Texte inédit pour le site de Ballast
Il y a Despentes et Lénine, il y a Adèle Haenel et Florence frappée par la peste noire, il y a un historien enseignant au Collège de France et des chroniques de la bourgeoisie confinée, il y a Macron et l’ancien vice-Premier ministre de la République populaire de Chine, il y a Kafka et puis un virus qui sévit aux quatre coins du globe. Sans doute fallait-il la littérature pour relier ces points qui, a priori, ne le demandaient pas. L’écrivaine Sandra Lucbert, autrice des romans La Toile et Mobiles, compose ici une vaste réflexion autour du Decameron — ce recueil de nouvelles écrites par l’Italien Boccace, au XIVe siècle — et, par-delà, sur ce que la littérature contemporaine offre de possibles. Politiques, bien sûr.
« Signe parmi d’autres : les réseaux sociaux sous l’effet du Covid se sont soudain tournés vers la littérature — cette drôle de chose qui prend du temps. »
C’est l’effet de toute crise maximale d’un ordre social que d’opérer la réouverture du regard, de le faire changer de plan, comme si sa gravité imposait de prendre du champ pour considérer de loin l’éboulement en cours. Nous le vérifions aujourd’hui. Signe parmi d’autres : les réseaux sociaux sous l’effet du Covid se sont soudain tournés vers la littérature — cette drôle de chose qui prend du temps et n’a pas de propriétés bien claires. Même la gauche radicale s’est mise à s’en réclamer, elle qui, en temps normal, « ne lit pas de littérature1 », parce que ses détours de médiation sont trop étirés, trop contorsionnés, et, sans doute, parce qu’elle ne donne pas de moyens d’action assez directe. Le phénomène est remarquable : le retour en grâce est allé jusqu’à faire surgir plusieurs fois la référence à un texte du XIVe siècle italien : Le Decameron de Boccace, invoqué aussi bien pour justifier le droit de retrait que pour appeler à l’insurrection. Spectaculaire retournement de faveur.
L’interstice, cependant, aura duré trois jours.
Le quatrième, les diaristes de l’île de Ré ont frappé, renvoyant la littérature à l’opprobre politique dont elle s’était providentiellement délivrée. En moins de vingt-quatre heures, c’était plié : la pratique littéraire avait été ramenée aux égotismes de bourgeoises confinées au grand air. Un sport de riches qui se cassent à la campagne pour célébrer l’extension du domaine du 15 août — quotidiennement.
Après quatre jours où la littérature était redécouverte pour ses possibilités politiques et son efficace particulières, elle était recapturée par les forces de l’ordre symbolique, et aussitôt réassignée aux résidences secondaires — d’où, n’eût été la crise générale, elle aurait pu ne jamais sortir. Joseph Andras, à qui on demandait il y a quelque temps de s’expliquer quant à son statut d’« auteur engagé », rétorquait que la question était dénuée de sens, car il n’est pas de littérature qui ne soit de fait engagée, qu’elle le sache ou non, même quand elle tient chronique des tartes aux pommes : « écrire toute sa vie des histoires d’amour entre un publicitaire, une architecte et une amante styliste, à Paris, c’est s’engager […] en faveur de la perpétuation du monde, de sa reproduction. » De même : écrire son journal de confinement « un peu comme on fait un footing » pour exprimer un désarroi partagé : « le site scolaire est saturé […] On chante Yesterday, ça servira de cours d’anglais », écrire son journal de confinement parce que la campagne sous le givre et la sole au beurre blanc : c’est assurer le retour à l’ordre qui a causé le désastre sanitaire, et que le désastre sanitaire menace. C’est remettre sur pied dare dare un monde en train de s’effondrer. Paradoxe de cette littérature de salon (résidence) qui, avec les airs de ne-pas-y-toucher de la fleur derrière l’oreille, contribue à la consolidation du monde tel qu’il est, et assure un gardiennage de l’ordre symbolique — implacable à proportion de ce qu’il est imperceptible2. Qui pourrait distinguer en ces chantres du plaisir-modeste-des-gommettes-avec-les-enfants les équivalents fonctionnels des gendarmes mobiles ?
[Belkis Ayón]
En tout cas, la section de choc du ravissement de classe avait su neutraliser l’ouverture qui s’était faite au cœur du désastre ; et ne nous laisser que le désastre.
À ceci près que : non, la littérature, ce n’est pas le misérable torchon que ces bourgeoises en font.
Et tout le monde ne l’a pas oublié. Il y a quelques semaines, des femmes, des femmes d’une autre trempe pour le coup, se sont vraiment cassées — mais pas à l’île de Ré. Et la pathétique cérémonie des Césars n’y a pas survécu. Haenel s’est cassée ; et Maïga. Le lendemain, Virginie Despentes a fait retentir ce départ depuis la littérature — comme elle a toujours fait. Elle a donné leur extension politique aux chaises renversées de la veille.
Il se trouve que c’est plutôt à la Despentes qu’on se casse, en littérature : on prend position, et on prend date.
Machine-Decameron, mode d’emploi
« Haenel s’est cassée ; et Maïga. Le lendemain, Virginie Despentes a fait retentir ce départ depuis la littérature — comme elle a toujours fait. »
Donc le Decameron. Ce livre n’a pas traversé le temps sans raison : il est la démonstration en acte de l’efficace particulière de la littérature. Philippe Guérin parle de « machine Decameron3 ». On ne saurait trouver formule plus exacte. Le Decameron est une machine composée, dont l’effet provient de la composition. Composition de quoi ? D’un prologue, d’un récit-porteur, des cent nouvelles qu’il articule et qui y produisent à mesure une pensée du monde social. Les trois niveaux combinent de très nombreuses pièces, et c’est uniquement dans leur montage que se construisent les effets politiques du livre.
C’est donc l’ensemble de l’architecture Decameron qu’il faut considérer — à ne regarder, par exemple, que le récit-porteur, et surtout à le raconter trop vite, on pourrait presque le confondre avec la version journal-de-mon-ginkgo4 de la littérature. Car l’histoire cadre, en bref, donnerait ceci : Florence est décimée par la peste, un groupe de sept femmes et trois jeunes hommes appartenant à l’aristocratie décident de « se retirer dans une maison de campagne pour s’y livrer à la joie5 ». Mais un tel résumé ne dit rien du Decameron, parce que l’histoire brute n’est pas le livre. Un livre de littérature, c’est l’élaboration d’une forme qui produit un propos dans son mouvement même. Alors reprenons : comment est amenée cette affaire de maison de campagne ? Le narrateur insiste : il commence par évoquer la peste, dont les ravages ont « fait naître » les cent histoires qui seront racontées par les dix protagonistes repliés à campagne. Le livre et la fiction du départ collectif sont causés par l’hécatombe. Ces sept femmes de la noblesse se retrouvent dans une église alors que tout périt autour d’elles et que les rapines prospèrent sur la déréliction de la cité. D’abord, elles se lamentent de concert. Mais brusquement, Pampinée, la plus déliée d’entre elles, éclate : la déploration, l’affliction, l’attrition, ça commence à bien faire, elles ne vont tout de même pas attendre que mort s’ensuive, sous prétexte que c’est là le comportement prescrit aux femmes. « Rien n’est plus naturel à tout ce qui respire que de chercher à défendre et conserver sa vie autant qu’il le peut. […] Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation que les autres ? » Il se trouve qu’elles ont le privilège d’avoir des maisons loin de la peste, alors qu’elles en usent, qu’elles cessent d’attenter à leur propre persévérance ! C’est décidé, désormais on se lève, on se barre.
[Belkis Ayón]
Sans doute, ce on fait-il partie de la classe aisée. Cependant, ici, la question n’est pas simplement celle du privilège, mais de ce qu’en font les intéressées. Surtout, quoique privilégiées, elles sont femmes : ce qui en principe leur interdit de partir ainsi — maisons ou pas, menace de mort ou pas. Leur geste est une première désincarcération normative. Effarée, l’une d’elle fait remarquer à Pampinée qu’il leur faudra des hommes pour que « dure leur société ». Qu’à cela ne tienne, en voici trois de belle tournure qui se trouvent là, Pampinée les invite, sur le champ ils acceptent. Frayeurs derechef : mais Pampinée, la voix populaire nous condamnera pour indécence ! Objection balayée : 1) Pampinée a sa conscience pour elle ; 2) ce qui lui importe, c’est d’assurer leur salut collectif. Ce disant, elle confirme qu’elle dispose des conditions sociales de l’assertivité. Reste que ces femmes se cassent d’un monde d’hommes, un monde où elles sont priées de rester seules enfermées avec leurs tourments pour seule compagnie. C’est une fausse étymologie mais peu importe : le Decameron commence par se dé-camérer6, par sortir de la chambre où on est politiquement assigné. Dans son prologue, Boccace lui-même prend soin d’installer une scène énonciative précise. Il pose un au-dehors à usage politique pour ceux/celles qui souffrent au-dedans : il aurait jadis été lui-même sauvé d’un tourment passionnel par l’exercice narratif, à son tour d’offrir à d’autres cette élaboration de la douleur. En réalité, c’est un système de places : celui de la chevalerie7, qu’il entend remanier : ses cadrages normatifs quant aux limites de loyauté, de transgression — ses autorisations différentielles entre hommes et femmes. Ce livre est conçu à l’usage des femmes, écrit-il, car, à conditions d’existence équivalentes, elles souffrent plus que les hommes : on leur interdit de sortir de chez elles, on leur refuse le droit de se plaindre — assignées à domicile avec leur mal. On le voit, les paroles de Pampinée redoublent celles de Boccace. Et déjà on est loin des considérations-gommettes. En fait on est au point diamétralement opposé : Boccace offre aux femmes l’histoire d’un groupuscule féminin qui s’extrait souverainement d’un étau normatif, à l’occasion d’une crise sans précédent.
« Surtout, quoique privilégiées, elles sont femmes : ce qui en principe leur interdit de partir ainsi — maisons ou pas, menace de mort ou pas. »
Nulle consolidation de l’ordre dominant dans ce retrait-là. La coupure leur fournit d’ailleurs l’occasion de reformer une « société » très consciente de ses fonctionnements : une société qui se donne des règles et qui s’examine. Pampinée n’entend pas laisser leur isolat se défaire en satisfactions individuelles : elle veut une prise de consistance collective de cette joie qu’elles sont venues chercher. « Il n’y a point de société qui puisse subsister sans règlement », aussi propose-t-elle une rotation de souveraineté : chaque journée dirigée par l’une d’entre elles, « espèce de souverain » d’un jour qui gouvernera à son idée le temps de son éphémère royauté. Élue reine de la première journée, Pampinée commence par proposer une discipline narrative, pour que leur isolat soit l’occasion d’une propagation de joie cumulative. Parmi les appétits qui peuvent bénéficier à tous, elle encourage la pulsion de mise en récit. Chaque jour, les dix raconteront à tour de rôle une histoire, celles-ci se répondant autour d’un thème commun, donné par le souverain du jour.
Qu’y a‑t-il dans ces histoires ? Un aperçu des passions humaines et de leurs mises en forme par une configuration institutionnelle particulière : celle de Florence d’avant la peste. Ainsi : la peste est la cause du Decameron, et pourtant, de la peste, on ne parlera plus. Le paradoxe n’est qu’apparent. Car ce qu’il s’agit de construire, depuis le désastre de l’épidémie, c’est une prudence politique. À partir de l’examen sans complaisance du monde social. La précision du démontage des tensions politiques enchevêtrées dans la Florence communale vers 1300 a fait l’objet de travaux d’historiens, il leur revient d’exposer le détail factuel (passionnant)8. Les récits, quoi qu’il en soit, portent toujours sur les stratégies adoptées par les individus pour persévérer en composant avec le réglage institutionnel qui leur est imposé. André Jolles9 a parlé pour chacun de « Cas » à débrouiller ; chaque conte présentant un conflit de valeurs à déplier pour « se mouvoir dans l’existence sociale10 ». Prouesse : Boccace produit ce dépliage précis par resserrement narratif. Chaque récit est à l’os et parvient malgré tout à disposer les éléments d’un problème difficile, tendu vers l’impératif de la décision à prendre. « La forme du Cas a ceci de particulier qu’elle […] nous impose l’obligation de décider mais sans contenir la décision elle-même11. » Pour qu’on s’en fasse une idée, l’histoire des trois anneaux, la troisième de la première journée. Le puissant Saladin consulte Melchissedech, réputé sage — il veut le mettre en difficulté pour obtenir un prêt d’argent que l’autre, sans cela, refuserait. Melchissedech, dis-moi « laquelle des trois religions tu tiens pour la vraie, la juive, la sarrasine ou la chrétienne » ? Question pourrie par excellence, qui ne laisse au questionné que le choix d’une mauvaise pioche. Melchissedech choisit alors de raconter l’histoire des trois anneaux. Un homme très riche a un anneau précieux dont il énonce que celui de ses descendants qui en héritera sera reconnu comme le chef de famille. Le héros du conte de Melchissedech en a hérité, et lui-même à présent doit le léguer. Seulement, père de trois fils, il est incapable de choisir auquel il le laissera. Il en fait faire deux copies. Elles sont impossibles à distinguer de l’original. À sa mort, chacun des fils a son anneau, chacun croit avoir hérité du bon. Et personne, jamais, ne saura lequel l’est. La question n’était pas celle de la valeur intrinsèque de tel ou tel anneau — naturellement, chacun croit être détenteur de la vraie valeur. Elle était celle, sur fond de cette croyance générale, de ce qui vaut au regard des données de sa propre persévérance : la question de la prudence12. Saladin admiratif de l’adresse du conteur lui expose son stratagème, et leur marché a lieu, mais sans duperie ni contrainte.
[Belkis Ayón]
Là où le Decameron est une incroyable machine à penser le complexe politico-passionnel des vies humaines, c’est qu’il multiplie par son fonctionnement les « instances jugeantes », comme les appelle Philippe Guérin13. D’abord au sein de chaque récit, où plusieurs coexistent. Ensuite dans le récit-porteur, où de très brèves évaluations sont émises par les récitants, induisant la direction de la narration suivante. Ainsi se trouve peu à peu constituée une sorte de « morale immanente14 » — par la problématisation progressivement constituée dans le montage des histoires. Une morale « non moralisatrice14 » : un examen clinique des passions et de l’ordre du monde où elles ont à s’agencer.
Dé-camérer la littérature ; casser la vitrine
« Comme disait Deng Xiaoping : si vous voulez neutraliser un opposant, célébrez-le. De l’art, donc, de la neutralisation savante. »
Que le retrait où s’élabore cette « pesée15 » des problèmes n’ait pas grand-chose à voir avec les confinements campagnards des dames Tartine d’aujourd’hui, la chose doit maintenant sembler claire. Que dire pour autant des usages, autrement politiques, que le Decameron a fait brusquement surgir ? Ils ont pour trait commun d’en isoler à chaque fois un aspect : tirant l’œuvre vers ce qu’elle n’est pas tout à fait. Un usage partiel, et pour tout dire projectif, non pas illégitime, mais qui ne rend pas justice à Boccace, ramené en l’occurrence, au prix d’un malentendu manifeste, au seul éloge de la coupure pour la coupure, ou de la soustraction pour la soustraction — quoique ce soit d’une manière infiniment plus sympathique que celle des circonférences-autour-de-mon-nombril. Il n’en demeure pas moins que le Decameron en période de coronavirus s’est trouvé essentiellement réduit à ce qu’il n’est vraiment pas : une suspension du jugement. Alors que, si c’est un paradoxe, ni la pluralité des points de vue de chaque récit ni l’absence de prescription de sa morale immanente n’y conduisent. Les narrations ne « tranchent pas » formellement, mais elles déplient les situations en leurs mécanismes élémentaires, ce qui fait que la décision s’ensuit. À l’instar du personnage central de Pampinée, le lecteur, une fois informé de la manière dont la situation jouera implacablement, penche de lui-même, est poussé à un parti. Telle est bien d’ailleurs la visée d’une prudence : de déboucher, d’orienter l’action. Si donc on prend au sérieux une lecture du Decameron comme prudence, il n’est pas possible d’en faire un bréviaire de la suspension. Encore moins une parenthèse pour toujours : que ce soit par sortie des flux, des institutions ou de la politique.
Que des mobilisations partielles d’un livre se fassent par réactivation contextuelle, rien de plus normal. Le paradoxe se noue quand l’œuvre est reprise dans l’exhaustivité du commentaire savant, auquel aucune érudition ne manque, attentif à passer par tous les points, à dire de l’auteur, du texte et du contexte tout ce qu’il y a lieu d’en dire… et n’en débouche pas moins sur une réduction « suspensive » de ce qui est pourtant une machine politico-littéraire à s’orienter en situation et à contrecarrer l’inégale répartition des pouvoirs. Ici le paradoxe a pour nom Patrick Boucheron16, dont une pleine année de séminaire au Collège de France, sur le thème des « fictions politiques » médiévales, s’attache à suivre Boccace en ses effets politiques. Mais précisément : il dira tout… jusqu’à transformer l’œuvre politique en pièce de musée, bien séparée de notre présent et inerte en sa vitrine — sauf bien sûr quand, « happé par l’actualité », il ne peut se tenir de comparer Macron à Machiavel. Après les jardinières de l’ego, Boucheron propose une version scolastique du gendarme mobile, spécialisé dans le désamorçage d’explosifs politiques. Sa matraque : l’érudition qui se fait passer pour un discours neutre. Son entreprise : mettre l’historiographie supposément la plus innovante au service de la politique la moins dérangeante. Voilà en quoi se trouve subrepticement enrôlée la littérature médiévale, et le Decameron au premier chef, matraqué bien comme il faut jusqu’à être aplati politiquement… tandis qu’on prétend le célébrer en particulier pour son caractère politique. Boccace, Pétrarque et Dante étaient impliqués dans la vie hautement conflictuelle de la Florence communale — Dante en a été banni (condamné à mort). Boccace a continûment défendu et diffusé son œuvre, y compris en l’activant dans la sienne propre ; le sous-titre du Decameron (Prince Galeo) permet de relire l’ensemble du livre (et le prologue adressé aux femmes en particulier) à la lumière du travail de Dante17. Mais de ce paysage d’engagements réels, auquel il faut associer Pétrarque, Boucheron n’offre qu’une reconstitution embaumée, parfaite entreprise de neutralisation qu’autorise la distance dans le temps, dont l’historien, s’il a le talent de la duplicité, peut jouer comme sur du velours : pour peu qu’il soit suffisamment lointain, le passé, y compris quand il a été violemment politique, peut être exalté en conférences, sans qu’on en tire quoi que ce soit d’actif pour le présent — et l’historien au passage de s’offrir à bon compte un ramage de radicalité. Comme disait Deng Xiaoping : si vous voulez neutraliser un opposant, célébrez-le. De l’art, donc, de la neutralisation savante.
[Belkis Ayón]
Deng Boucheron commence son année de séminaire par une subtilité (une chinoiserie ?) qui dit tout. Il doit y avoir quelque sens en effet à choisir de mettre en position inaugurale le commentaire d’une nouvelle particulière, qui vient assez tard dans l’œuvre : une histoire de suspension, justement, racontée dans la sixième journée. Celle-ci consacrée aux réparties, c’est-à-dire à l’art de sentir ce qu’on peut dire pour se tirer d’une situation périlleuse. Il y est question d’un poète-philosophe, perdu dans sa méditation alors qu’il déambule parmi de grands tombeaux de marbre sur la place Santa Reparata, et assailli par une bande de jeunes aristocrates à la munificence tapageuse. Les voilà sur lui : « Pourquoi refuses-tu, Guido, d’être des nôtres ? Quand tu auras prouvé que Dieu n’existe pas, à quoi cela t’avancera ? » Réponse du poète-philosophe : « Seigneur, vous êtes ici chez vous, libre à vous de me dire ce que bon vous semble18. » « Ici », ce sont les pierres tombales. Et Guido, prenant appui sur l’une d’entre elles, de se tirer d’affaire, non seulement par sa réplique, mais par un saut — salto. Qui laisse les membres de la coterie plantés là, au milieu des leurs : parmi les morts, eux qui se fantasment en grands vivants et voulaient le forcer à vivre selon leur norme. Guido n’a pas seulement sauvé sa peau : il laisse le magnat déconfit, et même destitué, forcé de reconnaître qu’il n’a aucun pouvoir sur lui, offensé, n’en pouvant mais. Et ne conservant son ascendant sur sa troupe, que de tirer pour elle la leçon du bon mot. « Il veut nous faire entendre que nous et les autres ignorants sommes semblables aux morts, en comparaison de lui et des autres savants », explique-t-il : ainsi c’est bien le détour savant qui constitue la supériorité in fine de Guido, y compris dans la leçon tirée par le magnat.
« Boucheron, à qui donc le salto comme geste politique convient idéalement, multiplie, lui, les pirouettes, pour toujours s’extraire de la question des rapports de force… »
L’entame du commentaire entier par le conte du salto pourrait-elle être moins neutre ? Voilà la lecture orientée. Ce qui ne l’empêchera pas d’être exhaustive, ni de restituer la variété interne du texte. Mais sous un certain angle. Celui de la lecture « par Guido » et par le salto savant — et l’on se prend à penser que ce sont les inclinations les plus profondes de Boucheron lui-même qui parlent ici : des saltos, avec appui sur des morts, comme il convient aux célébrations de la résistance aux tyrannies… du passé. Sans conséquence dans le présent.
Pourtant Boccace n’a pas combiné des pirouettes narratives mais construit une machine à examiner, juger et se positionner depuis l’ailleurs relatif du texte : depuis le liminaire qui est peut-être le vrai lieu de la littérature — cet en-dehors qui est à la limite de l’au-dedans. Le liminaire : une maison retirée qui n’est pas faite pour se retirer du monde — mais pour l’examiner depuis ses confins. Telle est la machine littéraire que Boccace fabrique pour des lectrices, peut-être ici métonymiques des dominés tentant d’exercer leur jugement en situation, sur et dans la violence politique particulière à leur temps19. Boucheron, à qui donc le salto comme geste politique convient idéalement, multiplie, lui, les pirouettes, pour toujours s’extraire de la question des rapports de force… tout en revendiquant un propos politique aujourd’hui. Depuis le prestige de radicalité emprunté aux personnages de sa glose. De temps en temps cependant, on tombe sur une Nathalie Quintane, et on a moins ses aises pour les entrechats : « On ne peut établir un rapport de force sans la force », rappelle-t-elle sans ménagement tandis qu’il essaye de l’entortiller dans des affaires de « phrasé ». La souplesse ne suffit donc pas toujours à se tirer d’affaire : une histoire qui aurait eu sa place de contrepoint dans la sixième journée du Decameron.
[Belkis Ayón]
Mais dans la quiétude du Collège de France, l’art de la neutralisation érudite procède sans obstacle, se tient aux exigences formelles de l’« exactitude », multiplie les angles, les détours, les révélations pour dévoiler toute la profondeur politique de l’œuvre… jusqu’à la désactiver intégralement. Car rendre justice au présent à ces hommes qui n’ont jamais abandonné de faire comparaître leur monde ni d’y lutter, ce serait raviver pour notre compte leur combativité politique — cristallisée dans leurs œuvres. Le saltiste, pour sa part, accumule les exactitudes mais pour en faire politiquement : rien. Voilà ce que devient le Decameron mouliné aux virevoltes scolastiques : un bréviaire du ne rien faire politique. La redoute de l’érudition est inexpugnable. Celui qui voudrait aller y débusquer Boucheron pourrait se lever tôt. Pourtant, quand une œuvre est si politique, on n’en a pas fini avec elle de la lire exclusivement en érudit. Éternelle question de savoir à quoi sert de lire les œuvres politiques, pour en faire quoi, et pour laisser nos lectures en faire quoi. Quand il s’agit de ces œuvres, et sous l’angle politique que Boucheron revendique, la lecture dans le plan scolastique ne peut avoir l’autonomie qu’elle revendique : elle est attendue au tournant, dans le plan politique. C’est le retour sur la scène politique contemporaine qui se charge alors de donner à voir ce qu’il reste de la « résistance aux tyrannies » purement historiographique. Et sur cette scène-là, l’érudit est invité sur France Inter, et se met au parler-Medef pour donner un nom à sa technique de lecture « agile » : « une gymnastique de l’inquiétude ». Car c’est au fond le « métier » de l’historien que de « maintenir le lien de confiance avec celles et ceux qui [v]ous lisent ». « Maintenir le lien de confiance » : ne pas perturber le lectorat, ne pas lui déranger l’ordre du monde. Après quoi, il parlera des gilets jaunes. Lui aussi, comme Macron-Machiavel, en semble très contrarié.
« Pourtant, quand une œuvre est si politique, on n’en a pas fini avec elle de la lire exclusivement en érudit. »
Du Decameron, on peut donc faire ça. Pourtant, ce livre sorti du XIVe siècle italien ne revient pas aujourd’hui pour rien. Il revient parce qu’il est adéquat aux questions soulevées par le coronavirus, en ce qu’il est « la réponse à un Cas […] : pendant la peste, est-il ou non licite d’abandonner sa ville […] pour aller passer du bon temps à la campagne20 ? ». Selon Guérin, le livre entier répond : l’écart ne sert qu’à « mettre en récit le monde des hommes14 ». Non pour perdre la cité dans la distance d’une retraite : pour s’y orienter. Pour la mettre en récit en ses nœuds conflictuels, à l’intention d’une fraction particulière de la population, celle que Boccace caractérise comme dominée et réprimée dans l’exercice de son jugement. On se casse pour élaborer une capacité de décision. Et l’exercer.
Mauvaise journée décidément, ce 2 avril 2016 : Nuit Debout vient de commencer et Boucheron a été invité à discuter avec Nathalie Quintane — qui, elle, fait de la littérature à la Boccace. Elle a déjà rappelé que dans « rapport de force », il y a « force ». La matraque scolastique pourtant tournicote dans l’église Saint-Eustache21 : l’historien est bien désolé mais la rigueur lui impose de parler d’une « langue morte du politique » — même quand elle est « insurrectionnelle ». Il est revenu de ses espoirs, de la « morale minimale de faire commune » qu’il s’était plu à lire dans « ce chapitre de À nos amis » et qui nous avait, « encore une fois, confortés » dans l’attente des lucioles ; car après tout, se disait-il : « si Pasolini ne voyait plus de lucioles, c’est qu’il ne savait pas regarder ». Les faits démentent la possibilité du réenchantement politique. C’est le seul privilège de la poésie, et non du modeste travail historiographique « de la preuve », de se payer le luxe d’être « irrécusable » (musée, vitrine, Deng Xiaoping). Alors, Quintane : « Peut-être que je travaille à rendre la poésie récusable. » C’est-à-dire agissante. Toute cassée, la vitrine.
[Belkis Ayón]
Retour de Pampinée : Marguerite de Navarre
Deux cents ans après Boccace, la machine Decameron avait justement été remise en marche, et pas en panne. Par Marguerite de Navarre, qui l’active, et fabrique quant à elle un Heptameron. Le dispositif qui lui a été offert pour reconfigurer la condition mortifère faite aux femmes, elle s’en empare22. Et elle le perfectionne. Elle poursuit à sa manière l’élaboration du on se casse. D’abord, L’Heptameron est écrit par elle : une femme, et non plus par un homme pour les femmes. Pour autant, le propos des histoires conserve la crudité du Decameron. Récit d’un double inceste, multiples viols : le livre manifeste un souci de montrer les humains tels qu’ils sont, et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Du reste, le prologue en fait une condition : les récits racontés devront être « vrais ». Les commentateurs du temps n’ont pas manqué de s’émouvoir que la reine de Navarre ait pu écrire des textes aussi peu conformes aux bonnes mœurs féminines — un livre sans gommettes.
« Là où elle distingue un problème, elle exerce la littérature comme une arme politique, en faisant porter tout son effort narratif sur les rapports entre les genres. »
Mais de Navarre n’en a cure, elle aussi dispose des conditions sociales de l’assertivité et du tempérament qu’il faut pour les faire jouer : elle est sœur de François 1er, et un temps reine de Navarre. Comme Pampinée, elle peut s’autoriser. Ce qu’elle fait, manifestement, puisqu’elle protègera la mouvance humaniste évangéliste, depuis ses débuts au diocèse de Meaux jusqu’à Érasme et Rabelais. Les Évangélistes de la Renaissance mènent une critique implacable des institutions ecclésiastiques. Bien entendu, ces dernières ont tout fait pour les détruire : le diocèse de Meaux a été dissous suite aux menées des théologiens de la Sorbonne. Sans de Navarre, fin de partie. Avec de Navarre : protection à la cour, jusqu’à sa mort. Voilà de quelle femme on parle. Des privilèges, d’accord, mais pour quoi faire ? Pour défendre ses convictions politiques. Et l’usage qu’elle a fait de la machine Decameron confirme qu’il n’y avait rien de suspensif dans ce qu’il proposait.
De quoi est-il question dans L’Heptaméron ? Du gouvernement des corps. Les institutions considérées y sont plus particulièrement celles qui règlent les rapports entre hommes et femmes, celles qui délivrent (ou pas) les droits à jouir, bouger, s’exprimer, se défendre. Intrication de rapports de pouvoir : de Navarre est mêlée à la direction du royaume plus que bien des hommes, mais n’en sait pas moins de première main ce qu’est la condition dominée des femmes. Témoins, ces répliques prononcées par les personnages féminins dans le récit-porteur : « l’honneur des femmes n’est pas l’honneur des hommes » (comprendre : à même aventure sexuelle, les unes récoltent l’opprobre, les autres, une réputation de galanterie) ou « Nos tentations ne sont pareilles aux vôtres » (comprendre : les autorisations des hommes ne sont pas celles des femmes). Quand elle se soustrait à la nécessité pour penser ou écrire, elle a le monde social en vue. Elle ne pense pas au sort des serfs, c’est vrai. Ce serait sans doute trop demander à une reine du XVIe siècle. En revanche, là où elle distingue un problème, elle exerce la littérature comme une arme politique, en faisant porter tout son effort narratif sur les rapports entre les genres où, elle aussi, quelque reine, subit la domination masculine.
[Belkis Ayón]
À l’occasion d’une inondation, dans L’Heptaméron aussi, un groupuscule de privilégiés reclus bâtit une petite société aux règles ad hoc. Et de nouveau : discipline narrative instaurée d’emblée. Chacun racontera un récit sur une question de mœurs, à chaque journée son thème. Néanmoins, transformation sensible du dispositif : cette fois, il n’y aura plus sept femmes et trois hommes, mais cinq femmes et cinq hommes, et la meneuse s’appellera Parlamente — chez de Navarre, on délibère. Car, montée à la puissance de la machine à examiner des cas, après chaque histoire, il y aura discussion. De véritables dialogues entre les dix personnages, faisant valoir leur interprétation propre du cas institutionnel proposé. Évaluations modalisées selon leur genre, leur rang, leur statut social, leur tempérament. Tout se complexifie magnifiquement : les histoires qui déjà, s’entre-problématisaient chez Boccace par ouverture, opposition, décalage, le sont encore ici davantage de ce qu’elles sont discutées selon le panel des dix devisants. L’effet politique du Decameron est là : non tant dans le contenu des contes que dans la proposition d’un agencement réutilisable. Depuis une position spéciale, pas avec vue sur la mer (île de Ré) mais avec vue sur le monde, il permet de déployer des puissances restées réprimées dans le fonctionnement en régime. Déployer des puissances réprimées, c’est déplier intégralement les ordonnancements sociaux qui partagent les pouvoirs.
« Il pousse à penser le détail des problèmes d’un ordre institutionnel. Et donc, à le refaire, en pensée pour commencer ; en vue des actes. »
L’Heptaméron précise donc la méthode liminaire. On se soustrait à une scène de domination à l’occasion d’une simple inondation, mais suffisante pour rompre l’ordre des choses, produire l’effet de soustraction, s’extraire et considérer. En vue d’agir. Et ceci se fait, là aussi, par instauration d’une règle immanente au groupe ; règlement des journées et règlement des histoires. Les contes fabriquent une conception du récit bien manié, qui permet/implique de se voir tel qu’on est : en ses passions et en un monde ; situé. Une question est tenue de bout en bout : que faire de la pulsion sexuelle ? Comment l’accommoder collectivement ? Les discussions empêchent que le moindre doute subsiste quant au déséquilibre dangereux induit par certaines institutions : dans le recueil, les Cordeliers apparaissent essentiellement comme des violeurs de femmes. Une conclusion s’impose, criante, à mesure des histoires, de leurs combinaisons et des débats : on dénie la sexualité, les désastres s’ensuivent. Dans L’Heptaméron, les vies de frustration mènent au passage à l’acte ou à la mort. Logiquement, le mariage est examiné sous toutes les coutures : que penser de cette forme institutionnelle ? Les spécialistes de la Renaissance débattent — débattront vraisemblablement très longtemps : L’Heptaméron donne-t-il des réponses, ou pas ? Il est certain qu’il ne livre pas clef en main une proposition de réforme ; mais il ne laisse en tout cas nullement suspendu. Dans le croisement des histoires et des débats, on voit se dessiner une situation oppressive, à laquelle les femmes sont astreintes sans que leur soit accordé d’espace de désir conforme à leurs inclinations. Au contraire, les hommes apparaissent dotés d’un sauf conduit maximal : violeurs, jouisseurs, s’ils veulent ils peuvent, l’institution — maritale, religieuse — joue pour eux. Il n’est nullement question de condamner les hommes essentiellement. Il est question de caractériser un différentiel d’autorisation parfaitement insupportable. Et l’on ne peut pas rester indécis à la lecture de ce livre. Il pousse à penser le détail des problèmes d’un ordre institutionnel. Et donc, à le refaire, en pensée pour commencer ; en vue des actes. On ne peut désirer que ce qu’on s’est une fois figuré.
Kafka, Paul et Virginie
Et maintenant dans le présent. Pas exactement le geste formel du Decameron ; mais peut-être une forme parente — quand Virginie Despentes et Paul Preciado qui ont l’une et l’autre construit une position institutionnelle puissante, d’où l’on peut asserter, réagissent au quart de tour au lendemain des Césars. Qu’est-ce qu’on fait quand on se barre ? Qu’est-ce que c’est que se barrer ? Comment on élabore un se barrer ? Une femme de littérature fait retentir la valence politique d’ensemble de la sortie Haenel : « Quand Foresti se permet de quitter la fête et de se déclarer écoeurée
, elle ne le fait pas en tant que meuf, elle le fait en tant qu’individu […] qui n’est pas entièrement assujetti à l’industrie cinématographique. » De la violence sexiste des milieux du cinéma à l’industrie cinématographique, donc. Et puis de là, par un élargissement fulgurant, au 49.3 des retraites — toute notre situation politique attrapée d’un seul geste. Depuis tous les secteurs de la domination, « c’est le même message venu des mêmes milieux adressé au même peuple. » De quels pouvoirs la splendeur haenelienne a‑t-elle gâché la fête ? Ils sont nombreux et solidaires. C’est tout un paysage de dominations amies entre elles qui est à considérer, depuis le patriarcat hétéro blanc jusqu’au capitalisme financiarisé. Aussi, une lutte politique conséquente les prendra-t-elle solidairement.
[Belkis Ayón]
Preciado avait, très peu de temps auparavant, dit son fait à une autre pièce du puzzle. L’équivalent de l’Église pour de Navarre : une institution tellement déliquescente qu’elle fait désormais mentir ses textes fondateurs : la psychanalyse lacanienne. Invité à s’exprimer par la Cause freudienne — même plus une institution : un musée Grévin —, Paul Preciado revient, lui qui s’est tiré du lieu où l’ordre social l’a assigné : le lieu du genre. Il revient et frappe au cœur, avec l’appui d’une autre machine narrative : Compte rendu pour une Académie de Kafka. Il dit : Kafka propose l’histoire d’un singe qui, pour survivre parmi les humains, a dû adopter l’ensemble des comportements qu’ils prescrivent. Ce singe refaçonné par l’ordre social vient l’exposer en son détail devant l’académie des scientifiques qui en assure la pérennité. Paul Preciado hérite du dispositif de 1917, et le prolonge. Il dit : je suis le Singe de Kafka venu vous dire votre vérité institutionnelle : « Je m’adresse à vous, académiciens de la psychanalyse, depuis ma cage d’homme transsexuel. […] J’ai appris le langage du patriarcat colonial : votre langage. […] Vous direz peut-être que j’ai recours à un conte kafkaïen pour m’adresser à vous. Mais […] vous organisez une rencontre pour parler des femmes
en psychanalyse, en 2019 comme si nous étions encore en 1917, et comme si ce type particulier d’animaux que vous avez […] naturalisé et baptisé femme
, n’avait pas une pleine reconnaissance de sujet politique. » Preciado aussi s’est cassé d’une cage de dominé — la place « femme » — pour revenir avec Kafka, en Singe, depuis le liminaire de la littérature, cet au-dehors qui est un au-dedans à la limite, et asséner aux dominants : « Il aurait plutôt fallu organiser une rencontre sur les hommes blancs hétérosexuels et bourgeois. » À la Decameron : il y a une peste, on se tire, on examine le monde d’avant la peste — on revient lui dire son fait. Pour le changer.
« Après l’échec de la révolution de 1905, Lénine se casse — bien obligé — avec pour tout viatique qu’
il faut relire Hegel. »
La question n’est pas donc pas tant celle de la parenthèse en elle-même que celle de ce qu’on peut en faire. Lire Kafka pour le faire opérer, lire le Decameron pour exercer sa méthode. La littérature est une réponse possible — sous certaines conditions d’emploi. Boccace, de Navarre, Andras, Quintane, Despentes et Preciado prennent la littérature au sérieux, parce qu’ils prennent la politique au sérieux. Alors prenons le Decameron au sérieux — pas au salto. Sa construction porte à l’implication et à la décision, non à la suspension. Comme le Singe de Kafka, la possibilité du confiné, qui perçoit soudain l’intolérable de sa cage, c’est de s’en barrer. La possibilité du confiné c’est d’en distinguer les barreaux par l’effet de rupture. Se barrer de la place et la considérer comme place, et avec elle le système des places. Revenir en Singe, poursuivre le dispositif du Singe : après le compte-rendu, le règlement de comptes.
1905 : l’échec de la révolution est consommé, Lénine se casse — bien obligé — avec pour tout viatique qu’« il faut relire Hegel ». Hegel, ou le comble du retrait scolastique. En comparaison, le Decameron est un manuel d’action directe. Sur le papier, Lénine est à jeter au discrédit des « retirés » : ces intellectuels préservés qui partent méditer l’Aufhebung23 pendant que les prolétaires crèvent. Mais c’est Lénine : et au retour, c’est 1917.
En résidence d’écriture au CNEAI, avec le soutien de la Région Île-de-France.
Photographie de bannière : Capri, 1908, partie d’échecs (de plusieurs jours) entre Lénine et Bogdanov, sous le regard de Gorki (entre autres multiples spectateurs).
Illustration de vignette : Belkis Ayón
- Je reprends ici la formule de Nathalie Quintane, dans Les Années 10, La Fabrique, 2014 [nda].↑
- On pourrait parler d’épidémie dans l’épidémie, cependant, car la viralité du phénomène est accablante. De Wajdi Mouawad à l’éruption de tribunes qui, comme celle d’Alexandre Gefen, célèbrent l’humanité partagée rendue sensible en période de Covid [ndla].↑
- Philippe Gérin, « André Jolles, lecteur du Décaméron : récit-cadre, nouvelles et la question de l’unité », dans Intuizione e forma — André Jolles : vita, opere, posterità, sous la direction de Silvia Contarini, Filippo Fonio et Maurizio Ghelardi, « Cahiers d’Etudes Italiennes. Filigrana », 23 (2016), pp. 85–108 [ndla].↑
- Ginkgo biloba : arbre d’origine asiatique utilisé comme ornement dans les parcs urbains et dans nombre d’intérieurs cossus, sous sa forme bonsaï [ndlr].↑
- Toutes les citations du Décaméron viennent de la version Wiki source — confinement oblige à ajustements [ndla].↑
- Selon l’invention de Nathalie Koble, qui improvise chaque jour la traduction d’un des contes : « Décamérez ! » [ndla].↑
- La fiction arthurienne, telle que Chrétien de Troyes l’a fixée, fait fureur pendant tout le Moyen Âge [ndla].↑
- Entre autres : Retour à la cité (Christiane Klapisch-Zuber, 2006) [ndla].↑
- André Jolles, Formes simples, éditions du Seuil, 1972 [ndla].↑
- Philippe Gérin, « André Jolles, lecteur du Décaméron : récit-cadre, nouvelles et la question de l’unité », Cahier d’études italiennes, pp. 85–108 [ndla].↑
- André Jolles, op.cit.↑
- Au sens du caute de Spinoza, Traité politique, V, 4 [ndla].↑
- Philippe Guérin, op. cit.↑
- Op. cit.↑↑↑
- André Jolles, Formes simples, op. cit.↑
- Dans ses Cours au collège de France, ici du 16 janvier 2018 : https://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/course-2018–01-16–11h00.htm [ndla].↑
- Personnage de littérature de chevalerie qui est retravaillé par Dante : et ici repris par Boccace, dans leur entreprise de démontage de ces codes, dominants à l’époque [ndla].↑
- Traduction de Patrick Boucheron [ndla].↑
- Sylvain Piron, Emmanuele Coccia, Poésie, sciences et politique — Une génération d’intellectuels italiens (1290–1330) [ndla].↑
- Philippe Gérin, « André Jolles, lecteur du Décaméron : récit-cadre, nouvelles et la question de l’unité », Cahier d’études italiennes, pp. 85–108 [ndla].↑
- Lieu de l’échange « Comment réarmer l’idée de progrès » animé par Mediapart au mois d’avril 2016 [ndlr].↑
- Voir le Prologue : le personnage de Parlamente propose explicitement de continuer Boccace, ainsi que François 1er, Marguerite de Navarre sa sœur, le dauphin et la dauphine en avaient le projet, est-il écrit. À une différence près : « C’est de n’escripre nulle nouvelle qui ne soit veritable histoire. » [ndla]↑
- Concept hégélien, repris par Marx, qui caractérise le processus de « dépassement » d’une contradiction dialectique [ndlr].↑
REBONDS
☰ Lire notre article « Le chien de Diogène : imaginaire, mémoire et politique », Adeline Baldacchino, septembre 2019
☰ Lire notre article « Annie Ernaux — ne pas (se) raconter d’histoires », Laélia Veron, novembre 2017
☰ Lire notre article « Poésie, anarchie et désir (II) », Adeline Baldacchino, septembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Wajdi Mouawad : « Je viens d’une histoire qui ne se raconte pas », mars 2017
☰ Lire notre article « Svetlana Alexievitch, quand l’histoire des femmes reste un champ de bataille », Laélia Veron, janvier 2016