Entretien inédit pour le site de Ballast
Porte-parole de la Confédération paysanne, Laurent Pinatel combat la financiarisation de la paysannerie française, le toujours-plus et le productivisme qui malmène la qualité des produits. Mais un combat, nous dit-il aussitôt, qui s’articule à bien d’autres que la société mène ; c’est à la convergence qu’il appelle, autour d’un socle commun : la résistance à politique européenne et le système économique qui nous régit.
L’an dernier, lors d’un blocage, vous avez parlé d’une « machine à broyer les paysans ». Qui en tient les manettes ?
La politique publique. C’est-à-dire l’État, l’Europe et tous ces gens qui administrent et tracent les grandes lignes de l’agriculture. Sans parler des lobbies qui gravitent autour du pouvoir politique et influent sur les décisions. C’est cet ensemble qui nous broie.
Vous citez Pierre Rabhi pour expliquer que l’agriculture « est faite pour nourrir, pas pour produire ». Cette conception gagne-t-elle les esprits au sein du monde agricole français ?
Il y a plusieurs niveaux : le monde agricole et le monde tout court. Dans la société, cette idée passe de mieux en mieux – ça ne fait plus problème. Les gens comprennent qu’on ne produit pas de l’alimentation comme des pièces de bagnoles. Dans le monde agricole, nombreux sont ceux qui se revendiquent « producteurs » ; ils entrent dans ce métier en s’interrogeant sur les volumes de production qui permettront de rembourser les emprunts et de se rémunérer. On a perdu le fil de l’alimentation. Il suffit de regarder l’enseignement agricole : on forme les jeunes à produire ; on ne les sensibilise pas à comprendre ce qu’est un bien alimentaire. Ils apprennent à « optimiser » le nombre de litres de lait par vache, la quantité de céréales par hectare, de kilos de viande par porc ou par volaille… Même si de plus en plus de paysans s’engagent dans des démarches de qualité ou dans le bio, même si de plus en plus de personnes se posent des questions, le formatage est tel que la majorité raisonne avant tout de manière productiviste. Quels sont les organismes qui forment en continu les paysans ? Les chambres d’agriculture, dominées par la FNSEA [syndicat professionnel majoritaire dans la profession agricole, ndlr]. Mais il existe des alternatives capables de proposer d’autres pratiques — comme la FADEAR [Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural]. Si certains agriculteurs ont du mal à rejoindre la Confédération paysanne par la porte syndicale, ils le font parfois par l’aspect technique, ou en vue d’être formés : ce n’est pas à négliger.
Le Salon de l’agriculture s’est tenu il y a un mois maintenant. Vous l’avez qualifié de « Salon du faux ». Pourquoi ?
« Nous, paysans, sommes 2 % en France. On n’est rien, mais on produit toute l’alimentation. »
On vend une image qui ne correspond plus à la réalité. C’est la vitrine d’une certaine agriculture, mais en rien celle de l’agriculture en général. L’agriculture, ce n’est pas celle qu’ils montrent, avec des vaches à plusieurs milliers de litres de lait et des bœufs qui pèsent près de 2 tonnes. L’agriculture, ce sont les produits du terroir — mais pas ceux de leur marketing sur les stands des régions ! Tout y sonne faux. C’est un passage obligé pour les politiques et leurs discours. Un grand show. Il n’y a pas de réflexion globale sur notre profession. Nous, paysans, sommes 2 % en France. On n’est rien, mais on produit toute l’alimentation. C’est le Salon de l’agro-industrie, des grandes boîtes, de l’export et du profit pour le profit.
Il n’empêche : il y a eu davantage de visiteurs sur le stand de la Confédération paysanne que les années passées. Que cela signifie-t-il ?
On a eu beaucoup plus de monde et de sollicitations de la presse, en effet. Davantage de politiques, aussi — de Bruno Le Maire au Front de gauche (exception faite de Marine Le Pen, puisqu’on avait expliqué, dès le départ, qu’on ne souhaitait pas la rencontrer). Beaucoup de citoyens sont venus nous interroger ; ils tenaient à savoir ce que nous portions comme projet. Des paysans, qui ne sont pas adhérents chez nous, sont passés également : ils se posent des questions, ils recherchent, ils doutent. Comment peut-on sortir de la crise ? Comment peser sur les prix ? Quels leviers utiliser ? On a senti un bouillonnement.
Vous êtes donc malgré tout sorti satisfait de cette édition ?
Oui. Nous préparons une grande campagne sur l’alimentation, qu’on voudrait essaimer un peu partout – notamment dans le grand public. On va essayer de répondre à tous ces doutes exprimés. Ça nous a donc rassurés de voir tout ce monde, sur le stand, avant de lancer cette campagne.
Nous avons interviewé Philippe Poutou, du NPA : il nous disait qu’il fallait œuvrer à tout prix à la convergence des résistances ouvrières et paysannes. Cette volonté d’union semble se répandre, non ?
« Il faut absolument qu’on se retrouve là-dessus, qu’on travaille ensemble, qu’on mutualise nos luttes et qu’on avance vers la convergence. »
Tout à fait. La Confédération paysanne tenait à ne parler qu’aux paysans ; depuis trois ans, nous avons décidé de chercher des partenariats. On lutte tous, dans notre coin, contre des forces qui nous oppriment. Forcément, nous visons en priorité l’industrie agro-alimentaire et les politiques publiques, mais nous identifions un socle commun : l’Europe ultralibérale et un système politique qui fonctionne sur le principe de la loi du plus fort. C’est ce commun qui nous rassemble avec l’ensemble de la société, et des combats qu’elle mène. Il faut absolument qu’on se retrouve là-dessus, qu’on travaille ensemble, qu’on mutualise nos luttes et qu’on avance vers la convergence. On a, évidemment, bien plus de chances de gagner ainsi. Se mélanger à d’autres collectifs nous permet de constater que nous ne sommes pas isolés — et réciproquement. C’est réconfortant de voir qu’on est plusieurs, non ? Identifions, nommons et regardons comment nous pouvons peser. Le système libéral est à ce point lourd et puissant qu’on ne sera jamais trop nombreux…
Jusqu’où peut aller cette convergence, politiquement, au niveau de la Confédération ? Comment concevez-vous votre indépendance ?
Politiquement, on tient vraiment à rester indépendants. Mais on est tout à fait partants pour s’associer, ici et là : on soutient des salariés en grève, on a des relations de proximité avec la CGT pour voir de quelle façon on pourrait, dans une optique de relocalisation de l’économie, intégrer les revendications de tout le monde. Co-construire avec les autres syndicats. On effectue aussi des alliances avec d’autres organisations sur la question du lait. Mais on ne compte pas rallier un parti ni suivre une personnalité politique : on a notre projet, on l’explique, et si quelqu’un le trouve bon, qu’il le mette en place !
Vous avez écrit, pour la revue Politis, que notre gouvernement était « subordonné » au lobbying des multinationales. Comment retrouver de l’autonomie ?
« On veut relocaliser et mettre en place des partenariats entre paysans à l’échelle d’un territoire. Réfléchir et agir au niveau des régions. »
Notre projet politique, c’est « l’agriculture paysanne ». C’est-à-dire, justement, l’autonomie. Comment, à l’échelle de nos fermes, rester les plus autonomes possible (sans avoir à acheter du maïs, du foin ou du soja) ? Comment avoir l’autonomie décisionnelle ? C’est-à-dire, sur un territoire donné, trouver le bon rythme de production pour pouvoir être indépendants des multinationales. Je vous explique concrètement : si je rentre dans un système où j’entends produire de plus en plus de lait, le volume faisant le prix, plus il y a de volume, moins il y a de prix — je deviens donc dépendant de la façon dont on va me payer mon lait. L’agriculture a été organisée d’une telle façon qu’elle nous rend tous ultradépendants. En clair : on nous amène la bouffe devant les vaches, on nous amène le matériel, on nous amène les produits phytosanitaires pour planter nos prés, puis ils viennent récupérer la matière première qu’on produit dans nos fermes pour la commercialiser. Voilà le schéma qui nous rend dépendants. Et c’est ce qu’on combat. Pour ce faire, on veut relocaliser et mettre en place des partenariats entre paysans à l’échelle d’un territoire. Réfléchir et agir au niveau des régions. Relocaliser les outils de production économiques (comme les ateliers de transformation), travailler avec la restauration collective.
Des circuits courts, donc ?
Pas exclusivement. Il y a des filières raccourcies — mais au lieu de livrer à une entreprise qui appartient à Lactalis, on travaille avec une coopérative de 80 producteurs qui ira servir les cantines des écoles primaires, des collèges, des lycées, des maisons de retraite et des hôpitaux. On peut même imaginer que cette coopérative, ancrée dans un territoire, soit cofinancée par les pouvoirs publics.
Début mars, France 2 a diffusé un reportage : un paysan interviewé y déclarait que la FNSEA « musèle » le monde agricole. Mais que c’est « le pot de terre contre le pot de fer »…
Cet homme a raison dans son analyse. La FNSEA dirige presque tout depuis les années soixante. Mais elle pousse le bouchon tellement loin qu’elle est en train de perdre une partie de sa base. Des gens commencent à se poser des questions sur la ligne défendue par Xavier Beulin [président de la FNSEA, ndlr]. La contestation existe, en interne, mais la chape de plomb l’emporte et l’appareil tient solidement sur ses pieds.
Justement : Xavier Beulin répétait récemment qu’il fallait moderniser l’agriculture, produire mieux et avoir recours à « certaines biotechnologies » comme à certaines semences…
« On trouvera toujours des gens moins chers que nous ! Aujourd’hui, c’est l’Allemagne et l’Espagne ; il y aura ensuite tous les pays émergents. »
C’est son discours habituel : « Donnez-nous les mêmes armes que nos concurrents. » Il nous parle donc des OGM, de l’allègement des « charges », du « coût » du travail : il a un discours de chef d’entreprise. L’agriculture qu’il porte est celle des volumes extrêmes et de la dépendance à outrance de l’agro-industrie — et donc de lui, puisqu’il vend du colza à tout le monde. Il possède une double casquette : Beulin est sans doute un bon chef d’entreprise, mais, quoi qu’il en dise, absolument pas un syndicaliste.
Vous savez ce qu’il vous répondra : la « compétitivité » avec l’Allemagne, la « guerre commerciale » avec les États-Unis, etc.
Mais que met-on derrière la « compétitivité » ? Si c’est le moins-disant sur la qualité des produits, le moins-disant sur les conditions sociales des travailleurs, d’accord, faisons la guerre avec l’Allemagne… Si c’est créer de la valeur ajoutée et avoir des produits haut de gamme, repensons l’agriculture française. On trouvera toujours des gens moins chers que nous ! Aujourd’hui, c’est l’Allemagne et l’Espagne ; il y aura ensuite tous les pays émergents. Il faut donc se démarquer. Viser l’excellence française : des produits de qualité, des paysans qui expriment à travers eux un territoire et un terroir.
Vous militez activement contre la Ferme des mille vaches. On voit bien qu’elle occupe une place symbolique dans la crise que traverse le monde agricole. Sur quels plans, notamment ?
Elle symbolise notre avenir, si nous ne résistons pas. Si nous ne parvenons pas à proposer un autre modèle — l’agriculture paysanne, par exemple —, on va se retrouver avec ce type de structure : le grossir-plus, l’accaparement illimité des terres, la recherche de ressources extérieures. On ne sera plus reliés à rien ; on devra faire appel à des capitaux extérieurs. Ce modèle implique la financiarisation de l’agriculture, la standardisation des produits. Je me suis rendu plusieurs fois à la Ferme des mille vaches : c’est une usine. C’est vraiment ce modèle que nous voulons ? Arrêtons ça.
L’agronome Jacques Caplat nous avait dit qu’il fallait, pour ça, compter sur les mobilisations populaires et le « lobbying citoyen ». Quel rôle confiez-vous au grand public ?
Consommer, c’est un geste politique. En achetant, le grand public choisit un modèle agricole particulier. Quand un boycott se lance contre Senoble, dans le cadre de la Ferme des mille vaches, ce groupe arrête immédiatement de commercialiser leur lait. Les citoyens, par leurs seuls actes d’achat, détiennent un réel pouvoir entre les mains. À eux, aussi, de signifier à leurs élus ce qu’ils attendent en matière d’alimentation.
Mais vous dites en même temps qu’il ne suffit pas d’appeler à « consommer français ».
On peut faire de la bouffe industrielle française. Ou allemande. C’est donc au niveau de la qualité que ça se joue réellement. On doit réinvestir ces critères, s’occuper du cahier des charges, mettre en valeur les vaches en pâturage plutôt que celles hors-sol, privilégier celles qui mangent de l’herbe plutôt que du maïs et du soja… Et, là, on redonnerait un sens à l’agriculture française. Plus largement : soit on considère l’environnement comme un support physique sur lequel on peut tout prendre et qu’on peut user jusqu’à la corde (et après nous, le déluge), soit on considère, en tant que paysans, qu’il faut préserver le sol qui nous permet de vivre. On ne peut pas nier ce lien qui nous unit. Quand j’entends certains dirent que nous avons trop de normes… Mais elles protègent les paysans ! Quand on aura bousillé l’environnement, on aura bousillé notre métier par la même occasion. Nous avons tellement pollué l’eau en pesticides et en produits azotés qu’il nous faut des normes sur les nitrates, par exemple. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des excès de normes — pour coller, en réalité, aux normes industrielles…
On sait le taux de suicide effarant dans le monde paysan. Est-ce différent dans le secteur que vous défendez, hostile au productivisme ?
Des gens ne maîtrisent plus. Ils sont dans une fuite en avant, ils ont perdu le fil de leur métier. On le voit clairement. Et c’est, en effet, davantage marqué dans les systèmes industriels car les gens ont surinvesti. La fatigue physique a été remplacée par la pression psychologique — et là, les gens craquent. L’objectif de l’agriculture paysanne est aussi celle de l’épanouissement personnel des paysans : en un mot, qu’ils soient bien dans leurs baskets.
REBONDS
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