Bolivie : le retour du socialisme [portfolio]


Photoreportage inédit pour le site de Ballast

C’était il y a un an, exac­te­ment : Evo Morales rem­porte le pre­mier tour de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle avec 47,1 % des voix. Fort de trois man­dats déjà, il pré­side la Bolivie depuis 2005. Son par­ti, le Mouvement vers le socia­lisme (MAS), ne se pré­sente d’ailleurs pas comme une for­ma­tion poli­tique clas­sique mais comme « un ins­tru­ment des mou­ve­ments sociaux » : indi­gé­nisme, mar­xisme, anar­chisme, syn­di­ca­lisme et social-démo­cra­tie s’y côtoient. Sa vic­toire, en 2019, sus­cite la fureur de ses oppo­sants : on compte quelques morts ; des poli­ciers se mutinent ; le com­man­dant en chef des armées appelle le pré­sident à démis­sion­ner ; le lea­der de l’op­po­si­tion, d’ex­trême droite, s’a­ge­nouille devant la Bible et salue la « jus­tice divine ». Placé sous man­dat d’ar­rêt, Morales s’exile au Mexique puis en Argentine — il n’au­ra de cesse de dénon­cer un « coup d’État ». Une séna­trice s’au­to­pro­clame pré­si­dente et forme un gou­ver­ne­ment dit « de fac­to » : de droite, l’in­té­res­sée a fait savoir qu’elle aspi­rait à « une Bolivie débar­ras­sée des rites sata­niques indi­gènes ». C’est dans ce contexte que viennent de se dérou­ler les der­nières élec­tions géné­rales : le 18 octobre, la popu­la­tion se rend aux urnes. Le can­di­dat du MAS, Luis Arce, l’emporte haut la main. Reportage, deux semaines durant. ☰ Par Rosa Moussaoui


Après le coup d’État contre Evo Morales, la violence, les menaces, les intimidations des milices d’extrême droite n’ont épargné personne : toutes celles et tous ceux qui pouvaient ressembler de près ou de loin à des soutiens du MAS (Mouvement vers le socialisme) étaient pris pour cible, jusqu’aux caseritas, les vendeuses de rue, qui devaient jurer n’avoir aucune attache politique pour échapper aux coups des nervis. À la veille du scrutin, certaines d’entre elles, téméraires, arboraient des masques sanitaires taillés dans la bannière Wiphala, signe de ralliement des nations originaires.

Dans les barrios altos [quartiers hauts] de la zone sud de Cochabamaba, la plus déshéritée de la ville, la crise du Covid-19, le confinement et l’abandon délibéré des populations par le gouvernement de facto ont laissé une asphyxie sèche. Ici, on vit au jour le jour, on se nourrit de ce que l’on gagne au quotidien du petit commerce informel, en vendant ses bras. À Lomas de Santa Barbara, un lotissement surgi de terre voilà dix ans, tout en haut d’une colline, la vie reprend doucement ; les gosses sont mis à contribution : privés d’école depuis le coup d’État, ils se bricolent, eux aussi, de petits travaux pour subvenir aux besoins de leurs familles.

La Bolivie ne connaît pas le phénomène des mégalopoles de plus de dix millions d’habitants comme Lima et Bogota, les capitales des pays voisins, Pérou et Colombie. L’exode rural y est toutefois sensible : les populations paysannes fuient les zones rendues arides par le dérèglement climatique pour chercher en ville une vie meilleure. Si les politiques sociales du MAS ont changé la vie dans bien des quartiers informels, avec la construction d’écoles et la création de réseaux de transports, le manque de services publics se fait toujours cruellement ressentir. Et les municipalités conservatrices rechignent à relier au gaz ou à l’eau potable des populations non solvables. Ces quartiers populaires ont fourni au MAS ses plus gros contingents d’électeurs ; les attentes y sont immenses.

Le MAS n’est pas un parti politique au sens classique du terme. Plutôt une confluence de mouvements sociaux, de courants politiques et culturels, d’organisations communautaires, ouvrières et paysannes. L'horizontalité de ce mouvement porté au pouvoir par les luttes a été mise à mal, ces dernières années, par la personnalisation cultivée dans l’entourage d’Evo Morales. La décision d’outrepasser le verdict du référendum de 2016, qui fermait la porte à un quatrième mandat, a laissé des dégâts. Dans l’épreuve du coup d’État, pourtant, le MAS n’a pas volé en éclats. Son hégémonie culturelle s’est perpétuée, malgré la répression, en rivières souterraines et dans la résistance à la dictature. De jeunes figures issues des secteurs populaires et indigènes se sont affirmées, ont pris une nouvelle envergure politique. Ici, Andronico Rodriguez Ledezma, un cocalero [cultivateur de coca] de 30 ans, dirigeant syndical, élu sénateur dans le Chapare.

D’origine paysanne et de culture aymara, le nouveau vice-président, David Choquehuanca, n’est pas un novice en politique : il a assumé les fonctions de chef de la diplomatie bolivienne de 2006 à 2017. Au centre du discours politique de cet homme pacifique et mesuré : la notion de Buen Vivir, de bien vivre. En Bolivie, l’élite blanche, bourgeoise, religieuse et conservatrice n’a jamais avalé la pilule de la participation politique des descendants de colonisés. Voir ceux qu’elle appelle avec mépris « les Indiens » assumer avec des succès incontestables le pouvoir d’État et les responsabilités gouvernementales a alimenté un sentiment de revanche qui a jailli, avec le coup d’État, en un déferlement de haine et de violence racistes.

Quelques jours avant le scrutin, le candidat du MAS à l’élection présidentielle, Luis Arce, ancien ministre de l’Économie d’Evo Morales, se disait sûr de l’emporter « avec plus de 50 % ». « Nous constatons une écoute attentive des classes populaires et des classes moyennes appauvries, auxquelles nous nous adressons, et nous avons vu un resurgissement des mouvements sociaux, me confie-t-il après son meeting de Sacaba, dans le Tropico de Cochabamba. Nous avons travaillé à renforcer tout ce processus, et ces mouvements prennent activement part à la campagne, d’une façon que nous n’avions plus vue depuis longtemps. Tous les camarades nous le disent : dans les neuf départements de Bolivie, deux fois plus de personnes se sont impliquées dans cette campagne que dans celle conduite l’an dernier. C’est une force précieuse, décisive pour le Mouvement vers le socialisme. » Score final : 55,1 %, loin devant le candidat de droite Carlos de Mesa (28,83 %), qui avait l’appui de l’autoproclamée présidente par intérim Jeanine Añez, entrée au Palacio Quemado le 12 novembre 2019 encadrée de militaires, Bible brandie.

« La nouvelle normalité, c'est la vieille soumission », « Ceci n'est pas une démocratie, c'est une fachocratie, une machocratie » : ses inscriptions au souffle libertaire, volontiers provocatrices, sont partout sur les murs de La Paz : elles étrillent l’ordre patriarcal et l’autoritarisme, la normalité et la résignation.

Avec son collectif Mujeres Creando, Maria Galindo fait vivre dans la vie, dans ses performances artistiques et sur les ondes un féminisme radical et solidaire. Les maisons qu’elle a créées dans la capitale et à Santa Cruz de la Sierra accueillent les femmes réfugiées, précaires, cibles de violences et ses « barricades » radiophoniques égrènent les noms des hommes violents et des pères enfuis sans verser de pension alimentaire.

Elle n’a jamais couvert les dirigeants du MAS qui ont eu des attitudes et des propos sexistes. Pourtant, l’extrême droite ne l’épargne pas : aux yeux des fascistes, elle est une « traîtresse » acquise à la gauche.

Il y a dans les villes post-coloniales des frontières invisibles : il faut du cran pour les franchir. Un camarade bolivien, transportista qui assure la liaison quotidienne avec Oruro, me disait qu’il n’osait pas flâner, déjeuner ou prendre un café dans le centre-ville. Pas pour des raisons financières : il se sent simplement « mal à l’aise » dans ces lieux où, enfant, il vendait des cigarettes et des sucreries à la sauvette. À l’ombre de la cathédrale, place du 14-septembre, convergent pourtant grévistes, protestataires, militants culturels et manifestants, qui font de ce lieu, aux portes de la mairie de Cochabamba tenue par la droite, une effervescente agora.

On trouve absolument tout dans les kiosques et les étals de rue tenus par les caseritas : chocolat, cigarettes, journaux, boissons, masques KN95, chargeurs de téléphones… Ces vendeuses de rue ont bien souffert du confinement, qui, jusqu’en septembre, les a laissées sans le moindre revenu. Elles sont au courant de tout, s’informent grâce à leurs syndicats ou en écoutant les radios communautaires, dont beaucoup ont été fermées après le coup d’État. Elles connaissent jusque dans le moindre détail les frasques, les malversations et les exactions commises sous le désastreux intérim de Jeanine Añez et de ses séides. Une armée de l’ombre, dont le travail de fourmi a compté tout au long d’une campagne électorale sous haute tension.

Des dizaines de milliers d’électeurs ont été rayés des listes à la veille des élections, surtout dans les zones rurales isolées et dans certains villages, les bulletins ne sont jamais arrivés. Au lendemain du scrutin, Alejandro Entrambasaguas, un « journaliste » de OKDiario, média espagnol lié au parti d’extrême droite Vox, déplorait le vote d’indigènes manquant, selon lui, de « capacité intellectuelles » et n’ayant « pas l’idée de ce qu’est la civilisation ». Le même avait donné le signal de la curée contre les observateurs espagnols de Podemos et Izquierda Unida, en publiant les photos d’eux prises par la police à leur entrée sur le territoire bolivien. Il désignait par ses articles à la vindicte des fascistes ces « agitateurs communistes ».

À El Alto, la banlieue populaire de La Paz perchée à 4 000 mètres d’altitude, les électeurs ont voté avec, en tête, le massacre de Senkata qui a fait, le 19 novembre 2019, à une quarantaine de kilomètres de là, dix morts et soixante-cinq blessés. Ce jour-là, dans une opération conjointe, sur ordre du gouvernement de facto, la police et l’armée avaient ouvert le feu sur les protestataires qui bloquaient l’usine de gaz — un acte de résistance au coup d’État. Comme à Sacaba, dans le Chapare, où fut perpétré un autre massacre, les victimes ont été désignées par les putschistes comme des « terroristes ». Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour que soient jugés les auteurs et les commanditaires de ces tueries.

Lorsque Evo Morales et le MAS ont remporté les élections pour la première fois, en 2005, 38 % de la population vivait dans l’extrême pauvreté, et 60 % dans une situation de pauvreté relative. Ces taux étaient tombés, à la veille du coup d’État, à 15 et 36 %. Les inégalités et les discriminations envers les personnes appartenant aux nations originaires ont reculé de façon spectaculaire. À La Paz, le dernier chantier du MAS symbolise ces politiques résolues de justice sociale : avec ses sept lignes reliant les quartiers populaires au centre-ville et aux zones chics de plus basse altitude, le téléphérique a changé le visage de la ville et facilité, pour un prix modique, les déplacements de ceux qui doivent faire des kilomètres, en relief accidenté, pour aller travailler.

La police et l’armée, qui ont joué un rôle décisif dans le coup d’État, étaient partout le jour du scrutin. Dans certains centres de vote de La Paz, des soldats en tenue de combat patrouillaient jusque dans les salles de classe accueillant les tables de vote. Place Murillo, siège des pouvoirs exécutif et législatif, des blindés étaient déployés. La veille, l’écumant ministre de l’Intérieur, Arturo Murillo, qui jurait de ne jamais rendre le pouvoir au MAS en cas de victoire, avait fait défiler les troupes dans les rues de la capitale. Sans parvenir à intimider des électeurs décidés à retrouver le chemin de la démocratie, de la paix, de la stabilité.

Un minuscule village, irréel et beau, se blottit contre cette vallée accrochée au ciel, à 3 900 mètres d’altitude. Avec ses trouées vers les hautes cimes de la cordillère des Andes et vers les lumières de La Paz, la Muela del Diablo est un lieu chargé de légendes. L’une d’entre elles dit voir dans la formation rocheuse aux ocres volcaniques qui domine la ravine une dent que le diable aurait laissé choir là.

Ses prairies sèches accueillent des cérémonies dédiées à la Pachamama, la Terre-mère, dont le culte est qualifié de « satanique » par l’élite chrétienne et conservatrice.

La victoire claire, ample et nette du MAS et de son candidat à l’élection présidentielle, Luis Arce, ne laissent à la droite et à l’extrême droite appuyées par Washington aucune marge de manœuvre politique. Les rassemblements organisés pour crier, sans preuves, à « la fraude », n’ont attiré que de maigres foules. Les résultats de ce scrutin reflètent, sans surprise, les clivages sociaux, politiques, culturels qui travaillent le pays en profondeur. « Nous sommes les enfants des peuples originaires. Nous sommes dans la lutte depuis longtemps, une lutte pour la vie. Nous ne défendons pas un homme, ni un parti : nous défendons notre droit de vivre en paix, dans la dignité. C’est un processus de changement que nous défendons », résume la poétesse et militante féministe Julieta Paredes.

En flânant sur l’avenue Panoramica à El Alto, on ne soupçonne pas le miraculeux équilibre tenant l’enfilade de cahutes bleues des brujos, les sorciers, accrochée, à 4 000 mètres d’altitude, à la falaise que dévore l’érosion. De l’autre côté du terre-plein, la prétentieuse église Amor de Dios, avec ses façades blanches à liserés verts, semble toiser les braseros où brûlent les offrandes à la Pachamama. Les vœux s’envolent en fumée vers le ciel tout proche : on implore le secours de la divinité pour une guérison, un visa pour l’étranger, de l’argent, un amour, un toit.

« Pendant un an, ils ont volé, tué, semé la terreur. Ils nous ont molestés, violentés, humiliés. Nous ne voulons pas de vengeance, nous refusons l’affrontement. Nous voulons simplement travailler et vivre en paix, retrouver la tranquillité. » Parole entendue au détour d’une rue de La Paz.


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REBONDS

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Rosa Moussaoui

Grand reporter à L'Humanité.

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