Entretien inédit pour le site de Ballast
Dans les pages de son essai La Révolution kurde — Le PKK et la fabrique d’une utopie, paru aux éditions La Découverte, le chercheur Olivier Grojean retrace l’histoire du Parti des travailleurs du Kurdistan. De sa fondation en Turquie, en 1978, à la lutte qu’il mène de nos jours aux côtés des ses organisations satellites, notamment en Syrie et plus particulièrement au Rojava. Mais c’est une lecture critique que l’auteur propose : le PKK a-t-il changé ainsi qu’il le prétend ? le Rojava est-il le cœur de la révolution socialiste contemporaine ? L’État islamique s’est effondré, Washington a rappelé 400 de ses Marines, Poutine vient d’annoncer le retrait d’une part significative du contingent militaire russe — Assad a salué l’action menée par son partenaire au nom de « la guerre contre le terrorisme » — et le huitième cycle de pourparlers de paix sur la Syrie s’est achevé hier : c’est dans ce contexte que nous en discutons.
La victoire des Kurdes syriens contre Daech fait d’eux des acteurs de premier plan, d’autant qu’ils revendiquent un projet fédéral pour l’ensemble de la Syrie : quel est leur poids dans les négociations et l’avenir du pays ?
Pour bien comprendre ce qu’on entend par « Kurdes syriens », il me semble d’abord nécessaire de revenir sur l’emboîtement des différents groupes kurdes ayant participé en Syrie à la lutte contre l’État islamique. La bataille de Raqqa a en effet été remportée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui est une armée d’environ 60 000 hommes et femmes kurdes, arabes et assyrien.ne.s, soutenue par une coalition internationale dominée par les États-Unis. Ce sont d’ailleurs les États-Unis qui ont préconisé la création de cette force principalement arabo-kurde afin de faciliter son déploiement dans des zones majoritairement arabes et ainsi poursuivre la lutte contre l’État islamique au-delà du Kurdistan syrien. Car cette armée est en fait une émanation des YPG (Unités de défense du peuple) et YPJ (Unités de défense des femmes), bras armés du PYD (Parti de l’union démocratique) qui contrôle depuis 2012 le Rojava. Fondé en 2003, le PYD est quant à lui une organisation-sœur du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui mène une guerre contre la Turquie depuis 1984. Cet emboîtement explique ainsi comment le PKK — considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, mais aussi l’Union européenne et les États-Unis — s’est retrouvé, via des sous-groupes qui lui sont affiliés, partenaire privilégié de Washington et principal vainqueur de la bataille de Raqqa contre l’État islamique, après notamment celles de Kobanê, Tal-Abyad ou Manbij.
« Si le PKK et le PYD sont aujourd’hui des acteurs de premier plan, ils sont également dans une situation très délicate en raison des incertitudes de l’après-État islamique. »
Par ailleurs, vous y faisiez référence, le PYD n’est pas dans une logique indépendantiste telle qu’elle a pu s’exprimer — au moins stratégiquement — au Kurdistan irakien avec le référendum d’auto-détermination du 25 septembre 2017. Suivant en cela l’idéologie développée par Abdullah Öcalan, le chef historique du PKK emprisonné en Turquie depuis 1999, les Kurdes syriens ne revendiquent en effet même pas une autonomie territoriale : l’objectif est l’« autonomie démocratique », c’est-à-dire la formation d’institutions parallèles à l’État, capables de rivaliser avec lui et de le contourner. Autonomie d’action, donc, qui n’est pas bornée par des frontières et pourrait à terme être proposée à tous les peuples qui le désirent. Pour autant, le régime syrien a lui-même évoqué en septembre la possibilité d’une Syrie fédérale, qui permettrait ainsi aux Kurdes de bénéficier d’une véritable autonomie institutionnelle dans le cadre étatique syrien. Même si, dans le même temps, les élections locales organisées le 21 septembre et le 1er décembre dans les zones contrôlées par le PYD ont été qualifiées de « blague » par le vice-ministre syrien des Affaires étrangères, Fayçal Mokdad…
Pour revenir à votre question, si le PKK et le PYD sont aujourd’hui des acteurs de premier plan, ils sont également dans une situation très délicate en raison des incertitudes de l’après-État islamique. La Turquie pourrait-elle envahir le Rojava, comme le laisse penser le progressif encerclement du canton d’Afrin ? Le régime de Bachar el-Assad ne se retournera-t-il pas contre les Kurdes une fois sa viabilité assurée ? Ces questions dépendent notamment du soutien politique et militaire américain et de la capacité de Washington à contenir les velléités turques, iraniennes et syriennes. Jusqu’à présent, la plupart des observateurs étaient persuadés que les États-Unis chercheraient à se désengager rapidement de Syrie afin de ne pas répéter la même erreur qu’en Irak après 2005. Or, début décembre, un porte-parole du Pentagone a affirmé que les États-Unis pourraient rester « un bon moment » en Syrie afin d’« empêcher le retour de groupes terroristes » — évoquant même une durée de 10 ans. Il a également assuré que Washington n’abandonnerait pas les FDS et les aiderait à devenir des « forces de sécurité locales durables, auto-suffisantes et ethniquement diverses ». Ce qui n’empêche pas le PKK de se rapprocher également de la Russie, qui a déployé des soldats dans le canton d’Afrin et a bombardé des positions de l’État islamique à Deir ez-Zor en soutien aux YPG… Les Kurdes syriens sont donc au centre de nombreuses tractations, mais qui ne les concernent qu’indirectement. C’est aussi pour cette raison qu’il est extrêmement difficile de prévoir leur place, leur rôle et leur poids dans l’avenir du pays…
Le représentant du Rojava en France, Khaled Issa, nous disait qu’en dépit de l’aide circonstanciée de Washington, « On ne nous impose rien, et ça ne changera pas » : l’appui américain aura-t-il un impact sur le processus révolutionnaire en cours ?
Depuis la bataille de Kobanê, la coopération avec les États-Unis concerne presque exclusivement les questions sécuritaires et la lutte contre l’État islamique. Je ne crois pas que Washington ait eu des exigences particulières et directes concernant l’ordre économique, social ou politique en train de se construire au Rojava. En revanche, un certain nombre de questions sécuritaires ont évidemment des répercussions sur les relations entre les institutions kurdes et la société. Comme je le disais, ce sont bien les États-Unis qui ont préconisé la création des FDS, et l’existence de cette entité a évidemment permis une meilleure acceptation des forces kurdes parmi les populations arabes sous son contrôle, mais aussi une plus grande légitimité à l’international. Les États-Unis ont sans doute également cherché à s’assurer de la présentabilité de la mouvance PKK/YPG/FDS en termes de droits humains, ce qui a pu avoir des conséquences positives sur la contre-insurrection menée notamment à l’égard des Arabes (souvent soupçonnés d’avoir collaboré avec l’État islamique). De fait, ces conséquences indirectes concernent surtout les forces kurdes en zones majoritairement arabes et le PKK lui-même a pris contact avec des ONG européennes spécialisées dans la résolution des conflits pour apprendre à mieux gérer les populations non-kurdes passées sous son contrôle. Néanmoins, une fois les questions sécuritaires réglées, nul ne sait quelle influence pourraient avoir les États-Unis sur les institutions du Rojava. Peut-on imaginer une promesse de protection en échange de la mise en place d’un véritable pluralisme politique (alors que le PKK est aujourd’hui toujours obnubilé par son hégémonie) ? Ou en échange de contrats pétroliers (ce qui, évidemment, viendraient quelque peu édulcorer l’image de cette révolution) ? Pour l’instant, d’un point de vue sécuritaire, la question réelle est celle du maintien de la présence américaine, dont dépendent directement les nouvelles institutions kurdes. Et d’un point de vue plus politique, c’est la Russie qui porte les espoirs kurdes, car c’est elle qui peut faire pression sur Damas et Téhéran.
Début novembre, Bernard-Henri Lévy a rassemblé, à Paris, de nombreuses personnalités autour d’une soirée en soutien aux Kurdes et on assiste régulièrement à la dépolitisation totale du Rojava socialiste, au nom d’une certaine lutte contre l’islamisme ou d’un certain féminisme. Comment l’entendre ?
« Les dynamiques politiques sont surtout impulsées par le haut et les politiques économiques et sociales mises en œuvre ne remettent pas frontalement en cause l’économie capitaliste. »
Depuis la fin des années 1980, les soutiens français aux Kurdes sont davantage orientés vers les Kurdes d’Irak : de Danièle Mitterrand ou Frédéric Tissot à Bernard Henri-Lévy, de Bernard Kouchner à aujourd’hui Manuel Valls et Caroline Fourest, toutes et tous s’intéressent davantage aux dynamiques kurdes irakiennes — même si Ségolène Royal et François Hollande avaient, dans les années 1990 puis 2010, affiché un réel intérêt pour les questions kurdes de Turquie et de Syrie. Ce phénomène est d’ailleurs très différent en Allemagne, où les projets du PKK et du PYD sont bien davantage relayés par la gauche, qu’elle soit radicale ou social-démocrate. De fait, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, les intellectuel.le.s et les politiques français.e.s se sont toujours senti.e.s plus proches du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani ou de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Talabani que du PKK — et maintenant du PYD. Il faut d’abord y voir des stratégies d’internationalisation différentes : si les Kurdes irakiens ont avant tout cherché des contacts institutionnels avec la France et se sont engagés dans du lobbying, le PKK a davantage misé sur la mobilisation de la diaspora kurde de Turquie et la stratégie de la rue face aux États européens. De même, dans les années 1980 et 1990, l’Irak de Saddam Hussein, qui a lancé la campagne Anfal contre les Kurdes en 1988, a bénéficié de beaucoup moins de soutiens en Europe que la Turquie, dont la candidature à une adhésion à l’Union européenne a finalement été acceptée en 1999. Enfin, le modèle de militantisme propre au PKK, la place d’Öcalan dans l’imaginaire politique du parti ainsi que l’utilisation de la technique des attaques-suicides à la fin des années 1990 ont parfois quelque peu « refroidi » ses soutiens potentiels, et en premier lieu les intellectuel.le.s s’intéressant aux Kurdes et les femmes et hommes politiques engagé.e.s au PS ou au PCF. En conséquence, il faut attendre la guerre civile syrienne puis la bataille de Kobanê pour observer un nouvel intérêt pour cette mouvance et pour son projet, mais autour d’acteurs moins médiatiques — ou moins reconnus — comme l’« écrivain-aventurier » Patrice Franceschi ou l’intellectuel libertaire Pierre Bance…
Vous expliquez que la thèse d’une mutation du PKK (du marxisme-léninisme rigide au fédéralisme écologiste à tendance libertaire) doit être « fortement nuancée ». En quoi ?
J’ai failli revenir là-dessus, lorsque vous avez parlé de « Rojava socialiste ». En effet, je ne suis pas du tout certain que les pratiques du PKK se soit radicalement transformées au milieu des années 2000, de même que je ne suis pas sûr que la révolution en cours au Rojava soit d’ores et déjà « socialiste » ou « libertaire ». En fait, si Öcalan a effectivement contribué à radicalement transformer l’idéologie du parti quelques années après son incarcération, la plupart de ces « nouvelles » questions possédaient une histoire longue au sein de l’organisation : les rapports entre les hommes et les femmes sont abordés dès le milieu des années 1980, la question de l’environnement — d’abord associée à la culture et aux traditions kurdes — émerge suite à la contre-insurrection des années 1990, le caractère libertaire de la révolution peut être relié à une certaine théorie de l’émancipation de soi et de la responsabilité personnelle observable dès la fin des années 1980, et les revendications d’autonomie en lieu et place d’indépendance sont d’ores et déjà présentes au début des années 1990, même si le concept d’autonomie a été fortement revisité par Öcalan au milieu des années 2000. De fait, le PKK n’est pas une institution monolithique et, au contraire, il faut insister sur le caractère très malléable des discours idéologiques d’Öcalan, en constante évolution depuis la fondation du PKK. Pourtant, il faut bien distinguer les discours des pratiques. Et il me semble que les pratiques du PKK restent aujourd’hui fortement marquées par une certaine théorie de l’Homme nouveau (engagement total, obéissance, autocritique, rupture avec son ancienne vie, etc.), l’idée d’avant-garde éclairée (s’assurer que les sympathisants et la population suivent les recommandations du parti, ce qui vient remettre en cause l’idée d’une « démocratie par le bas »), ou encore l’idée d’une violence qui serait libératrice (la lutte armée, le combat intérieur, etc.). C’est donc aussi pour cette raison que je nuancerais le caractère socialiste ou libertaire de la révolution au Rojava : les dynamiques politiques sont en effet surtout impulsées par le haut et les politiques économiques et sociales mises en œuvre, toujours embryonnaires et dépendantes d’une économie de guerre, ne remettent pas frontalement en cause l’économie capitaliste, du moins pour le moment.
La mouvance PKK a « favorisé le militaire » au détriment du politique, dites-vous : n’était-ce pas inévitable, par temps de guerre et de fronts multiples ?
Inévitable, je ne sais pas, mais, sur le fond, je comprends votre question. Comme je l’explique dans le livre, il n’est pas envisageable d’analyser la mouvance PKK en l’extrayant de ses contextes d’action, comme si l’on pouvait juger « toutes choses égales par ailleurs ». Or si l’on s’en tient aux quarante dernières années, force est de constater que le PKK est bien le produit d’une histoire singulière, d’une conflictualité particulière, qu’il faut relier au coup d’État de 1980 en Turquie, à la contre-insurrection turque des années 1990, aux multiples espoirs déçus des années 2000, et aux événements qui secouent le Moyen-Orient depuis l’intervention américaine en Irak en 2003. Et si l’on remonte encore davantage dans le temps, à la fondation de la République turque en 1923 par exemple, on s’aperçoit que le nationalisme kurde s’est construit sur le modèle inversé du nationalisme turc (social darwiniste, car celui-ci est dominant en Europe à l’époque), ou encore que le culte d’Öcalan ressemble étrangement au culte d’Atatürk, là encore sur un mode inversé. Par ailleurs, au-delà de la dimension socio-historique, on ne peut rendre compte de la violence du PKK sans la recontextualiser au sein de systèmes d’interactions singuliers : les stratégies du parti sont situées, c’est-à-dire qu’elles sont pensées et mises en œuvre à l’aune d’un univers des possibles contraint par le jeu des autres protagonistes, qu’ils soient des États (turc, iranien, américain, russe) ou d’autres groupes politico-militaires comme l’État islamique. Ceci étant dit, il me semble que le parti s’est engagé depuis 2011 dans une nouvelle dynamique plus intransigeante qui a favorisé le militaire aux dépens du politique, même si évidemment des divergences peuvent encore exister au sein de la mouvance PKK à propos de l’option violente. On l’a notamment vu avec l’armement du Mouvement de la jeunesse révolutionnaire patriotique en Turquie et sa stratégie de « libération » des villes à l’été 2015. Or, du fait de la répression turque, extrêmement massive, cette option militaire n’a pas eu les effets escomptés et s’est avérée particulièrement coûteuse politiquement. Bref, des choix sont également faits, qui orientent dans une voie ou dans une autre…
Le portrait que vous brossez du leader du PKK, Öcalan, n’est pas fameux : culte de la personnalité, autoritarisme… Serait-il, en cas de libération et si l’on vous suit dans votre scepticisme quant à son évolution, un frein au processus de démocratisation des mouvements révolutionnaires kurdes ?
« Personne ne sait quelle sera la position du régime Assad sur le Rojava une fois que les questions sécuritaires seront réglées. »
Au vu des dynamiques actuelles en Turquie, je ne crois pas qu’Öcalan sera un jour libéré. Il faut par ailleurs fortement relativiser l’influence du Serok — Président — dans les processus politiques en cours. En fait, Öcalan est emprisonné depuis bientôt 19 ans, il est à l’isolement total depuis septembre 2016, il n’a plus rencontré de personnalités politiques ou étatiques depuis avril 2015, et ne peut plus voir ses avocats depuis juillet 2011 : il ne peut donc plus désormais conseiller le mouvement kurde depuis sa prison comme il le faisait dans les années 2000. Pourtant, sa figure continue de rassembler, de mobiliser, d’être au centre de toutes les luttes et de presque toutes les revendications kurdistes encore aujourd’hui. De fait, elle a constitué et constitue encore aujourd’hui un marqueur d’adhésion au PKK : on ne peut critiquer ouvertement le chef au sein du mouvement et, inversement, se parer de l’aura d’Öcalan permet de légitimer toute sorte de décision. Votre question en amène donc une autre : la domination charismatique d’Öcalan avant son emprisonnement et la place du leader dans l’imaginaire politique de la mouvance PKK aujourd’hui sont-elles un frein à la démocratisation du parti ? C’est une question assez complexe. La « magie » n’est pas forcément incompatible avec la démocratie. Mais quand elle sert à exclure, à soumettre, ou à trancher une discussion au départ argumentée, la figure d’Öcalan peut toujours être vectrice de diverses formes d’autoritarisme.
Vous rappelez que des fonctionnaires en poste au Rojava sont encore payés par Damas. On sait également le malaise des Kurdes syriens face à l’hégémonie islamiste au sein de la rébellion syrienne. Comment les cadres du Rojava voient-ils Assad ?
Oui, la rébellion est souvent perçue comme un bras armé de la Turquie et, inversement, il y a une coopération de longue date entre le régime syrien et le PKK. La Syrie a hébergé le parti d’Öcalan de 1980 à 1999, Bachar el-Assad a remis les clés du Rojava au PYD en 2012, des fonctionnaires syriens sont toujours en poste au Kurdistan, et on a pu voir les YPG/YPJ se retirer de certaines zones afin d’y laisser la place aux soldats du régime. Néanmoins, le PYD a été violemment réprimé dans les années 2000 et les cadres politiques et militaires du mouvement ne se font aucune illusion sur la sincérité ou la droiture de Bachar el-Assad : il s’agit d’une alliance tactique, pragmatique, qui n’exclut pas des heurts et des tensions — et même des revirements spectaculaires. Personne ne sait quelle sera la position du régime Assad sur le Rojava une fois que les questions sécuritaires seront réglées.
Vous avancez que les politiques d’égalité entre les sexes lancées par le PKK et ses satellites sont « inédites » au Moyen-Orient. Tout en nuançant leur dimension « féministe ». Dans Libérer la vie : la révolution de la femme, Öcalan appelle pourtant à la lutte contre le patriarcat, la domination masculine et « l’homme sexiste »…
Les militantes et combattantes du PKK elles-mêmes ne se déclarent pas « féministes » et critiquent souvent le féminisme tel qu’il s’est développé en Occident. Comme je l’ai montré en détail dans plusieurs articles et dans le livre, la question féminine émerge au sein du PKK moins comme un projet égalitaire que comme une volonté de corriger les comportements féminins (associés à la trahison potentielle) et masculins (associés à la puissance et à la domination) afin de soumettre les militants. Il s’agit également au départ de rationaliser les rapports de genre et l’économie libidinale (les histoires d’amour, la sexualité) dans des groupes de guérilleros ou clandestins soumis à une certaine forme de promiscuité. Si le parti a donc promu les femmes dans ses différentes instances (jusqu’à l’institutionnalisation de co-directions mixtes), il a également exigé l’interdiction des relations sexuelles entre ses membres, instauré un code de la pudeur proche de ce qui s’observe au sein de la société kurde, et a lié ces éléments à un idéal d’engagement, d’obéissance et d’investissement de soi explicité dans les théories de l’« Homme nouveau » et de la « Femme libre ». En raison de toutes ces règles et normes instituées, de cette désexualisation, il est impossible aujourd’hui pour un.e militant.e ou un.e combattant.e d’inventer de nouveaux rôles féminins et masculins alternatifs. Par exemple, dans Libérer la vie, Öcalan explique ce qu’il entend par « science de la femme » — la jineolojî, en kurde — en réessentialisant l’identité féminine : les femmes seraient ainsi par nature pacifistes, anticapitalistes, écologistes, auraient une intelligence émotionnelle, une esthétique, une compréhension de la vie et une responsabilité éthique bien supérieures aux hommes. Il y a donc au sein du PKK à la fois une véritable sensibilisation à la domination masculine et aux sentiments d’incompétence féminins, et une incontestable disciplinarisation des corps des militant.e.s et combattant.e.s. Notez que je parle bien ici des branches politiques et militaires des organisations : cette disciplinarisation ne touche pas de la même manière les sympathisants en Europe ou les membres des partis pro-kurdes légaux en Turquie, qui profitent par contre fortement de la sensibilisation, et se mobilisent également contre la domination masculine. C’est ainsi que de nombreuses femmes participent aujourd’hui à la vie politique kurde en Turquie, s’engagent dans des associations ou ont été encouragées à se lancer dans une vie professionnelle rémunérée. Cette politique dépasse donc de loin les cercles des organisations clandestines stricto sensu, et a des effets sociaux qui pourront difficilement être remis en cause.
L’historien Jean-Pierre Filiu, inlassable contempteur de la cause révolutionnaire kurde, a qualifié de « gauchistes » les « libérateurs » de Raqqa. Vous contestez les accusations de nettoyage ethnique mais évoquez la difficulté pour la minorité organisée kurde de se lier à la majorité arabe. Sont-ils à vos yeux sur la bonne voie ?
« Les Kurdes se battent depuis près de 100 ans pour leur reconnaissance et subissent des répressions qui ont fait plusieurs centaines de milliers de morts. »
Comme je le disais, les YPG/YPJ ont depuis 2015 élargi leur champ d’action à des zones à majorité arabe et, après nombre de victoires militaires contre l’État islamique, ont ainsi été amenées à gérer des populations non-kurdes. Or, cette gestion s’est faite au départ d’une manière quasi coloniale (les Arabes étant considérés comme arriérés, anarchiques ou tribaux) renforcée par une crainte (souvent fondée) de cellules dormantes de l’État islamique. Progressivement, après diverses expériences plus ou moins réussies, ce mode de gouvernement des populations a évolué avec l’objectif de s’engager dans une contre-insurrection plus « démocratique », non fondée sur des critères ethniques. En Irak, les peshmergas kurdes ont d’ailleurs été confrontés aux mêmes problèmes et ont été interpellés par des organisations internationales des droits humains pour avoir discriminé ou refusé le retour de populations arabes. Dans les deux cas, il me semble cependant qu’il ne s’agit pas d’une politique délibérée et de long terme, mais de tensions — parfois inévitables en pratique — entre enjeux sécuritaires et principes d’égalité ethno-confessionnelle.
La comparaison entre le mouvement zapatiste et le Rojava est régulièrement effectuée. En juin 2017, le Mouvement des femmes du Kurdistan a adressé un message de soutien à la représentante des indigènes aux prochaines élections présidentielles mexicaines. Quelles sont toutefois leurs divergences essentielles ?
Les similitudes entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le PKK sont en effet nombreuses. Toutes deux d’origine marxiste-léniniste, ces organisations ont évolué vers une idéologie qui privilégie l’auto-gestion, l’écologie ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. Trois éléments fondamentaux me semblent cependant différencier les deux mouvements. Tout d’abord, le phénomène charismatique est bien plus puissant au Kurdistan qu’au Chiapas, où le sous-commandant Marcos s’est retiré. Ensuite, les zapatistes n’ont pas développé une martyrologie telle qu’on peut l’observer au sein de la mouvance PKK. Enfin, et ceci explique peut-être aussi cela, le contexte de guerre est autrement plus violent au Moyen-Orient, où les Kurdes se battent depuis près de 100 ans pour leur reconnaissance et subissent des répressions qui ont fait plusieurs centaines de milliers de morts. Alors que les Indiens du Chiapas se pensent encore au sein de la nation mexicaine, les Kurdes ont beaucoup de mal à s’identifier à la nation turque (fondée sur la turcité) ou à la nation syrienne. Alors que l’EZLN semble avoir réellement laissé le pouvoir aux civils, les forces militaires du PKK restent pour le moment aux commandes au Kurdistan et influencent fortement les processus politiques en cours. L’avenir nous dira si la stabilisation des questions sécuritaires permettra à terme de redonner de l’autonomie au politique.
Photographie de bannière : combattantes et combattants du PKK | DR
REBONDS
☰ Lire notre reportage « Turquie, PKK et civils kurdes d’Irak sous tirs croisés », Sylvain Mercadier, novembre 2017
☰ Lire notre reportage « Kurdistan irakien : les montagnes, seules amies des Kurdes ? », ☰ Lire notre rencontre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre traduction « La démocratie radicale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre traduction « Rojava : des révolutionnaires ou des pions de l’Empire ? », Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entretien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre histoire », mai 2017