Texte inédit | Ballast
Est-il encore utile de critiquer l’ordre du monde ? On peut en douter. Pour peu qu’on ouvre les yeux, tout est net. Plus difficile est d’imaginer la suite : par quoi remplacer — en France, déjà — le pouvoir présidentiel, sa loi capitaliste et parlementaire, ses forces armées largement fascisées ? Nous avons, dans cette optique, régulièrement interrogé les projets de société communaliste, écosocialiste, communiste libertaire, orwellien et friotiste. Sur la base des expériences de transformation sociale que l’Europe a connues, le philosophe, économiste, psychanalyste et militant Cornelius Castoriadis — figure centrale de l’organisation Socialisme ou Barbarie — a imaginé, à partir des années 1950, à quoi pourrait concrètement ressembler une société qui mettrait fin à la mise au pas des populations. S’il refusait toute perspective utopiste, il n’en croyait pas moins que le mouvement pour le mouvement ne suffisait pas : mieux vaut avoir deux ou trois idées claires sur l’avenir désiré. Cette société socialiste et écologique (qu’il a également appelée « société autonome » ou « société juste ») instituera enfin la démocratie. ☰ Par Victor Cartan
Le monde de Castoriadis — les Trente Glorieuses, la guerre froide, un PCF à plus de 20 %, les agriculteurs représentant un sixième de l’emploi, une forte croissance industrielle et le fax — n’est plus le nôtre. La proposition castoriadienne pourrait pourtant, dans ses grandes largeurs et à la condition évidente de l’actualiser, rencontrer nombre des questionnements et des combats de notre temps. « Tout se passe comme si les idées de Castoriadis, restées marginales durant toute sa vie, avaient fini par irradier l’espace public« , notait même le professeur de philosophie Philippe Caumières, auteur d’un récent ouvrage consacré à sa pensée. L’Union soviétique et ses alliés incarnaient en son temps l’opposition dominante au capitalisme. Castoriadis, brièvement partisan du trotskysme (puis critique de ce dernier), n’a eu de cesse de dénoncer l’imposture du « socialisme réel », c’est-à-dire stalinien1. Le socialisme qu’il a défendu répondait donc, pour une large part, à sa capture bureaucratique et totalitaire : l’important était de formuler à nouveaux frais une proposition socialiste détaillée. En 1964, dans son étude « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », il déclarait ainsi : « Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail2.«
La démocratie n’est pas « représentative »
« La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif3 », avançait Emmanuel-Joseph Sieyès en septembre 1789. L’homme, député, a travaillé à la rédaction de la première constitution française. Le propos pourra dérouter le lecteur contemporain tant les esprits ont été acclimatés à l’idée que la démocratie repose, précisément, sur l’idée de représentation et de scrutins étatiques. Rien n’est moins vrai. La représentation est une idée moderne ; dans l’Athènes classique des Ve et IVe siècles avant notre ère, le personnel des organes de gouvernement était tiré au sort : Conseil des Cinq-Cents, Tribunal du Peuple et la quasi totalité des magistrats4. Aristote assurait que l’élection était oligarchique, Montesquieu que le suffrage électif était de nature aristocratique et Rousseau que les Anglais étaient des esclaves qui se croyaient libres au motif qu’ils se contentaient d’élire occasionnellement les membres du Parlement. Au cours d’une conférence donnée à New York en avril 1982, Castoriadis pouvait donc rappeler que « la représentation est un principe étranger à la démocratie. Et cela ne souffre guère la discussion. Dès qu’il y a des représentants
permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens5 ».
« La population détient-elle le pouvoir ? non. Contrôle-t-elle le gouvernement ? non. Conçoit-elle les lois ? non. »
La démocratie, c’est la souveraineté du peuple, et « être souverain c’est l’être vingt-quatre heures sur vingt-quatre6 ». Être représenté est une « insulte7 » faite à toute citoyenneté authentique. Face à la caméra de Chris Marker, Castoriadis ajoutait en 1989 :
Chez les Modernes, l’idée de la démocratie représentative va de pair avec ce qu’il faut bien appeler une aliénation du pouvoir, une autoexpropriation du pouvoir, c’est-à-dire la population dit : « Pendant cinq ans, je n’ai rien à faire sur le plan politique, j’ai choisi 548 personnes qui vont s’occuper de mes affaires, dans le cadre de la Constitution, avec certaines garanties, etc. » Le résultat, c’est que pendant ces cinq ans, les citoyens ne sont pas actifs, ils sont passifs.
Nous ne vivons pas en démocratie mais sous un « régime d’oligarchie libérale8 ». La population détient-elle le pouvoir ? non. Contrôle-t-elle le gouvernement ? non. Conçoit-elle les lois ? non. A-t-elle son mot à dire sur la production des technologies ? non. Maîtrise-t-elle la façon dont s’organise le travail au quotidien ? non. Il convient dès lors de tourner la page du parlementarisme et, par la révolution, de bâtir une société autonome et socialiste — une société auto-organisée, auto-gouvernée, qui créera et dirigera elle-même ses institutions, offrant de la sorte « un sens à la vie et au travail des hommes9 ».
Le « socialisme » : mais encore ?
« Socialisme
, je ne sais plus ce que ça veut dire », confiait fin 2021 le philosophe et économiste Frédéric Lordon à la revue Ballast — pour lui préférer le terme de « communisme ». Il est vrai : « socialisme » est équivoque. C’est qu’il renvoie de nos jours à trois propositions distinctes, toutes opérantes.
Un : au projet matriciel, historique, global et international d’opposition au mode de production capitaliste et, parallèlement, à l’édification d’une société débarrassée de toute forme d’oppression. Le communard Élisée Reclus énonçait ainsi, dès 1884, qu’on ne saurait réaliser l’idéal socialiste en destinant « à la mort tous nos semblables qui portent museau10 », autrement dit en continuant d’attenter à la vie animale ; la communarde Paule Minck notait, neuf ans plus tard, qu’« avec [l’idée socialiste] marche l’émancipation de la femme11 » ; l’écrivain James Baldwin précisait, un siècle après, que le « socialisme authentique » signifiait « l’éradication de ce que nous appelons le problème racial12 ». Réduire le socialisme à ses seules propriétés économiques n’a, partant, aucun sens. L’introducteur français du terme, Pierre Leroux13, l’avait d’ailleurs défini d’une manière pour le moins englobante au XIXe siècle : le socialisme est « la doctrine qui ne sacrifie aucun des termes de la formule : Liberté, Égalité, Fraternité, mais qui les conciliera tous14 ». De la matrice socialiste — ce « noyau central« — ont émergé, comme autant de branches, l’anarchisme, le communisme et la social-démocratie. Deux : dans la configuration marxiste-léniniste, le terme « socialisme » a servi à désigner une étape transitoire. Il est devenu la phase qui succèdera au capitalisme et préludera à l’ère finale communiste. Un « stade particulier« , théorisait Lénine dans L’État et la Révolution, « la première phase de la société communiste« . Pour autant, on ne trouve « chez Marx lui-même rien qui ressemble à une telle opposition entre socialisme et communisme : comme nombre de ses contemporains, Marx utilise l’un ou l’autre de ces termes indifféremment et les traite comme des synonymes15 ». Trois : le socialisme des partis du même nom, qui, dans le monde entier, s’en sont réclamés depuis la division du mouvement ouvrier en deux grands blocs : ceux qui ont tenu à conserver « la vieille maison » (ainsi que l’a voulu Blum lors du congrès de Tours) et ceux qui ont rallié le communisme triomphant au lendemain de la révolution bolchevik de 1917.
L’usage que Castoriadis a fait de ce terme a évolué au fil des ans. Dans les pages de Socialisme ou Barbarie, l’économiste a d’abord repris à son compte la configuration marxiste-léniniste en question. La société socialiste qu’il a ébauchée tout au long des années 1950 — et synthétisée dans l’ouvrage Le Contenu du socialisme en 1979 —, c’était donc l’organisation sociale qui naîtrait de la prochaine révolution, briserait le régime de l’exploitation mais continuerait de souffrir des scories du monde ancien. Ce n’était pas l’ère, encore lointaine, pour le moment indescriptible, du communisme enfin réalisé (autrement dit, dans le dialecte marxiste en vigueur, « l’abondance matérielle et le plein développement des capacités humaines« , l’avènement de « l’homme total » et la disparition de l’État). Sa rupture avec le marxisme consommée au milieu des années 1960, Castoriadis a définitivement abandonné ce schéma. Jusqu’à sa mort, il a parlé plus volontiers de « société autonome » — les mots de « socialisme » et de « communisme », qu’on les tienne pour synonymes ou non, ayant été, selon lui, défigurés par l’expérience stalinienne.
« Réduire le socialisme à ses seules propriétés économiques n’a, partant, aucun sens. »
Nous inclinons à penser, avec le philosophe trotskyste Daniel Bensaïd, que « Les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé. On peut en dire, comme des animaux de la fable, qu’ils n’en sont pas tous morts, mais que tous ont été gravement frappés. Socialisme, révolution, anarchie même, ne se portent guère mieux que communisme« . On pourrait même ajouter que le signifiant « autonomie », en plus de se confondre avec le mouvement révolutionnaire né en Italie, est, depuis quelques décennies, incessamment mobilisé par l’imaginaire libéral et managérial. « On n’invente pas un nouveau lexique par décret. Le vocabulaire se forme dans la durée, à travers usages et expériences« , poursuivait Bensaïd, critique de Castoriadis et militant convaincu de la durabilité du terme « communisme » face à « l’immonde capitalisme« . Nous ne trancherons pas la question ici. Notons que nous utiliserons dans ce texte le terme « socialisme » dans le sens que Castoriadis lui a longtemps donné, à savoir « abolition de l’exploitation16 » — libre à chacun d’y lire simultanément « autonomie » (« le socialisme est […] le projet de l’institution d’une société autonome17 »). Notons enfin que l’économiste décroissant Serge Latouche, auteur de Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, a soutenu en 2014 que la politique castoriadienne conduit, dans « les conditions historiques actuelles18 », à l’écosocialisme.
Qui fera la révolution ?
Castoriadis a initialement désigné le prolétariat, et plus encore les ouvriers de l’industrie, comme l’acteur central du processus révolutionnaire. C’est à lui qu’il revenait d’en finir avec la tyrannie du profit. Sa position, on l’a dit, évolua — en même temps que le capitalisme. Les années 1970 ont marqué le début de « la désindustrialisation de la France » et, avec elle, la baisse du nombre d’ouvriers (en 2021, l’INSEE indiquait que, pour la première fois, la part de cadres dans la population « active » dépassait celle des ouvriers, tombée à 19,2 %). C’est pourquoi Castoriadis avança qu’il ne saurait advenir de révolution victorieuse sans créer un trait d’union entre les travailleurs manuels, les salariés du tertiaire et les intellectuels. Le capitalisme a transformé l’immense majorité des individus en exécutants salariés, dont le travail est parcellaire, aliénant, mutilant et absurde. Dans le numéro 35 de Socialisme ou Barbarie, on pouvait lire : « Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement organisé de classe contestant de façon explicite et permanente la domination capitaliste, a disparu. » Castoriadis a posé une nouvelle coupure : non plus les détenteurs des moyens de production et les prolétaires sans propriété face à la bourgeoisie, mais ceux qui exécutent face à ceux qui dirigent. La révolution, entendue comme « période d’activité intense et consciente des masses19 », est ce moment particulier où le grand nombre se saisit enfin « de toutes les affaires communes de la société20 », où, en un temps bref, la société enclenche sa refondation structurelle. Elle est, telle qu’il l’a définie en 1989 au cours d’une discussion consacrée à la Révolution française — première expérience à ses yeux d’auto-institution explicite dans l’histoire de l’humanité —, « cette réinstitution par l’activité collective et autonome du peuple, ou d’une grande partie de la société21 ».
Ce n’est donc plus à une classe seule de conduire la révolution. Encore moins à une avant-garde — à laquelle il crut un temps. Les leaders auront en revanche toute leur place : Castoriadis tenait leur disparition pour une « position hypocrite et fausse22 », à l’instar du théoricien communaliste Murray Bookchin23 (Castoriadis l’a lu : une analyse croisée de leurs travaux, souvent contigus, reste à écrire). Dans un entretien accordé fin 1978 à un journal italien, il s’est opposé à l’idée qu’existait un « sujet de la révolution ». « C’est toute la société qui est concernée par la révolution24 », précisait-il, soucieux d’intégrer les revendications féministes et étudiantes contemporaines. Un an plus tard, il se faisait plus précis : 90 à 95 % de la population est concernée par la perspective révolutionnaire. En 1988, il poussait d’un cran : « La transformation de la société exige aujourd’hui la participation de toute la population, et toute la population peut être rendue sensible à cette exigence — à part peut-être 3 à 5 % d’individus inconvertibles25. » On imagine Frédéric Lordon le priant de ne pas aller plus loin : « [L]e problème — le verrou politique — ce sont les 10 % » (autrement dit le « bloc bourgeois »).
Esquisse de la société future
Regrettons-le : Castoriadis n’a pas suffisamment pensé la manière dont le pouvoir étatique pourrait être mis à bas. S’il a indiqué que les dominants n’abandonnent jamais « pacifiquement » le pouvoir et qu’on ne peut imaginer « éliminer toute violence de la vie politique26 », il ne pouvait être question, pour lui, d’appréhender la révolution sur le mode de la guerre civile ou de l’« effusion de sang27 ». Ni table rase, ni terreur. « On ne peut pas sauver l’humanité malgré elle, et encore moins contre elle28 », exposait-il dans son article « La révolution devant les théologiens », condamnant par ailleurs la violence « terroriste » de l’extrême gauche groupusculaire. Tout en pensant qu’il était « absurde de subordonner29 » la totalité de l’activité révolutionnaire au jour J de la prise du pouvoir, Castoriadis, ardent défenseur de l’éducation collective à la citoyenneté, s’est montré plus loquace quant à la société qui pourrait naître de la prochaine révolution. Il sera question, rien de moins, d’une « mutation anthropologique30 ». Si cette esquisse de société future a paru dans les années 1950, l’économiste et philosophe l’a rééditée en 1979 puis fait savoir au cours d’un entretien mené avec avec La Revue du MAUSS, trois ans avant sa mort, qu’il proposait toujours la même « description du régime démocratique31 » à venir : en dépit des inflexions de l’auteur, on ne saurait douter que ce fut là le projet de sa vie.
« Castoriadis récusait toutefois la notion d’utopie. Il n’entendait pas dessiner l’avenir radieux sur un coin de table. »
Castoriadis récusait toutefois la notion d’utopie. Il n’entendait pas dessiner l’avenir radieux sur un coin de table : aucune recette n’existe ; rien ne garantit le succès de la révolution ; l’échec, même, est fort probable, mais mieux vaut rater que n’avoir rien tenté. C’est fort des expériences révolutionnaires menées par les populations d’Europe32 qu’il s’est permis d’avancer quelques pistes concrètes. Une sorte de synthèse. Les cités athéniennes, la Commune de Paris, la Russie des années 1917-18, l’Allemagne de 1919, l’Espagne de 1936 et la Hongrie de 1956 constituaient autant de points d’appui, d’exemples ou de modèles.
Quelle architecture générale ?
Si le marxisme n’était plus, selon lui, en mesure de contribuer à l’édification d’une telle société auto-instituée et auto-organisée, Castoriadis n’a jamais été anarchiste pour autant33. Le pouvoir ne disparaîtra pas. En aucun cas. Reste à l’envisager en révolutionnaire, en démocrate34. Tout collectif humain est affaire de lois et d’institutions, sauf à condamner la société au « règne du pur désir35 » — donc au meurtre. L’organisation générale de la société future apparaît sous sa plume de façon extrêmement minutieuse. Résumons-la à trop grands traits.
D’abord, il y aura partout la création de Conseils — dans l’entreprise, l’usine, l’atelier ou le site agricole. Chaque Conseil sera composé de délégués élus et révocables à tout instant : ce seront autant de cellules de base (des « créations organiques de la lutte du prolétariat36 »). Pour un collectif de travail de 5 à 10 000 travailleurs, on pourra compter 30 à 50 délégués par Conseil. L’ensemble des Conseils sera coordonné par l’Assemblée centrale des délégués des Conseils (1 000 à 2 000 délégués), laquelle désignera en son sein un Conseil central, c’est-à-dire le gouvernement révolutionnaire (ou « Gouvernement des Conseils », composé d’une dizaine de membres rotatifs). Les décisions se prendront de bas en haut — des Conseils au Conseil. La décentralisation sera instaurée partout où cela sera possible, articulant échelons régionaux et nationaux ; une forme de centralisation, de pouvoir central, demeurera donc — sans quoi, insistait-il, tout s’effondrera dans le cadre d’une société moderne. Le Conseil central, conçu comme une force d’expression de la base, devra répondre de ses faits et gestes devant l’Assemblée ; il coordonnera seulement ce qui doit l’être nationalement et exécutera les décisions urgentes. Il remplacera, en somme, l’ancien État — lequel, pensait Castoriadis, n’est pas une construction éternelle : il faut détruire l’État en tant qu’il est un « appareil bureaucratique séparé de la société et la dominant37 » (la cité grecque était, arguait-il, une collectivité politique, non un État). Ce réseau structurel devra être établi dans les plus brefs délais : cette stabilité institutionnelle sera essentielle à la poursuite de la révolution. Les séances de l’Assemblée et du Gouvernement pourront être retransmises à la télévision et à la radio : les délégués révocables seront ainsi placés sous le contrôle permanent de la population. Le socialisme reposera donc sur « la coopération verticale et horizontale38 », en un double courant permanent.
Quelle économie ?
Les capitalistes se verront expropriés et l’économie sera en partie planifiée. Un marché continuera d’exister, mais un marché socialiste : suppression de toutes les positions de monopole et d’oligopole ; correspondance entre les prix des biens et les coûts sociaux réels ; souveraineté des consommateurs (lesquels décideront des biens qui seront produits). La monnaie ne sera pas abolie non plus (« en tant qu’unité de valeur et de moyen d’échange, la monnaie est une grande invention, une grande création de l’humanité39 », avançait-il fin 1989).
Quel travail ?
« La décentralisation sera instaurée partout où elle pourra l’être, articulant les échelons régionaux et nationaux ; une forme de centralisation, de pouvoir central, demeurera toutefois. »
L’activité première des humains, c’est le travail. La révolution donnera donc aux travailleurs la possibilité de contrôler ce qui occupe une part substantielle de leur existence : la séparation entre direction et exécution sera dépassée. Les directions seront destituées, le « marché du travail » sera aboli et les travailleurs fixeront eux-mêmes, collectivement, les nouvelles normes de travail — conçu comme espace de création et non d’asservissement. Le temps de travail quotidien sera réduit et les salaires seront maintenus (au titre de « revenus »), mais décrétés identiques, du chirurgien au conducteur de train. « Aucune justification, autre que l’exploitation, ne peut fonder l’existence d’une hiérarchie des salaires40 » : il suffira de quelques années pour habituer les mentalités. Dans les années 1970, Castoriadis, rapporte son biographe François Dosse, s’est montré « passionné par l’expérience autogestionnaire des ouvriers de chez Lip41 ».
Quelles forces armées ?
L’ordre oligarchique ne tient que par sa puissance de feu. Tout mouvement émancipateur fut, est et sera, de facto, confronté aux questions policière et militaire — de la Commune de Paris à l’insurrection spartakiste, de la rébellion zapatiste au soulèvement chilien. Rappelons trois chiffres éloquents : la France compte actuellement quelque 150 000 hommes et femmes engagés dans la Police nationale, 100 000 dans la gendarmerie et plus de 110 000 dans l’armée de terre. « Si les gens sont encore en poste dans les ministères, que notre président est encore en poste, c’est grâce à [nous]. Et personne ne le dit », confiait justement un CRS en 2019 au lendemain de la révolte des gilets jaunes. Contemporain de Mai 68 et du renversement militaire de Salvador Allende, Castoriadis ne pouvait bien sûr pas ignorer ce point de première importance. La police sera donc dissoute puis transformée en des « détachements de travailleurs armés désignés à tour de rôle42 ». Chaque Conseil sera localement responsable de ses forces de « police ». L’armée nationale sera elle aussi dissoute, au profit d’unités locales de travailleurs en armes. Ce qui, logistiquement, nécessitera une forme de centralisation sera assuré par l’Assemblée centrale des Conseils : chaque Conseil tiendra un contingent à la disposition de cette dernière. Le pays socialiste se séparera, en sus, de son arsenal nucléaire.
Quelle Justice ?
Chaque Conseil disposera d’un tribunal de première instance. Des règles communes régiront l’ensemble des Conseils et l’Assemblée centrale garantira, en cas d’appel, les droits individuels. Les jugements devront viser « la rééducation du délinquant et sa réintégration dans le milieu social43 ». Si un individu représente une menace réelle pour autrui, il sera pris en charge par des institutions « pédagogiques » ou « médicales » (en lieu et place des prisons actuelles).
Et maintenant ?
La question stratégique, longtemps occultée, est de retour.
Un simple passage en librairie en atteste44. La plus fameuse des interrogations politiques, « Que faire ? », reprend chaque jour des couleurs. Si l’on a pu présenter, non sans arguments, Castoriadis comme un tenant du conseillisme français — la figure de proue de Socialisme ou Barbarie a d’ailleurs brièvement correspondu avec Anton Pannekoek, théoricien du communisme de Conseils —, force est de constater qu’il ne s’est pas explicitement réclamé de cette tradition révolutionnaire, tombée de nos jours dans « un oubli quasi systématique45 ».
C’est que, pour Castoriadis, il n’était pas affaire de résurrection (passé précapitaliste, révolution avortée ou écrasée) mais de pleine création. En clair : l’autonomie totale — individuelle et collective — n’est jamais advenue dans l’histoire humaine. Disparu en 1997, c’est-à-dire trois ans après le soulèvement zapatiste (auquel il n’a, à notre connaissance, jamais consacré aucun écrit), le penseur n’a pu assister aux occupations de places des années 2010 (Occupy Wall Street, Mouvement 15-M, Nuit debout), au « Printemps arabe », à la révolution communaliste conduite au Rojava (sur la base du confédéralisme démocratique, doctrine néosocialiste introduite par le PKK et pour partie inspirée des travaux de Bookchin) ni au soulèvement spontané des gilets jaunes (« nous mettons en place les nouvelles formes d’une démocratie directe« , proclamait un de leurs appels). On ne doute pas qu’il aurait suivi ces événements avec intérêt : tous, pour différents qu’ils soient, ont porté haut l’exigence démocratique. Les coordonnées du mouvement pour l’émancipation sont aujourd’hui tout autres : l’URSS fait figure de carte postale jaunie ; le libéralisme est massivement désavoué et l’abstention n’en finit pas de croître ; le risque fasciste, que Castoriadis écartait à la fin de sa vie, est à présent manifeste (l’élection présidentielle de 2022 ayant, on s’en souvient, accordé une place centrale à la question de la « guerre civile » et de l’hypothétique déplacement forcé de populations). Castoriadis n’a pas assisté, non plus, au récent retour du signifiant « communisme » — on ne doute pas qu’il aurait discuté les vues de ses partisans avec la passion que ses contemporains lui ont connue.
Le krach écologique rebat les cartes : Castoriadis l’avait de longue date anticipé. Le réformisme est impuissant face à l’urgence et aux défis vitaux. Une rupture radicale, macroscopique et institutionnelle s’impose aux yeux des plus clairvoyants : l’autre nom de la révolution. Or, on le sait : pas de révolution viable sans théorie révolutionnaire. Les expériences locales, moléculaires et interstitielles, aussi admirables soient-elles, sont vouées à l’échec : un îlot ne peut rien face à la puissance de feu du pouvoir étatique (les ZAD tombent et tomberont les unes après les autres et on a vu, il y a peu, que l’ordre oligarchique est prêt à tuer pour défendre un trou dans le sol). Les prises de pouvoir électorales, fussent-elles de gauche radicale, sont inféodées au bon vouloir de la finance et du capital industriel46. L’orthodoxie léniniste ne répond plus aux attentes de l’époque et, plus encore, des jeunes générations. La proposition castoriadienne, en ce qu’elle déjoue la verticalité centralisatrice et la marginalité territoriale, gagne donc à être réexaminée — un maillage égalitaire local, une combinaison nationale démocratique, une accessibilité populaire certaine. Elle n’est pas une feuille de route, seulement un support possible, avec d’autres, à l’élaboration d’une pensée-action de masse. « Comment on s’organise maintenant47 ?« , demandait Castoriadis quelques mois avant sa mort. « Socialisme ou Barbarie » : jamais, en tout cas, cette proposition n’a semblé plus à propos.
Photographie de bannière : mobilisation contre la réforme des retraites, 2023 | Stéphane Burlot
- Voir Dominique Frager, Socialisme ou Barbarie. L’Aventure d’un groupe (1946-1969), Éditions Syllepse, 2021.[↩]
- Paul Cardan [Cornelius Castoriadis], « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », Socialisme ou Barbarie, n° 33, décembre 1961-février 1962, p. 82.[↩]
- Emmanuel-Joseph Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », Les Orateurs de la Révolution française. Les Constituants, tome I, Gallimard, 1989, p. 1025.[↩]
- Voir David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014, pp. 79-82.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « La
polis
grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, tome 2, Seuil, [1986] 1999, p. 361.[↩] - Cornelius Castoriadis, «
Développement
etrationnalité
« , Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit, p. 195.[↩] - Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisime. Débat avec le MAUSS, Mille et une nuits, 2010, p. 99.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Tiers Monde, tiers-mondisme, démocratie », in Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 133.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Le contenu du socialisme, II », Le Contenu du socialisme, op. cit., pp. 105-106.[↩]
- Lettre à Richard Health [1884], Les Grands textes, Flammarion, 2014.[↩]
- Réunion publique du 5 mai 1893, dans Alain Dalotel, Paule Minck. Communarde et féministe, 1839-1901, Syros, 1981.[↩]
- Conversations with James Baldwin, University Press of Mississippi, 1989 [nous traduisons].[↩]
- Si le mot « socialisme » apparaît vraisemblablement en France dans les pages du numéro 12 de la revue chrétienne Le Semeur, le 23 novembre 1831, sous la plume d’Alexandre Vinet, philosophe, historien et théologien, c’est bien à Leroux que l’on doit sa popularisation. Il l’emploiera, quant à lui, deux ans plus tard.[↩]
- Pierre Leroux, « Doctrine de l’Humanité. D’une religion nationale ou du Culte », Revue sociale, ou, Solution pacifique du problème du prolétariat, Numéros 1-11, A. Boussac, 1846, p. 137.[↩]
- Franck Fischbach, « Marx et le communisme », Actuel Marx, vol. 48, n° 2, 2010, pp. 12-21.[↩]
- Cornelius Castoriadis, «
Développement
etrationnalité
« , Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 199. Ou bien, plus amplement : « Le socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer, à créer des liens organiques entre l’individu et son groupe, entre le groupe et la société, à réconcilier l’homme avec lui-même et avec la nature. » (« Le contenu du socialisme, II », Le Contenu du socialisme, op. cit., pp. 105-106.). Ou encore : « La société socialiste c’est l’organisation par les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales ; son instauration entraîne donc la suppression immédiate de la division de la société en une classe de dirigeants et une classe d’exécutants. » (Ibid., p. 112.) Ou encore : « Le socialisme sera la suppression de l’aliénation en tant qu’il permettra la reprise perpétuelle, consciente et sans conflits violents, du donné social, en tant qu’il restaurera la domination des hommes sur les produits de leur activité. » (Cornelius Castoriadis, « Sur le contenu du socialisme, I », Socialisme ou Barbarie, n° 17, juillet-septembre 1955, p. 95).[↩] - Cornelius Castoriadis, « Transition », Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 23.[↩]
- Serge Latouche, Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, Le Passager clandestin, 2014, p. 18.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Ce que signifie le socialisme », Le Contenu du socialisme, op. cit., p. 214.[↩]
- Ibid.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « L’idée de révolution », Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 202.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Seuil, [2005] 2011, p. 223.[↩]
- « Il y aura des leaders partout, chaque fois qu’une lutte sera engagée. L’existence de leaders conduit-elle nécessairement à l’existence d’une hiérarchie ? Absolument pas ! Le mot leader ne devrait pas nous faire peur au point de ne pas reconnaître que certains individus ont plus d’expérience, de maturité, de force de caractère, etc. que d’autres. […] J’ai énormément de difficultés avec les anarchistes qui rejettent complètement toute direction. […] Il est tragique que les mots avant-garde et leader aient été discrédités par la
Nouvelle gauche
pendant les années 1960, à cause des expériences du stalinisme et du léninisme. Dans bien des révolutions, ils ont été infiniment importants ; des leaders et des organisations décidées ont porté en avant les révolutions et, en l’absence de telles personnes décidées, des révolutions ont échoué. » Entretien avec Janet Biehl, 12 novembre 1996, Le Municipalisme libertaire, Éditions Écosociété, 2014.[↩] - Cornelius Castoriadis, « Transition », Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 29.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Une exigence politique et humaine », Alternatives économiques, n° 53, janvier 1988.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe, tome 3, Seuil, [1990] 2000, p. 223.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, op. cit., p. 229.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « La révolution devant les théologiens », Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 223.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, op. cit., p. 191.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Le Contenu du socialisme, op. cit., p. 38.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisime. Débat avec le MAUSS, op. cit., p. 95.[↩]
- Nous nous accorderons avec Serge Latouche pour souligner l’eurocentrisme hâtif de Castoriadis. Ou, comme le note Niklas Plaetzer : « Cependant, les sociétés non occidentales — Castoriadis mentionne le monde islamique, la Chine, l’Inde et la Russie — sont restées pour lui essentiellement apolitiques. Selon Castoriadis, de grandes parties du monde, bien que culturellement intéressantes, ne sont pas le théâtre d’une
histoire politique
en tant que telle. » Précisons que, par « politique », Castoriadis entendait la mise en question de l’institution de la société.[↩] - Pour s’informer des rapports de Castoriadis à la pensée anarchiste, on lira Jean-Louis Prat, « Castoriadis et l’anarchisme », Revue du MAUSS permanente, 1er octobre 2009 [en ligne].[↩]
- On songe là aussi à Bookchin. « Les anarchistes conçoivent le pouvoir comme un mal essentiellement maléfique qui doit être détruit. Proudhon, par exemple, a déclaré qu’il diviserait et sous-diviserait le pouvoir jusqu’à ce qu’il cesse d’exister.[…] Les révolutionnaires sociaux, loin d’écarter le problème du pouvoir de leur champ de vision, doivent se demander comment lui donner une forme institutionnelle concrète d’émancipation. » (Communalism, n° 2, novembre 2002.).[↩]
- Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, op. cit., p. 196.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Sur le contenu du socialisme, II », Le Contenu du socialisme, op. cit. p. 113.[↩]
- Cornelius Castotiadis, « La
gauche
en 1985″, Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe, op. cit., p. 142.[↩] - Cornelius Castoriadis, « Le contenu du socialisme, II », Le Contenu du socialisme, op. cit., p. 181.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, op. cit., p. 254.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Sur le contenu du socialisme, II », op. cit. p. 170.[↩]
- François Dosse, Castoriadis. Une vie, La Découverte, [2014] 2018, p. 205.[↩]
- Cornelius Castoriadis, « Sur le contenu du socialisme, II », op. cit. pp. 188-189.[↩]
- Ibid., p. 196.[↩]
- Entre autres exemples : Agir ici et maintenant de Floréal Romero, Comment s’organiser ? de Starhawk, Basculements de Jérôme Baschet, Maintenant du Comité invisible, Premières mesures révolutionnaires d’Éric Hazan et Kamo, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle d’Erik Olin Wright, Communisme et stratégie d’Isabelle Garo, Figures du communisme de Frédéric Lordon ou encore la réédition du Programme de transition de Trotsky aux Éditions communard·e·s.[↩]
- Manuel Cervera-Marzal, « Miguel Abensour, Cornelius Castoriadis. Un conseillisme français ? », Revue du MAUSS, vol. 40, n° 2, 2012, pp. 300-320.[↩]
- Voir Frédéric Lordon, chapitre III, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, La Fabrique, 2019.[↩]
- Cornelius Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance. Entretiens avec Daniel Mermet suivi de Dialogue, Éditions de l’Aube, 2004, p. 33.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Le moment communaliste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Jean-Paul Jouary : « De tout temps, les démocrates ont refusé le suffrage universel », mars 2019
☰ Lire notre entretien avec Benoît Borrits : « Casser le carcan de la démocratie représentative », septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Cornelius Castoriadis, février 2018
☰ Lire notre entretien avec Arnaud Tomès et Philippe Caumières : « Castoriadis — La démocratie ne se limite pas au dépôt d’un bulletin dans une urne », janvier 2018