Benoît Borrits : « Casser le carcan de la démocratie représentative »


Entretien inédit pour le site de Ballast

La notion de « com­mun » revient en force. Et, avec elle, la remise en ques­tion de la pro­prié­té (qu’elle soit pri­vée ou natio­nale). Dans le sillon creu­sé par le socia­lisme liber­taire d’un Proudhon, l’a­ni­ma­teur de l’asso­cia­tion Autogestion et cher­cheur-mili­tant Benoît Borrits assure qu’il est pos­sible d’envisager un Au-delà de la pro­prié­té, titre de son der­nier ouvrage paru au prin­temps 2018 (Ed.La Découverte), ain­si qu’un dépas­se­ment de l’État : cela aurait tout d’une révo­lu­tion, et c’est à ce pro­jet — ambi­tieux, il est vrai — qu’il nous convie à réflé­chir… le plus concrè­te­ment possible.


Une par­tie du mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste voit dans les coopé­ra­tives une alter­na­tive entre capi­ta­lisme et com­mu­nisme d’État. Vous, pas for­cé­ment. Pourquoi ?

La fin de l’Union sovié­tique et des pays du « socia­lisme réel » a lar­ge­ment mis en veilleuse tout pro­jet d’appropriation sociale. Pourtant, du point de vue de la pra­tique, les reprises d’entreprises par les salarié·e·s — aux­quelles nous assis­tons depuis une ving­taine d’années dans dif­fé­rents pays (Argentine, France, Grèce…) — nous montrent que cette pers­pec­tive est loin d’être éteinte, d’autant qu’elle est mise en œuvre, non par un État soit-disant ouvrier ou social, mais direc­te­ment par des travailleur·se·s. Dans ces reprises, les travailleur.se.s refusent la fer­me­ture d’une uni­té de pro­duc­tion et affirment leurs droits d’utilisateurs des moyens de pro­duc­tion contre le pro­prié­taire qui entend en dis­po­ser. Le para­doxe est que ce pro­ces­sus débouche, s’il va à son terme, à la for­ma­tion d’une coopé­ra­tive qui est, en soi, une nou­velle forme de pro­prié­té. Si la coopé­ra­tive de tra­vail impose que les socié­taires soient les travailleur.se.s de l’entreprise — ce qui limite a prio­ri le carac­tère pri­vé de cette pro­prié­té —, il n’en reste pas moins vrai que le capi­tal de la coopé­ra­tive reste un capi­tal et que sa logique tend à reprendre le des­sus en cas de suc­cès de l’entreprise. Il n’est pas rare de voir que, dans cer­taines d’entre elles, les membres fon­da­teurs ont par­fois des réti­cences à élar­gir le socié­ta­riat1 aux nou­veaux salarié·e·s, au point que les socié­taires deviennent mino­ri­taires dans l’entreprise et deviennent de fac­to les nou­veaux « patrons » de l’entreprise.

Vous retra­cez un ensemble d’expériences auto­ges­tion­naires et socia­listes : révo­lu­tions russe, espa­gnole, you­go­slave. Quelles leçons en tirer ?

« Le capi­tal de la coopé­ra­tive reste un capi­tal : sa logique tend à reprendre le dessus. »

Si nous défi­nis­sons le capi­ta­lisme comme étant la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, il semble alors assez natu­rel de consi­dé­rer son anti­thèse comme étant la pro­prié­té col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion. C’est dans ce che­min que la majeure par­tie des socia­listes du XIXe siècle se sont engouf­frés. Or ce pro­jet de pro­prié­té col­lec­tive a tou­jours échoué à déter­mi­ner quelle doit être le péri­mètre de cette col­lec­ti­vi­té. En pas­sant en revue aus­si bien les théo­ries que les mises en pra­tique, on a pu com­prendre, avec le recul de deux siècles d’expériences, com­bien ce pro­jet était pié­gé. Nous venons d’évoquer la forme coopé­ra­tive comme pre­mière ten­ta­tive de pro­prié­té col­lec­tive. Très tôt, les socia­listes du XIXsiècle ont cri­ti­qué le carac­tère res­treint de la col­lec­ti­vi­té limi­tée à l’entreprise. L’échelon supé­rieur qui a alors été envi­sa­gé est celui de l’État-nation : il fal­lait trans­fé­rer la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion d’a­gents pri­vés à l’État.

Une voie expé­ri­men­tée par les bol­che­viks après la révo­lu­tion d’octobre 1917…

Ils jus­ti­fiaient cette éta­ti­sa­tion par la supé­rio­ri­té de la pla­ni­fi­ca­tion sur le mar­ché. Ne nous attar­dons pas sur le bilan cala­mi­teux de cette expé­rience. Elle a cepen­dant démon­tré que la pla­ni­fi­ca­tion inté­grale d’une éco­no­mie est une chi­mère, qui contre­dit la pro­prié­té col­lec­tive à grande échelle. Dans les écrits tar­difs de Marx, et chez Jaurès, on trouve clai­re­ment la cri­tique d’une appro­pria­tion sociale qui se réa­li­se­rait par la seule natio­na­li­sa­tion — est alors née l’idée d’une pro­prié­té natio­nale gérée par des col­lec­tifs de travailleur·se·s. D’une cer­taine façon, les com­mu­nistes you­go­slaves ont expé­ri­men­té cette voie avec des résul­tats non dénués d’intérêt. Mais il y a là une contra­dic­tion dans les termes : un pro­prié­taire ne peut pas accep­ter que des déci­sions qui l’impliquent soient prises par d’autres que lui. Pour résu­mer, nous dirons qu’une pro­prié­té est excluante par nature. Cela se com­prend aisé­ment pour la pro­prié­té pri­vée. Mais une pro­prié­té col­lec­tive exclut aus­si celles et ceux qui ne font pas par­tie de cette col­lec­ti­vi­té : elle appa­raît à ces dernier·e·s comme pri­vée. Il était donc néces­saire d’élargir cette col­lec­ti­vi­té. Mais en l’élargissant, on pro­duit une bureau­cra­tie qui exclut de fac­to celles et ceux au nom de qui cette pro­prié­té col­lec­tive a été éri­gée, à savoir les travailleur·e·s et les usager·es. Le pro­jet de pro­prié­té col­lec­tive est une impasse. Seul Proudhon avait esquis­sé l’idée que l’alternative rési­dait dans la non-propriété.

De quelle façon ?

Son pro­jet de Banque du peuple — en 1849 — nous donne une intui­tion féconde du conte­nu de cette non-pro­prié­té : l’important n’est pas de pos­sé­der les biens de pro­duc­tion mais d’en dis­po­ser et les outils de finan­ce­ment doivent le per­mettre. D’une cer­taine façon, les liber­taires et les conseillistes d’inspiration mar­xiste ne posaient pas la ques­tion de la pro­prié­té : ce sont les Conseils de travailleur.se.s qui, en qua­li­té d’usager·e·s des moyens de pro­duc­tion, devaient être dépo­si­taires de la ges­tion de ces biens. Cette absence de notion de pro­prié­té devait être ren­for­cée par la coor­di­na­tion des conseils de travailleur·e·s qui éta­bli­raient ensemble un plan de pro­duc­tion. Le pro­blème est que rien n’autorise à pen­ser que cette pla­ni­fi­ca­tion soit pos­sible et que les col­lec­tifs s’entendront natu­rel­le­ment sur des objec­tifs de pro­duc­tion — ce que concèdent bien des obser­va­teurs liber­taires de la révo­lu­tion espa­gnole de 1936. En cas de désac­cord, la solu­tion réside soit dans la coer­ci­tion, soit dans le recours au mar­ché — et qui dit recours au mar­ché dit retour à la propriété…

Kurt Schwitters, 1931

Vous ima­gi­nez des dis­po­si­tifs pour sor­tir de la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion, comme celui d’un sys­tème finan­cier anti­ca­pi­ta­liste. Mais n’est-ce pas une contradiction ?

La jus­ti­fi­ca­tion du finan­ce­ment d’un bien est sa durée d’utilisation. Si un col­lec­tif de travailleur.e.s doit uti­li­ser une machine de pro­duc­tion sur 20 ans, il est inac­cep­table d’exiger de celui-ci son règle­ment a prio­ri : il faut donc qu’un autre agent éco­no­mique avance cette somme pour payer celles et ceux qui ont fabri­qué ce bien. Toute la ques­tion est donc de savoir qui est cet agent éco­no­mique. Dans le sys­tème capi­ta­liste, cet agent éco­no­mique est un indi­vi­du pri­vé — une per­sonne phy­sique ou morale — qui avance cet argent dans un unique but : gagner encore plus d’argent. Peu importe donc l’objet de cet inves­tis­se­ment, qu’il soit pol­luant ou pas, qu’il soit socia­le­ment utile ou pas, pour­vu qu’il rap­porte. Les uni­tés pro­duc­tives d’aujourd’hui sont tota­le­ment dépen­dantes de la volon­té des déten­teurs de capi­taux : l’entreprise doit conten­ter des action­naires qui exigent un ren­de­ment pour le main­tien de la valo­ri­sa­tion de l’entreprise ou des ban­quiers ou des prê­teurs indi­vi­duels, qui peuvent être réti­cents à prê­ter un capi­tal contre la pro­messe d’un taux d’intérêt.

« Une rup­ture fon­da­men­tale avec l’ordre capi­ta­liste réside dans l’affectation des investissements. »

Ma pro­po­si­tion de sys­tème finan­cier socia­li­sé — qui n’est en aucun cas éta­tique — s’articule autour d’un Fonds socia­li­sé d’investissement (FSI). Celui-ci se consti­tue sur une zone géo­gra­phique don­née, pro­ba­ble­ment un pays dans un pre­mier temps, sachant que la poli­tique s’exprime prio­ri­tai­re­ment à cette échelle. Sa consti­tu­tion ini­tiale pour­rait très bien se faire par une coti­sa­tion ou un impôt sur les entre­prises qui contri­bue­ra à remettre en cause la ren­ta­bi­li­té des entre­prises pri­vées pour per­mettre aux travailleur·se·s et usager·e·s de les reprendre. Ce fonds pour­ra alors accor­der des prêts aux entre­prises et sera ali­men­té en retour par les rem­bour­se­ments. Une rup­ture fon­da­men­tale avec l’ordre capi­ta­liste réside dans l’affectation des inves­tis­se­ments. En régime capi­ta­liste, ceux-ci ne le sont que selon un cri­tère de ren­ta­bi­li­té. Dans notre sys­tème socia­li­sé, la popu­la­tion déter­mi­ne­ra les grandes orien­ta­tions de l’économie en répar­tis­sant les cré­dits en enve­loppes d’investissements pou­vant cor­res­pondre à des fina­li­tés (tran­si­tion éner­gé­tique, mobi­li­té, outil indus­triel…), des moda­li­tés de cré­dit (cré­dit simple rem­bour­sé sur plu­sieurs années, ligne de cré­dit pour finan­cer un Besoin en fonds de rou­le­ment, apports pour finan­cer de la recherche et déve­lop­pe­ment) ou encore une poli­tique volon­ta­riste d’investissements dans cer­tains ter­ri­toires défa­vo­ri­sés. Parce que des bud­gets exis­te­ront pour diverses moda­li­tés d’investissements, il devient alors pos­sible de finan­cer la tota­li­té des actifs de l’entreprise pour abou­tir à la dis­pa­ri­tion des fonds propres, et donc des pro­prié­taires. La voie est alors ouverte à une entre­prise sans pro­prié­taire, un com­mun pro­duc­tif qui serait direc­te­ment géré par ses travailleur·e·s avec une inter­ven­tion très fré­quente des usager·e·s.

Vous dites éga­le­ment que la démo­cra­tie éco­no­mique implique des prises de déci­sion concer­tée entre les tra­vailleurs et les usagers.

Si l’unité de pro­duc­tion opère dans un envi­ron­ne­ment éco­no­mique tel que les consommateur·rice·s puissent faci­le­ment trou­ver un concur­rent en cas d’insatisfaction, l’intervention des usager·e·s n’est pas indis­pen­sable : ima­gi­nons un res­tau­rant en ville qui pro­dui­rait des plats infâmes ser­vis de façon désa­gréable, on com­prend que les travailleur·se·s se tirent une balle dans le pied s’il existe d’autres res­tau­rants dans les envi­rons. Si, par contre, l’unité de pro­duc­tion se trouve dans un envi­ron­ne­ment mono­po­lis­tique ou oli­go­po­lis­tique, on com­prend que les usager·e·s doivent dis­po­ser d’un pou­voir de codé­ci­sion avec les travailleur·se·s. Le plus simple est de garan­tir dans tous les cas un droit de mobi­li­sa­tion des usager·e·s pour consti­tuer un Conseil d’orientation, qui dia­lo­gue­rait avec le Conseil des travailleur·se·s pour les déci­sions essen­tielles sur le conte­nu, les prix et les moda­li­tés de dis­tri­bu­tion. Ce droit de mobi­li­sa­tion des usager·e·s devrait d’ailleurs s’appliquer dès aujourd’hui à l’égard des entre­prises pri­vées — ce qui per­met­trait de contes­ter le pou­voir unique des actionnaires.

Kurt Schwitters,1921

Cette codé­ci­sion entre travailleur·se·s et usager.e.s n’est pour autant pas le seul lieu de par­tage du pou­voir. Les uni­tés pro­duc­tives doivent aus­si se finan­cer auprès du sys­tème socia­li­sé. Ils vont donc devoir dia­lo­guer avec les travailleur·se·s des banques auto­gé­rées et tenir compte des déci­sions macroé­co­no­miques des citoyen·ne·s concer­nant l’orientation des inves­tis­se­ments. De même, la struc­ture des reve­nus est dépen­dante des déci­sions col­lec­tives prises en terme de socia­li­sa­tion des reve­nus. Nous avons au final deux types de com­muns qui s’articulent : des com­muns pro­duc­tifs, de nature asso­cia­tive (on le rejoint volon­tai­re­ment en tant que travailleur·se·s ou en tant qu’usager·e·s) et des com­muns sociaux, de nature géo­gra­phiques (ce sont les résident·e·s d’une zone géo­gra­phique don­née qui consti­tuent un com­mun des­ti­né à réa­li­ser un objet social). Ces com­muns géo­gra­phiques peuvent aus­si être uti­li­sés pour d’autres fonc­tions telles que la pro­duc­tion de droit ou de ser­vices publics. Dans ces deux types de com­muns existent des usager·e·s/citoyen·ne·s et des travailleur·se·s qui doivent codé­ci­der en permanence.

On peut son­ger aus­si aux tra­vaux de l’é­co­lo­giste Murray Bookchin sur le muni­ci­pa­lisme libertaire…

« Je m’inscris dans un pro­jet clair de dépas­se­ment de l’État. »

Je par­tage la pré­oc­cu­pa­tion de Bookchin sur l’importance des usager·e·s et des citoyen·ne·s dans les prises de déci­sion, mais il est tout aus­si impor­tant de bri­ser la subor­di­na­tion sala­riale : dans tous les com­muns que nous avons décrits, la codé­ci­sion entre travailleur·se·s et usager·e·s/citoyen·ne·s est essen­tielle. De même, j’évoque une néces­saire coor­di­na­tion ver­ti­cale remon­tant la chaîne de pro­duc­tion, qui serait pos­sible avec la pré­sence des usager·e·s dans les organes de déci­sion. Cette coor­di­na­tion ne sau­rait avoir un carac­tère sys­té­ma­tique et obli­ga­toire : elle doit s’inscrire dans une inter­ac­tion avec d’autres sources de pou­voir, notam­ment en termes de socia­li­sa­tion des reve­nus et des finan­ce­ments. Je m’inscris dans un pro­jet clair de dépas­se­ment de l’État.

Vous évo­quiez le pro­jet prou­dho­nien de Banque du peuple. Son idée était que les ouvriers puissent obte­nir les capi­taux per­met­tant de créer leur propre entre­prise auto­gé­rée et, ain­si, ne plus dépendre des inves­tis­se­ments capi­ta­listes. Un sys­tème alter­na­tif de finan­ce­ment pour­rait-il vrai­ment suffire ?

Son pro­jet est essen­tiel pour com­prendre son approche de la non-pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion : il n’est pas néces­saire d’être pro­prié­taire des moyens de pro­duc­tion pour réa­li­ser l’appropriation sociale mais d’y avoir accès et de les uti­li­ser. C’est cette approche que j’ai reprise dans la concep­tion du Fonds socia­li­sé d’investissements pour faire dis­pa­raître les fonds propres des entre­prises et donc la notion même de pro­prié­taire. Ceci étant, Proudhon ins­cri­vait sa Banque du peuple dans une démarche de construc­tion d’alternatives au sys­tème, alter­na­tives qui, par leurs déve­lop­pe­ments propres, devaient se sub­sti­tuer au capi­ta­lisme. Si le pro­jet de Banque du peuple avait été mené à bien, il est peu pro­bable qu’il aurait chan­gé l’économie. Nous assis­tons aujourd’hui à de nom­breuses alter­na­tives dans le domaine du finan­ce­ment, telles que la Nef ou les fonds coopé­ra­tifs Socoden ou Scopinvest. Ces inno­va­tions sont essen­tielles. Elles nous montrent concrè­te­ment que l’on peut fonc­tion­ner avec des cri­tères dif­fé­rents de la finance capi­ta­liste ; elles sont sources d’inspiration pour aller plus loin…

Mais ?

Mais ces expé­riences sont limi­tées par l’environnement capi­ta­liste qui nous entoure. C’est ain­si qu’une petite struc­ture ban­caire comme la Nef doit se refi­nan­cer comme les autres banques sur le mar­ché et que sa petite taille la péna­lise dans l’obtention de faibles taux d’intérêt. Socoden et Scopinvest sont des struc­tures d’investissement en qua­si-fonds propres qui, en dimi­nuant l’engagement finan­cier des socié­taires, favo­risent les reprises d’entreprises par les salarié·e·s. Mais comme elles engagent l’argent col­lec­té par les Scop, qui reste donc de l’argent pri­vé, elles ne s’engagent signi­fi­ca­ti­ve­ment que sur les dos­siers les plus sûrs. Il est donc néces­saire que ces alter­na­tives se sys­té­ma­tisent pour ne plus être en concur­rence avec la finance pri­vée ; c’est l’outil du com­mun géo­gra­phique qui le per­met : une popu­la­tion qui s’érige en com­mun pour défi­nir des règles de pré­lè­ve­ment qui s’imposent à toutes et tous pour géné­rer une res­source com­mune2.

Kurt Schwitters, 1921

C’est à une révo­lu­tion que vous appe­lez, en somme…

Le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale néces­site une ini­tia­tive légis­la­tive qui sup­pose son appro­ba­tion par une majo­ri­té poli­tique, majo­ri­té poli­tique qui sera sans doute le pro­duit d’une com­bi­nai­son de mou­ve­ments sociaux et d’alternatives concrètes qui ont conscience de la néces­si­té de leur géné­ra­li­sa­tion. L’objectif de cette majo­ri­té n’est sur­tout pas d’appliquer un pro­gramme pré­cis au nom du peuple ou de la classe ouvrière mais de cas­ser le car­can de l’État bour­geois de démo­cra­tie repré­sen­ta­tive au pro­fit d’une démo­cra­tie des com­muns. Les citoyen.ne.s pour­ront désor­mais s’exprimer direc­te­ment sur toute une série de domaines — par exemple, les allo­ca­tions de bud­get d’investissements dans le cadre du FSI —, sans avoir à recou­rir à des repré­sen­tants qui décident de tout : de la poli­tique étran­gère, du bud­get de l’État, des réformes à intro­duire sans jamais avoir à en réfé­rer à la base élec­to­rale. Dans ce pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, il y a donc bien une com­bi­nai­son entre la pro­duc­tion d’alternatives concrètes — les reprises en Scop, les ini­tia­tives de construc­tion de cir­cuits courts, de pro­duc­tion d’énergies renou­ve­lables… — et la néces­si­té d’une alter­na­tive poli­tique qui per­mette la sys­té­ma­ti­sa­tion de celles-ci par l’établissement d’une démo­cra­tie véritable.

« Le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale néces­site une ini­tia­tive légis­la­tive qui sup­pose son appro­ba­tion par une majo­ri­té politique. »

Il est de cou­tume de bais­ser les bras face à une mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, qui impo­se­rait aux États ses règles iné­luc­tables. C’est du moins ce que tentent de nous faire croire les domi­nants. Mais il est une autre réa­li­té que l’on refuse de regar­der en face : ce sys­tème ne tient plus désor­mais que grâce aux poli­tiques de ces États qui, par des « réformes » suc­ces­sives, limitent la part des salaires dans la valeur ajou­tée et favo­risent les valo­ri­sa­tions des entre­prises déter­mi­nées par les anti­ci­pa­tions de divi­dendes. Si, demain, un gou­ver­ne­ment devait pra­ti­quer une poli­tique inverse de hausse de la part des salaires dans la valeur ajou­tée, tout ce sys­tème serait en péril — ouvrant la voie à la reprise des entre­prises par les travailleur·se·s et les usager·e·s. Il s’agit cepen­dant de réus­sir ces reprises. Et c’est dans cette pers­pec­tive que s’inscrit l’établissement de com­muns de socia­li­sa­tion du reve­nu et de financement.

Mais quelles seraient les chances de cette éco­no­mie des com­muns de se déve­lop­per dans un envi­ron­ne­ment a prio­ri hos­tile, notam­ment au sein de l’Union européenne ?

Aujourd’hui, l’économie est plu­rielle. Elle com­porte des coopé­ra­tives qui se déve­loppent tout en déro­geant aux règles du capi­ta­lisme. Il n’est donc pas absurde d’imaginer une éco­no­mie où, sur cer­taines zones géo­gra­phiques, s’imposeraient d’autres règles. Le fait que ces zones géo­gra­phiques se dotent de com­muns de socia­li­sa­tion des reve­nus et d’investissement doit leur per­mettre de faire face à la concur­rence étran­gère. Ainsi la socia­li­sa­tion des reve­nus per­met d’assurer à toutes et tous un tra­vail rému­né­ré à un niveau décent. De même, le Fonds socia­li­sé d’investissement est une arme essen­tielle qui per­met à une zone géo­gra­phique de ne plus dépendre des capi­taux exté­rieurs. En libé­rant les entre­prises des action­naires, en favo­ri­sant leur contrôle par les travailleur·se·s et les usager·e·s, en per­met­tant aux citoyen·ne·s de se déter­mi­ner sur les orien­ta­tions essen­tielles d’une éco­no­mie ain­si que sur les moda­li­tés d’une répar­ti­tion des reve­nus, cette éco­no­mie des com­muns sera lar­ge­ment plus dési­rable que celle d’exclusion et de pré­da­tion dans laquelle nous vivons et elle ne tar­de­ra pas à s’étendre alors à d’autres zones géographiques.


Illustration en ban­nière : extrait d’une œuvre de Kurt Schwitters


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  1. Qualité, rang de socié­taire.[]
  2. C’est ain­si que j’avais sug­gé­ré, dans Coopératives contre capi­ta­lisme, que le FSI soit ini­tié par une coti­sa­tion sociale patro­nale, qui aurait la double fonc­tion de ponc­tion­ner les pro­fits pri­vés des entre­prises et de consti­tuer une res­source.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Christian Laval : « Penser la révo­lu­tion », mars 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Arnaud Tomès et Philippe Caumières : « Castoriadis — La démo­cra­tie ne se limite pas au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne », jan­vier 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour pro­duire », sep­tembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Alain Bihr : « Étatiste et liber­taire doivent créer un espace de coopé­ra­tion », mai 2015

Ballast

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