Laurent Jeanpierre : « Former un engrenage socialiste »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Il s’a­git là d’une ren­contre double. D’abord, avec le socio­logue Laurent Jeanpierre : nous avions croi­sé sa route lors de la sor­tie de son ouvrage In Girum, dans lequel il tirait quelques leçons poli­tiques pour l’a­ve­nir à par­tir du mou­ve­ment des gilets jaunes. Puis, à tra­vers l’au­teur, la ren­contre avec le socio­logue Erik Olin Wright : mar­xiste éta­su­nien né au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale et dis­pa­ru en 2019, l’intéressé s’est enga­gé en faveur de ce qu’il nom­mait des « uto­pies réa­listes » — à cher­cher quelque part entre deux voies qu’il tenait pour autant d’é­checs avé­rés : le pas à pas réfor­miste et le grand plon­geon révo­lu­tion­naire. Si Laurent Jeanpierre n’est pas le porte-parole de Wright, il s’a­vance tou­te­fois comme l’un de ses intro­duc­teurs dans le champ fran­co­phone. Il publie et signe ain­si la post­face de Stratégies anti­ca­pi­ta­listes pour le XXIe siècle, dans la col­lec­tion qu’il dirige aux édi­tions La Découverte. En pro­lon­geant sa pen­sée, Jeanpierre invite à réin­ves­tir la notion matri­cielle de « socia­lisme » en vue d’en finir avec la domi­na­tion capi­ta­liste. Le socia­lisme comme lieu de coha­bi­ta­tion, fût-elle hou­leuse, et de com­bi­nai­son des trois cou­rants his­to­riques de l’é­man­ci­pa­tion : le com­mu­nisme, l’a­nar­chisme et la social-démo­cra­tie originelle.


[lire en italien]


« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » Cette célèbre phrase de Samuel Beckett résume, dites-vous, un cer­tain état d’esprit de la gauche radi­cale. Erik Olin Wright n’y adhé­rait pas. Qu’est-ce qui l’en distingue ? 

Si j’ai employé cette phrase dans le com­men­taire que j’ai pro­po­sé en post­face de son ouvrage, cest en effet parce que les éla­bo­ra­tions de Wright depuis 20 ans tranchent avec une constel­la­tion men­tale ou affec­tive qui me semble pesante dans la gauche anti­ca­pi­ta­liste — et qui s’est, donc, par­fois mani­fes­tée en emprun­tant à Cap au Pire de Samuel Beckett. Cette médi­ta­tion sur l’échec est effec­ti­ve­ment appa­rue ces der­nières années sous diverses plumes, pour­tant assez éloi­gnées idéo­lo­gi­que­ment les unes des autres : aus­si bien, par exemple, chez Slavoj Žižek qu’autour du Comité invi­sible. Wright ne part pas de ce fond com­mun par­ta­gé de la « mélan­co­lie de gauche », qui entrave bien sou­vent, même si elle a aus­si sa puis­sance, la pos­si­bi­li­té d’une réflexion stra­té­gique au sujet des condi­tions actuelles et réelles, et non pas idéales ou pas­sées, d’un dépas­se­ment béné­fique du capitalisme. 

Mais cette « mélan­co­lie » n’est-elle pas com­pré­hen­sible, au regard des nom­breuses défaites que le camp de l’é­man­ci­pa­tion a connues ?

« Contrairement à ce qu’espéraient plu­sieurs intel­lec­tuels orga­niques de l’anticapitalisme, la crise sani­taire et éco­no­mique mon­diale actuelle ne démen­ti­ra pas vrai­ment ce sombre constat. »

Certes, elle l’est. Elle est ados­sée à un pro­fond sen­ti­ment poli­tique de blo­cage, aux défaites accu­mu­lées suc­ces­si­ve­ment par les gauches depuis bien­tôt un demi-siècle. De crise en crise, d’alternance en alter­nance, de chan­ge­ment de régime en chan­ge­ment de régime, le mou­ve­ment contre-révo­lu­tion­naire néo­li­bé­ral par­vient en effet à vaincre ou à se main­te­nir et à accroître son emprise. Contrairement à ce qu’espéraient il y a quelques mois encore plu­sieurs intel­lec­tuels orga­niques de l’anticapitalisme, la crise sani­taire et éco­no­mique mon­diale actuelle ne démen­ti­ra pas vrai­ment ce sombre constat. Disparu il y a deux ans, Wright n’ignorait pas ce problème. C’est même la conscience pré­cise de ce déclin poli­tique de l’anticapitalisme qui motive le tour­nant « réa­liste » sin­gu­lier avec lequel il entend inflé­chir l’utopisme tra­di­tion­nel : dans cet alliage fra­gile entre deux types d’intelligence d’ordinaire oppo­sés se tient le noyau dur de sa pen­sée stra­té­gique anti­ca­pi­ta­liste. D’où, aus­si, ses réserves vis-à-vis des plans, des pro­grammes, des uto­pies de papier, des sce­na­rii de « monde d’après » — autre­ment dit des espé­rances déta­chées d’une ana­lyse empi­rique du pré­sent, qui ne sont d’ailleurs bien sou­vent que la tra­duc­tion de nos­tal­gies arri­mées à un pas­sé idéa­li­sé. Poser à nou­veau, en cri­tique radi­cal du capi­ta­lisme, la ques­tion stra­té­gique, exige désor­mais, selon lui, de sinter­ro­ger scien­ti­fi­que­ment sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té, les voies his­to­riques pré­cises du socia­lisme — en s’écartant avec méthode du fond de reli­gio­si­té, de croyance, de foi, posi­tive ou néga­tive, un peu incon­di­tion­nelle dans lave­nir que portent les dif­fé­rentes tra­di­tions socia­listes et leur volon­ta­risme transformateur.

Ce contre-pied se retrouve éga­le­ment dans le ren­ver­se­ment que Wright opère de cette autre phrase célèbre, signée Romain Rolland et popu­la­ri­sée par Gramsci : allier pes­si­misme de l’in­tel­li­gence et opti­misme de la volonté.

Wright affirme en effet quil serait bon de trans­for­mer cette for­mule, qui lui semble être la ligne de conduite impli­cite de la plu­part des anti­ca­pi­ta­listes daujourdhui. Cette dis­po­si­tion éthique et stra­té­gique ambi­va­lente qui allie­rait « lopti­misme de la volon­té et le pes­si­misme de la rai­son » se retrouve dans ce qu’il fau­drait appe­ler le dis­cours du socia­lisme. Cette dis­po­si­tion est tra­ver­sée d’oscillations — chez un même auteur, par­fois —, entre le constat du carac­tère impla­cable de la domi­na­tion capi­ta­liste ou de ses formes diverses dassu­jet­tis­se­ments et l’affirmation d’une néces­si­té ou bien d’une évi­dence de résis­tance, de radi­ca­li­té, de sub­jec­ti­vi­té révo­lu­tion­naire ou trans­for­ma­trice. Cette pola­ri­sa­tion pro­duit une ten­sion ou une dis­con­ti­nui­té dif­fi­cile à évi­ter, entre le ver­sant des­crip­tif et le ver­sant nor­ma­tif de l’écriture socia­liste. Car on ne peut pas à la fois tenir que la domi­na­tion est mas­sive et que la révo­lu­tion — ou en tout cas la résis­tance, la sor­tie — est pos­sible voire garan­tie… Cette posi­tion de pen­sée n’est pour­tant pas rare.

[Raul Lazaro]

D’une cer­taine manière, Wright nous dit : « Le pes­si­misme de la rai­son, on a don­né. » On connaît déjà suf­fi­sam­ment les moda­li­tés de la domi­na­tion et de l’exploitation capi­ta­listes ; on connaît moins les voies de sa trans­for­ma­tion. Dautant moins, d’ailleurs, qu’une forme de reli­gion de l’Histoire a tra­ver­sé toutes les tra­di­tions socia­listes. Il faut désor­mais, dit Wright, nour­rir et déve­lop­per le rai­son­ne­ment le plus ratio­na­liste pos­sible sur la tran­si­tion menant du capi­ta­lisme actuel à un socia­lisme (ou un com­mu­nisme, un éco-socia­lisme, une éco­lo­gie sociale, etc.) futur : un rai­son­ne­ment à la fois infor­mé des sciences sociales, mais conser­vant une visée théo­rique. Articulant, autre­ment dit, une pers­pec­tive phi­lo­so­phique à des obser­va­tions empi­riques. Et por­tant sur les moda­li­tés de sor­tie dési­rables de la for­ma­tion sociale pré­sente. Il faut donc sub­sti­tuer au pes­si­misme de la rai­son ce que Wright appelle « un opti­misme de lintel­li­gence ».

Qu’impliquerait cette dis­po­si­tion d’es­prit non pessimiste ?

« Pouvons-nous vrai­ment faire comme si 1917 n’avait pas échoué pour des rai­sons non seule­ment extrin­sèques, mais intrin­sèques ? »

Un effort pour pen­ser concrè­te­ment les voies d’accès à un plus grand épa­nouis­se­ment col­lec­tif avec leurs chances d’aboutir. Mais l’exercice n’a rien de béat : Wright s’en prend, entre les lignes, dans la plus pure tra­di­tion du mar­xisme, à lina­ni­té et à la fai­blesse dintel­lec­tuels et de mili­tants de gauche qui se plaignent en per­ma­nence du carac­tère tota­le­ment ache­vé de la domi­na­tion capi­ta­liste tout en n’ayant aucun pro­blème pour des­si­ner, mois après mois et luttes après luttes, des plans tous plus extra­va­gants les uns que les autres… La phi­lo­so­phie poli­tique est pleine d’utopies de papier. Les tra­di­tions socia­listes ont déjà écrit leurs pre­mières mesures révo­lu­tion­naires et leurs figures du com­mu­nisme. Wright pro­pose au contraire de réflé­chir, par l’enquête empi­rique sur le pas­sé et le pré­sent, à ce quon appe­lait autre­fois dans la tra­di­tion mar­xiste la « tran­si­tion socia­liste » : une tran­si­tion quil faut désor­mais plu­ra­li­ser dans ses visées, dans ses che­mins, car le der­nier siècle nous y a contraints.

Qu’entendez-vous pré­ci­sé­ment par là ?

Eh bien, ça signi­fie que 1917 na pas suf­fi et qu’il ne suf­fit pas non plus de se déta­cher du sta­li­nisme, ou même du léni­nisme, pour reprendre la ques­tion de la sor­tie du capi­ta­lisme. Pouvons-nous vrai­ment faire comme si 1917 n’avait pas échoué pour des rai­sons non seule­ment extrin­sèques, mais intrin­sèques ? S’agira-t-il de recom­men­cer la révo­lu­tion bol­che­vik, mais autre­ment, selon des voies encore incon­nues, comme l’ont sou­vent défen­du les trots­kystes ? Bien enten­du, toute une réflexion stra­té­gique s’est déve­lop­pée après 1917, dans le mar­xisme et dans les autres familles du socia­lisme, en tenant compte de l’échec de 1917. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Il faut y reve­nir, sans doute, mais sur­tout aller au-delà. La col­lec­tion « Lhori­zon des pos­sibles », aux Éditions La Découverte, que j’anime avec Christian Laval, se donne à nou­veau les pos­si­bi­li­tés trans­for­ma­trices pour objet, spé­cu­la­tif ou savant. Récemment, Jérome Baschet et Étienne Balibar y ont ins­truit cette pro­blé­ma­tique du pas­sage au socia­lisme. Et si Wright y est publié depuis son grand ouvrage Utopies réelles, c’est parce qu’il renou­velle, selon moi, avec un cer­tain cou­rage de pen­sée, cette même ques­tion clas­sique, mais en l’adaptant aux coor­don­nées actuelles du capi­ta­lisme et en récu­sant le caté­chisme doc­tri­nal et l’opposition sté­rile entre cre­dos socialistes.

Mais, avant d’al­ler plus loin dans la dis­cus­sion : c’est qui, ou plu­tôt c’est quoi, Erik Olin Wright ?

Un socio­logue nord-amé­ri­cain qui a fait ses études à Harvard et s’est for­mé poli­ti­que­ment durant les années 1960 amé­ri­caines — une période intense, comme vous le savez, en matière de luttes anti­ra­cistes, sociales, étu­diantes. Il a séjour­né un an à Paris, par­lait fran­çais, mais est res­té mal­gré tout peu connu dans le monde fran­co­phone. En Amérique latine, en Europe du Nord, au Portugal — il a dia­lo­gué par exemple avec le grand socio­logue Boaventura De Sousa Santos —, dans le monde anglo-amé­ri­cain, ses tra­vaux sont dif­fu­sés et dis­cu­tés. Même si c’est un auteur très occi­den­tal, il a donc eu un large écho inter­na­tio­nal. Wright s’est d’abord fait connaître en renou­ve­lant en pro­fon­deur l’analyse empi­rique et quan­ti­ta­tive en termes de classes sociales aux États-Unis et au plan inter­na­tio­nal, au point même qu’il a eu accès à des don­nées sovié­tiques et aurait été en mesure, dans les années 1980, de com­men­cer une enquête inache­vée sur la struc­ture de classes en Union sovié­tique. Un tra­vail tout à fait sin­gu­lier. L’analyse de classes n’était pas non plus la chose la plus à la mode aux États-Unis dans ces années, pour des rai­sons idéo­lo­giques évi­dentes : le tour­nant néo­li­bé­ral venait de prendre corps. Et puis Wright est un mar­xiste, ce qui est dautant plus sin­gu­lier dans ce pays où le mot suf­fit à effrayer les foules… Cest même l’un des rares socio­logues mar­xistes de sa géné­ra­tion, avec Michael Burawoy. Et ce nest pas sim­ple­ment un socio­logue mar­xiste dans un pays « anti-rouge », cest un socio­logue empi­rique mar­xiste dans un contexte où la socio­lo­gie mar­xiste nexiste pas ou plus ! Et ce, à l’échelle mondiale.

[Raul Lazaro]

Vous dites qu’il n’y avait pas de socio­logues marxistes ?

Certains socio­logues sont mar­xistes, mais la socio­lo­gie mar­xiste peine à exis­ter. Jusqu’à récem­ment, la socio­lo­gie empi­rique mar­xiste était peu repré­sen­tée dans la dis­ci­pline. Le tra­vail, la culture, la lit­té­ra­ture, la ville, notam­ment, ont, certes, atti­ré jusqu’à l’orée des années 1980 des socio­logues ins­pi­rés par le mar­xisme, mais cette tra­di­tion s’est éteinte. Il y a aus­si, bien sûr, une théo­rie socio­lo­gique mar­xiste dont les fron­tières peuvent être dis­cu­tées, mais qui pour­rait com­prendre une par­tie des grands noms de la théo­rie cri­tique alle­mande : des per­son­na­li­tés comme Goldmann, Lefebvre, Poulantzas, Löwy et d’autres après eux. Il y a cer­tai­ne­ment beau­coup de socio­logues en France qui se pensent ou se disent mar­xistes — cer­tains publient aujourd’hui dans des revues comme Contretemps —, mais leur enga­ge­ment et leur appa­reil théo­rique sont géné­ra­le­ment séparés. 

Comment expli­quez-vous ce faible déve­lop­pe­ment de la socio­lo­gie empi­rique mar­xiste ?

« Wright appelle à réin­té­grer la ques­tion uto­pique comme une inter­pel­la­tion interne au mar­xisme — congé­diée par Engels plus que par Marx, d’ailleurs. »

Ça a à voir avec de nom­breux fac­teurs, dont cer­tains viennent de lhis­toire de la pen­sée mar­xiste, de lhos­ti­li­té des pays mar­xistes vis-à-vis de la socio­lo­gie empi­rique, dune part, ain­si que de limpos­si­bi­li­té, dans les pays où la norme de la recherche empi­rique était forte, comme aux États-Unis, de l’articuler au para­digme mar­xiste, dautre part. Dans le cas fran­çais, l’œuvre de Bourdieu a ser­vi, par­mi les socio­logues cri­tiques des der­nières décen­nies, de sub­sti­tut ou d’alternative au mar­xisme. Wright et Burawoy sont les seuls cher­cheurs récents, à ma connais­sance, à avoir déve­lop­pé récem­ment un pro­gramme com­plet de redé­fi­ni­tion de la socio­lo­gie mar­xiste avec des prin­cipes et des tâches qui pour­raient faire école. Ils pro­posent des ter­rains denquête, des objets, des manières de tra­vailler, des types de pro­blèmes à des socio­logues qui aspirent à mettre à l’épreuve leurs convic­tions mar­xistes ou leur inté­rêt pour Marx et pas sim­ple­ment à s’afficher comme des socio­logues qui épousent le mar­xisme poli­ti­que­ment tout en ayant des dif­fi­cul­tés à le faire exis­ter scientifiquement.

Quels sont donc les apports de Wright dans ce contexte ?

Il est aus­si un théo­ri­cien. Il a une for­ma­tion de phi­lo­so­phie sociale et poli­tique solide, bien qu’elle soit sans doute assez peu conti­nen­tale. Certains s’étonneront peut-être, par exemple, que son pro­gramme autour des « uto­pies réelles » — qui a été pour moi le point daccroche cen­tral avec son œuvre — fasse si peu réfé­rence au trai­te­ment de la ques­tion uto­pique dans la tra­di­tion cri­tique euro­péenne, et notam­ment à l’œuvre de Bloch, mais aus­si aux déve­lop­pe­ments de Mannheim, Lukács, Adorno, Horkheimer et de nom­breux autres. Mais c’est aus­si une force, car Wright s’épargne ain­si toutes les impasses théo­ri­cistes de ce que Perry Anderson a appe­lé le « mar­xisme occi­den­tal ». L’ancrage du socio­logue éta­su­nien dans le mar­xisme est, d’une cer­taine manière, oppo­sé à cette tra­di­tion puisqu’il a pris part à par­tir des années 1980 au Groupe de Septembre, en quête de « non-bull­shit mar­xism » : il reje­tait l’idée de dia­lec­tique et est à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui le « mar­xisme ana­ly­tique ». Ce courant1 a été très peu reçu et dis­cu­té en France — ce qui a eu des effets sur la récep­tion et la lec­ture de l’œuvre de Wright lui-même.

Pourquoi ce manque d’in­té­rêt français ?

Ça tient sans doute à la place long­temps mar­gi­nale de la phi­lo­so­phie ana­ly­tique en France, à l’hostilité que lui vouent la plu­part des intel­lec­tuels cri­tiques. À l’abandon du mar­xisme par une par­tie des membres du Groupe de Septembre, aus­si. Mais Wright n’est pas de ceux-là. Comme les autres mar­xistes anti-bull­shit, c’est d’abord un lec­teur dAlthusser, qui, dans les années 1970, pen­sait lui être fidèle en tra­vaillant à recons­ti­tuer la scien­ti­fi­ci­té de l’œuvre mar­xienne — c’est-à-dire aus­si à iden­ti­fier les points de pola­ri­sa­tion ou d’incohérence internes à l’œuvre. Ce n’est qu’à par­tir des années 2000 que ce pro­gramme mar­xiste et scien­ti­fique a ten­du, chez Wright, à réin­té­grer la ques­tion uto­pique. Il y a, dans ce pro­jet intel­lec­tuel, une ten­sion interne extrê­me­ment forte. Car le dis­cours du mar­xisme sur l’utopie a long­temps été hos­tile, même si le rap­port de Marx et Engels aux uto­pies socia­listes de leur temps est en réa­li­té com­plexe et évo­lu­tif. Wright appelle à réin­té­grer la ques­tion uto­pique comme une inter­pel­la­tion interne au mar­xisme — congé­diée par Engels plus que par Marx, d’ailleurs — tout en ren­voyant dos à dos l’objectivisme de la science mar­xiste de l’Histoire et le sub­jec­ti­visme de la poli­tique mar­xiste du parti.

[Raul Lazaro]

Mais l’anticapitalisme peut-il être une uto­pie en lui-même, sachant que des cou­rants fas­cistes reprennent par­fois cette lutte à leur compte ? 

D’un point de vue poli­tique ou scien­ti­fique actuel, il faut cer­tai­ne­ment poser la ques­tion des uto­pies fas­cistes et de leur essor. Mais, pour Wright, elles peuvent res­ter en dehors d’une enquête sur la sor­tie du capi­ta­lisme car il a for­gé, pour orien­ter l’enquête, une défi­ni­tion nor­ma­tive de ce qu’il appelle « socia­lisme ». Elle ren­voie à l’épanouissement de tous, à l’augmentation du bien vivre, aux valeurs d’égalité, d’autonomie et de soli­da­ri­té. Mais il est vrai quune manière de pro­lon­ger et peut-être d’enrichir son pro­gramme de recherche consis­te­rait à pen­ser les « uto­pies réelles » en géné­ral, et les alter­na­tives anti­ca­pi­ta­listes en par­ti­cu­lier : elles ne sont pas, il est vrai, sur le ter­rain de l’Histoire effec­tive, uni­que­ment « socia­listes » — même au sens large où il entend ce qua­li­fi­ca­tif. Penser, aus­si, qu’un tra­vail sur ce qu’il iden­ti­fie comme le mode de trans­for­ma­tion « inter­sti­tiel » du capi­ta­lisme — cest-à-dire sur ce chan­ge­ment gra­duel et de petite échelle en direc­tion de cer­taines valeurs socia­listes dans les inter­stices des ins­ti­tu­tions domi­nantes, notam­ment éco­no­miques — doit prendre en compte des uto­pies qui nous sem­ble­raient indé­si­rables : uto­pies pour d’autres, mais dys­to­pies pour nous… Si l’on observe, comme je le fais depuis quelque temps, les uto­pies com­mu­nau­taires éco­lo­giques, il n’est pas impos­sible de « tom­ber » sur des pro­po­si­tions de type nati­viste ou néo­fas­ciste. Comment inter­agissent-elles avec les com­mu­nau­tés éco­lo­giques plus fidèles aux valeurs socia­listes ? Espérons ne pas avoir à nous poser vrai­ment la question…

On le sait : le mot « socia­lisme » n’a pas la même charge en Europe et aux États-Unis.

« Il y a un accord mini­mal sur le fait que le socia­lisme, cest la recherche de trois valeurs : éga­li­té, liber­té et soli­da­ri­té — ou bien éga­li­té, auto­no­mie et entraide. »

Oui. Même s’il existe un par­ti socia­liste amé­ri­cain, ce terme suscite là-bas une hos­ti­li­té et une peur spon­ta­nées : il évoque immé­dia­te­ment, pour beau­coup de ceux qui vivent en dehors des cam­pus, le gou­lag. Mais ce mot est englo­bant : il ren­voie à un état des idées et des pra­tiques anti­ca­pi­ta­listes dans lequel le mar­xisme nest pas encore auto­no­mi­sé. De même pour lanar­chisme. Il y a un effet dillu­sion sur les divi­sions du socia­lisme, sans doute dû à lhis­to­rio­gra­phie et aux mili­tants du XXe siècle, qui ont recons­truit des généa­lo­gies et des tra­di­tions inven­tées selon les­quelles il y aurait eu un anar­chisme pur, une social-démo­cra­tie pure et un mar­xisme pur dès le XIXe siècle. Entre 1830, où le mot « socia­lisme » se déploie sur la scène de lHistoire, et 1914, il y a des socia­lismes dans les­quelles toutes ces tra­di­tions, et d’autres, se mêlent. Des indi­vi­dus cir­culent entre les cou­rants. Des conflits sont pré­sents — comme dans la Première Internationale, où ils ont été hau­te­ment dis­cu­tés —, mais il y a mal­gré tout beau­coup de visées communes.

Cette pers­pec­tive socia­liste plu­ra­liste, où com­mu­nistes, anar­chistes et réfor­mistes se « mêle­raient », est per­due, aujourd’hui, non ?

En effet. Il serait bon de retrou­ver un tel hori­zon… Cest, je crois, ce que pen­sait Wright. C’est la rai­son pour laquelle, dans ce livre, il tente de cir­cons­crire ce socle com­mun aux socia­lismes his­to­riques. D’abord, bien sûr, cest la cri­tique du capi­ta­lisme, même si celle-ci s’effectue selon des moda­li­tés qui pou­vaient varier, mais avec un accord mini­mal sur les méfaits, les des­truc­tions opé­rées par le capi­ta­lisme sur l’être humain et la nature. Le thème anti-indus­triel de la des­truc­tion de la nature est, certes, res­té mino­ri­taire au XIXe siècle, mais il n’est pas absent2. Donc il y a un accord sur le fait que le capi­ta­lisme est la source car­di­nale de nos mal­heurs, même si d’autres élé­ments, d’autres forces par­ti­cipent bien enten­du aux maux du monde. Et, dautre part, il y a un accord mini­mal sur le fait que le socia­lisme, cest la recherche de trois valeurs : éga­li­té, liber­té et soli­da­ri­té — ou bien éga­li­té, auto­no­mie et entraide. Mais les fai­blesses issues de la frag­men­ta­tion interne des socia­lismes, non pas au niveau des valeurs, mais au niveau des tac­tiques, des idéo­lo­gies, des formes poli­tiques, doivent être inver­sées en force d’alliance et de com­bi­nai­son. C’est, d’une cer­taine manière, tout le pro­jet de Stratégies anti­ca­pi­ta­listes.

[Raul Lazaro]

Wright théo­rise une « éro­sion » du capi­ta­lisme qui s’inscrit dans un temps long, ou à tout le moins indé­fi­ni. Mais, comme char­riait Keynes, « à long terme, nous serons tous morts » ! Alors ne nous faut-il pas ren­ver­ser au plus vite le pou­voir capitaliste ?

Il faut d’abord rap­pe­ler que Wright entend dépas­ser loppo­si­tion réfor­misme-révo­lu­tion, à quoi est res­tée trop sou­vent réduite la réflexion stra­té­gique des anti­ca­pi­ta­listes. Trois modes de trans­for­ma­tion sont envi­sa­gés, plu­tôt que deux : la rup­ture, le chan­ge­ment sym­bio­tique et la trans­for­ma­tion dite « inter­sti­tielle », dont nous avons déjà par­lé. Ces types de chan­ge­ment existent à toutes les échelles du poli­tique. Dès lors, l’enjeu stra­té­gique est d’imaginer, loca­le­ment, natio­na­le­ment, inter­na­tio­na­le­ment, des com­bi­nai­sons entre ces trois moda­li­tés d’avancée du socia­lisme qui finissent par être sus­cep­tibles d’éroder le capi­ta­lisme. Il est donc impor­tant de reve­nir sur ce terme d’« éro­sion ». Son mérite, ce nest pas néces­sai­re­ment dappor­ter des réponses défi­ni­tives à la ques­tion de la tran­si­tion mais d’interroger les théo­ries tacites de l’Histoire por­tées par les anti­ca­pi­ta­listes. Peut-on croire au carac­tère immé­dia­te­ment béné­fique ou abso­lu­ment pos­sible des rup­tures révo­lu­tion­naires ? La réponse à ces ques­tions devrait aller de soi.

« Wright des­sine une réflexion méta­po­li­tique sur la stra­té­gie socia­liste en se pla­çant par-delà les oppo­si­tions héri­tées du der­nier siècle entre anar­chistes, mar­xistes et sociaux-démo­crates. »

Qu’on par­tage ensuite tout ou par­tie de ses atten­dus, la démarche de Wright est là pour indi­quer que si je suis anti­ca­pi­ta­liste et révo­lu­tion­naire, par exemple, il faut que je sois un peu plus au clair sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té des révo­lu­tions, sur les coor­don­nées his­to­riques des révo­lu­tions pas­sées, sur les modes de trans­for­ma­tion des révo­lu­tions poli­tiques en for­ma­tion his­to­rique socia­liste ou com­mu­niste. Sur tous ces points-là, lhis­to­rio­gra­phie et la théo­rie, sans même par­ler des dis­cours par­ti­sans, n’ont pas de réponses assez robustes. Wright ne pri­vi­lé­gie pas un mode de trans­for­ma­tion socia­liste sur un autre, il appelle à ce que nous pen­sions mieux leurs inter­ac­tions. Contrairement à ce que cer­tains lui ont repro­ché, il n’aurait donc aucun pro­blème avec des gens qui rejet­te­raient les chan­ge­ments inter­sti­tiels, les expé­riences com­mu­na­listes, coopé­ra­tives ou com­mu­nau­taires, qui mépri­se­raient aus­si le réfor­misme de gauche au gou­ver­ne­ment et qui diraient qu’ils ne s’intéressent qu’à la révo­lu­tion socia­liste. Mais il leur répon­drait : « Encore un effort (de connais­sance) si vous vou­lez être révo­lu­tion­naire ! » Il ny a donc pas dexclu­sion a prio­ri du mode révo­lu­tion­naire de trans­for­ma­tion his­to­rique dans son sché­ma. Il y a une ana­lyse his­to­rique qui dit que des révo­lu­tions dans des pays démo­cra­tiques, aujourdhui, il ny en a pas eu. 

Analyse que vous partagez ?

Oui. Tout un tra­vail reste à faire sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té révo­lu­tion­naire, une tâche immense que d’autres tra­vaux his­to­riques et socio­lo­giques que ceux de Wright per­mettent tout de même d’envisager.

Voilà qui nous amène au cœur du pro­blème : com­ment, concrè­te­ment, va-t-on réus­sir à ins­tau­rer une socié­té socialiste ?

Pour Wright — dont je sim­pli­fie ici les leçons —, on ne peut pas pen­ser le chan­ge­ment vers le socia­lisme exclu­si­ve­ment en termes binaires, mani­chéens, en lais­sant accroire que tout ce qui n’est pas rup­ture révo­lu­tion­naire nest que pous­sière poli­tique ou bien ruse de la rai­son his­to­rique et capi­ta­liste. Wright est anti-hégé­lien, comme tous les mar­xistes ana­ly­tiques. Il ny a pas de ruse de la rai­son capi­ta­liste a prio­ri. Il y a des rap­ports de force, une micro­po­li­tique et une macro­po­li­tique des agen­ce­ments et des pou­voirs, sociaux, éco­no­miques, poli­tiques, qui donnent des résul­tats plus ou moins favo­rables au socia­lisme et dont il faut étu­dier règles et résul­tats. Avec Stratégies anti­ca­pi­ta­listes, et Utopies réelles aupa­ra­vant, Wright des­sine une réflexion méta­po­li­tique sur la stra­té­gie socia­liste en se pla­çant par-delà les oppo­si­tions héri­tées du der­nier siècle entre anar­chistes, mar­xistes et sociaux-démo­crates. Nous héri­tons, dit-il, de ces trois tra­di­tions dont la com­bi­nai­son syn­chro­nique et dia­chro­nique doit être pen­sée et pra­ti­quée. Comment ce qu’il appelle la trans­for­ma­tion « sym­bio­tique » du capi­ta­lisme (qui ren­voie sur­tout à la social-démo­cra­tie du pre­mier XXe siècle et de l’après 1945), sa trans­for­ma­tion « inter­sti­tielle » (défen­due par les anar­chismes et rele­vant des poli­tiques pré­fi­gu­ra­tives) et la trans­for­ma­tion par la « rup­ture » (qui s’exprime dans les moments révo­lu­tion­naires) peuvent-elles for­mer un engre­nage socia­liste à l’intérieur des ins­ti­tu­tions du capi­ta­lisme ? Mais, pour envi­sa­ger ceci, une fois de plus, il faut pou­voir renon­cer au rêve d’un Grand Soir, qui offri­rait toutes les solu­tions, et s’abandonner à la pen­sée de la tran­si­tion. Avec son modèle d’analyse, Wright ne fait que poser un pro­gramme d’enquête et ses coor­don­nées. Il nen a ni les clés, ni le terme. C’est à nous de poursuivre.

[Raul Lazaro]

La com­bi­nai­son de ces trois grandes stra­té­gies pas­se­rait donc par l’érosion ?

Elle en est le résul­tat éven­tuel. Le nom de la tran­si­tion dif­fé­ren­tielle, incré­men­tale vers laprès-capi­ta­lisme. Pour qu’il y ait un pro­ces­sus d’érosion, a for­tio­ri d’érosion crois­sante, il faut, sou­li­gnons-le une fois encore, qu’il y ait des hybri­da­tions entre socia­lismes et pra­tiques issues des tra­di­tions cri­tiques du capi­ta­lisme. Mais si l’on suit Wright avec pré­ci­sion, l’érosion dis­pose déjà d’appuis : dès que l’on envi­sage les choses non plus de manière molaire, mais molé­cu­laire, comme disait Guattari, il y a du socia­lisme, en petite dose, dans beau­coup dendroits, d’institutions, de sec­teurs d’activité. D’une cer­taine manière, l’ouvrage de Wright donne une réelle consis­tance, une for­ma­li­sa­tion, à ce que lon appe­lait « révo­lu­tion molé­cu­laire » dans les années 1970 — même si le socio­logue nord-amé­ri­cain parle une tout autre langue que celle du cli­ni­cien fran­çais et de cette période. Mais il va, en quelque sorte, plus loin, car la notion de révo­lu­tion molé­cu­laire, chez Guattari, n’était en défi­ni­tive qu’une rup­ture avec le féti­chisme de la rup­ture qui domi­nait les mou­ve­ments des années 68 : la mise au jour et la mise à jour des seules stra­té­gies interstitielles.

Nous par­lions d’urgence. Il en est une que les socia­lismes ont sou­vent et long­temps négli­gée : l’éco­lo­gique. La stra­té­gie de l’é­ro­sion est-elle encore tenable face au dérè­gle­ment cli­ma­tique — donc au bou­le­ver­se­ment poli­tique radi­cal qu’il devrait provoquer ?

« Chacun bran­dit ses pra­tiques mili­tantes, ses féti­chismes poli­tiques, comme une iden­ti­té figée, et finit par faire de la morale plu­tôt que de la poli­tique. »

La catas­trophe éco­lo­gique est déjà là. Les maux du capi­ta­lisme s’intensifient et le tour­nant auto­ri­taire actuel du néo­li­bé­ra­lisme, à l’échelle mon­diale, ne devrait pas favo­ri­ser les résis­tances futures. Face à ça, l’alternative est peut-être la sui­vante : ou bien on dit que le temps court relève de la tac­tique et le temps long, de la stra­té­gie (c’est une réponse clas­sique et, d’une cer­taine manière, de faci­li­té : les tac­tiques des socia­lismes s’élaborent dans l’horizon de l’urgence, mais ça laisse entier la ques­tion de leurs effets à plus long terme, dont la connais­sance relève de la pen­sée stra­té­gique) ; ou bien — mais c’est peut-être la même chose — on sépare lhori­zon ana­ly­tique pro­po­sé par Wright, qui implique, en effet, un tra­vail de longue haleine et une réflexion dif­fi­cile, col­lec­tive, sur l’Histoire pas­sée et pré­sente, et l’horizon de lenga­ge­ment poli­tique. Il faut sou­li­gner qu’il ny a aucune pres­crip­tion mili­tante chez Wright, aucun appel à la conver­sion, aucune pré­di­lec­tion affi­chée entre les manières d’être socia­liste. C’est comme ça que je le lis. Chacune et cha­cun de ses lec­teurs déjà anti­ca­pi­ta­listes peut res­ter dans son milieu ou sa « famille » poli­tique tout en inté­grant les vues que pro­pose l’ouvrage. En défi­ni­tive, le livre pro­pose d’ajouter à l’expérience mili­tante ou intel­lec­tuelle anti­ca­pi­ta­liste une exi­gence sup­plé­men­taire de réflexi­vi­té et de tolé­rance vis-à-vis des autres tra­di­tions héri­tées du socia­lisme. Sans une telle évo­lu­tion au sein des gauches, le risque de leur décom­po­si­tion aug­men­te­ra. Comme c’est le cas aujourd’hui, cha­cun bran­dit ses pra­tiques mili­tantes, ses féti­chismes poli­tiques, comme une iden­ti­té figée, il ou elle y trouve un confort sub­jec­tif et finit par faire de la morale plu­tôt que de la poli­tique. Pour fré­quentes qu’elles soient, de telles atti­tudes défi­nissent ce que nous pour­rions appe­ler un « semi-socialiste ».

Mais Wright était atten­tif à la ques­tion de la morale, des valeurs. Ce qui n’est d’ailleurs pas tou­jours très bien vu dans nos rangs : l’ac­cu­sa­tion de morale (bour­geoise), le rejet des valeurs (répu­bli­caines)…

Ce nest pas parce quil y a un usage ins­tru­men­tal et néfaste de cer­taines valeurs que le mot « valeur » est à ban­nir. Le dis­cours que pro­pose Wright sur les valeurs socia­listes n’a rien d’idéaliste. Il vient au contraire dun rai­son­ne­ment quautre­fois on aurait qua­li­fié de « maté­ria­liste ». Wright observe de manière empi­rique et réa­liste, comme nous, que les socia­lismes sont divi­sés mal­gré l’échec his­to­rique du com­mu­nisme éta­tique. Un regard sur l’histoire poli­tique nous enseigne par ailleurs que plus les socia­listes perdent, plus ils se divisent. Regardez par exemple, même si c’est sans doute anec­do­tique, com­ment les indi­vi­dus de gauche les plus visibles passent un temps fou à s’invectiver sur les réseaux sociaux : ils sont cer­tains de leurs cer­ti­tudes, accro­chés à leurs croyances comme à des totems. En France, cer­tains cri­tiquent ce qu’ils appellent les « gauches iden­ti­taires », mais ne sont-ils pas tout aus­si « iden­ti­ta­ristes » vis-à-vis dabs­trac­tions idéo­lo­giques ou pro­gram­ma­tiques et féti­chistes de cer­tains noms propres et de leurs appar­te­nances ? Peut-être est-ce une exa­gé­ra­tion. Mais je ne le crois pas. Autrement dit, le pro­blème de Wright quand il parle des valeurs socia­listes, que j’ai évo­quées au début de notre entre­tien, ce nest pas de pen­ser une uni­té a prio­ri mais les condi­tions de pos­si­bi­li­té dune uni­té, non pas ex ante, mais ex post, des tra­di­tions socialistes. 

[Raul Lazaro]

Pour lan­cer cette inter­ro­ga­tion, son réflexe ini­tial nétait pas de com­men­cer par les « valeurs », mais par lana­lyse de classes. Wright a com­men­cé avec des recherches qui, d’une cer­taine manière, repo­saient la ques­tion du « sujet his­to­rique » sus­cep­tible de por­ter la flamme du dépas­se­ment de lHistoire. Mais il en a conclu, après plu­sieurs décen­nies d’observation, que la frag­men­ta­tion des exploi­tés est deve­nue trop grande pour qu’une telle sub­jec­ti­va­tion émerge, que les condi­tions sociales dun par­tage de lexpé­rience vécue au tra­vail ne sont pas ou plus rem­plies. Dès lors, se demande-t-il, quelles sont les autres condi­tions éven­tuelles de for­ma­tion d’une force sociale anti­ca­pi­ta­liste ? Pour lui, et cest peut-être dis­cu­table, cest dans lordre de lima­gi­naire et sur­tout de l’éthique que cette uni­té peut appa­raître. Cest-à-dire autour dun sys­tème de valeurs et de dis­po­si­tions par­ta­gé. Pas de recherche, donc, dun « signi­fiant-maître » qui, comme chez Laclau et Mouffe, par exemple, aurait pour fonc­tion d’unifier des groupes domi­nés autour du mot « peuple », avec un lea­der en plus… Pas de fan­tasme, non plus, du « pro­gramme com­mun » qui vien­drait récon­ci­lier les gauches et les por­ter au pou­voir. Pour moi, ces valeurs com­munes des socia­listes relèvent plus pré­ci­sé­ment d’un ethos. Le mot est sans doute moins trom­peur que celui de « valeurs ». 

Comment se mani­feste cet ethos socia­liste qui pour­rait per­mettre la consti­tu­tion d’un bloc, d’un front ?

« Égalité, liber­té, soli­da­ri­té : ce ne sont pas tant des valeurs à reven­di­quer que des valeurs qui sont déjà là et qu’il est pos­sible, néces­saire, de faire gran­dir. »

Ce sont des dis­po­si­tions incar­nées qui existent dans le monde social. Elles sont le pro­duit dune très longue his­toire, dont les vic­toires anciennes ou pas tou­jours appa­rentes des gauches au siècle der­nier ont four­ni, à tra­vers cer­taines poli­tiques, les condi­tions de pos­si­bi­li­té. Il y aurait aujourd’hui, autre­ment dit, grâce à cet héri­tage his­to­rique de longue durée des gauches, et mal­gré les décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme, plus de dis­po­si­tions à l’égalité, à lauto­no­mie et à lentraide dans le monde social qu’il y a un siècle — et ce même si celles-ci sont dis­tri­buées socia­le­ment de manière tout à fait inégale. La socio­lo­gie du socia­lisme passe donc par une socio­lo­gie des dis­po­si­tions éthiques. Ce serait, en tout cas, une manière de pro­lon­ger le pro­gramme de Wright en adjoi­gnant à une enquête sur les uto­pies réelles, une recherche sur l’ethos socialiste.

Il ne s’a­git pas de bran­dir ces valeurs sur une pancarte…

Égalité, liber­té, soli­da­ri­té : on les fera gran­dir en les incar­nant, en les pra­ti­quant, là où cha­cun est situé. C’est aus­si comme ça qu’il faut com­prendre l’image de l’érosion du capitalisme. 

Il y a chez Wright une logique de conca­té­na­tion, d’en­chaî­ne­ment, d’effet domino. Ça peut par­tir de choses par­fois minimes : la gra­tui­té des trans­ports en com­mun, par exemple. Malgré toutes vos mises en garde, en quoi n’est-ce pas… du réformisme ?

Il y a chez lui une atten­tion aux chan­ge­ments que jai appe­lés « incré­men­taux », aux petites dif­fé­rences his­to­riques. Il pro­pose de com­pa­rer les méca­nismes de la tran­si­tion socia­liste à ceux qui ont pré­va­lu lors d’une autre des tran­si­tions his­to­riques thé­ma­ti­sées par le mar­xisme : le pas­sage du féo­da­lisme au capi­ta­lisme. En uti­li­sant les caté­go­ries de la trans­for­ma­tion his­to­rique qu’il a pro­po­sée — inter­sti­tielle, sym­bio­tique, rup­tu­riste — et en essayant de voir comme elles ont inter­agi pour pro­vo­quer cette muta­tion qui ne s’est pas faite en un jour, qui est une somme de petites dif­fé­rences accu­mu­lées, de réformes, et aus­si de moments de rup­ture. Pensons aus­si à Max Weber. Cest quoi, l’éthique pro­tes­tante ? Des petites sectes qui ont modi­fié quelques règles dans leur vie col­lec­tive par rap­port à celles de l’Église romaine. Weber na jamais eu la folie de pen­ser que ces trans­for­ma­tions avaient pro­duit à elles seules le capi­ta­lisme. Il disait que c’était un para­mètre — inter­sti­tiel ! Un chan­ge­ment molé­cu­laire et extra-éco­no­mique qui se fait sui­vant une tem­po­ra­li­té à peine per­cep­tible. Quoi qu’on pense de la vali­di­té empi­rique des thèses de Weber, c’est un exemple de théo­ri­sa­tion, sem­blable à celle de Wright, où des chan­ge­ments incré­men­taux se com­binent pour pro­duire des chan­ge­ments struc­tu­raux. La sor­tie du capi­ta­lisme ne se fera pas en trois jours. Si elle peut se faire…

[Raul Lazaro]

Il n’y a donc pas de « petits » chan­ge­ments voués à res­ter… petits ?

On peut tou­jours dire : « l’économie sociale et soli­daire, cest l’idiot utile du capi­ta­lisme », « les réformes social-démo­crates de la fis­ca­li­té ou des conseils d’administration des entre­prises, ce ne sont que des rus­tines », etc. Tout ceci est à la fois vrai et faux. Le pro­blème, pour Wright, est de mieux connaître les effets anti­ci­pables de telles mesures et, d’une manière plus géné­rale, la nature exacte des agen­ce­ments sociaux afin d’apprendre à les faire bas­cu­ler du côté du socia­lisme. On peut, selon lui, aug­men­ter la part de socia­lisme dans tous les contextes. Par l’État, la révo­lu­tion et les alter­na­tives. Petites — les coopé­ra­tives, l’économie sociale et soli­daire —, ou plus à l’écart du monde capi­ta­liste. Il ny a pas de rai­son davoir un juge­ment a prio­ri néga­tif sur ces expé­ri­men­ta­tions inter­sti­tielles : il faut quil y en ait plus, quelles se relient plus, quelles sacceptent plus, qu’elles soient plus socia­listes. Cest un pro­gramme mini­mal et pour­tant exor­bi­tant. Cest pour ça que je suis scep­tique envers les constats hos­tiles aux alter­na­tives exis­ten­tielles, com­mu­nau­taires ou uto­piques qui fleu­rissent chez des néo­lé­ni­nistes ou des paléo-com­mu­nistes. Ça ne me paraît pas seule­ment une erreur ana­ly­tique, du point de vue des sources du chan­ge­ment his­to­rique, mais aus­si une erreur poli­tique, du point de vue de l’attrait que peuvent ren­con­trer aujourd’hui ces pra­tiques alter­na­tives, qu’elles soient socia­listes ou écologiques.

Nous avons beau­coup par­lé de classe, de capi­ta­lisme, mais on sait que dautres fac­teurs doppres­sion existent… 

« On peut, selon Wright, aug­men­ter la part de socia­lisme dans tous les contextes. Par l’État, la révo­lu­tion et les alternatives. »

Si la ques­tion de luni­té des domi­nés, des exploi­tés, de celles et ceux qui aspirent au socia­lisme, est la ques­tion socio­lo­gique pre­mière en vue d’une réflexion empi­rique sur la sor­tie du capi­ta­lisme, alors, dit Wright, oui, il y a plu­sieurs can­di­dats, et pas que les ouvriers dusines ou le pro­lé­ta­riat plus large. Son rai­son­ne­ment est en sub­stance le sui­vant : sil y a des luttes de plus en plus grandes sur le thème du racisme, des vio­lences poli­cières, des dis­cri­mi­na­tions, cest parce que cest une expé­rience non seule­ment com­mune, mais par­ta­geable, plus, peut-être, que ne le sont deve­nues d’autres expé­riences de domi­na­tion pour­tant cen­trales pour la théo­rie cri­tique du capi­ta­lisme. On peut aus­si faire lhypo­thèse, en pro­lon­geant Wright, qu’à par­tir du tour­nant auto­ri­taire du néo­li­bé­ra­lisme que nous tra­ver­sons actuel­le­ment, ces expé­riences risquent bien d’être de plus en plus importantes.

Dans votre post­face, vous ame­nez une réflexion sin­gu­lière, qui pos­tule que Wright, par son refus dune avant-garde éclai­rée, est un remède au « point de vue viri­liste » qui peut per­du­rer dans les cou­rants socialistes !

Si le léni­nisme nest plus la stra­té­gie située au centre de gra­vi­té de la poli­tique de sor­tie du capi­ta­lisme, sil y en a plu­sieurs, ain­si que Wright le pro­pose, alors effec­ti­ve­ment il n’est pas néces­saire de se repré­sen­ter l’Histoire avec des gens qui sont aux avant-postes et d’autres qui suivent. Ce quil en res­sort du point de vue du rap­port gen­ré au monde, cest une déter­mi­na­tion ortho­go­nale ou oppo­sée à ce que la sub­jec­ti­va­tion mas­cu­line a incar­né dans les mou­ve­ments d’émancipation anti­ca­pi­ta­liste : un doute envers la domi­na­tion mas­cu­line et toutes les tra­duc­tions tac­tiques et stra­té­giques du viri­lisme, un doute envers la défi­ni­tion même de la stra­té­gie comme affaire guer­rière ou qua­si-mili­taire et donc essen­tiel­le­ment mas­cu­line. Cest une très bonne nouvelle.


Illustration de ban­nière : Israel. G Vargas
Photographie de vignette : Jean-François Robert | Télérama


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  1. Qui com­prend des théo­ri­ciens comme Gérald Allan Cohen, John Roemer, Jon Elster, Philippe Van Parijs, Adam Przeworski [nda].
  2. On peut pen­ser, entre autres, au socia­lisme roman­tique de William Morris, aux anar­chistes natu­riens de la fin du XIXe siècle et à plu­sieurs autres socia­listes : les der­niers livres de Serge Audier lont fort bien démon­tré [nda].

REBONDS

☰ Lire notre article « Gustav Landauer : un appel au socia­lisme », Renaud Garcia, 13 jan­vier 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capi­tal », novembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Christian Laval : « Penser la révo­lu­tion », 16 mars 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Miguel Benasayag : « Il ne faut pas trai­ter les gens désen­ga­gés de cons », avril 2018
☰ Lire le texte inédit de Daniel Bensaïd, « Du pou­voir et de l’État », avril 2015
☰ Lire notre article « Le socia­lisme de Victor Serge », Susan Weismann, novembre 2014

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