­cours se constate éga­le­ment en Amérique latine dans les années 2000. Les Boliviens, par exemple, arti­culent le réfé­ren­tiel de la gauche avec l’« india­nisme »4. Cela per­met de s’adresser à des sec­teurs de la socié­té qui ne seraient pas d’emblée sen­sibles au dis­cours tra­di­tion­nel de la gauche. Et, par ailleurs, le diag­nos­tic d’un carac­tère un peu « vieillot », sclé­ro­sé, fos­si­li­sé d’un cer­tain dis­cours de gauche, on ne peut être que d’accord ! Il est évident que, dans le contexte du néo­li­bé­ra­lisme triom­phant des années 1980 et 90, le réflexe des gauches révo­lu­tion­naires — puisque la social-démo­cra­tie a cou­ru devant les libé­raux — a été de « tenir sur leur base », et par­fois de se cris­per sur les fon­da­men­taux. Il y a donc quelque chose de déca­pant dans l’entreprise d’Iglesias.

Il s’agit donc d’inventer une nou­velle stra­té­gie, qui ne parte plus des grandes théo­ries mais du sens com­mun : n’y a‑t-il pas là un dan­ger de sur­en­chère dans le renon­ce­ment ? Autrement dit, jusqu’à quel point accep­ter « le sens com­mun d’une époque », au risque de bazar­der le fond révolutionnaire ? 

« C’est tou­jours à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique, et non en res­tant dans des grou­pus­cules à l’écart de la majo­ri­té des gens. »

Au-delà du cas espa­gnol, la stra­té­gie qui consiste à se rendre sen­sible au sens com­mun est une excel­lence méthode ! Notamment sur les deux points que sont la cor­rup­tion des élites et l’accroissement des inéga­li­tés. Il faut aller cher­cher les gens là où ils sont — même si ce « là où il sont » peut-être confus et ne cor­res­pond d’emblée pas à nos ana­lyses. Travailler au sein de cet espace « popu­liste » et y ajou­ter pro­gres­si­ve­ment un dis­cours « lutte des classes » est néces­saire. Les mili­tants d’Anticapitalistas, un groupe mar­xiste au sein de Podemos, ont rai­son d’y être car il faut être là où sont les gens, pour y insuf­fler des élé­ments de cri­tique radi­cale du sys­tème. C’est éga­le­ment la rai­son pour laquelle je suis au Front de gauche. Il y a chez Mélenchon des accents « popu­listes » salu­taires. C’est tou­jours à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique, et non en res­tant dans des grou­pus­cules à l’écart de la majo­ri­té des gens.

En France, les pro­blèmes se posent dif­fé­rem­ment. Un argu­ment-pon­cif res­sort par­tout : le Front natio­nal gagne la « bataille cultu­relle » quand la gauche radi­cale ne la mène même pas. Que signi­fie, concrè­te­ment, « mener une bataille cultu­relle » ?

Il y a un mal­en­ten­du concer­nant cet argu­ment de la « bataille cultu­relle ». On entend sou­vent dire, à gauche en par­ti­cu­lier, que la droite est hégé­mo­nique parce qu’elle a gagné la « bataille cultu­relle ». Cela me paraît erro­né. Le point cru­cial est qu’au cours des trente der­nières années, le capi­ta­lisme a subi des trans­for­ma­tions struc­tu­relles pro­fondes : finan­cia­ri­sa­tion, effon­dre­ment du bloc de l’Est et inté­gra­tion de ces pays dans l’économie mon­diale, tour­nant capi­ta­liste de la Chine, restruc­tu­ra­tion des vieux appa­reils pro­duc­tifs, crise du mou­ve­ment ouvrier… Ces trans­for­ma­tions, qui n’ont rien à voir avec une quel­conque « bataille cultu­relle », ont objec­ti­ve­ment fait le jeu de la droite et du néo­li­bé­ra­lisme, et appro­fon­dit la crise des gauches. Ce n’est de toute évi­dence pas une ques­tion de nombre de com­mu­ni­cants pré­sents sur les pla­teaux de télé… Dans ce contexte de bou­le­ver­se­ments des condi­tions de l’accumulation du capi­tal, le camp néo­li­bé­ral s’est avé­ré prêt à sai­sir des oppor­tu­ni­tés. Mais atten­tion au sens de la cau­sa­li­té : c’est parce qu’il y a d’abord des trans­for­ma­tions struc­tu­relles du capi­ta­lisme qu’une nou­velle hégé­mo­nie de la droite a été pos­sible. Mener une bataille des idées, c’est tou­jours la mener dans un contexte de crise. Mais la crise elle-même a sa logique propre, et en l’occurrence elle a clai­re­ment favo­ri­sé la droite. Toute la ques­tion, pour la gauche aujourd’hui, est de trou­ver dans la crise actuelle des élé­ments struc­tu­rels aux­quels « accro­cher » ses pro­po­si­tions. Mais pour cela, il faut com­men­cer par ana­ly­ser sérieu­se­ment le sys­tème et ses trans­for­ma­tions, et ne pas s’imaginer que l’essentiel se joue au niveau d’une « bataille cultu­relle » étroi­te­ment conçue…

[DR]

Comment ana­ly­sez-vous le rap­port de la gauche avec les nou­veaux modes de com­mu­ni­ca­tion : audio­vi­suels et réseaux sociaux ?

Ce que Gramsci appelle « front cultu­rel » ne se limite pas aux médias de com­mu­ni­ca­tion. Un délé­gué syn­di­cal dans une entre­prise mène éga­le­ment une « bataille cultu­relle » : par les débats qu’il sus­cite avec ses col­lègues, par le jour­nal qu’il dif­fuse, par l’attention qu’il porte aux sen­si­bi­li­tés qui s’y expriment, sur des sujets poli­tiques ou tout autre chose. Par consé­quent, mener une bataille cultu­relle, ce n’est cer­tai­ne­ment pas se pré­ci­pi­ter dans les médias domi­nants à la pre­mière occa­sion. La construc­tion de sys­tèmes média­tiques auto­nomes me paraît un objec­tif essen­tiel. Actuellement, cer­tains ont des audiences très éle­vées : le Monde diplo­ma­tique dif­fuse à plus de 150 000 exem­plaires pour la seule édi­tion en langue fran­çaise, Jacobin va être ven­du dans tous les Barnes & Nobles aux États-Unis, l’é­mis­sion La Tuerka de Pablo Iglesias et ses cama­rades connait le suc­cès que l’on sait, Democracy Now!, une télé­vi­sion alter­na­tive ani­mée par une figure de la gauche radi­cale amé­ri­caine, Amy Goodman, fait un tra­vail remar­quable. Bien sûr, ce n’est ni BFMTV, ni Fox News. Mais il est faux de dire que la construc­tion de médias alter­na­tifs à dif­fu­sion mas­sive n’a pas été pos­sible au cours des der­nières années. Ces médias per­mettent d’élaborer et de dif­fu­ser une pen­sée radi­cale auto­nome, affran­chie des contraintes des médias domi­nants. On peut aus­si évo­quer l’utilisation par la gauche radi­cale des nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion. Vous connais­sez peut-être les cours de David Harvey sur le Capital, qui ont été fil­més et lar­ge­ment dif­fu­sés ? Il est dom­mage que la gauche soit à la traîne sur ce type d’initiatives. Les « MOOC », aujourd’hui à la mode dans les uni­ver­si­tés, pour­raient eux aus­si être exploi­tés pour dif­fu­ser des idées alter­na­tives, dans le cadre de nou­velles formes de péda­go­gies radi­cales. Historiquement, la gauche a tou­jours déve­lop­pé ses propres usages des tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion existantes…

On voit par­fois un cer­tain « éli­tisme à gauche » par rap­port à ces médias : comme si le dis­cours révo­lu­tion­naire ne pou­vait s’abaisser au niveau d’un débat chez David Pujadas… 

« Il faut déve­lop­per plu­sieurs ver­sions d’un même dis­cours qui cor­res­pondent aux dis­po­si­tifs et aux publics visés. »

Gramsci était un grand admi­ra­teur de l’Église catho­lique. Une de ses forces, disait-il, était sa capa­ci­té de pro­duire plu­sieurs ver­sions du même dis­cours : il y a ce que disent les théo­lo­giens — très sophis­ti­qués, très théo­riques — et une ver­sion plus élé­men­taire. L’élément cru­cial est que ces dif­fé­rentes ver­sions doivent être éla­bo­rées et mises en dis­cus­sion col­lec­ti­ve­ment dans des orga­ni­sa­tions, et non être impro­vi­sées par des portes-parole autoproclamés.

C’est ce que Raymond Aron disait sur la réus­site du mar­xisme : on peut l’expliquer en 5 minutes comme en 50 ans…

Exactement ! Il existe une dénon­cia­tion du dog­ma­tisme d’un « mar­xisme vul­gaire » qui oublie ce que ce der­nier a pu avoir de posi­tif, à savoir la dif­fu­sion d’une com­pré­hen­sion du monde social et d’une sen­si­bi­li­té poli­tique à une très large échelle. Gramsci disait que l’Église catho­lique met­tait beau­coup d’énergie à répri­mer pério­di­que­ment la créa­ti­vi­té des théo­lo­giens pour s’assurer que la dis­tance entre les ver­sions sophis­ti­quées et popu­laires ne soient pas trop grande. L’intellectuel ita­lien affir­mait que les mar­xistes ne devaient pas répri­mer les théo­ri­ciens mais s’évertuer tou­jours, dans le cadre du Parti, à mélan­ger, tra­duire, socia­li­ser les savoirs. Ainsi, il faut donc déve­lop­per plu­sieurs ver­sions d’un même dis­cours qui cor­res­pondent aux dis­po­si­tifs et aux publics visés.

[Mark Ralston| AFP]

Avec d’autres, vous cri­ti­quez l’Union euro­péenne et appe­lez à un retour stra­té­gique à l’échelon natio­nal. Stathis Kouvélakis, ancien de Syriza et main­te­nant à Unité popu­laire, nous disait que l’appel à une iden­ti­té natio­nale et popu­laire contre Bruxelles allait de soi dans les pays péri­phé­riques sous tutelle de la Troïka, qui plus est avec une his­toire longue de « libé­ra­tion natio­nale » contre des régimes auto­ri­taires. Est-ce trans­po­sable à la France ?

La réponse est dans la ques­tion : ce n’est évi­dem­ment pas trans­po­sable. La France est un vieux pays impé­ria­liste, et il l’est tou­jours à l’heure actuelle. C’est aus­si un pays domi­nant au sein de l’Union euro­péenne, qui est tout autant res­pon­sable du sort infli­gé aux Grecs que l’Allemagne. Est-ce que cela signi­fie qu’aucun dis­cours de type « natio­nal-popu­laire » n’est pos­sible en France ? « National-popu­laire » est une expres­sion employée par Gramsci pour dire qu’une lutte porte sur la défi­ni­tion même de la nation à chaque époque. Il existe de cette der­nière des défi­ni­tions essen­tia­listes, conser­va­trices, et il en existe de popu­laires, radi­cales, uni­ver­sa­li­santes. Ce n’est pas ma sen­si­bi­li­té poli­tique, mais je conçois par­fai­te­ment que l’on cherche à revi­ta­li­ser ce que l’histoire de France a eu de pro­gres­siste et de révo­lu­tion­naire, en en fai­sant un « récit natio­nal » alter­na­tif. Néanmoins, cela sup­pose trois choses — une que l’on retrouve chez Jean-Luc Mélenchon, deux autres qui sont tota­le­ment absentes de son discours.

« Ce n’est pas ma sen­si­bi­li­té poli­tique, mais je conçois par­fai­te­ment que l’on cherche à revi­ta­li­ser ce que l’histoire de France a eu de pro­gres­siste et de révolutionnaire. »

Le pre­mier élé­ment, c’est un « lan­gage de classe » pla­cé au centre de l’interprétation de l’histoire de ce pays. Sur ce point pré­cis, il faut rendre hom­mage à Mélenchon d’avoir pro­mu un tel lan­gage dans l’espace public, et une relec­ture de l’histoire de France sous ce prisme. Le second aspect requis est un dis­cours anti-impé­ria­liste. Cela sup­pose de déve­lop­per une cri­tique radi­cale de la dimen­sion colo­niale de l’histoire de France et de ses menées impé­ria­listes actuelles. De sou­mettre à cri­tique l’industrie de l’armement fran­çaise, par exemple. Cette dimen­sion est absente du dis­cours de Mélenchon. Plus géné­ra­le­ment, la sen­si­bi­li­té à l’anti-impérialisme est très amoin­drie dans la gauche actuelle, alors que dans les années 1960, du fait des grandes luttes anti-impé­ria­listes (Cuba, Vietnam, Algérie…), elle était au cœur des pré­oc­cu­pa­tions des orga­ni­sa­tions et des mili­tants. Enfin, le troi­sième élé­ment, indis­so­ciable des deux pré­cé­dents, est la construc­tion d’un dis­cours et d’un mou­ve­ment anti­ra­cistes dignes de ce nom. C’est la recon­nais­sance du fait que le racisme n’est pas juste un pro­blème rési­duel, venu du pas­sé, mais qu’il s’inscrit au cœur même du fonc­tion­ne­ment des socié­tés capi­ta­listes. Cet anti­ra­cisme consé­quent est très absent des tra­di­tions majo­ri­taires de la gauche actuelle. Or sans lui, le « nou­veau peuple » lut­tant en faveur de l’émancipation qu’évoque Mélenchon dans ses écrits n’a aucune chance d’émerger.

Philippe Corcuff vous posi­tionne dans un air du temps idéo­lo­gique qui obs­true­rait l’horizon inter­na­tio­na­liste de la gauche. Malentendu ou mau­vaise foi ?

L’internationalisme n’est pas un but en soi, mais une méthode poli­tique. Le but, c’est le socia­lisme, le com­mu­nisme et l’émancipation du plus grand nombre par­tout dans le monde. L’internationalisme est une méthode pour par­ve­nir à l’émancipation. Deuxième aspect cru­cial : il existe un inter­na­tio­na­lisme du capi­tal. Il arrive dans l’histoire que les classes domi­nantes décident d’internationaliser les ins­ti­tu­tions poli­tiques et éco­no­miques afin d’échapper aux rap­ports de force qui leur avaient été impo­sés par les domi­nés au cours de la période pré­cé­dente. On ne com­prend rien à la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale si l’on ne voit pas que cette « déter­ri­to­ria­li­sa­tion » du capi­tal per­met aux domi­nants de se déga­ger des com­pro­mis sociaux d’après-guerre, ceux des Trente Glorieuses. L’Union euro­péenne est une expres­sion de cet inter­na­tio­na­lisme du capi­tal. Le capi­tal joue donc par­fois l’échelon inter­na­tio­nal contre le natio­nal, plus exac­te­ment contre les élé­ments pro­gres­sistes qu’intégrait le natio­nal dans la période pré­cé­dente. Ce constat inva­lide à lui seul l’idée, très pré­sente dans la gauche aujourd’hui, selon laquelle l’échelon inter­na­tio­nal serait tou­jours par essence pro­gres­siste, et le natio­nal tou­jours réac­tion­naire, sus­pect de nationalisme…

[Houston | Nick Oxford | Reuters]

L’internationalisme des domi­nés ne consiste pas à valo­ri­ser sans réflé­chir l’international et à déva­lo­ri­ser l’échelon natio­nal. Il consiste à trou­ver l’échelle per­ti­nente pour faire valoir les inté­rêts des domi­nés dans une conjonc­ture don­née. Aujourd’hui, si on va à l’affrontement avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes, on retom­be­ra for­cé­ment sur l’existant, c’est-à-dire un ou plu­sieurs États-nations euro­péens, pro­ba­ble­ment du Sud du conti­nent, qui s’affranchiront de la domi­na­tion des ins­ti­tu­tions euro­péennes. Dans le meilleur des cas, ces États s’engageront ensemble dans une construc­tion poli­tique alter­na­tive à l’Union euro­péenne. Au demeu­rant, l’analyse selon laquelle l’Union euro­péenne consis­te­rait en un « dépas­se­ment » des États-Nations est fausse. La construc­tion euro­péenne a lar­ge­ment ren­for­cé les logiques natio­nales pour les grands pays, France et Allemagne en tête. Bien sûr, dans un contexte où le Front natio­nal sature le signi­fiant natio­nal, ce n’est pas facile de déve­lop­per une cri­tique consé­quente de l’Union euro­péenne. Mais ce n’est pas en fai­sant comme si la nation n’existait pas que le pro­blème dis­pa­raî­tra comme par enchantement…

Dernière ques­tion, au Razmig Keucheyan stra­tège. Nous sem­blons par­fois dépour­vus de « mots » pour défi­nir notre camp : « com­mu­niste » paraît être sali à jamais par l’expérience sovié­tique ; « socia­liste » ren­voie au par­ti du même nom, qui rend la vie tous les jours plus dif­fi­cile pour le grand nombre ; « anar­chiste » est mal­gré lui rat­ta­ché au chaos plus qu’à une socié­té éga­li­taire ; « gauche radi­cale / cri­tique » sonne micro­cosme uni­ver­si­taire ou mili­tant ; « éco­lo­giste » ren­voie à une cause spé­ci­fique et non à une iden­ti­té glo­bale… Bref, qu’avons-nous à oppo­ser au cli­vage « les patriotes contre les mon­dia­listes » de Marine Le Pen ?

Le pire serait de vou­loir tran­cher pré­ma­tu­ré­ment des débats que rien, dans la conjonc­ture poli­tique, ne per­met de clore. Il faut faire preuve d’une « lente impa­tience », comme dit Daniel Bensaïd. Pour l’heure, on ne peut donc que s’accommoder d’une cer­taine pro­fu­sion ter­mi­no­lo­gique. Si je devais choi­sir un des termes que vous citez, ce serait clai­re­ment « éco­lo­giste ». Ce terme com­porte trois dimen­sions inté­res­santes. La pre­mière est qu’il s’agit d’un mot rela­ti­ve­ment nou­veau his­to­ri­que­ment, qui n’est pas aus­si char­gé de tra­gé­dies que « socia­lisme » et « com­mu­nisme ». Ensuite, si elle est prise au sérieux, l’écologie est par essence radi­cale. Elle sup­pose des chan­ge­ments fon­da­men­taux à la fois dans les sys­tèmes pro­duc­tifs et les modes de vie. Enfin, l’écologie per­met de com­bi­ner une cri­tique quan­ti­ta­tive et qua­li­ta­tive des socié­tés contem­po­raines. En plus de reven­di­quer un par­tage du temps de tra­vail et des richesses, elle per­met de par­ler de la « qua­li­té de vie », de déve­lop­per une « cri­tique de la vie quo­ti­dienne ». L’usage du mot « éco­lo­gie » a un incon­vé­nient : l’existence de par­tis éco­lo­gistes com­pro­mis avec la ges­tion social-libé­rale du capi­ta­lisme. Mais c’est un incon­vé­nient pas­sa­ger. Avec l’approfondissement de la crise éco­lo­gique, l’écologie appa­raî­tra comme ce qu’elle est vrai­ment, à savoir une alter­na­tive au capitalisme…


Photographie de vignette : Hors-Série


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  1. Voir sur ce point Philippe Minard, « Les dures lois de la chasse », dans E. P. Thompson, La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIsiècle, La Découverte, 2014.[]
  2. Voir l’entretien avec Jade Lindgaard sur le site Reporterre.[]
  3. Les tra­vaux de l’association Negawatt offrent l’une des meilleures intro­duc­tions sur ce sujet. Voir leur site.[]
  4. Voir par exemple Alvaro Garcia Linera, « Indianisme et mar­xisme ».[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Naomi Klein : « Le chan­ge­ment cli­ma­tique génère des conflits », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Stathis Kouvélakis : « Le non n’est pas vain­cu, nous conti­nuons », juillet 2015
☰ Lire notre semaine thé­ma­tique consa­crée à Daniel Bensaïd, avril-mai 2015
☰ Lire notre série d’ar­ticles « Que pense Podemos ? », Alexis Gales, avril 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Paul Ariès : « La poli­tique des grandes ques­tions abs­traites, c’est celle des domi­nants », mars 2015


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