2020 s’achève : un virus a mis la planète les quatre fers en l’air. Un temps, il a rappelé au grand jour l’évidence : la société ne tient que par celles et ceux qui, fin 2018, s’étaient soulevés vêtus d’un gilet jaune — le « peuple d’en bas », aurait dit Jack London. Le meurtre d’un ancien conducteur de camion afro-américain a jeté les États-Unis dans la rue et, un peu partout, aiguisé la critique de l’institution policière. Le Chili a tourné la page de sa Constitution pinochiste et le milliardaire de la Maison-Blanche perdu les élections. Le socialisme a repris ses quartiers en Bolivie et le mouvement zapatiste fait savoir qu’il s’apprêtait à se rendre sur tous les continents. La révolution du Rojava a subi les assauts répétés du régime turc et, en Île-de-France, un terroriste a tué un professeur d’histoire. Le gouvernement Macron a vu sa réforme des retraites puis, neuf mois plus tard, sa loi sécurité globale massivement contestées. Cette même année, entre la France et la Belgique, notre revue a publié deux numéros papier et une centaine d’articles en ligne : pour la terminer, nous en sélectionnons douze.
Tandis que la production voit partout son rythme ralentir, la direction d’une usine à papier basée à Aubigné-Racan, petite commune de la Sarthe, a eu raison de la patience de ses employés. « Les gens quand ils arrivent ici, ils y restent, il n’y a que des longues carrières, bien qu’on soit pris pour des cons — ou du gibier, on ne sait pas trop, on hésite entre les deux. » Face aux inquiétudes sanitaires de ces derniers et au refus d’instaurer le télétravail, le patron invoque « la sélection naturelle ». Une grève se met alors en place ; les machines sont arrêtées cinq jours. L’un des grévistes, également représentant du personnel syndiqué, nous raconte leur lutte de l’intérieur. Depuis, l’essentiel de leurs revendications ont été entendues — sauf une : des excuses.
« Le système capitaliste-impérialiste est en train d’éteindre la vie sur notre précieuse planète du fait de sa volonté incessante d’accumuler des profits, des ressources et du pouvoir politique, ceci au bénéfice d’une infime fraction de l’humanité : la bourgeoisie. »Ce sont là les mots de Kali Akuno. Né à Los Angeles, il est le cofondateur du réseau Cooperation Jackson, établi dans l’État du Mississippi. Il est également membre de Black Socialists in America, une organisation afro-américaine à ambition internationaliste. Dans cet entretien réalisé durant la première vague de Covid-19, le militant écosocialiste et antiraciste revient notamment sur la notion de « double pouvoir », qu’il promeut afin de transformer la société tout entière, et sur son expérience dans la prise en charge de la pandémie — le risque de mourir du virus s’avérant 2,4 fois plus grand pour la population noire.
Dans les Yvelines, un professeur est décapité par un sympathisant du djihadisme international et d’Erdoğan ; ici et là, des sympathisants des Loups gris turcs se lancent dans des chasses aux citoyens français d’origine arménienne ; en Autriche, un homme ouvre le feu sur des civils décrits comme autant de « croisés » par le communiqué de revendication de Daech ; en Syrie, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) — née dans le prolongement de la révolution menée au Rojava —, redoute une quatrième invasion de la part des troupes turques et rebelles. Pour réfléchir aux tenants et aux aboutissants de ces différentes offensives fascistes, nous nous entretenons avec Azad Baharavi, conseiller de la Représentation du Rojava en France et partisan d’une politique d’émancipation internationaliste.
Ainsi, le féminisme serait à la mode ? Au point d’être devenu « cool ». Ce serait là, nous dit la militante et essayiste Valérie Rey-Robert — à qui l’on doit deux ouvrages parus aux éditions Libertalia —, le signe de sa perte de radicalité. Et c’est précisément de radicalité dont il est question dans sa dernière publication, Le Sexisme, une affaire d’hommes, puisque Rey-Robert entend remonter à la source : comment se perpétue cette « guerre » menée contre les femmes au nom d’un système idéologique structuré, articulé, connu sous le nom de « patriarcat » ? Tandis que le confinement se double d’une augmentation des violences domestiques, nous revenons avec elle sur la réflexion qu’elle porte, comme blogueuse initialement, depuis près de quinze ans.
C’était il y a un an : Evo Morales remporte le premier tour de l’élection présidentielle. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), se présente comme « un instrument des mouvements sociaux» : indigénisme, marxisme, anarchisme, syndicalisme et social-démocratie s’y côtoient. Sa victoire suscite alors la fureur de ses opposants : le commandant en chef des armées appelle le président à démissionner ; le leader de l’opposition s’agenouille devant la Bible et salue la «justice divine». Morales s’exile et dénoncera un « coup d’État ». Une sénatrice s’autoproclame présidente et forme un gouvernement « de facto » : l’intéressée a fait savoir qu’elle aspirait à « une Bolivie débarrassée des rites sataniques indigènes». C’est dans ce contexte que se déroulent les élections générales : le 18 octobre 2020, la population se rend aux urnes. Le candidat du MAS l’emporte haut la main. Reportage.
Alice, infirmière, a travaillé treize ans en milieu hospitalier ; Leila, ergothérapeute, a vingt ans de pratique en ambulatoire derrière elle. Toutes deux sont engagées au sein du collectif La santé en lutte, fondé en juin 2019 à Bruxelles. Aujourd’hui, il est actif dans plusieurs autres villes : Liège, Charleroi, Namur. Il se mobilise contre le sous-financement de la santé et exige l’arrêt de la marchandisation des soins de santé. « Les équipes médicales se sont vraiment battues, mais la logique structurelle managériale néolibérale est la règle générale, avec des administrateurs qui n’ont jamais touché un patient de leur vie. La santé n’est pas hors-sol : elle est en corrélation étroite avec les conditions de vie, les conditions environnementales. Elle est le problème de chacun d’entre nous. » Nous les avons rencontrées.
Fille d’ouvrier, Gloria Anzaldúa est née au Texas en 1942, à la frontière du Mexique. On la connaît notamment, outre-Atlantique, pour l’ouvrage choral qu’elle a copublié en 1982 : la première grande tribune des poètesses féministes non-blanches. La théoricienne chicana du « mestizaje » (« métissage ») et de la pensée queer a travaillé ses concepts à l’endroit où se chevauchait les deux États frontaliers : une ligne, comme une « blessure ». Elle a fait le choix d’une écriture où se mélangent l’espagnol, le nahuatl uto-aztèque et l’anglais. Exilée dans son propre pays, car trop mexicaine ; exilée au sein des luttes de sa communauté, car lesbienne et féministe ; exilée des champs d’études féministes étasuniens, car trop proche de sa culture familiale : Gloria Anzaldúa s’est employée à penser la création d’espaces à même de fortifier ces identités composites. Aux côtés de Françoise Vergès et Nadia Yala Kisukidi, nous lui avons consacré une semaine thématique.
« Check Your Privilege » : le mot d’ordre est partout. On trouve même des tests visant à calculer son niveau précis de privilège — en fonction des remarques que l’on reçoit sur son accent, du logement que l’on occupe, des tentatives de suicide que l’on a ou non commises ou encore de l’existence d’un lieu de culte honorant sa religion dans la ville que l’on habite. C’est le « privilège blanc », mobilisé aux États-Unis depuis les années 1970, qui retient ici l’attention de la sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi. Si l’on ne saurait nier, avance-t-elle, toute pertinence théorique à ce concept, son succès académique et militant fait question : il dépolitise les luttes pour l’égalité et se conforme aux attendus de l’individualisme libéral. Car c’est la structure de l’ordre dominant (capitaliste, raciste, sexiste) qu’il s’agit bien plutôt de penser — autrement dit, de démanteler.
Aux opposants à ses contre-réformes libérales, Macron rétorque qu’ils n’ont qu’à « essayer la dictature ». De l’Élysée à la place Beauvau, on exalte l’usage « légitime » de la violence contre les manifestants et l’on nie vigoureusement le caractère systémique des violences policières. Pendant ce temps, les avocats jettent leurs robes dans les tribunaux, aux pieds de la garde des Sceaux. Arié Alimi n’a pas choisi le droit par vocation : cet avocat de 42 ans s’est pourtant imposé comme une figure de la défense des libertés publiques et du combat contre l’impunité des auteurs de violences policières. C’est ainsi qu’il a défendu la famille de l’étudiant écologiste Rémi Fraisse, les lycéens molestés durant la loi Travail, une vingtaine de gilets jaunes ou encore Geneviève Legay. Il nous reçoit dans son cabinet. Sous nos yeux, prévient-il, une « démocratie autoritaire » prend corps.
On doit au géographe français Élisée Reclus d’avoir, le premier, pensé l’émancipation sociale de l’humanité en même temps que celle des animaux. Parce qu’il est notamment un lien direct entre la façon dont les humains les traitent et se traitent entre eux, toute ambition socialiste se doit de tourner la page de l’exploitation animale. Ainsi écrivit-il : « Si nous devions réaliser le bonheur de tous ceux qui portent figure humaine et destiner à la mort tous nos semblables qui portent museau et ne diffèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions certainement pas réalisé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste. » Retour sur la proposition politique majeure du végétarien et combattant volontaire, en 1871, de la Commune de Paris.
Il y a la romancière Virginie Despentes et Lénine, il y a l’actrice Adèle Haenel et la ville de Florence frappée par la peste noire, il y a un historien enseignant au Collège de France et les chroniques de la bourgeoisie confinée, il y a l’actuel président français et l’ancien vice-Premier ministre de la République populaire de Chine, il y a Franz Kafka et un virus qui sévit aux quatre coins du globe. Sans doute fallait-il la littérature pour relier ces points qui, a priori, ne le demandaient pas. L’écrivaine Sandra Lucbert, autrice de La Toile et Personne ne sort les fusils, compose ici une vaste réflexion autour du Decameron — ce recueil de nouvelles écrites par l’Italien Boccace, au XIVe siècle — et, par-delà, sur ce que la littérature contemporaine offre de possibles. Politiques, bien sûr.
L’« écologie sociale », telle a été la grande affaire de Murray Bookchin. Étant donné que « presque tous les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux », le penseur a, des décennies durant, développé l’idée que l’écologie était indissociable d’une politique pleine et entière d’émancipation — qu’il a nommée « communiste libertaire ». S’il a bien sûr dénoncé la bouffonnerie du « capitalisme vert », Bookchin a également ouvert deux autres fronts : contre une défense de la biosphère étroitement localiste, identitaire et passéiste ; contre une approche intérieure, mystique, ésotérique ou néopaïenne du péril écologique. Il a ainsi plaidé pour une écologie rationnelle, ancrée dans les traditions socialiste et populiste de gauche. En 1989, il débattait avec Dave Foreman, cofondateur de l’organisation étasunienne Earth First! et partisan de l’« écologie profonde ». Près de trente ans après, leur échange a été réimprimé : nous en publions quelques pages.
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