Semaine « Daniel Bensaïd »
Philosophe, militant et cadre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) puis du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), Daniel Bensaïd, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a disparu un jour de janvier 2010. Le présenter comme « trotskyste » ne dirait probablement qu’une part du penseur qu’il a été : « C’est un terme réducteur, forgé par l’adversaire », déclarait-il deux ans plus tôt. Nul besoin, donc, d’être un partisan de Trotsky pour le lire et en tirer profit. Ce que nous conservons de son œuvre ? Son exigence « du double refus et du double front » (une exigence « étroite, souvent périlleuse », qui combat d’un même élan le capitalisme et la trahison totalitaire du socialisme) ; son « pari incertain » (celui d’une lutte politique et mélancolique qui, bien qu’offrant plus de défaites que de victoires, mérite d’être menée, toujours) ; et puis son écriture (le théoricien avait à l’occasion la plume d’un écrivain). La politique comme un « art du conflit ». Une porte d’entrée en 26 lettres.
comment vivre sans inconnu devant soi ?
. » (« L’arc tendu de l’attente », Le Monde de l’éducation, de la culture et de la formation, 1997)
Blanqui : « Il existe, dans l’histoire du socialisme français, un courant souterrain, hérétique, marginalisé et refoulé. Il constitue une sensibilité occultée parmi les tendances qui ont prévalu dans la gauche de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui […]. Si l’on envisage l’histoire du socialisme sous l’angle de la coupure entre une première
et une deuxième
gauche — l’une centraliste, étatiste, anticapitaliste, l’autre plus sociale, réformatrice, démocratique —, il s’agirait d’une troisième gauche
, beaucoup plus radicale, qui est restée, depuis toujours, hors du jeu politique, parlementaire et ministériel. Il ne s’agit pas d’un groupe ou d’une tendance organisée, encore moins d’un parti : tout au plus d’une constellation intellectuelle et politique, dont les étoiles les plus visibles sont Auguste Blanqui, Georges Sorel, Charles Péguy et Bernard Lazare. » (« Auguste Blanqui, communiste hérétique » [avec Michael Löwy], Les Socialismes français à l’épreuve du pouvoir, Textuel, 2006)
Colonialisme : « Il hante tout particulièrement l’inconscient collectif de la puissance déchue qu’est la France, souffrant de voir son rang
menacé dans la hiérarchie mondiale et incapable d’accomplir son travail de deuil colonial. Qu’il s’agisse de la traite ou des massacres coloniaux, de Sétif ou de Madagascar, des Antilles ou du Tonkin, de l’Algérie ou de la Françafrique, la cure est toujours nécessaire. » (Fragments mécréants, Lignes, 2005)
Dieu : « Tout n’est donc pas permis à un athée. Surtout pas à un athée. Les autres ne sont responsables que devant Dieu. L’athée, devant lui-même. Sans repêchage ni purgatoire et autres grands pardons. » (« Les douleurs du présent », Globe Hebdo, 25 janvier 1994, sous le titre original « Éloge du Che »)
Élections : « C’est un paradoxe pour nous : on est contre ce système, on est contre le principe d’une élection présidentielle et on est quand même obligés d’en jouer le jeu, quitte à le dénoncer, parce que c’est un élément constitutif des rapports de force et qu’on pourra ensuite en tirer parti. » (Tout est encore possible, La Fabrique, 2010)
Fidélité : « Bientôt quarante ans de fidélité militante. Je ne me suis jamais défini comme un intellectuel engagé
, mais plutôt comme un engagé intellectuel, un activiste qui essaie de réfléchir, un militant en somme. Car militer n’a jamais évoqué à mes yeux une image d’enrôlement, d’embrigadement fusionnel, militaire ou religieux, mais plus simplement une éthique élémentaire de la politique (de même que l’enseignement devrait être l’éthique de la pensée ou de la recherche), son principe de réalité et d’humilité, le lien nourricier entre la théorie et la pratique, l’invention quotidienne d’un singulier collectif. » (« On est embarqué », archives personnelles, 26 décembre 2003)
Guerre du Golfe : « Cette guerre de la coalition sous la houlette américaine est une guerre impérialiste dans la continuité des opérations de partage colonial et néocolonial. Ce ne pouvait en aucun cas être notre cause ni notre guerre. Et puisque nous vivons dans un pays belligérant membre de la coalition, notre engagement visait à empêcher la guerre, à désobéir sous quelque forme que ce soit à sa prétendue logique, et à affaiblir dans la mesure du possible notre effort de guerre
. » (« La guerre et l’après », colloque Paris-VIII Vincennes Saint-Denis, 14 mars 1991)
Histoire : « L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille. Elle n’a pas de fin heureuse assurée. Si la crise n’est pas encore l’événement, elle en manifeste la possibilité concrète. Son issue n’est pas jouée d’avance. » (« Désir ou besoin de révolution ? », publication inconnue, probablement 2007)
[Derry (Irlande du Nord), en 1971 | Don McCullin]
Internationalisme : « Il y a clairement un besoin d’internationalisme. Le rapport marchand et la domination impérialiste sont planétaires, ce qui implique que la riposte le soit également. Cette riposte doit faire converger un nombre de traditions de lutte beaucoup plus grand qu’à l’époque de Marx, dont l’Internationale n’était qu’européenne. Ceci rend les choses compliquées. » (« Un socialisme pour le XXIe siècle », SolidaritéS, n° 9, 16 mai 2002)
Jeanne d’Arc : « Trahie de l’intérieur, abandonnée de presque tous, à la tête d’une troupe minuscule de 400 mercenaires qui ne font même plus une armée, Jeanne à Compiègne c’est déjà Saint-Just après Fleurus, le Che en Bolivie. Son temps était compté. […] Femme et hérétique, trahie et suppliciée, Jeanne appartient à jamais au cortège des vaincus. Prise dans les glaces de l’histoire, elle attend les grands dégels de la mémoire. Chaque baiser du présent essaie de la réveiller de ce cauchemar. » (« Jeanne l’irreprésentable », Libération, 3 novembre 1999)
Karl Marx : « On m’a souvent demandé comment on pouvait se réclamer de Marx aujourd’hui… Question stupide ! Il faudrait plutôt demander comment ne pas s’en réclamer, au moins dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. » (« Karl Marx, pourquoi le retour ? », Le Piment rouge n° 22, septembre 1996)
Liberté : « Le capitalisme global accorde aux individus la liberté — étroitement surveillée — de consentir à la logique implacable de la mondialisation marchande. Quelle est la liberté du chômeur sacrifié sur l’autel des cours boursiers ? » (Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, Lignes, 2008)
Mélancolie : « Une mélancolie du peut-être, où l’être se définit d’abord par ses possibilités et par l’aléatoire de son mouvement, donc par le pari, le risque. Une mélancolie qui n’ignore pas le douloureux divorce entre le probable et le possible, mais s’attache à le surmonter, malgré tout, envers et contre tout. Dans la ferme certitude de l’incertitude, elle affronte le poids du doute, sans pour autant s’en défaire. L’espoir ne va alors pas sans une dose assumée de pessimisme. » (Une radicalité joyeusement mélancolique, Textuel, 2010)
Non : « Il y a leur Non et le nôtre, résolument incompatibles. Michel Rocard lui-même admet piteusement aujourd’hui s’être mépris sur le Non au référendum sur le traité constitutionnel européen : ce n’était pas un refus de l’Europe, c’était un Non à la dérégulation du marché du travail
. Tardive lucidité ! En attendant, la construction d’une Europe libérale conçue comme une machine à briser les acquis sociaux aura réussi à compromettre l’idée européenne auprès de millions de travailleurs. » (Prenons parti, avec Olivier Besancenot, Mille et une nuits, 2008)
[Bradford (Angleterre), en 1972 | Don McCullin]
Ostentatoires : « La loi contre les signes religieux ostentatoires (en fait contre le port du voile islamique) à l’école est à rejeter pour ses conséquences discriminatoires envers les populations originaires du monde arabe, sans banaliser pour autant l’oppression religieuse des femmes. Il s’agit d’une lutte à double front, mais sur des terrains et selon des temporalités différentes : lutte politique immédiate contre une loi répressive, d’un côté, lutte sociale au long cours pour la transformation des mœurs et la sécularisation du monde, dans l’autre cas. » (« Blessures et travaux de mémoire », Contretemps, n° 5, janvier 2010)
Palestine : « L’État d’Israël n’est pas un État comme un autre, mais un État à structure coloniale, fondé d’emblée sur les campagnes pour le travail juif
sur les kibboutz qui refoulent le fellah, sur l’apartheid économique et sur un syndicalisme réservé aux juifs (au moins de 1920 à 1967). […] Cet État est l’aboutissement logique du projet sioniste de Moise Hess qui, dès l’origine du sionisme, concevait le retour des juifs en Palestine dans les fourgons des expéditions colonialistes françaises. Il naît de l’expropriation du peuple palestinien et au prix de la formation d’une nouvelle nation sans territoire
: les Palestiniens. Ce n’est pas le moindre paradoxe. La nationalité hébraïque en Palestine est aujourd’hui en situation d’oppresseur, aux dépens des Palestiniens. Le nationalisme de l’opprimé et de l’oppresseur ne peut être mis sur un même plan, pas plus que la violence des uns et des autres. Le terrorisme sioniste est un terrorisme d’État, qui dispose d’une armée régulière, d’une police, des services secrets d’un État bourgeois soutenu par l’impérialisme. Face à cette oppression, nous soutenons inconditionnellement les droits nationaux des Palestiniens. » (« La question juive aujourd’hui », archives personnelles, années 1980)
Question : « Si l’avenir se joue dans l’incertitude de la lutte, l’autre grande question est celle des forces en présence. Les classes sociales sont détruites
? Bourgeoisie et prolétariat seraient désormais des curiosités historiques, la lutte des classes une vieille lune, les grèves et les syndicats des souvenirs
? Le prolétariat surtout car, bizarrement, on se demande moins souvent s’il existe encore une bourgeoisie. Sans doute parce que la réponse serait trop évidente. Il suffirait de regarder la courbe annuelle des profits, la distribution des dividendes aux actionnaires, la concentration du patrimoine, le creusement des inégalités, et le palmarès du magazine Fortune ! L’histoire de l’humanité ne serait donc plus celle de la lutte des classes ? Et pourtant, elles luttent ! Face aux crises sociales et écologiques, l’urgence de changer le monde est plus évidente que jamais. Mais les doutes sont aussi plus forts quant aux forces capables de mener à bien cette transformation radicale, et quant à la possibilité même d’y parvenir. » (« Retours de la question politique », Lignes, n° 23–24, 2007)
République : « Il n’y a pas la République, il y a des républiques. Il n’y a pas la France, mais des France. Pas seulement deux, celle de Londres et celle de Vichy, mais bien davantage : celles aussi de Gurs et du Vernet, de l’Affiche rouge et du Vercors. Depuis juin 1848, la République sans adjectif ne suffit plus. On éprouva alors le besoin de la définir : la République sociale
, c’est la République inachevée
, pseudonyme de la révolution en permanence
dont on commençait à parler en 1830. Sans cette fidélité à l’événement fondateur, la République s’installe, s’accommode et dépérit. » (Lionel qu’as-tu fait de notre victoire ? Leur gauche et la nôtre, Albin Michel, 1998)
Sexes : « En élaborant une critique des rapports de genre
, le nouveau mouvement féministe est déjà parvenu à déjouer le piège essentialiste attaché à la représentation platement biologique des rapports de sexe. La reconnaissance, à travers la notion de genre, de la dimension historique et sociale des antagonismes de sexe, incite à penser conscience de classe et conscience de genre non comme des résistances parallèles et mutuellement exclusives, mais comme convergeant dans une alliance stratégique conflictuelle. La femme est l’avenir du spectre [communiste]. Et réciproquement. » (Le Sourire du Spectre — Nouvel esprit du communisme, Michalon, 2000)
Trotski : « Trotski est un passeur. Ce qui ne signifie pas une référence pieuse ni exclusive. Nous avons au contraire pour tâche de transmettre une mémoire pluraliste du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui l’ont traversé. Mais dans ce paysage et ce passage périlleux, Trotski fournit un point d’appui indispensable. » (« Mémoire : il y a 70 ans, l’assassinat de Trotski », Hebdo Tean 67, 2 septembre 2010)
Union européenne : « Quand les travailleurs et les peuples résistent, quand la loi libérale ne passe plus, l’Union européenne fait donner le pouvoir judiciaire pour passer en force et autoriser le marché à dicter sa loi. » (Prenons parti, avec Olivier Besancenot, Mille et une nuits, 2008)
[Derry (Irlande du Nord), en 1971 | Don McCullin]
Victimes : « La solidarité internationaliste se distingue de la charité chrétienne. Elle n’implique pas la subordination culpabilisée envers les victimes. Elle exige au contraire l’égalité et le respect mutuel. La liberté de critique en est la condition. » (Fragments mécréants, Lignes, 2005)
Walter Benjamin : « Walter Benjamin est mort comme un chien, suicidé dans sa quarante-neuvième année, au bout d’un chemin qui ne menait nulle part, vaincu absolu, en des temps où les vainqueurs n’étaient pas beaux à voir. » (Walter Benjamin, sentinelle messianique, Les Prairies Ordinaires, 2010)
XXI : « Personne ne peut dire à quoi ressembleront les révolutions du XXIe siècle. En tant que système dominant, le capitalisme n’a que quelques siècles. Il n’est pas éternel. Il finira, pour le meilleur ou pour le pire. Car nous entrons dans une crise de civilisation de longue durée, où la réduction du monde à une mesure marchande est de plus en plus irrationnelle et misérable. L’essentiel, c’est de donner sa chance à la part non fatale de l’histoire. » (Entretien « Personne ne sait à quoi ressembleront les révolutions du XXIe siècle », Libération, 19 mai 2001)
Yeux : « Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme. Le socialisme a trempé dans l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, dans les guerres coloniales et les collaborations gouvernementales au point de perdre tout contenu à mesure qu’il gagnait en extension. Une campagne idéologique méthodique est parvenue à identifier aux yeux de beaucoup la révolution à la violence et à la terreur. Mais, de tous les mots hier porteurs de grandes promesses et de rêves vers l’avant, celui de communisme a subi le plus de dommages du fait de sa capture par la raison bureaucratique d’État et de son asservissement à une entreprise totalitaire. La question reste cependant de savoir si, de tous ces mots blessés, il en est qui valent la peine d’être réparés et remis en mouvement. » (« Puissances du communisme », Contretemps, 12 janvier 2010)
Zapatisme : « Cette [nouvelle] génération fait ce qu’elle peut, dans des conditions politiques autrement plus difficiles que celles que nous avons connues. Ses sources de politisation sont différentes des nôtres. Une tendance libertaire
, qu’illustre par exemple la référence au zapatisme, s’y exprime clairement. Nous, nous étions gavés de Marx, Lénine et Trotski. Or ce n’est certainement pas là que la nouvelle génération cherche son inspiration. » (Entretien « Complice de l’utopie », Le Courrier, 8 mai 2004)
Photographie de bannière : Irlande, 1971, par Don McCullin