Michael Burawoy : « C’est une bonne nouvelle que la sociologie soit attaquée publiquement »


Entretien inédit pour le site de Ballast

La ren­contre est mati­nale : une jour­née froide, à Bruxelles. Originaire d’Angleterre et grand voya­geur, c’est pour­tant la pre­mière visite de Michael Burawoy, socio­logue à la renom­mée inter­na­tio­nale, dans la capi­tale de l’Europe. Entre une confé­rence don­née la veille et un « work­shop » avec quelques étu­diants, Burawoy ne se ménage pas pour conti­nuer à trans­mettre son expé­rience. L’homme est volu­bile et cha­leu­reux. Marxiste hété­ro­doxe, en évo­lu­tion constante mais sans renie­ment, ce spé­cia­liste de la ques­tion ouvrière est sur­tout un homme de ter­rain : des mines de cuivres de Zambie à la Russie sovié­tique, en pas­sant par une usine de Chicago¹. Si notre dis­cus­sion brosse volon­tai­re­ment large — entre autres choses, son che­mi­ne­ment intel­lec­tuel, les mou­ve­ments sociaux, la per­ti­nence de la lutte des classes mais aus­si la socio­lo­gie comme vision du monde —, c’est que notre regard doit se sai­sir d’un objec­tif grand-angle pour construire une pen­sée et des actions cohé­rentes et infor­mées dans notre époque fragmentée.


PORTRAITMB Lors de nos échanges pour orga­ni­ser cette ren­contre, nous vous avons fait savoir que la revue amé­ri­caine Jacobin était l’une de nos nom­breuses ins­pi­ra­tions. Que pen­sez-vous de ce type de publications ?

C’est vrai­ment impor­tant, aujourd’­hui… Aux États-Unis, on a appe­lé « géné­ra­tion du mil­lé­naire » ces nou­veaux jeunes radi­caux de gauche, incar­nés notam­ment par Jacobin, qui redé­couvrent plein de choses, de l’his­toire du capi­ta­lisme à son futur. Je trouve vrai­ment exci­tant que ces maga­zines, sou­vent en ligne, pro­li­fèrent. Jacobin est pro­ba­ble­ment l’un des plus impor­tants aux États-Unis. Il y a des jeunes gens très enthou­siastes, et lorsque j’en­seigne, c’est un plai­sir. Il y a dans l’air un nou­veau radi­ca­lisme que l’on peut voir dans les publi­ca­tions et dans les mou­ve­ments sociaux. C’est le futur. Il faut que ça le soit.

Vous avez écrit une post­face à votre livre Produire le consen­te­ment (1979), récem­ment tra­duit en fran­çais, qui est une lec­ture cri­tique de ce tra­vail. Dans cer­tains articles, vous n’hé­si­tez pas à remettre sur le tapis vos réfé­rences théo­riques. Concentrons-nous sur votre « pas­sage » de Karl Marx à l’é­co­no­miste hon­grois Karl Polanyi : ce fut un chan­ge­ment impor­tant pour vous en tant que cher­cheur, mais quelle réa­li­té cela décrit-il ?

Il est essen­tiel de cri­ti­quer le fait que nous avons ten­dance à pen­ser que la tra­jec­toire aca­dé­mique est cohé­rente, qu’elle est sans cas­sures, que nous avons tou­jours rai­son. C’est une posi­tion ridi­cule. Il faut être très cri­tique à pro­pos de son propre tra­vail. L’Histoire conti­nue. Évidemment, les choses qui mar­chaient il y a vingt ou trente ans ont à pré­sent une per­ti­nence limi­tée. Et c’est très vrai de mon propre tra­vail. Vous avez sou­li­gné l’im­por­tance crois­sante de Polanyi dans mon « ima­gi­na­tion socio­lo­gique ». C’est arri­vé parce que j’é­tais en Russie : j’a­vais tra­vaillé en Hongrie, puis en Russie, durant la période socia­liste. Je me concen­trais sur la pro­duc­tion et les ouvriers, sur la manière dont ils pro­dui­saient ; je tra­vaillais dans des usines, en essayant de com­prendre l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail dans le socia­lisme, de com­prendre la conscience de la classe labo­rieuse. Et, là, la tran­si­tion arrive ! D’abord en Hongrie, en 1991. Je quitte le pays et vais en Union sovié­tique. Je trouve du bou­lot, en 1991, dans des usines. Mon ana­lyse sur la Hongrie fonc­tion­nait encore dans le cas russe. Mais, là encore, la tran­si­tion arrive à la fin de 1991 : c’est la fin de l’Union sovié­tique ! Ils ont ensuite mis en place des réformes radi­cales (en 1991, mais sur­tout en 1992) qui ont détruit l’é­co­no­mie indus­trielle — je n’a­vais dès lors plus d’op­por­tu­ni­tés d’y tra­vailler. La fin du dyna­misme de la tran­si­tion post-sovié­tique est venue du domaine des échanges, et non du domaine de la pro­duc­tion. L’énergie de cette trans­for­ma­tion est venue du com­merce et de la finance — ce qui m’a conduit à pen­ser beau­coup plus sérieu­se­ment à la ques­tion des mar­chés que je ne l’a­vais fait aupa­ra­vant. Le mar­ché que j’ai vu dans cette Russie post-sovié­tique détrui­sait l’é­co­no­mie indus­trielle : c’é­tait l’é­mer­gence de la finance et de la banque ! C’était ce qu’on appelle un « démem­bre­ment d’ac­tifs ». L’horizon tem­po­rel s’é­tait rétré­ci. Les gens ne pou­vaient plus pen­ser au futur, seule­ment au pro­fit immé­diat. Quand vous ache­tiez une entre­prise et que vous vous l’ap­pro­priiez immé­dia­te­ment, vous pou­viez la revendre, et tout le reste disparaissait…

« Il y a dans l’air un nou­veau radi­ca­lisme que l’on peut voir dans les publi­ca­tions et dans les mou­ve­ments sociaux. C’est le futur. »

C’est ce que j’ai appe­lé un « pro­ces­sus de tran­si­tion radi­cale »… Une invo­lu­tion éco­no­mique, pas une révo­lu­tion ni une évo­lu­tion. On jus­ti­fiait la des­truc­tion de l’é­co­no­mie indus­trielle en expli­quant que l’é­co­no­mie sovié­tique avait été un désastre. C’est ce qui m’a ame­né à Polanyi². La base de sa com­pré­hen­sion de la dyna­mique du capi­ta­lisme. Ce qui était inté­res­sant chez lui, c’é­tait l’i­dée qu’on ne peut créer une éco­no­mie de mar­ché en un jour : il faut des ins­ti­tu­tions pour la sup­por­ter. En Russie, c’é­tait clair : ils ne com­pre­naient pas Polanyi ! Contrairement à la Chine. Celle-ci a construit une éco­no­mie par le Parti-État, alors qu’en Russie il ne fal­lait rien lais­ser du pas­sé : cette der­nière est pas­sée de la voie sta­li­nienne au capi­ta­lisme de mar­ché — et ça n’a pas mar­ché. J’ai donc essayé de tra­vailler avec les idées de Polanyi sur les dan­gers d’un mar­ché trop éten­du. Mon inten­tion était d’es­sayer d’emmener sa pen­sée dans un cadre mar­xiste. Je n’ai pas aban­don­né le mar­xisme, mais je pré­tends que l’im­por­tance du mar­ché a été sous-esti­mée par Marx et par les mar­xistes. La vision de Marx est que le mar­ché obs­cur­cit ce qui se passe dans la pro­duc­tion — à ses yeux, c’est la pro­duc­tion qui est la véri­table éner­gie. Il n’y avait pas d’a­na­lyse pro­fonde de l’ex­pé­rience effec­tive du mar­ché et de la capa­ci­té de ce der­nier à trans­for­mer le capi­ta­lisme. J’ai essayé de com­prendre com­ment nous pou­vons pen­ser la mar­chan­di­sa­tion comme une force motrice plu­tôt que comme pro­cès d’ac­cu­mu­la­tion de la pro­duc­tion… J’ai eu quan­ti­tés de débats avec des gens qui sont davan­tage por­tés sur la cen­tra­li­té de la pro­duc­tion et qui, du coup, se plaignent que j’ai tra­hi mes tra­vaux pré­cé­dents. Enfin…

Approfondissons ceci avec la ques­tion de la lutte des classes. Vous citez la socio­logue Beverly J. Silver, qui ana­lyse les forces en pré­sence dans le monde du tra­vail et dis­tingue l’ap­proche mar­xiste de la lutte des classes (lutte contre l’ex­trac­tion de la plus-value) de l’ap­proche « pola­nyienne » (lutte pour une pro­tec­tion contre les ravages du mar­ché « auto­ré­gu­lé »). Comment arti­cu­ler ces deux approches ?

Il y a ces deux focales dans la lutte des classes. Classiquement, his­to­ri­que­ment, la lutte des classes labo­rieuses se joue autour de la pro­duc­tion et de l’ex­ploi­ta­tion. C’est la concep­tion mar­xiste ortho­doxe. La ques­tion est de savoir si l’on peut pen­ser la lutte des classes en termes de mar­chan­di­sa­tion et d’é­change. Dans la période pré­sente, les luttes de ces classes labo­rieuses fon­dées sur la pro­duc­tion sont deve­nues de plus en plus faibles, à mesure que le pro­lé­ta­riat se trans­for­mait en pré­ca­riat. La pré­ca­ri­té entre dans l’ex­pé­rience des tra­vailleurs, qui veulent s’ac­cro­cher à leur tra­vail dans un temps où il s’a­vère très incer­tain. Nous assis­tons, de fait, à une réduc­tion de la lutte des classes ortho­doxe autour de la pro­duc­tion. La ques­tion est de savoir s’il y a, au même moment, une émer­gence d’une forme dif­fé­rente de lutte – appe­lez-la « lutte des classes » si vous vou­lez – autour de la mar­chan­di­sa­tion… Il y a des luttes de classe autour de la mar­chan­di­sa­tion de ces « mar­chan­dises fic­tives », [telles que la terre, la mon­naie, le tra­vail, ndlr] dont parle Polanyi ; il y a bien une lutte qui porte sur la mar­chan­di­sa­tion du tra­vail et la résis­tance des tra­vailleurs contre une mar­chan­di­sa­tion exces­sive — on peut le voir dans les luttes en Amérique ou en Inde… Il y a des luttes contre le chan­ge­ment cli­ma­tique et pour l’en­vi­ron­ne­ment (sur­tout dans les pays du Sud). Et puis il y a les luttes concer­nant la mar­chan­di­sa­tion de la connaissance.

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28 octobre 2014 : Révolution des parapluies, Hong Kong (© Paula Bronstein/Getty Images)

Les ques­tions qui res­tent à poser sont les sui­vantes : ces luttes peuvent-t-elles fon­der un pro­jet com­mun ? Peuvent-elles voir qu’elles sont toutes des luttes contre dif­fé­rentes dimen­sions du mar­ché ? Polanyi pense à la consti­tu­tion d’un contre-mou­ve­ment contre le tout-mar­ché. Je pense que ça reste beau­coup plus dif­fi­cile que ça. L’unification de ces luttes dis­tinctes est une tâche extrê­me­ment déli­cate. Et c’est une tâche gigan­tesque que d’ap­por­ter une ana­lyse qui soit sus­cep­tible de faire voir à ces dif­fé­rents groupes leurs inté­rêts com­muns. Si l’on met Polanyi en pers­pec­tive, il est très impor­tant que nous – ceux qui sont enga­gés dans ces luttes – appor­tions une vision idéo­lo­gique. L’expérience vécue des gens, devant l’op­pres­sion et l’ex­ploi­ta­tion qu’ils affrontent, est à mes yeux de plus en plus lié à la puis­sance du mar­ché que de la pro­duc­tion. Avoir une place per­ma­nente dans la pro­duc­tion est le pri­vi­lège d’un nombre de plus en plus res­treint de personnes.

Mais com­ment trans­mettre et rendre acces­sible ce savoir académique ?

Comment ame­ner une vision du capi­ta­lisme contem­po­rain à ceux qui font l’ex­pé­rience de cette mar­chan­di­sa­tion ? C’est une ques­tion déci­sive. C’est celle, par exemple, de savoir si le par­ti poli­tique est encore une manière de pen­ser ces luttes. Mais le par­ti, ça signi­fie plein de choses ! Un par­ti léni­niste et un par­ti gram­scien sont très dif­fé­rents — et je serais bien sûr enclin à pen­ser à ces groupes ou ces par­tis sur le mode gram­scien³ (c’est-à-dire construits sur les expé­riences vécues et ceux qui font l’ex­pé­rience de cette mar­chan­di­sa­tion). Il y a une vraie néces­si­té à se fon­der sur les mou­ve­ments sociaux et à avoir des intel­lec­tuels enga­gés dans ces mou­ve­ments, qui tissent des liens entre ces groupes lut­tant contre la mar­chan­di­sa­tion. Quant à la ques­tion de la forme de l’ins­ti­tu­tion, les médias sociaux contem­po­rains peuvent offrir toutes sortes d’al­ter­na­tives inno­vantes. Si l’on pense au Printemps arabe, aux Indignados ou encore au mou­ve­ment Occupy, il y avait une effer­ves­cence intel­lec­tuelle dans la re-com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme. Cela n’a­vait pas de for­ma­li­sa­tion dans un par­ti qui aurait inté­gré un chan­ge­ment. Il y a du poten­tiel dans ces médias, qui peuvent trans­for­mer et faire muter la poten­tia­li­té – et c’est ce que vous vou­lez me faire dire ! (rires) – chez de jeunes intel­lec­tuels, en fai­sant fina­le­ment ce que vous êtes en train de faire. Je crois que c’est très important.

Est-ce que la trans­mis­sion de ce savoir cri­tique est un objec­tif que la socio­lo­gie publique, que vous avez théo­ri­sée, peut prendre à son compte ?

« L’université doit déve­lop­per un per­son­nage public qui soit res­pon­sable face à des publics — autre­ment, elle sera prise dans ce pro­ces­sus de marchandisation. »

Non. La socio­lo­gie publique n’a pas de pro­jet poli­tique spé­ci­fique. On peut donc avoir de la socio­lo­gie publique fas­ciste ! Mais ce qui est impor­tant, c’est cette idée que les socio­logues, les anthro­po­logues, les poli­tistes et les éco­no­mistes pensent au-delà de l’u­ni­ver­si­té. Qu’ils pensent à la manière dont ce qu’ils apprennent peut être trans­mis aux autres. Mais il ne s’a­git pas que de trans­mis­sion de ce savoir uni­ver­si­taire ; il s’a­git d’être res­pon­sable devant dif­fé­rents publics. Il fau­drait faire valoir l’ex­pé­rience vécue telle qu’elle est et pas seule­ment dis­sé­mi­ner la véri­té que nous avons déve­lop­pée. C’est une conver­sa­tion, qui prend très au sérieux l’ex­pé­rience vécue des gens. Certains pensent que la socio­lo­gie publique est plus « ouverte », plus acces­sible et plus com­pré­hen­sive quant aux nou­velles formes d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail, mais ce n’est pas ma vision de la socio­lo­gie publique. Pour moi, c’est une conver­sa­tion dans les deux sens, où il faut prendre beau­coup des pro­blèmes aux­quels sont confron­tés les gens et y ame­ner de l’ex­per­tise socio­lo­gique. Donc, oui, l’u­ni­ver­si­té doit déve­lop­per un per­son­nage public qui soit res­pon­sable face à des publics — autre­ment, elle sera prise dans ce pro­ces­sus de mar­chan­di­sa­tion. Il nous faut construire des alliances avec d’autres audiences qui font face à des mar­chan­di­sa­tions pro­ve­nant de dif­fé­rentes sources. Faute de quoi, l’u­ni­ver­si­té per­dra, len­te­ment mais sûre­ment, sa capa­ci­té de pro­duc­tion de savoirs sur les choses du futur. Et ce serait un désastre. L’université a un rôle signi­fi­ca­tif à jouer… Peut-être ai-je une vision roman­tique ? Je per­siste à pen­ser qu’elle peut jouer un rôle pri­mor­dial dans une période où la poli­tique conven­tion­nelle est dis­cré­di­tée. Elle peut jouer un rôle très pro­gres­siste si ses membres changent leur ima­gi­na­tion quant à ce qu’ils font.

Michael Burawoy (© Ana Villarreal)

Après les attaques à Paris en novembre, le Premier ministre fran­çais Manuel Valls a décla­ré : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en per­ma­nence des excuses ou des expli­ca­tions cultu­relles ou socio­lo­giques à ce qui s’est pas­sé. » Cette remarque n’est-elle pas le symp­tôme d’une incul­ture, pro­blé­ma­tique, dans la bouche d’un lea­der politique ?

Bon… C’est génial qu’un poli­ti­cien recon­naisse mal­gré tout qu’il existe quelque chose qui s’ap­pelle « socio­lo­gie » ! Le Premier ministre cana­dien a éga­le­ment dit, il y a deux ans, qu’il y en aurait trop. C’est très encou­ra­geant qu’ils fassent de la socio­lo­gie une vision du monde autre que la leur. C’est de la bonne publi­ci­té, et c’est une bonne nou­velle qu’elle soit atta­quée publi­que­ment. La socio­lo­gie four­nit une expli­ca­tion. De nom­breux socio­logues ont inter­pré­té les attaques de Paris et d’autres actions d’in­sur­rec­tion sem­blables en termes d’« ordre glo­bal post-colo­nial ». Les États-Unis, par exemple, sont pro­fon­dé­ment embar­qués dans le bou­le­ver­se­ment de l’ordre poli­tique au Moyen-Orient (en par­ti­cu­lier en Irak) : la consé­quence en a été une nou­velle forme de colo­nia­lisme, créant les condi­tions d’une réac­tion à la pos­ture anti-colo­nia­liste. Attention ; je ne suis pas en train de jus­ti­fier l’État isla­mique. Mais, en tant que socio­logue, il faut entrer dans l’ex­pli­ca­tion des choses de manière à avoir une meilleure com­pré­hen­sion de com­ment les inter­ven­tions peuvent avoir lieu. Les lea­ders poli­tiques au pou­voir n’ont pas inté­rêt à com­prendre leur propre impli­ca­tion dans des actes qu’ils ont qua­li­fiés de ter­ro­ristes. Les socio­logues vont donc leur expli­quer qu’ils sont eux-mêmes impli­qués. C’est bien plus com­plexe que le ter­ro­risme comme simple pro­duit du colo­nia­lisme. Si vous allez à Beyrouth, ou dans le Moyen-Orient, et que vous lisez le jour­nal, vous voyez qu’il y a des luttes extrê­me­ment déli­cates qui lui sont internes. Les socio­logues sont dans l’ex­pli­ca­tion de ce que ces confi­gu­ra­tions des luttes signi­fient. Et, sou­vent, il n’y a pas de posi­tion supé­rieure à avoir, telle celle que les diri­geants fran­çais et amé­ri­cains croient pos­sé­der sur ce qu’il leur est étranger.

Cette attaque sur la socio­lo­gie, est-ce relié à ce que vous avez nom­mé « le mou­ve­ment des ciseaux » — à savoir : la socio­lo­gie se gau­chi­se­rait, tan­dis que la socié­té se droi­ti­se­rait, et les poli­ti­ciens avec ?

J’ai fait cette décla­ra­tion en 2004, sous l’ad­mi­nis­tra­tion Bush. C’était une admi­nis­tra­tion pas mal à droite… Relativement à droite, disons, aux États-Unis. Et qui a conduit une guerre basée sur des men­songes au Moyen-Orient — ce que tout le monde sait. La socio­lo­gie se situe géné­ra­le­ment à gauche de la plu­part des admi­nis­tra­tions et ce, dans la plu­part des endroits de la terre. On peut poser l’ar­gu­ment sui­vant : depuis 2012, nous assis­tons à des mou­ve­ments mon­diaux, pas for­cé­ment soli­daires mais cer­tai­ne­ment connec­tés, qui ont influen­cé le mou­ve­ment de la socio­lo­gie vers la gauche et celui du gou­ver­ne­ment vers la droite. Ma décla­ra­tion se tient encore. En par­ti­cu­lier main­te­nant, et en Europe, où, à la suite des atten­tats, nous entrons dans une période qui me semble très répres­sive. Aux États-Unis aus­si, il y a des popu­lismes de droite et de gauche. On a d’un côté Bernie Sanders, qui repré­sente for­mi­da­ble­ment le « socia­lisme » et, de l’autre, on a Trump, qui repré­sente un vrai popu­lisme amé­ri­cain de droite. La scène poli­tique est en train de se pola­ri­ser et cela laisse vide et inchan­gé le centre — ce qui est inté­res­sant, dans la mesure où la poli­tique élec­to­rale conti­nue. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Grande-Bretagne…

Dans nos démo­cra­ties capi­ta­listes, « l’i­déo­lo­gie de la fin des idéo­lo­gies » (comme disait Bourdieu) est domi­nante. Nous serions ren­trés dans une ère prag­ma­tique : c’est un leurre, et la droite, d’où qu’elle vienne, avance sous le masque de l’é­vi­dence. Les mou­ve­ments de trans­for­ma­tion sociale sont à un car­re­four : rompre avec le pas­sé, construire un nou­veau para­digme, de nou­velles uto­pies… ? Nous faut-il une figure de proue ? Le pape François ?

« Ce que les mou­ve­ments sociaux apportent, c’est une vision alter­na­tive, et en par­ti­cu­lier pour les par­ti­ci­pants. Il y a un ima­gi­naire qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve trans­mis dans le monde entier. »

(rires) Oh, oui ! C’est un pape for­mi­dable. Il apporte une fenêtre vrai­ment inté­res­sante d’où regar­der le monde. Franchement, qu’est-ce que ce type a mon­tré du doigt ? C’est un pola­nyien ! Il est très cri­tique vis-à-vis des mar­chés — plus des mar­chés que de l’ex­ploi­ta­tion. Lorsque vous lisez ses décla­ra­tions, il com­prend cette dis­tinc­tion. Il est très cri­tique sur la mar­chan­di­sa­tion et déter­mi­né sur la ques­tion du chan­ge­ment cli­ma­tique et de l’en­vi­ron­ne­ment. C’est une figure plu­tôt remar­quable. Il a évi­dem­ment des angles morts sur cer­tains pro­blèmes sociaux, mais il a fait quelques pro­grès — la ques­tion de son rôle comme figure glo­bale est inté­res­sante. Je me demande néan­moins quel impact il a réel­le­ment par rap­ports aux mou­ve­ments sociaux. Sont-ils ins­pi­rés par lui ? Peut-être que les intel­lec­tuels les plus orga­niques, qui sont inté­grés dans leurs com­mu­nau­tés, deviennent beau­coup plus influents et vision­naires. Ils deviennent des vision­naires invi­sibles, pour­rait-on dire… Ils tra­vaillent dans la proxi­mi­té. C’est l’i­déo­lo­gie de beau­coup de ces mou­ve­ments sociaux, comme Occupy : le lea­der­ship beau­coup plus en prise avec l’i­dée d’ho­ri­zon­ta­li­té (et qui induit une notion dif­fé­rente de l’in­tel­lec­tuel). Bien sûr, Bourdieu dirait la même chose — bien qu’il n’ait jamais uti­li­sé le mot de socia­lisme. Il en par­le­rait, tout comme il l’a fait dans ses der­nières années, dans la lignée du mou­ve­ment social — ce qui a bou­le­ver­sé sa théo­rie. Sa théo­rie n’a­vait rien à dire des mou­ve­ments sociaux jus­qu’à ce que lui-même entre dans la poli­tique. Ce qui est fon­da­men­tal, parce que ce n’est qu’à ce moment-là qu’il a recon­nu à quel point les mou­ve­ments sociaux sont cru­ciaux. Bourdieu expli­quait que les domi­nés ne pou­vaient pas com­prendre leur condi­tion dans la domi­na­tion. Point final. Et, tout d’un coup, on découvre qu’il y en a qui portent la véri­té au sein du mou­ve­ment social ! Se trouvent récon­ci­liés les points de vue oppo­sés de la poli­tique, d’un côté, et le point de vue aca­dé­mique, de l’autre. Ils semblent s’en­tre­cho­quer l’un l’autre.

© Jim Young-Reuters

Vous êtes un sym­pa­thi­sant du mou­ve­ment Occupy. Mais cela n’a pas débou­ché sur de grands résul­tats concrets. Quel regard por­tez-vous sur les mou­ve­ments sociaux récents ?

Pour une large part, les consé­quences ont été de désta­bi­li­ser. On pour­rait même argu­men­ter sur le fait que la contri­bu­tion des sou­lè­ve­ments arabes, des Printemps arabes, a été de désta­bi­li­ser le Moyen-Orient et d’a­me­ner à plus de répres­sion. Mais ce qui est essen­tiel dans les mou­ve­ments sociaux, c’est qu’ils char­rient des visions alter­na­tives. Pour ceux qui sont mêlés au mou­ve­ment, il y a une pos­si­bi­li­té pour le monde de ne pas être tel qu’il est. Contre la règle de l’é­vi­dence. C’est ce qui a été si impor­tant. Contre le fait que ce monde est natu­rel et inévi­table. Ce que les mou­ve­ments sociaux apportent, c’est une vision alter­na­tive, et en par­ti­cu­lier pour les par­ti­ci­pants. Ces mou­ve­ments sont très fluides ; ils dis­pa­raissent puis réap­pa­raissent ailleurs, dans des endroits inat­ten­dus, sur des pro­blèmes impré­vus. Il y a une conti­nui­té dis­con­ti­nue. Il y a un ima­gi­naire qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve trans­mis dans le monde entier.

Nous avons, en l’es­pace de quelques mois, vu émer­ger deux figures poli­tiques dans le monde anglo-saxon reven­di­quant une filia­tion socia­liste : Jeremy Corbyn en Angleterre, désor­mais à la tête du Labour, et Bernie Sanders aux États-Unis, par­ti­ci­pant à la pri­maire démo­crate. Quel est votre avis sur eux ?

Bernie Sanders a un attrait incroyable. Bien au-delà de celui de Clinton. Même si elle va, a prio­ri, gagner les pri­maires, il béné­fi­cie d’un appui extra­or­di­naire — et tout cela mal­gré le fait qu’il se déclare socia­liste (un gros mot, aux États-Unis) ! C’est par­ti­cu­liè­re­ment exci­tant. Cela repré­sente l’ef­fet de la troi­sième vague de mar­chan­di­sa­tion, qui fait que les gens ont déses­pé­ré­ment envie d’une alter­na­tive, quelle qu’elle soit. Sanders est quel­qu’un d’in­tègre, qui base son pro­gramme sur l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions maté­rielles de la vie des gens. Il y a bien sûr une frac­tion de la classe domi­née qui appuie Donald Trump, mais c’est la même expé­rience, celle de la dure­té de la vie, qui est déci­sive au tra­vers des lunettes idéo­lo­giques dif­fé­rentes. J’espère du reste que Sanders ne va pas gagner les pri­maires démo­crates ! Ce serait un désastre abso­lu : sa marge d’ac­tion n’est pas claire et l’i­dée socia­liste pour­rait être vite dis­cré­di­tée. Ce serait un désastre pour la gauche. C’est ce qu’on voit avec Corbyn, en Angleterre… (il sou­pire) J’en reviens juste. J’ai par­lé à mes amis de gauche ; ils appuient ses idées. C’est un mer­veilleux élu de ter­rain, un type for­mi­dable, vous ado­re­riez l’in­ter­vie­wer ! C’est un homme très gen­til, plein de bonnes inten­tions tout en étant radi­cal : il tient à faire pas­ser tout ceci dans sa poli­tique. Mais ce n’est pas un lea­der ! Il a géné­ré beau­coup de res­sen­ti­ment chez ses par­ti­sans car il a sys­té­ma­ti­que­ment échoué à com­prendre qu’il est désor­mais un lea­der poli­tique natio­nal. Il n’a jamais pen­sé qu’il le devien­drait ; il était à la marge. Il fait des erreurs stra­té­giques et tac­tiques qui éloignent les gens.

Il est trop dans la théo­rie, dans l’ex­po­si­tion de son pro­gramme, et pas assez dans la pra­tique poli­tique : il com­mence à dis­cré­di­ter la pen­sée de gauche. Pas par­mi ceux qui y ont tou­jours adhé­ré, mais par­mi la majeure par­tie, qui ne vient pas for­cé­ment de la gauche, celle qui pour­rait lui don­ner une chance et appuyer sa can­di­da­ture. Il est ridi­cule dans un cer­tain nombre de situa­tions au Parlement. Ce n’est pas un lea­der poli­tique astu­cieux. Il n’a pas pen­sé à ce que cela signi­fie­rait d’être le chef du Labour Party. Il a fait des choix par­mi ses col­la­bo­ra­teurs qui ont embrouillé beau­coup de ses par­ti­sans. La posi­tion dans laquelle il se trouve est vrai­ment dif­fi­cile, je ne le nie pas. Mais il nous faut un lea­der plus pers­pi­cace dans un moment comme celui-ci. Il pour­rait atta­quer ce que les conser­va­teurs sont en train de faire, mais il ne le fait pas… C’est le para­doxe : la per­sonne qui est élue l’a peut-être été parce qu’elle n’a jamais été un lea­der. Et main­te­nant, c’est très dif­fi­cile. Je ne sais pas si Sanders serait dif­fé­rent. C’est facile d’être can­di­dat à la direc­tion d’un par­ti, mais une fois que vous êtes au pou­voir, c’est une tout autre dyna­mique. Les gens ne pensent pas assez à ça. La socio­lo­gie et la science poli­tique pour­raient contri­buer à y réfléchir.


NOTES

1. Il a notam­ment tra­vaillé près de 10 ans en Europe de l’est (1983–1993) : dans des fermes col­lec­tives hon­groises, dans une usine de boîte de vitesse à l’u­sine Banki, puis aux acié­ries Lénine de Miskolc dans les bri­gades socia­listes de la révo­lu­tion d’Octobre, ensuite dans une usine de caou­tchouc à Moscou. La phase ter­mi­nale de l’u­nion sovié­tique et sa bru­tale tran­si­tion vers une éco­no­mie de mar­ché déré­gu­lée, Michael Burawoy la vit depuis la répu­blique des Komis, où il est témoin de l’effondrement des acié­ries, et au contact de mineurs sibé­riens du cercle polaire arc­tique. Avant cela, il a tra­vaillé dans une mine de cuivre en Zambie, ou encore dans une usine auto­mo­bile de Chicago.
2. « Bien que Karl Polanyi (1886–1964) n’ait jamais eu pour ambi­tion « d’élaborer une théo­rie com­plète des ins­ti­tu­tions éco­no­miques », […] il y a, dans son œuvre, une ana­lyse aus­si impli­cite que pro­fonde du mar­ché appré­hen­dé comme ins­ti­tu­tion ou « pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­na­li­sé ». À l’encontre de la croyance éco­no­mique conven­tion­nelle, l’œuvre de Polanyi per­met de com­prendre que le mar­ché, n’est ni spon­ta­né ni auto­ré­gu­la­teur. Plus encore, à suivre Polanyi, le capi­ta­lisme ou « socié­té de mar­ché » se carac­té­rise par un fait cultu­rel spé­ci­fique : la croyance uto­pique en l’autorégulation mar­chande. Une ori­gine de la crise éco­no­mique actuelle peut ain­si être mise en évi­dence. Plus géné­ra­le­ment, tout éco­no­miste contem­po­rain sou­cieux des pro­blé­ma­tiques de l’institution et du mar­ché peut, avec Polanyi, resi­tuer de façon nova­trice les mar­chés au sein des contextes socio­his­to­riques dans les­quels ils se déploient. » Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, « Penser l’institution et le mar­ché avec Karl Polanyi », Revue de la régu­la­tion [En ligne], 10 | 2e semestre / Autumn 2011, mis en ligne le 21 décembre 2011, consul­té le 22 mars 2016.
3. « En sui­vant ses écrits, on peut abso­lu­ment affir­mer que la vision de Gramsci n’était nul­le­ment celle d’un par­ti d’avant-garde oli­gar­chique et hau­te­ment cen­tra­li­sé (bien qu’il fût cer­tai­ne­ment en faveur d’un haut degré de « cen­tra­lisme démo­cra­tique ») mais bien d’un par­ti socia­liste de masse avec une base large, qui conso­li­dait les élé­ments les plus com­ba­tifs et cri­tiques de la socié­té (en par­ti­cu­lier pro­ve­nant de la classe ouvrière), « enra­ci­né dans la réa­li­té sociale de tous les jours et lié à un large réseau de struc­tures popu­laires (par ex. les conseils d’usine et les soviets) » ». http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12187#outil_sommaire_2 


Photographie de por­trait : © David Eubelen
Photographie de ban­nière : © Andy Warhol


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REBONDS

☰ Lire notre article « Grande-Bretagne : le Labour par­ty pour­rait reve­nir au socia­lisme », Nathanaël Uhl, sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Laurent Cordonnier : « La mar­chan­di­sa­tion des condi­tions d’exis­tence est totale », mai 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’ar­ticle « Assassiner l’es­poir », Slavoj Zizek, avril 2015

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