Jacques Caplat : « Redonner aux sociétés les moyens de leur propre alimentation »


Entretien inédit | Ballast

Nous l’a­vions enten­du sur la tri­bune impro­vi­sée au Champ-de-Mars par le col­lec­tif des Engraineurs, à l’oc­ca­sion de la marche contre Monsanto du mois de mai der­nier. Nous avions lu, chez Actes Sud, son mani­feste de 2014 : Changeons d’a­gri­cul­ture — Réussir la tran­si­tion, un plai­doyer qui venait pro­lon­ger et rendre acces­sible à tous la réflexion enga­gée dans L’agriculture bio­lo­gique pour nour­rir l’hu­ma­ni­té, paru deux ans plus tôt. Nous le savions agro­nome, fils de pay­san, long­temps ani­ma­teur à la Fédération natio­nale d’a­gri­cul­ture bio­lo­gique (où il a pris part aux négo­cia­tions des poli­tiques euro­péennes sur le sujet), enga­gé dans le Réseau semences pay­sannes ; nous l’a­vons décou­vert doc­to­rant en eth­no­lo­gie — une longue conver­sa­tion sur le Bénin, où il vécut quelques mois, nous fit oublier la cani­cule de cette après-midi pari­sienne. Nous tenions à l’in­ter­ro­ger, en fin connais­seur des enjeux ins­ti­tu­tion­nels liés à la régle­men­ta­tion agri­cole, sur les impacts poten­tiels du Grand mar­ché trans­at­lan­tique sur l’a­gri­cul­ture autant que sur l’é­pi­neuse ques­tion des OGM


Caplat portraitLe Grand mar­ché trans­at­lan­tique (GMT) appelle à une homo­gé­néi­sa­tion des normes qua­li­té entre les États signa­taires. Craignez-vous qu’il entraîne un nivel­le­ment par le bas ? Avez-vous des exemples de normes qua­li­té qui seraient en dan­ger immé­diat, dans un tel contexte ?

En matière agri­cole, le nivel­le­ment par le bas n’est pas une hypo­thèse mais un pro­jet expli­ci­te­ment reven­di­qué par cer­tains acteurs. Les États-Unis, par exemple, ont l’in­ten­tion de contes­ter les normes appli­quées en Europe en matière d’é­le­vage. Les pre­mières visées sont l’in­ter­dic­tion des hor­mones de crois­sance pour les bovins, le trai­te­ment des car­casses de volailles à l’eau chlo­rée, et les règles de bien-être ani­mal en géné­ral. Le syn­di­cat états-unien d’é­le­vage por­cin pré­voit ain­si de remettre en cause les res­tric­tions sani­taires euro­péennes en matière de confi­ne­ment des ani­maux et d’u­ti­li­sa­tion d’ad­di­tifs ali­men­taires nocifs (comme la rac­to­pa­mine, qui dope la crois­sance des porcs et qui est inter­dite en Europe du fait de sa dan­ge­ro­si­té). Un tel nivel­le­ment signi­fie non seule­ment l’ar­ri­vée d’a­li­ments de qua­li­té dou­teuse (ou pro­duits au prix de la souf­france ani­male et de la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment), mais éga­le­ment une fra­gi­li­sa­tion des pay­sans euro­péens. Face à la concur­rence déloyale d’a­li­ments pro­duits sous des normes laxistes, l’a­gro-ali­men­taire euro­péen n’au­ra d’autre choix que de récla­mer l’a­ban­don des normes euro­péennes (pour­tant abso­lu­ment indis­pen­sables sur le plan sani­taire et envi­ron­ne­men­tal) ou de délo­ca­li­ser les pro­duc­tions dans les pays les moins exi­geants. Il en résul­te­ra une géné­ra­li­sa­tion des crises agri­coles du type de celle que connaît l’é­le­vage actuel­le­ment, avec indus­tria­li­sa­tion, des­truc­tion d’emplois et délo­ca­li­sa­tion maximale.

L’Organisation mon­diale du com­merce (OMC) a déjà condam­né l’Union euro­péenne à ver­ser des indem­ni­tés à Monsanto pour sa poli­tique res­tric­tive vis-à-vis des OGM. La signa­ture du GMT ferait dis­pa­raître la pos­si­bi­li­té même de telles mesures de pro­tec­tion. Quelles en seraient les consé­quences pour l’a­gri­cul­ture européenne ?

« En matière agri­cole, le nivel­le­ment par le bas n’est pas une hypo­thèse mais un pro­jet expli­ci­te­ment reven­di­qué par cer­tains acteurs. »

Une auto­ri­sa­tion auto­ma­tique des OGM pour­rait conduire à un désastre. D’abord sur le plan envi­ron­ne­men­tal, avec la bana­li­sa­tion des plantes trans­gé­niques : les OGM résis­tants aux her­bi­cides conduisent à aug­men­ter l’u­sage de ces pes­ti­cides (en par­ti­cu­lier le gly­pho­sate, dont le carac­tère can­cé­ri­gène vient d’être recon­nu par les ins­tances sani­taires inter­na­tio­nales) et à ren­for­cer les méca­nismes de résis­tance chez les plantes indé­si­rables ; les trans­ferts de gènes dans la nature pour­ront avoir des consé­quences incal­cu­lables ; et cer­tains cher­cheurs nord-amé­ri­cains com­mencent même à pro­po­ser des insectes trans­gé­niques dont l’ef­fet sur la chaîne bio­lo­gique risque d’être catas­tro­phique. Ensuite, sur le plan sani­taire, avec une expo­si­tion accrue des consom­ma­teurs aux pro­duits trans­gé­niques et aux pes­ti­cides qui leurs sont liés. Enfin, sur le plan éco­no­mique, avec une accen­tua­tion dra­ma­tique de la dépen­dance des agri­cul­teurs vis-à-vis des mul­ti­na­tio­nales semen­cières et agro-indus­trielles. En par­ti­cu­lier, la géné­ra­li­sa­tion des OGM est incom­pa­tible avec le déve­lop­pe­ment de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique, à la fois à cause de la dis­sé­mi­na­tion irré­ver­sible de gènes modi­fiés vers les cultures voi­sines et de la perte totale d’au­to­no­mie pay­sanne en matière de semences. La seule démarche semen­cière cohé­rente avec l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique ou l’a­groé­co­lo­gie est celle qui recrée une co-évo­lu­tion entre plantes agri­coles, envi­ron­ne­ment et pra­tiques pay­sannes. Étant à l’exact oppo­sé de cette démarche, les OGM bafouent les fon­de­ments de l’a­groé­co­lo­gie et entravent le déve­lop­pe­ment de la bio­sphère. Or, l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique est plé­bis­ci­tée par les citoyens euro­péens. De ce point de vue, le trai­té trans­at­lan­tique condui­rait à un véri­table « coup de force » anti­dé­mo­cra­tique, impo­sant aux consom­ma­teurs euro­péens un modèle agri­cole dont ils ne veulent pas et, pire, ren­dant impos­sible l’é­vo­lu­tion agri­cole sou­hai­tée par l’im­mense majorité.

Quels sont les types de mobi­li­sa­tion les plus effi­caces pour résis­ter à la force de frappe des entre­prises trans­na­tio­nales mues par des inté­rêts exclu­si­ve­ment éco­no­miques ? Peut-il exis­ter un « lob­bying » citoyen et posi­tif, suf­fi­sam­ment struc­tu­ré pour for­cer la porte des négociations ?

Ce lob­bying citoyen peut exis­ter et être effi­cace ! La mobi­li­sa­tion en France contre les OGM l’a démon­tré : en 2008, un gou­ver­ne­ment et un pré­sident réso­lu­ment pro-OGM ont inter­dit la culture d’OGM sur notre ter­ri­toire. C’était le résul­tat d’une mobi­li­sa­tion mul­ti­forme, incluant des actions de résis­tance civile (les fau­chages), des mani­fes­ta­tions, des expli­ca­tions scien­ti­fiques (rap­pe­lons que les cher­cheurs en géné­tique fon­da­men­tale sont dans leur grande majo­ri­té hos­tile aux cultures OGM), des articles dans la presse et sur Internet, des son­dages édi­fiants prou­vant que 80 % des Français ne veulent pas de cultures trans­gé­niques, des péti­tions, des chaînes sur les réseaux sociaux, etc. Au fil des années, le signal est deve­nu de plus en plus clair et ferme ; même un gou­ver­ne­ment pro-OGM a fini par être obli­gé de l’é­cou­ter. La mobi­li­sa­tion citoyenne ne passe plus par les seules mani­fes­ta­tions ou péti­tions – ce qui ne veut pas dire que ces der­nières soient inutiles, car elles contri­buent à la prise de conscience et à l’ex­pres­sion col­lec­tive. Je suis convain­cu que le « contre­poids » citoyen passe aujourd’­hui par la com­bi­nai­son de plu­sieurs outils, notam­ment Internet en géné­ral et les réseaux sociaux en par­ti­cu­lier. Mais ces der­niers ne sont effi­caces que s’ils sont nour­ris par des asso­cia­tions et des scien­ti­fiques res­pon­sables, et s’ils se com­binent avec des formes plus clas­siques. Quoi qu’il en soit, la mobi­li­sa­tion citoyenne ne peut plus être cen­tra­li­sée et ciblée, elle doit apprendre à « mettre en cohé­rence » des modes d’ac­tion très diver­si­fiés… et des acteurs nom­breux. Ce der­nier point est actuel­le­ment le plus dif­fi­cile à gérer, car il sup­pose un dépas­se­ment des modes d’or­ga­ni­sa­tion actuels et l’ac­cep­ta­tion par les asso­cia­tions de par­ta­ger leurs actions et de ne plus contrô­ler l’en­semble d’une cam­pagne. Les syn­di­cats agri­coles eux-mêmes doivent apprendre à co-éla­bo­rer leur pro­jet avec les citoyens et à faire des concessions.

Par J. Messina, Environmental Protection Agency, 1972.

L’un des argu­ments récur­rents des par­ti­sans des OGM, comme de ceux du libre-échange inté­gral, ren­voie à l’a­mé­lio­ra­tion de la situa­tion des pays les plus défa­vo­ri­sés d’un point de vue agri­cole, ou même en déve­lop­pe­ment, au-delà de l’Europe. Or, dans Changeons d’a­gri­cul­ture, vous dites par exemple qu’« il est par­fai­te­ment pos­sible de nour­rir 12 mil­liards d’hu­mains avec l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique, sans défri­cher un seul hec­tare sup­plé­men­taire et même au contraire en recons­ti­tuant des éco­sys­tèmes dégra­dés ». Pouvez-vous nous expli­quer de quelle façon est-il pos­sible d’a­mé­lio­rer dras­ti­que­ment la pro­duc­ti­vi­té d’une exploi­ta­tion, voire de par­ti­ci­per à une sor­tie de la pau­vre­té, sans pour autant en pas­ser par les OGM ou l’agriculture industrielle ?

Il faut d’a­bord com­prendre que le modèle agri­cole actuel, que je désigne comme « l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle » (c’est l’a­gri­cul­ture qui fait conven­tion dans les ins­tances inter­na­tio­nales… et cela évite des qua­li­fi­ca­tifs tou­jours limi­tés, voire trom­peurs : elle n’est pas tou­jours inten­sive, elle n’est pas seule­ment indus­trielle ou chi­mique), ne peut abso­lu­ment pas nour­rir le monde à long terme. Cette agri­cul­ture est basée sur une sélec­tion intel­lec­tuelle et « hors-sol » des plantes et des ani­maux, qui conduit ensuite à arti­fi­cia­li­ser les milieux à coup d’en­grais chi­miques, de pes­ti­cides ou d’an­ti­bio­tiques, et qui oblige les agri­cul­teurs à deve­nir dépen­dants d’un sys­tème agro-indus­triel de plus en plus cynique. Contrairement à ce qu’af­firment cer­tains agro­nomes foca­li­sés sur des expé­ri­men­ta­tions conduites dans des condi­tions arti­fi­cielles et théo­riques, ce modèle conven­tion­nel n’est pas per­for­mant. Ces agro­nomes et ces indus­triels ne consi­dèrent que des résul­tats ponc­tuels dans des par­celles contrô­lées – selon leurs normes arti­fi­cielles. Il n’est pour­tant pas com­pli­qué de mesu­rer les ren­de­ments réels dans les fermes réelles à tra­vers le monde ! Cette mesure de la réa­li­té, qui intègre par néces­si­té l’ef­fet de la durée (suc­ces­sion des cultures) et de l’en­vi­ron­ne­ment, démontre qu’au­jourd’­hui, dans les pays non-tem­pé­rés, les ren­de­ments de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique sont supé­rieurs aux ren­de­ments de l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle. Ainsi, en Inde, les agro­nomes conven­tion­nels affirment, sur la base de leurs par­celles expé­ri­men­tales, que leur modèle per­met des ren­de­ments de riz de 10 tonnes par hec­tare et par an, ce qui serait le double des 5 tonnes obte­nues par l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique. C’est tout sim­ple­ment faux. La mesure des vrais champs dans les vraies fermes (et sur le long terme, alors que les agro­nomes en ques­tion ne prennent en compte que les « bonnes années ») prouve que les ren­de­ments du riz conven­tion­nel en Inde ne sont que de 3 à 4 tonnes par hec­tare et par an en moyenne plu­ri­an­nuelle. Autrement dit, les 5 tonnes du riz bio­lo­gique, qui sont éga­le­ment consta­tées sur le ter­rain, leur sont supérieures.

« Le modèle agri­cole actuel ne peut abso­lu­ment pas nour­rir le monde à long terme. Cette agri­cul­ture est basée sur une sélec­tion intel­lec­tuelle et hors-sol des plantes et des animaux. »

La situa­tion est plus com­plexe en Europe. Chez nous, les règles sur l’a­chat des semences, la fis­ca­li­té du tra­vail, l’ab­sence de tech­niques ances­trales en matière d’agro­fo­res­te­rie ou de cultures asso­ciées (et la fai­blesse des fonds de recherche dédiés à la bio), les aides de la Politique agri­cole com­mune (PAC), etc., créent une ter­rible dis­tor­sion de concur­rence au détri­ment de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique. Pourtant, même dans notre situa­tion qui est « la plus défa­vo­rable à la bio », il est pos­sible de mon­trer la supé­rio­ri­té des tech­niques bio­lo­giques. Ainsi, en Languedoc-Roussillon, Pascal Poot, un maraî­cher ins­tal­lé sur des terres caillou­teuses et arides, par­vient à obte­nir sans aucune irri­ga­tion des ren­de­ments de 15 kilos par pied de tomate ou d’au­ber­gine, ce qui a même conduit l’INRA (l’Institut natio­nal de la recherche agro­no­mique) à s’y inté­res­ser de près ! Ses « outils » sont à l’exact oppo­sé de l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle ou des OGM. D’abord, Pascal pra­tique une sélec­tion adap­ta­tive à long terme. Cela signi­fie non seule­ment qu’il adapte ses plantes à son milieu (ce qui est le contraire abso­lu des OGM, qui sont for­cé­ment stan­dar­di­sés et qui obligent à adap­ter le milieu aux plantes), mais qu’il le fait en accep­tant d’a­voir une ou deux géné­ra­tions moins pro­duc­tives. Il prend ain­si le contre-pied de la sélec­tion clas­sique, qui sélec­tionne à chaque géné­ra­tion les plantes les plus pro­duc­tives. Ici, accep­ter d’a­voir une ou deux géné­ra­tions peu per­for­mantes per­met à la lignée de s’a­dap­ter au sol et à la séche­resse… et d’ob­te­nir ensuite des plantes bien plus per­for­mantes que celles de la sélec­tion conven­tion­nelle. Ensuite, Pascal a amé­lio­ré la fer­ti­li­té bio­lo­gique de ses sols en sti­mu­lant leur vie micro­bienne et en consti­tuant une myco­rhize dense. La myco­rhize est une sym­biose entre les racines des plantes et les mycé­liums des micro-cham­pi­gnons du sol. Elle s’or­ga­nise géné­ra­le­ment autour des arbres, et per­met de mul­ti­plier par 10 la sur­face d’ab­sorp­tion raci­naire et la force de pom­page de l’eau inter­sti­tielle du sol. Bien évi­dem­ment, la mise en place de cette sym­biose impose de pré­ser­ver les micro-cham­pi­gnons, et donc de pros­crire tout usage de fon­gi­cides ! Plus glo­ba­le­ment, Pascal pra­tique l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique dans sa forme la plus exi­geante, ce qui lui a per­mis de ces­ser de détruire la vie de ses sols (que les pes­ti­cides affai­blissent voire ravagent), et il a enri­chi sa terre en matière orga­nique. Il opti­mise les arbres au lieu de les détruire, pra­ti­quant ce que l’on appelle « l’a­gro­fo­res­te­rie ». Ce genre de tech­niques, com­bi­nant une sélec­tion pay­sanne des plantes et les pra­tiques de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique (notam­ment l’as­so­cia­tion de plu­sieurs cultures sur la même par­celle), est par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace dans les pays non-tem­pé­rés. De nom­breuses asso­cia­tions, comme AgriSud, AVSF (Agronomes et vété­ri­naires sans fron­tières) ou les centres d’a­groé­co­lo­gie ins­pi­rés par Pierre Rabhi, le prouvent quo­ti­dien­ne­ment et redonnent à des com­mu­nau­tés pay­sannes les moyens de leur développement.

Quelle est pour vous l’é­chelle idéale pour le trai­te­ment des ques­tions rela­tives à l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique : est-ce encore un sujet local, natio­nal, ou bien un sujet confé­dé­ral (qui regarde des orga­ni­sa­tions inter-éta­tiques régio­nales) et mon­dial ? Faut-il plus ou moins de sou­ve­rai­ne­té ? Et de coor­di­na­tion internationale ?

D’un point de vue concret, la ques­tion agri­cole doit être trai­tée à par­tir des réa­li­tés agro­no­miques locales. Aucun « modèle » ne peut être trans­po­sé dans l’en­semble des ter­ri­toires — et c’est d’ailleurs pour cela que l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique se veut d’a­bord une démarche. La sélec­tion adap­ta­tive, la prise en compte des fonc­tion­ne­ments sociaux (notam­ment les rôles des femmes), le choix de plantes capables de se com­bi­ner avan­ta­geu­se­ment, la meilleure manière d’en­ri­chir la fer­ti­li­té bio­lo­gique des sols, l’op­ti­mi­sa­tion des éco­sys­tèmes : tous ces aspects n’ont de sens que dans une ges­tion locale. Mais les poli­tiques de déve­lop­pe­ment ne relèvent pas que de la tech­nique ! Par défi­ni­tion, elles s’in­sèrent dans les dyna­miques ins­ti­tu­tion­nelles et éco­no­miques. Or, l’é­chelle de ces der­nières est natio­nale, voire confé­dé­rale ou mon­diale. Le déve­lop­pe­ment de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique, par exemple, néces­site que les agri­cul­teurs puissent dis­po­ser d’une visi­bi­li­té à moyen terme sur les aides allouées (com­pa­ra­ti­ve­ment aux aides sou­vent déloyales de la PAC) et sur l’or­ga­ni­sa­tion des mar­chés, et d’un cadre ins­ti­tu­tion­nel stable. Dans l’é­tat actuel des ins­ti­tu­tions et de la gou­ver­nance agri­coles, où le syn­di­cat majo­ri­taire pro­duc­ti­viste et indus­triel règne en maître dans les orga­ni­sa­tions dépar­te­men­tales et régio­nales, et où il exerce une pres­sion à la limite du har­cè­le­ment à l’é­gard des élus ter­ri­to­riaux, aucune poli­tique agri­cole réfor­miste n’est viable si elle est lais­sée à l’ar­bi­traire local. Seules les échelles natio­nale et euro­péenne per­mettent aux citoyens de faire entendre leur voix et de s’ex­traire du cli­mat mal­sain que fait régner l’a­gro-indus­trie sur le ter­rain. Dans un monde idéal, le « bien com­mun » qu’est l’a­gri­cul­ture devrait pou­voir se gérer à l’é­chelle locale ; et les poli­tiques de déve­lop­pe­ment doivent viser à redon­ner aux com­mu­nau­tés pay­sannes les moyens de défi­nir elles-mêmes leurs objec­tifs et d’a­dap­ter leurs pra­tiques sans être for­ma­tées par l’a­gro-indus­trie. Dans le monde actuel, où les mul­ti­na­tio­nales et les syn­di­cats agro-indus­triels acca­parent les pou­voirs locaux et empêchent toute évo­lu­tion vers d’autres démarches agri­coles, les échelles natio­nales et supra­na­tio­nales sont incon­tour­nables pour agir et struc­tu­rer des alter­na­tives. Et, quoi qu’il en soit, l’or­ga­ni­sa­tion des filières ne peut pas se limi­ter au local : dans un monde de plus en plus urbain, les filières « longues » sont une réa­li­té qui impose des stra­té­gies natio­nales et inter­na­tio­nales. Je résu­me­rais en disant que les objec­tifs et les moyens doivent être éla­bo­rés à des échelles natio­nales (voire inter­na­tio­nales), tan­dis que les moda­li­tés d’ap­pli­ca­tion peuvent être adap­tées à chaque échelle locale – à condi­tion que ces adap­ta­tions ne per­mettent en aucun cas de remettre en cause l’objectif.

Agriculture intensive, DR.

N’y a‑t-il pas un para­doxe dans le fait d’établir des normes au niveau euro­péen afin de se défendre contre les pro­duits, notam­ment étran­gers, de mau­vaise qua­li­té et le fait que cer­taines de ces normes sont aus­si une par­tie du pro­blème pour l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique – comme, par exemple, celle qui a inter­dit à l’as­so­cia­tion Kokopeli de com­mer­cia­li­ser cer­taines graines de varié­tés anciennes ?

Je n’y vois pas néces­sai­re­ment de para­doxe, car il ne faut pas confondre l’ou­til et son usage ! L’outil « norme » reste par­fai­te­ment indis­pen­sable, car il est le seul garant de la prise en compte de l’in­té­rêt col­lec­tif et des exter­na­li­tés envi­ron­ne­men­tales. La loi du mar­ché ne peut, par défi­ni­tion, pas inté­grer le long terme ni les pol­lu­tions. Les normes euro­péennes sur les OGM, les pra­tiques d’é­le­vage, les pro­duits de trai­te­ment, etc., sont une abso­lue néces­si­té pour que la conscience col­lec­tive (la démo­cra­tie) contrôle les pra­tiques égoïstes indi­vi­duelles, poten­tiel­le­ment dan­ge­reuses, voire dra­ma­tiques. Je parle ici de conscience plu­tôt que d’in­té­rêt col­lec­tif, même si la plu­part des acteurs réduisent la démo­cra­tie à cette dimen­sion : au-delà des rai­sons « objec­tives » en matière de san­té publique, ces normes relèvent éga­le­ment d’une dimen­sion éthique et d’une onto­lo­gie (d’un rap­port au monde) qui sont tout autant légi­times et indis­pen­sables que le seul « inté­rêt à long terme ». Même les grands pen­seurs liber­taires ne font pas l’im­passe sur ces régu­la­tions col­lec­tives, qui sont au fon­de­ment de toute socié­té humaine. Il se trouve, bien sûr, que ces normes sont le résul­tat de com­pro­mis, de lob­bying, de trac­ta­tions par­fois dou­teuses, d’i­déo­lo­gies poli­tiques, etc. Elles sont aus­si le résul­tat d’une his­toire que l’on oublie tou­jours de revi­si­ter : ain­si, cer­taines normes en matière de semences sont légi­times (garan­tir à l’a­che­teur que les graines ger­me­ront et cor­res­pon­dront à la plante ache­tée), tan­dis que d’autres, qui ont été mises en place en paral­lèle pour des rai­sons his­to­riques, n’ont plus aucune jus­ti­fi­ca­tion sérieuse dans le monde actuel (l’o­bli­ga­tion pour un agri­cul­teur de recou­rir à des varié­tés ins­crites sur un cata­logue nor­mé, inadap­té pour l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique, notam­ment). Il est éga­le­ment impor­tant de ques­tion­ner le cadre de pen­sée, sou­vent uti­li­sé méca­ni­que­ment. Il n’y a rien d’a­nor­mal à ce que le com­merce des semences, qu’il s’a­gisse ou non de varié­tés anciennes, fasse l’ob­jet d’une régu­la­tion col­lec­tive pour évi­ter les escro­que­ries ou les mani­pu­la­tions (sans régu­la­tion, il serait impos­sible d’in­ter­dire les OGM !). En revanche, la ques­tion à poser est celle de la forme de cette régu­la­tion (com­ment faci­li­ter le tra­vail des semen­ciers arti­sa­naux qui gèrent de nom­breuses varié­tés en petite quan­ti­té ?) et celle des échanges gra­tuits de gré à gré. Ce qui est scan­da­leux, c’est sur­tout que les échanges gra­tuits de petites quan­ti­tés de semences ne soient pas auto­ri­sés : ici, la régu­la­tion est tacite et directe, sans tran­sac­tion finan­cière, et ne devrait pas rele­ver d’in­ter­dic­tions régle­men­taires (autre que le res­pect élé­men­taire des règles sanitaires).

En défi­ni­tive, le GMT n’in­ter­vient pas en ter­rain vierge : depuis des années, poli­tiques com­mer­ciales et agri­coles sont sans cesse en « col­li­sion » poten­tielle, puisque les objec­tifs de l’une et de l’autre ne sont ni par­ta­gés, ni hié­rar­chi­sés. Comment conce­vez-vous l’ar­ti­cu­la­tion des deux ? Peut-on échan­ger plus et mieux tout en main­te­nant ou en ins­tau­rant des normes de qua­li­té suf­fi­sante ? Quelles pos­sibles garan­ties ins­ti­tu­tion­nelles de cette com­pa­ti­bi­li­té entre des objec­tifs appa­rem­ment diver­gents (le plus bas prix ver­sus la plus haute qualité) ?

« Il n’existe pas d’in­com­pa­ti­bi­li­té par essence entre des prix ali­men­taires bas et la qua­li­té envi­ron­ne­men­tale, sani­taire et sociale. »

Il n’existe pas d’in­com­pa­ti­bi­li­té « par essence » entre des prix ali­men­taires bas et la qua­li­té envi­ron­ne­men­tale, sani­taire et sociale. L’actuelle contra­dic­tion entre les deux pro­vient d’une sédi­men­ta­tion de poli­tiques publiques, elle est le fruit d’une his­toire que l’on omet de revi­si­ter. Dès lors qu’il existe une orga­ni­sa­tion sociale (ce qui est une pré­cau­tion rhé­to­rique : l’ap­pa­ri­tion même d’ho­mo sapiens pré­sup­po­sait une orga­ni­sa­tion sociale, elle est donc intrin­sèque à l’hu­ma­ni­té), il existe des choix col­lec­tifs, qui créent des dis­tor­sions de concur­rence. La « loi de l’offre et de la demande » n’existe que dans les livres, ou à la rigueur dans des socié­tés fer­mées basées sur le troc à très courte dis­tance. Le moindre « échange au loin », la moindre orga­ni­sa­tion éco­no­mique, implique l’in­tro­duc­tion d’in­té­rêts indi­vi­duels et col­lec­tifs. C’est logique, nor­mal et inévi­table. Ces inté­rêts et ces dis­tor­sions peuvent être égoïstes (acteurs éco­no­miques qui cherchent à aug­men­ter leurs béné­fices) ou altruistes (poli­tiques publiques des­ti­nées à régu­ler ou sou­te­nir les échanges dans l’in­té­rêt commun).

J’insiste sur ce point : la régu­la­tion de l’a­gri­cul­ture (et des échanges en géné­ral) a tou­jours exis­té, même si elle n’est pas direc­te­ment visible. Lorsque l’Empire romain entre­te­nait des routes pavées, il créait une dis­tor­sion de concur­rence (finan­cée par l’im­pôt pour l’en­tre­tien des routes) au béné­fice des échanges agri­coles par chars-à-bœufs. Lorsque la Politique agri­cole com­mune finance les céréa­liers, elle crée une dis­tor­sion de concur­rence au béné­fice de l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle basée sur des cultures pures et la concen­tra­tion des terres. Lorsque la fis­ca­li­té sociale pèse sur le Travail et non pas sur le Capital, elle crée une dis­tor­sion de concur­rence au béné­fice de la méca­ni­sa­tion… qui contri­bue donc à l’aug­men­ta­tion du chô­mage. Les pro­duc­tions agri­coles pol­luantes (éle­vage hors-sol, céréales indus­trielles, etc.) ne sont pas réel­le­ment moins chères que l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique — bien au contraire. Même en lais­sant de côté les coûts médi­caux (sans doute consi­dé­rables) liés aux pol­lu­tions géné­ra­li­sées de l’air, de l’eau et des éco­sys­tèmes, il suf­fit de prendre en compte les coûts de trai­te­ment de l’eau pour démon­trer… que l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique coûte moins cher que l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle ! Un rap­port du Commissariat géné­ral au déve­lop­pe­ment durable, fin 2011, a éta­bli que les coûts de dépol­lu­tion des eaux dus aux seules pol­lu­tions agri­coles (en ciblant stric­te­ment cette dimen­sion agri­cole) sont supé­rieurs à 800 euros par hec­tare dans les zones d’a­li­men­ta­tion de cap­tage, qui concernent l’es­sen­tiel des espaces agri­coles fran­çais. Or, si les agri­cul­teurs rece­vaient 800 euros par hec­tare pour pro­duire en agri­cul­ture bio­lo­gique, les ali­ments bio pour­raient être ven­dus à un prix infé­rieur à celui des pro­duits les plus bas de gamme des maga­sins de dis­count… Le prix appa­rent de l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique est dû au fait que cette pro­duc­tion souffre de dis­tor­sions de concur­rence déloyale. Le fait que les prix de dépol­lu­tion de l’eau engen­drés par l’a­gri­cul­ture conven­tion­nelle ne soient pas comp­ta­bi­li­sés dans le prix de vente des ali­ments est un choix poli­tique, qui crée une dis­tor­sion de concur­rence. Le fait qu’une agri­cul­ture à forte main-d’œuvre comme l’a­gri­cul­ture bio­lo­gique soit défa­vo­ri­sée par l’as­siette actuelle de la fis­ca­li­té sociale crée une autre dis­tor­sion de concur­rence. Etc.

(DR)

Je ne vou­drais pas lais­ser pen­ser qu’il y aurait ici un machia­vé­lisme d’État ou un contrôle des poli­tiques par un groupe de mani­pu­la­teurs. Les dis­tor­sions de concur­rences sont inévi­tables et néces­saires… à condi­tion qu’elles soient conçues pour le bien com­mun et qu’elles soient révi­sées lorsque le contexte évo­lue. Le pro­blème de notre agri­cul­ture est que ces dis­po­si­tifs ont été éta­blis dans un contexte où ils sem­blaient logiques (l’a­près-guerre, quand la main-d’œuvre man­quait, quand l’éner­gie sem­blait abon­dante, quand les infra­struc­tures étaient finan­cées par le méca­nisme glo­bal de recons­truc­tion), et qu’ils sont deve­nus inadap­tés et scan­da­leux — voire cri­mi­nels, dans le contexte actuel. Il est par­fai­te­ment pos­sible d’é­la­bo­rer des sys­tèmes ali­men­taires mon­diaux, avec des échanges de den­rées, en construi­sant d’autres sché­mas d’in­té­rêt col­lec­tif, pre­nant en compte l’en­vi­ron­ne­ment, l’ef­fet de serre, l’au­to­no­mie des socié­tés pay­sannes, l’emploi, etc. Mais cela demande un cou­rage poli­tique et, avant tout, une remise à plat lucide et sans conces­sions des pesan­teurs his­to­riques des poli­tiques actuelles. Quoi qu’il en soit, le temps de la glo­ri­fi­ca­tion de l’é­change « pour l’é­change » est révo­lu. Les filières de demain devront retrou­ver un lien ter­ri­to­rial, car c’est à l’é­chelle des ter­ri­toires que se gère l’in­te­rac­tion avec l’en­vi­ron­ne­ment… et la prise en compte des attentes sociales. Des échanges inter­na­tio­naux ou à longue dis­tance res­te­ront néces­saires (pour les grandes villes) et utiles (pour les den­rées dont la pro­duc­tion est loca­li­sée, tel le cacao qu’il est impos­sible de culti­ver en France), mais ils devront être cir­cons­crits et ne pour­ront plus être un but en soi. Je ne pense pas qu’il soit néces­saire, et encore moins sou­hai­table, d’é­chan­ger « plus » de pro­duits agri­coles à l’é­chelle inter­na­tio­nale. Il faut au contraire redon­ner aux socié­tés les moyens de leur propre ali­men­ta­tion (moyen­nant, le cas échéant, des cir­cuits régio­naux), et recen­trer les échanges longue dis­tance sur des pro­duits de pre­mière néces­si­té (aide d’ur­gence) ou de valo­ri­sa­tion mutuelle (cacao ou café dans le cadre d’un com­merce équi­table et d’une pro­duc­tion bio­lo­gique, en asso­cia­tion avec des cultures vivrières).


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REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Paul Ariès, « La poli­tique des grandes ques­tions abs­traites, c’est celle des domi­nants », mars 2015


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