2021 s’achève. Sur fond de démantèlement macroniste des libertés publiques (pass sanitaire et loi « séparatisme »), la bourgeoisie française n’en finit pas de se déboutonner : voici qu’elle discute « guerre civile » entre deux pages de pub. Quand un candidat fascisant n’évolue pas comme un poisson dans l’eau médiatique, c’est un ministre de l’Intérieur qui déplore la mollesse de la candidate du RN — ce que le président de la République appelle se battre « de toutes [s]es forces » contre l’extrême droite. « Le changement climatique se généralise, s’accélère et s’intensifie », rapportait quant à lui le GIEC à l’occasion de son rapport estival : l’année aura notamment été marquée par l’aggravation des fortes pluies et l’augmentation record des émissions de carbone suite aux mégafeux. Deux périls, une même réponse : désamorcer la machine capitaliste. « Défions-nous des formules anti. Elles sont toujours insuffisantes, parce que purement négatives. On ne peut vaincre un principe qu’en lui opposant un autre principe, un principe supérieur », avertissait l’historien et militant Daniel Guérin dans les années 1930. Un mot d’ordre retrouve aujourd’hui toute sa force : ce sera le socialisme ou la barbarie. Cette même année, entre la France et la Belgique, notre revue a publié son dernier numéro papier et une centaine d’articles en ligne : pour la terminer, nous en sélectionnons douze.
Personne n’a oublié : il y a trois ans, les invisibles, les oubliés et les exploités ont pris la rue. Dans les villages, les villes et les quartiers nantis de la capitale, ils ont réclamé leur dû : une vie meilleure. On a appelé à la démission du « président des riches » ; on a élevé des barricades ; on a réveillé le souvenir de la Révolution française. Personne n’a oublié, non plus, la riposte gouvernementale : les forces armées du régime fraîchement élu par le « barrage républicain » ont matraqué, éborgné, arraché des membres et rempli les prisons. Gabriel, 21 ans, était monté sur Paris depuis la Sarthe : il voulait exprimer son « ras-le-bol de voir les gens dans la misère » et s’apprêtait à passer son BTS en chaudronnerie. C’était sa première manifestation ; l’État lui a explosé la main — 26 grammes de TNT, catégorie « arme de guerre ». L’attention médiatique disparue, la lutte s’est poursuivie pour Gabriel et sa famille : une lutte quotidienne et silencieuse, à la fois sanitaire, juridique, financière et psychologique.
On dénombrait récemment, en France, plus de 800 000 accidents du travail dans l’année, entraînant la mort de plus de 700 travailleurs et travailleuses. Ce fait social massif continue pourtant d’être traité sous l’angle du fait divers et local. Ces derniers jours, un homme perdait la vie à Niort, coincé par une presse à emboutir ; un chauffeur routier chutait mortellement, à bord d’un semi-remorque, d’un viaduc en Haute-Savoie ; un salarié tombait dans une broyeuse d’un centre de traitement des déchets dans les Pyrénées-Orientales ; un bûcheron était écrasé par un arbre dans le Sud-Ardèche. Depuis deux ans, Matthieu Lépine, professeur d’histoire et auteur du blog Une Histoire populaire, recense l’ensemble de ces accidents sur son compte Twitter, « Accidents du travail : silence des ouvriers meurent ». Un travail aussi minutieux qu’essentiel, qui s’élève contre le désintérêt médiatique et politique.
Chacun sait que l’organisation capitaliste est très largement responsable de la crise climatique et environnementale ; chacun sait son rôle dans le développement de l’actuelle pandémie (déforestation, élevage intensif, accaparement des ressources) ; chacun sait la guerre quotidienne qu’elle mène au monde vivant : inutile, ici, d’y revenir. Qu’opposer à sa course enragée ? Le terme « écosocialisme » est né en 1975, pour s’ancrer internationalement à partir des années 2000. Au carrefour du socialisme historique et de l’écologie politique, il met au jour une double impasse : l’écologie sans socialisme (c’est-à-dire sans rupture avec l’illimitation capitaliste) et le socialisme sans écologie (c’est-à-dire sans prise en considération de ce qui rend possible l’existence sur Terre). Le sociologue et philosophe franco-brésilien Michael Löwy est l’un de ses principaux théoriciens. Il trace dans cet article les grandes lignes de cette proposition à vocation populaire et révolutionnaire.
Mettre sur la table une question cruciale mais souvent négligée : la stratégie. Telle est l’ambition d’Aurore Koechlin. S’il est évident, pour l’autrice et membre du Collectif féministe révolutionnaire (CFR), que le féminisme réformiste (dialoguer avec les institutions de l’État, intégrer ses administrations, bénéficier de ses financements associatifs) ne permet pas l’affranchissement des femmes et la construction d’une société plus juste, Koechlin regrette toutefois les positions portées par une frange du camp contestataire : dénonciation des « privilèges » des individus plutôt que des structures du pouvoir ; désintérêt pour la construction d’un grand mouvement collectif ; focalisation élitiste sur les codes admis et le langage requis. Elle entend dès lors proposer une stratégie de nature « révolutionnaire », héritière d’un marxisme critique : la constitution d’un féminisme de masse en lien avec les luttes ouvrières et antiracistes.
« Moi ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels du moment », déclarait récemment l’une des porte-parole du gouvernement français. Quelques mois plus tôt, le ministre de l’Éducation nationale dénonçait l’intersectionnalité comme complice du terrorisme islamiste — rien de moins. Ce mot compliqué désigne pourtant quelque chose d’élémentaire : certaines personnes font l’expérience de dominations multiples dans la société. Ce concept entend, dès lors, révéler et penser la pluralité et l’imbrication des discriminations de classe, de sexe et de race. Durant sept ans, Rachida Brahim, docteure en sociologie, a examiné 731 crimes racistes commis de 1970 à 1997 en France continentale. Pour comprendre l’histoire des crimes racistes et l’impunité dont leurs auteurs continuent de bénéficier, l’autrice est formelle : il faut questionner les logiques raciales qui structurent notre ordre social.
Nous avons célébré cette année les 150 ans de la Commune. Le 18 mars 1871 au soir, la préfecture de police et l’Hôtel de ville de Paris étaient aux mains du peuple insurgé. Un drapeau rouge était hissé. Elle serait officiellement proclamée dix jours plus tard : entretemps, aux quatre coins du pays, le soulèvement démocratique faisait tache d’huile. On connaît la suite. « La Commune a succombé. Elle a succombé sous la force brutale. Mais en étouffant sa voix, on n’a pas même cicatrisé les plaies sociales qu’elle avait mission de guérir, et tous les déshérités des deux sexes, tous ceux qui veulent le règne de la vérité, de la justice, attendent sa résurrection« , confia Léo Frankel, ouvrier, journaliste et responsable de la Commission du travail. « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée« , a quant à lui fait savoir Emmanuel Macron un jour qu’il l’évoquait. L’Histoire est bel et bien le champ de bataille du présent. Un dossier en huit volets.
En avril 1969, la Rainbow Coalition voyait le jour à Chicago. Elle fédérait les Black Panthers, la Young Patriots Organization et les Young Lords. La première de ces trois organisations promouvait l’autodétermination de la communauté noire et la lutte contre les violences policières et le capitalisme ; la deuxième recrutait parmi la jeunesse blanche désœuvrée et aspirait à l’abolition des classes sociales ; la dernière défendait les Portoricains, l’égalité entre les sexes et la perspective d’une société socialiste. Si l’on convoque volontiers le fondateur de la Rainbow Coalition, le militant Fred Hampton, on omet souvent Bob Lee, cheville ouvrière de ce front historique. Quelques mois plus tard, Hampton était assassiné par le FBI ; Bob Lee, lui, décédera en 2017. Jakobi E. Williams, professeur dans l’Indiana, l’a connu : il revient sur le parcours de cet activiste antiraciste pour qui l’arc-en-ciel était le « nom de code pour la lutte des classes ».
Tout un chacun peut mesurer, en ces temps pandémiques, ce qu’il en coûte aux populations d’avoir à supporter la gouvernance des libéraux : année après année, ils ont mis à terre les services de santé publique. En France, en Belgique, en Espagne, en Italie ou encore en Grèce, le personnel soignant est descendu dans la rue pour exprimer sa révolte. « Les équipes médicales se sont vraiment battues, mais la logique structurelle managériale néolibérale est la règle générale, avec des administrateurs qui n’ont jamais touché un patient de leur vie », nous avait confié le collectif La santé en lutte. Avant d’ajouter : « Une destruction méthodique des soins de santé s’est opérée sur le plan économique et financier, mais il y en a une autre, concomitante et plus subtile, qui s’attaque au droit d’accès aux soins. » Nous avons rencontré Thomas, infirmier dans un CHU de Bruxelles : il nous raconte son quotidien à l’hôpital et les ravages produits par la rationalisation et la maximisation du rendement.
Il s’agit là d’une double rencontre. Avec le sociologue Laurent Jeanpierre, puis, à travers lui, le sociologue étasunien Erik Olin Wright. Si Jeanpierre n’est pas le porte-parole de Wright, il s’avance comme l’un de ses introducteurs dans le champ francophone. Il a ainsi signé la postface de Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, dans la collection qu’il dirige aux éditions La Découverte. En prolongeant sa pensée, Laurent Jeanpierre invite à réinvestir la notion matricielle de « socialisme » en vue de bâtir une société plus libre, égalitaire et solidaire. Le socialisme comme lieu de cohabitation, fût-elle houleuse, et de combinaison des trois grands courants de l’émancipation : la social-démocratie originelle, le communisme et l’anarchisme. « Chacun brandit ses pratiques militantes, ses fétichismes politiques, comme une identité figée, et finit par faire de la morale plutôt que de la politique.»
Les images des combattantes du Rojava ont fait le tour du monde — notamment après la bataille de Kobanê, en 2015, où elles contribuèrent à la déroute de Daech. Mais cette mise en lumière médiatique s’est souvent doublée d’une occultation de leurs motivations idéologiques et du projet politique défendu par l’Administration autonome : l’auto-émancipation des femmes dans le cadre du confédéralisme démocratique. Un « nouveau socialisme« , inspiré, notamment, par les travaux du penseur écologiste Murray Bookchin. En octobre 2014, l’un des membres de notre rédaction faisait la connaissance de Sêal, une jeune combattante des Unités de protection de la femme (YPJ). Sept ans plus tard, il cherche à la retrouver et apprend qu’elle fait partie des premières combattantes tuées lors de l’offensive menée contre l’organisation djihadiste, en 2017. Afin de raconter son histoire, il part alors à la rencontre de sa famille et de personnes qui l’ont connue.
Les animaux occupent une place grandissante dans le débat public. Le sort qui leur est fait — massacres quotidiens dans les abattoirs, élevages concentrationnaires, tortures expérimentales, etc. — est de plus en plus difficile à cacher. Les lanceurs d’alerte en paient parfois le prix. Mais si les partisans du respect de la vie animale restent encore minoritaires, le rejet de la chasse en général et de la vénerie en particulier rassemble une large partie de la population française. Seulement 18 % des citoyens se déclarent ainsi « favorables » à la chasse. C’est qu’en plus de tuer pour le « plaisir » — dixit le président de la Fédération nationale des chasseurs —, le boys club de la chasse déverse du plomb dans les forêts, terrorise les ruraux et sème à tout va ses « balles perdues ». Nous retrouvons l’association AVA à l’orée de la forêt de Compiègne : un cerf va être traqué. Ses militants sont sur le pied de guerre : filmer pour informer et, qui sait, saboter l’action.
« [T]out le sang de la famille était du sang d’usine », écrit Georges Navel dans Travaux, son premier livre. Il le révèle comme auteur au sortir de la Seconde Guerre mondiale : il a 41 ans. Son père était manœuvre dans les hauts-fourneaux, sa mère travaillait aux champs et aux bois ; le fils touchera à tout : manœuvre, terrassier, ouvrier, correcteur, apiculteur. Ami de Giono, un temps syndicaliste et toute sa vie sympathisant communiste libertaire, l’écrivain qu’il n’était alors pas encore s’était rendu en Espagne dans l’espoir d’appuyer la révolution antifasciste. « Barcelone, c’était vivant, exaltant même. Il faisait chaud, tout le monde se parlait, les gens dormaient peu. On avait plutôt une impression de joie, de fête. Dans les rues de la ville, on brûlait un peu d’essence, par plaisir. Des voitures sillonnaient Barcelone avec des gars juchés sur les marchepieds en levant le poing ou en agitant un drapeau noir et rouge. Il restait encore des chicanes, des restes de barricades. » Portrait.
Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.