Écologie : socialisme ou barbarie — par Murray Bookchin


L’« éco­lo­gie sociale », telle a été sa grande affaire. Étant don­né que « presque tous les pro­blèmes éco­lo­giques sont des pro­blèmes sociaux », Murray Bookchin a, des décen­nies durant, déve­lop­pé l’i­dée que l’é­co­lo­gie était indis­so­ciable d’une poli­tique pleine et entière d’é­man­ci­pa­tion — qu’il a volon­tiers nom­mée « com­mu­niste liber­taire ». S’il a bien sûr dénon­cé la bouf­fon­ne­rie du « capi­ta­lisme vert », Bookchin a éga­le­ment ouvert deux autres fronts : contre une défense de la bio­sphère étroi­te­ment loca­liste, iden­ti­taire et pas­séiste ; contre une approche inté­rieure, mys­tique, éso­té­rique ou néo­païenne du péril éco­lo­gique. De livre en livre, il a ain­si plai­dé pour une éco­lo­gie ration­nelle, ancrée dans les tra­di­tions socia­liste et popu­liste de gauche. En 1989, il débat­tait avec Dave Foreman, cofon­da­teur de l’or­ga­ni­sa­tion éta­su­nienne Earth First! et par­ti­san de l’« éco­lo­gie pro­fonde ». Sous le titre Quelle éco­lo­gie radi­cale ?, les édi­tions Atelier de créa­tion liber­taire viennent de repu­blier leur échange, près de trente ans après la pre­mière édi­tion, épui­sée ; nous en publions quelques pages.


[I]l est très impor­tant que nous empê­chions le mou­ve­ment éco­lo­giste de dégra­der ce concept [de spi­ri­tua­li­té] en croyance, en une forme vul­gaire de culte ata­vique de la nature peu­plé de dieux, de déesses, et fina­le­ment d’une hié­rar­chie nou­velle de prêtres et de prê­tresses. Les gens qui croient que la solu­tion est de créer une nou­velle « reli­gion verte » ou de ravi­ver les croyances en des dieux, des déesses ou des lutins des bois, dis­si­mulent sous un mys­ti­cisme le besoin de chan­ge­ment social. Cette ten­dance nom­breuse chez les éco­lo­gistes pro­fonds, les éco­fé­mi­nistes et Verts du New Age me préoccupe.

[…] Il nous faut encore déve­lop­per une pers­pec­tive plei­ne­ment éco­lo­giste. […] La dif­fé­rence la plus insur­mon­table entre l’écologie sociale et la gauche tra­di­tion­nelle est que la gauche tra­di­tion­nelle tient pour éta­bli, consciem­ment ou incons­ciem­ment, que la « domi­na­tion de la nature » est un impé­ra­tif his­to­rique objec­tif. Dans la lignée de Marx, la plu­part des hommes de gauche croient que la « domi­na­tion de l’homme par l’homme » est, ou du moins était, un mal, inévi­table his­to­ri­que­ment, direc­te­ment issu du besoin humain objec­tif de « domi­ner la nature ». Libéraux, sociaux-démo­crates, mar­xistes et même un cer­tain nombre d’anarchistes clas­siques ont adop­té ce point de vue domi­nant de notre civi­li­sa­tion moderne selon lequel le monde natu­rel est « aveugle », « muet », « cruel », « com­pé­ti­tif » et « mes­quin ». Ce qui me choque ici, c’est l’idée selon laquelle l’humanité serait confron­tée à une « alté­ri­té » hos­tile contre laquelle elle devrait oppo­ser ses propres forces de labeur et de ruse avant de pou­voir s’élever au-des­sus du « domaine de la néces­si­té » pour atteindre un nou­veau « domaine de la liberté ».

« C’est cette approche de la nature qui a per­mis à Marx de décrire le capi­ta­lisme comme une force pro­gres­siste de l’histoire. »

C’est cette approche de la nature qui a per­mis à Marx de décrire le capi­ta­lisme comme une force pro­gres­siste de l’histoire. Pour Marx, le capi­ta­lisme a pous­sé les êtres humains au-delà de la « déi­fi­ca­tion » de la nature et de la satis­fac­tion des besoins dans des limites bien défi­nies. Le capi­ta­lisme, selon beau­coup d’hommes de gauche aujourd’hui, qu’ils y pensent consciem­ment ou non, est la pré-condi­tion his­to­rique à la libé­ra­tion de l’homme. Ne nous mépre­nons pas : Marx, comme la plu­part des théo­ri­ciens sociaux modernes, croyait que la liber­té humaine néces­si­tait que le monde natu­rel devienne « sim­ple­ment un objet pour le genre humain, pure­ment une ques­tion d’utilité » sou­mis aux « exi­gences humaines ».

Ce tableau idéo­lo­gique dres­sé, il n’est pas sur­pre­nant que la plu­part des gens de gauche ne s’intéressent réel­le­ment aux pro­blèmes de pro­tec­tion de l’environnement seule­ment pour des rai­sons pure­ment uti­li­taires. Ces gens de gauche sup­posent que l’intérêt que nous por­tons à la nature repose uni­que­ment sur notre inté­rêt per­son­nel plu­tôt que sur un sen­ti­ment de com­mu­nau­té de vie de manière à la fois unique et dis­tincte. Il y a là une approche gros­siè­re­ment ins­tru­men­tale reflé­tant une alié­na­tion men­tale grave de nos sen­si­bi­li­tés morales. Étant don­né un tel argu­ment, notre rela­tion morale à la nature n’est ni bonne ni mau­vaise, à l’image de l’efficacité avec laquelle nous pillons le monde natu­rel sans en souf­frir d’aucune façon.

[Tom Hegen | http://tomhegen.de]

Je rejette fon­da­men­ta­le­ment cette idée. L’écologie sociale offre une pers­pec­tive liber­taire de gauche qui ne sous­crit pas à cette notion per­ni­cieuse. Les éco­lo­gistes sociaux appellent, au lieu de cela, à la créa­tion d’une socié­té authen­ti­que­ment éco­lo­gique et au déve­lop­pe­ment d’une sen­si­bi­li­té éco­lo­giste qui res­pecte pro­fon­dé­ment le monde natu­rel et la pous­sée créa­trice de l’évolution natu­relle. Nous ne sommes pas inté­res­sés par la des­truc­tion du monde natu­rel et de l’évolution même si nous pou­vions trou­ver des sub­sti­tuts syn­thé­tiques ou méca­niques « exploi­tables » ou « adé­quats » aux formes de vie et aux rela­tions éco­lo­giques existantes.

« Nous avons beau­coup à apprendre de l’approche anti-hié­rar­chique du fémi­nisme et de l’écologie sociale. »

Les éco­lo­gistes sociaux sou­tiennent, en se basant sur une évi­dence anthro­po­lo­gique digne d’attention, que l’approche moderne de la nature en tant « qu’altérité » hos­tile et mes­quine est his­to­ri­que­ment issue d’une repro­duc­tion des rela­tions sociales hié­rar­chiques faus­sées envers elle. En clair, dans les socié­tés tri­bales orga­niques, non hié­rar­chi­sées, la nature est habi­tuel­le­ment consi­dé­rée comme une source féconde de vie et de bien-être. En effet, elle est per­çue comme un ensemble inté­grant l’humanité. Cela pro­duit une éthique de l’environnement bien dif­fé­rente de celle des socié­tés hié­rar­chi­sées et stra­ti­fiées d’aujourd’hui. Cela explique pour­quoi les éco­lo­gistes sociaux mettent conti­nuel­le­ment l’accent sur le besoin d’harmoniser de nou­veau les rela­tions sociales comme moyen fon­da­men­tal de résoudre la crise éco­lo­gique de manière pro­fonde et durable. C’est un élé­ment essen­tiel dans le réta­blis­se­ment d’une rela­tion éthique de com­plé­men­ta­ri­té avec le monde non humain.

Et soyons bien clairs là-des­sus : nous ne sommes pas sim­ple­ment en train de par­ler de mettre fin à l’exploitation des classes, comme la plu­part des mar­xistes le réclament, aus­si impor­tant que ce soit. Nous sommes en train de par­ler de l’anéantissement de toutes les formes de hié­rar­chie et de domi­na­tion dans toutes les sphères de la vie sociale. Bien sûr, la source immé­diate de la crise éco­lo­gique est le capi­ta­lisme mais à cela les éco­lo­gistes sociaux ajoutent un pro­blème pro­fon­dé­ment enfoui au cœur de notre civi­li­sa­tion : l’existence de hié­rar­chies et men­ta­li­té ou culture hié­rar­chiques pré­cé­dant l’émergence des classes et de l’exploitation éco­no­mique. Les fémi­nistes radi­cales de la pre­mière heure qui ont, dans les années 1970, pour la pre­mière fois, sou­le­vé le pro­blème du patriar­cat l’ont bien com­pris. Nous avons beau­coup à apprendre de l’approche anti-hié­rar­chique du fémi­nisme et de l’écologie sociale. Nous avons besoin de cher­cher dans des sys­tèmes ins­ti­tu­tion­na­li­sés de coer­ci­tion, de com­mande et d’obéissance qui existent aujourd’hui et qui ont pré­cé­dé l’émergence des classes éco­no­miques. La hié­rar­chie n’est pas néces­sai­re­ment moti­vée par l’économie. Nous devons regar­der au-delà des formes éco­no­miques d’exploitation, vers des formes cultu­relles de domi­na­tion exis­tant au sein de la famille, entre géné­ra­tions, sexes, groupes raciaux et eth­niques, dans toutes les ins­ti­tu­tions poli­tiques, éco­no­miques et sociales et, de manière très signi­fi­ca­tive, dans la façon dont nous appré­hen­dons la réa­li­té dans son ensemble, y com­pris la nature et les formes de vie non humaines.

[Tom Hegen | http://tomhegen.de]

Je crois que la cou­leur du radi­ca­lisme aujourd’hui n’est pas le rouge mais le vert. Je com­prends même, étant don­né l’analphabétisme éco­lo­gique de tant de membres de la gauche conven­tion­nelle, pour­quoi tant de mili­tants verts se consi­dèrent eux-mêmes comme « ni à gauche ni à droite ». Initialement, je vou­lais tra­vailler avec ce slo­gan. Je ne savais pas si nous allions « de l’avant » comme ce slo­gan le sug­gère, mais je vou­lais au moins me diri­ger vers quelque chose de nou­veau, quelque chose d’à peine anti­ci­pé par la gauche conven­tion­nelle. En effet, peu de per­sonnes ont été aus­si intran­si­geantes dans leur cri­tique du « para­digme » socia­liste conven­tion­nel que je l’ai été.

Aujourd’hui par exemple, le mou­ve­ment vert amé­ri­cain ne peut pas se déci­der à dire d’une seule et même voix s’il est oppo­sé au capi­ta­lisme ou non. En effet, cer­tains US Green Committees of Correspondence1 locaux sont consti­tués de répu­bli­cains modé­rés et de démo­crates libé­raux qui parlent de « mar­chés tota­le­ment libres », de « capi­ta­lisme vert » et de « consu­mé­risme vert » comme moyens suf­fi­sants pour contrô­ler la poli­tique des entre­prises mul­ti­na­tio­nales. Ils parlent d’animer des ate­liers pour direc­teurs de socié­té afin de les encou­ra­ger à adop­ter une éthique des affaires à conso­nance éco­lo­gique. Une approche verte liber­taire de gauche coupe court à cette pen­sée super­fi­cielle, réfor­miste et très naïve.

« Le rejet sans dis­cer­ne­ment des réa­li­sa­tions dues au siècle des Lumières abou­tit inva­ria­ble­ment à jeter le bébé avec l’eau du bain. »

La tra­di­tion radi­cale de gauche est sans équi­voque anti­ca­pi­ta­liste. Les Verts peuvent apprendre d’une approche éco­lo­giste liber­taire que le capi­ta­lisme est fon­da­men­ta­le­ment anti-éco­lo­gique. Tôt ou tard, une éco­no­mie de mar­ché, dont la loi même de vie se struc­ture autour de la com­pé­ti­tion et de l’accumulation, sys­tème basé sur la maxime du « marche ou crève », doit néces­sai­re­ment déchi­rer la pla­nète, tous fac­teurs cultu­rels et moraux mis à part. Ce pro­blème est sys­té­mique, pas sim­ple­ment éthique. Le capi­ta­lisme mul­ti­na­tio­nal des grandes socié­tés est un can­cer de la bio­sphère qui détruit sur cette pla­nète avec rapa­ci­té le tra­vail de siècles d’évolution natu­relle ain­si que les sup­ports de formes de vie com­plexes. Le mou­ve­ment éco­lo­giste n’ira nulle part s’il ne fait pas direc­te­ment face à cela. À son cré­dit, Earth First! a fait mieux que la plu­part des mou­ve­ments éco­lo­gistes en com­pre­nant ce point.

En outre, je crois que l’absence d’une pers­pec­tive verte liber­taire de gauche a ren­du trop d’écologistes et de fémi­nistes cri­tiques du « Siècle des Lumières » déni­grant l’humanisme, le naturalisme2, la rai­son, la science et la tech­no­lo­gie. Cela se com­prend sans aucun doute si l’on consi­dère la manière dont ces idéaux humains ont été per­ver­tis par une socié­té can­cé­ri­gène, cen­trée sur le patriar­cat, le racisme, le capi­ta­lisme et la bureau­cra­tie. Le rejet sans dis­cer­ne­ment des réa­li­sa­tions dues au siècle des Lumières abou­tit inva­ria­ble­ment à jeter le bébé avec l’eau du bain.

[Tom Hegen | http://tomhegen.de]

Que notre socié­té ait réduit la rai­son à un ratio­na­lisme indus­triel dur, cen­tré sur l’efficacité plu­tôt que sur une intel­lec­tua­li­té mora­le­ment ins­pi­rée, qu’elle uti­lise la science pour quan­ti­fier le monde et divi­ser la pen­sée contre le sen­ti­ment, qu’elle uti­lise la tech­no­lo­gie pour exploi­ter la nature, y com­pris la nature humaine, ne devrait pas ame­ner à nier la valeur des idéaux sous-jacents du siècle des Lumières. Nous avons beau­coup à apprendre de la solide tra­di­tion orga­nis­mique de la phi­lo­so­phie occi­den­tale qui com­mence avec Héraclite et se per­pé­tue à tra­vers la dia­lec­tique qua­si évo­lu­tion­niste d’Aristote, de Diderot et de Hegel. Nous avons beau­coup à apprendre des ana­lyses éco-anar­chistes de Pierre Kropotkine et, vous m’avez bien enten­du, des points de vue éco­no­miques radi­caux éclai­rés de Karl Marx, des approches anti­sexistes, huma­nistes et révo­lu­tion­naires de Louise Michel et d’Emma Goldman, ain­si que des visions com­mu­nau­taires de Paul Goodman , E. A. Gutkind et Lewis Mumford.

« Devons-nous réel­le­ment rem­pla­cer le natu­ra­lisme par les nou­veaux mondes sur­na­tu­rels qui com­mencent à être à la mode ? »

La nou­velle mode anti-Siècle des Lumières qui déclare que ces pen­seurs n’ont pas de rai­son d’être, ou même pire, me choque et m’effraie. Elle peut être tout à fait dan­ge­reuse. Les modes anti­ra­tion­nelle, anti-huma­niste, du sur­na­tu­rel, de l’esprit de clo­cher et de l’atavisme sont des bases effrayantes pour construire une socié­té nou­velle. De telles approches peuvent mener trop faci­le­ment aux extrêmes du fana­tisme poli­tique ou à une pas­si­vi­té sociale. Elles peuvent faci­le­ment deve­nir réac­tion­naires, froides et cruelles.

J’ai vu arri­ver cela dans les années 1930. C’est la rai­son pour laquelle je dis que l’écofascisme est aujourd’hui une vraie pos­si­bi­li­té au sein de notre mou­ve­ment. C’est pour­quoi j’ai cri­ti­qué plu­sieurs des affir­ma­tions misan­thropes qui ont été publiées dans Earth First!, pour­quoi j’ai dénon­cé ces quelques membres d’Earth First! qui se tiennent autour de feux de camp en scan­dant « à bas les êtres humains », et pour­quoi j’ai expri­mé ma conster­na­tion devant le fait que des décla­ra­tions extrêmes sur le Sida, l’immigration et la famine énon­cées par des membres d’Earth First!3 soient res­tées sans démen­tis par des phi­lo­sophes de l’écologie pro­fonde tels que George Sessions , Bill Devall et Arne Naess . Je suis d’accord avec Dave [Foreman] pour dire que nous devrions res­pec­ter la diver­si­té au sein de notre mou­ve­ment, mais nous ne devrions pas confondre diver­si­té et contra­dic­tion totale. De tels points de vue sont au mieux inutiles et au pire inef­fi­caces, voire très dangereux.

N’y a‑t-il vrai­ment pas de place dans notre mou­ve­ment pour une éthique huma­niste ? N’y a‑t-il pas de place pour la rai­son ? N’y a‑t-il vrai­ment pas de place pour une tech­no­lo­gie à conso­nance éco­lo­gique qui puisse satis­faire les besoins maté­riels de base avec un mini­mum de dur labeur, lais­sant aux gens le temps et l’énergie pour pra­ti­quer démo­cra­tie directe, vie sociale appro­fon­die, la nature et satis­faire ses goûts cultu­rels ? N’y a‑t-il pas de place pour les sciences natu­relles ? N’y a t‑il pas de place pour une mise en valeur de l’intérêt humain uni­ver­sel ? Est-ce vrai­ment éco­lo­gique de cri­ti­quer ain­si l’humanité ? Devons-nous réel­le­ment rem­pla­cer le natu­ra­lisme par les nou­veaux mondes sur­na­tu­rels qui com­mencent à être à la mode ?

[Tom Hegen | http://tomhegen.de]

Dave a sans doute rai­son lorsqu’il affirme que le fan­tas­tique et le mer­veilleux ont une place capi­tale dans l’esprit humain ration­nel. Cependant, ne per­met­tons pas qu’une célé­bra­tion de ces manières d’appréhender le monde ne dégé­nère en un anti­ra­tio­na­lisme comme cela arrive trop sou­vent ces temps-ci. N’autorisons pas que la célé­bra­tion de la nature comme une fin en soi ne dégé­nère en un anti-huma­nisme misan­thrope. Ne per­met­tons pas qu’une appré­cia­tion des tra­di­tions spi­ri­tuelles des peuples tri­baux ne dégé­nère en une approche réac­tion­naire, sur­na­tu­relle, anti-scien­ti­fique et anti-tech­no­lo­gique, appe­lant à l’anéantissement de la civi­li­sa­tion et à la valo­ri­sa­tion des socié­tés basées sur la cueillette et la chasse comme seule façon légi­time de vivre.

J’appelle tous les mili­tants du mou­ve­ment à défendre le natu­ra­lisme ain­si qu’un huma­nisme éco­lo­giste éten­du. C’est l’une des plus impor­tantes leçons que j’ai apprises de cette tra­di­tion liber­taire dont je viens. Si nous devons créer une socié­té éco­lo­gique libre, nous aurons besoin de rete­nir cette leçon et de nous oppo­ser à cet anti-siècle des Lumières qui a éloi­gné de nous trop de nos alliés potentiels.

« L’économie sei­gneu­riale du Moyen Âge accor­dait une grande impor­tance à l’autarcie ou auto­suf­fi­sance ain­si qu’à la spi­ri­tua­li­té. Pourtant, l’oppression fut sou­vent intolérable. »

Nous avons besoin d’associer plei­ne­ment bou­le­ver­se­ments éco­lo­giques et bou­le­ver­se­ments sociaux, de riva­li­ser avec les inté­rêts maté­riels des grandes entre­prises et de la poli­tique (ce que nous devrions plus jus­te­ment nom­mer capi­ta­lisme), d’analyser, d’explorer et d’attaquer la hié­rar­chie en tant que réa­li­té, pas seule­ment en tant que théo­rie, de recon­naître les besoins maté­riels des pauvres et du tiers-monde, de fonc­tion­ner poli­ti­que­ment, non comme un culte reli­gieux, de don­ner aux races humaines et à l’esprit humain ce qui leur est dû dans l’évolution natu­relle plu­tôt que de les consi­dé­rer comme des « can­cers » de la bio­sphère, d’examiner les éco­no­mies aus­si bien que les « âmes », de déve­lop­per une éthique à ten­dance éco­lo­giste plu­tôt que d’aller se perdre dans des que­relles sco­las­tiques sur les « droits » des virus patho­gènes. En effet, à moins que le mou­ve­ment d’écologie radi­cale n’intègre les pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques aux pré­oc­cu­pa­tions sociales de longue date de la tra­di­tion liber­taire de gauche ain­si que les éco­lo­gistes sociaux ont ten­té de le faire, notre mou­ve­ment sera réqui­si­tion­né, atta­qué ou trans­for­mé en quelque chose de triste et d’opprimant.

[…] Soyons réa­listes, les pro­po­si­tions spé­ci­fiques de décen­tra­li­sa­tion, de petites com­mu­nau­tés, d’aide mutuelle et de com­mu­na­lisme que les phi­lo­sophes de l’écologie pro­fonde comme Sessions et Devall ont emprun­tées aux éco-anar­chistes comme Pierre Kropotkine et moi-même ne sont pas intrin­sè­que­ment éco­lo­gistes ou éman­ci­pa­trices. Un tel résul­tat dépend au fond du contexte social et phi­lo­so­phique dans lequel nous pla­çons de tels pro­grammes. Peu de socié­tés furent plus décen­tra­li­sées que le féo­da­lisme euro­péen qui se struc­tu­rait autour de petites com­mu­nau­tés repo­sant sur une aide mutuelle et sur une uti­li­sa­tion com­mune de la terre. Pourtant, peu de socié­tés furent plus hié­rar­chi­sées et plus oppri­mantes. L’économie sei­gneu­riale du Moyen Âge accor­dait une grande impor­tance à l’autarcie ou « auto­suf­fi­sance » ain­si qu’à la spi­ri­tua­li­té. Pourtant, l’oppression fut sou­vent into­lé­rable, et la grande majo­ri­té des gens qui appar­te­naient à cette socié­té ont vécu dans un assu­jet­tis­se­ment total envers leurs « supé­rieurs » de la noblesse.

Une approche verte pré­cise, créa­trice et réflé­chie, de gauche peut nous aider à évi­ter cette fata­li­té. Elle peut four­nir une struc­ture de base ou un contexte phi­lo­so­phique cohé­rents pou­vant évi­ter l’insensibilité morale, le racisme, le sexisme, la misan­thro­pie, l’autoritarisme et l’inculture qui ont par­fois fait sur­face au sein des cercles de l’écologie pro­fonde. Elle peut aus­si four­nir une alter­na­tive cohé­rente à la négli­gence tra­di­tion­nelle de la gauche vis-à-vis de l’écologie et à son enga­ge­ment pure­ment uti­li­taire plus récent dans l’environnementalisme réformiste.

Je suis convain­cu que nous allons avoir besoin de « ver­dir la gauche et de radi­ca­li­ser les Verts » si nous avons l’intention de défendre effi­ca­ce­ment la Terre.


Photographies de ban­nière et de vignette : Tom Hegen | http://tomhegen.de


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  1. Fondés en 1984 aux États-Unis, les Green Committees of Correspondence avaient pour but d’or­ga­ni­ser des groupes locaux Verts, édi­tant un bul­le­tin d’in­for­ma­tion et tra­vaillant à la fon­da­tion d’une orga­ni­sa­tion poli­tique verte [ndlr].
  2. L’écologie sociale est, pour Bookchin, natu­ra­liste en ce qu’elle n’est ni bio­cen­trique, ni anthro­po­cen­trique : entendre qu’elle « ren­force les racines pro­fondes de l’hu­ma­ni­té et de la socié­té dans son évo­lu­tion natu­relle ». Ainsi, refu­sant de mythi­fier l’hu­ma­ni­té autant que la nature, les êtres humains sont à ses yeux des êtres bio­lo­giques et sociaux. Un natu­ra­lisme qui s’op­pose éga­le­ment à toute approche sur­na­tu­relle (mys­tique) de la nature [ndlr].
  3. Bookchin fait ici allu­sion au fait que cer­tains éco­lo­gistes « pro­fonds » se soient féli­ci­tés du Sida comme d’un bien­fait envi­ron­ne­men­ta­liste, aient décla­ré que les popu­la­tions migrantes his­pa­no­phones étaient infé­rieures et avan­cé que la famine en Éthiopie per­met­tait de régu­ler les popu­la­tions du Sud [ndlr].

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Tanuro : « Collapsologie : toutes les dérives idéo­lo­giques sont pos­sibles », juin 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réin­ven­ter l’idée de pro­grès social », sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Janet Biehl : « Bookchin a été mar­gi­na­li­sé », octobre 2015


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