1917 Decameron


Texte inédit pour le site de Ballast

Il y a Despentes et Lénine, il y a Adèle Haenel et Florence frap­pée par la peste noire, il y a un his­to­rien ensei­gnant au Collège de France et des chro­niques de la bour­geoi­sie confi­née, il y a Macron et l’an­cien vice-Premier ministre de la République popu­laire de Chine, il y a Kafka et puis un virus qui sévit aux quatre coins du globe. Sans doute fal­lait-il la lit­té­ra­ture pour relier ces points qui, a prio­ri, ne le deman­daient pas. L’écrivaine Sandra Lucbert, autrice des romans La Toile et Mobiles, com­pose ici une vaste réflexion autour du Decameron — ce recueil de nou­velles écrites par l’Italien Boccace, au XIVe siècle — et, par-delà, sur ce que la lit­té­ra­ture contem­po­raine offre de pos­sibles. Politiques, bien sûr.


Le coro­na­vi­rus pré­ci­pite, au sens chi­mique, ce que le temps long ren­dait invi­sible : notre mas­sacre. Comme tel, l’effet révé­la­teur a deux ver­sants. Sans doute, il fait adve­nir d’un coup la dis­lo­ca­tion géné­rale des corps enga­gée par les poli­tiques néo­li­bé­rales — machine de mort poten­tia­li­sée par l’épidémie. Mais jus­te­ment, par son carac­tère défla­grant même, il fait enfin aper­ce­voir clai­re­ment ce qui, jusqu’alors, nous cor­ro­dait confu­sé­ment (ou : sou­ter­rai­ne­ment). Il y a donc une chose — une seule — à tirer de ce désastre et du confi­ne­ment qui nous force d’y pen­ser : qu’ils soient l’un et l’autre l’occasion ou jamais de recon­si­dé­rer les don­nées fon­da­men­tales de notre vie col­lec­tive. Car pour ceux qui en dou­taient encore : nous savons à pré­sent de quoi, sans cela, notre ave­nir capi­ta­liste sera fait — d’une suc­ces­sion inin­ter­rom­pue (ten­dan­ciel­le­ment aggra­vée) d’attentats à nos vies.

« Signe par­mi d’autres : les réseaux sociaux sous l’effet du Covid se sont sou­dain tour­nés vers la lit­té­ra­ture — cette drôle de chose qui prend du temps. »

C’est l’effet de toute crise maxi­male d’un ordre social que d’opérer la réou­ver­ture du regard, de le faire chan­ger de plan, comme si sa gra­vi­té impo­sait de prendre du champ pour consi­dé­rer de loin l’éboulement en cours. Nous le véri­fions aujourd’hui. Signe par­mi d’autres : les réseaux sociaux sous l’effet du Covid se sont sou­dain tour­nés vers la lit­té­ra­ture — cette drôle de chose qui prend du temps et n’a pas de pro­prié­tés bien claires. Même la gauche radi­cale s’est mise à s’en récla­mer, elle qui, en temps nor­mal, « ne lit pas de lit­té­ra­ture1 », parce que ses détours de média­tion sont trop éti­rés, trop contor­sion­nés, et, sans doute, parce qu’elle ne donne pas de moyens d’action assez directe. Le phé­no­mène est remar­quable : le retour en grâce est allé jusqu’à faire sur­gir plu­sieurs fois la réfé­rence à un texte du XIVe siècle ita­lien : Le Decameron de Boccace, invo­qué aus­si bien pour jus­ti­fier le droit de retrait que pour appe­ler à l’insurrection. Spectaculaire retour­ne­ment de faveur.

L’interstice, cepen­dant, aura duré trois jours.

Le qua­trième, les dia­ristes de l’île de Ré ont frap­pé, ren­voyant la lit­té­ra­ture à l’opprobre poli­tique dont elle s’était pro­vi­den­tiel­le­ment déli­vrée. En moins de vingt-quatre heures, c’était plié : la pra­tique lit­té­raire avait été rame­née aux égo­tismes de bour­geoises confi­nées au grand air. Un sport de riches qui se cassent à la cam­pagne pour célé­brer l’extension du domaine du 15 août — quotidiennement.

Après quatre jours où la lit­té­ra­ture était redé­cou­verte pour ses pos­si­bi­li­tés poli­tiques et son effi­cace par­ti­cu­lières, elle était recap­tu­rée par les forces de l’ordre sym­bo­lique, et aus­si­tôt réas­si­gnée aux rési­dences secon­daires — d’où, n’eût été la crise géné­rale, elle aurait pu ne jamais sor­tir. Joseph Andras, à qui on deman­dait il y a quelque temps de s’expliquer quant à son sta­tut d’« auteur enga­gé », rétor­quait que la ques­tion était dénuée de sens, car il n’est pas de lit­té­ra­ture qui ne soit de fait enga­gée, qu’elle le sache ou non, même quand elle tient chro­nique des tartes aux pommes : « écrire toute sa vie des his­toires d’amour entre un publi­ci­taire, une archi­tecte et une amante sty­liste, à Paris, c’est s’engager […] en faveur de la per­pé­tua­tion du monde, de sa repro­duc­tion. » De même : écrire son jour­nal de confi­ne­ment « un peu comme on fait un foo­ting » pour expri­mer un désar­roi par­ta­gé : « le site sco­laire est satu­ré […] On chante Yesterday, ça ser­vi­ra de cours d’an­glais », écrire son jour­nal de confi­ne­ment parce que la cam­pagne sous le givre et la sole au beurre blanc : c’est assu­rer le retour à l’ordre qui a cau­sé le désastre sani­taire, et que le désastre sani­taire menace. C’est remettre sur pied dare dare un monde en train de s’effondrer. Paradoxe de cette lit­té­ra­ture de salon (rési­dence) qui, avec les airs de ne-pas-y-tou­cher de la fleur der­rière l’oreille, contri­bue à la conso­li­da­tion du monde tel qu’il est, et assure un gar­dien­nage de l’ordre sym­bo­lique — impla­cable à pro­por­tion de ce qu’il est imperceptible2. Qui pour­rait dis­tin­guer en ces chantres du plai­sir-modeste-des-gom­mettes-avec-les-enfants les équi­va­lents fonc­tion­nels des gen­darmes mobiles ?

[Belkis Ayón]

En tout cas, la sec­tion de choc du ravis­se­ment de classe avait su neu­tra­li­ser l’ouverture qui s’était faite au cœur du désastre ; et ne nous lais­ser que le désastre.

À ceci près que : non, la lit­té­ra­ture, ce n’est pas le misé­rable tor­chon que ces bour­geoises en font.

Et tout le monde ne l’a pas oublié. Il y a quelques semaines, des femmes, des femmes d’une autre trempe pour le coup, se sont vrai­ment cas­sées — mais pas à l’île de Ré. Et la pathé­tique céré­mo­nie des Césars n’y a pas sur­vé­cu. Haenel s’est cas­sée ; et Maïga. Le len­de­main, Virginie Despentes a fait reten­tir ce départ depuis la lit­té­ra­ture — comme elle a tou­jours fait. Elle a don­né leur exten­sion poli­tique aux chaises ren­ver­sées de la veille.

Il se trouve que c’est plu­tôt à la Despentes qu’on se casse, en lit­té­ra­ture : on prend posi­tion, et on prend date.

Machine-Decameron, mode d’emploi

« Haenel s’est cas­sée ; et Maïga. Le len­de­main, Virginie Despentes a fait reten­tir ce départ depuis la lit­té­ra­ture — comme elle a tou­jours fait. »

Donc le Decameron. Ce livre n’a pas tra­ver­sé le temps sans rai­son : il est la démons­tra­tion en acte de l’efficace par­ti­cu­lière de la lit­té­ra­ture. Philippe Guérin parle de « machine Decameron3 ». On ne sau­rait trou­ver for­mule plus exacte. Le Decameron est une machine com­po­sée, dont l’effet pro­vient de la com­po­si­tion. Composition de quoi ? D’un pro­logue, d’un récit-por­teur, des cent nou­velles qu’il arti­cule et qui y pro­duisent à mesure une pen­sée du monde social. Les trois niveaux com­binent de très nom­breuses pièces, et c’est uni­que­ment dans leur mon­tage que se construisent les effets poli­tiques du livre.

C’est donc l’ensemble de l’architecture Decameron qu’il faut consi­dé­rer — à ne regar­der, par exemple, que le récit-por­teur, et sur­tout à le racon­ter trop vite, on pour­rait presque le confondre avec la ver­sion journal-de-mon-ginkgo4 de la lit­té­ra­ture. Car l’histoire cadre, en bref, don­ne­rait ceci : Florence est déci­mée par la peste, un groupe de sept femmes et trois jeunes hommes appar­te­nant à l’aristocratie décident de « se reti­rer dans une mai­son de cam­pagne pour s’y livrer à la joie5 ». Mais un tel résu­mé ne dit rien du Decameron, parce que l’histoire brute n’est pas le livre. Un livre de lit­té­ra­ture, c’est l’élaboration d’une forme qui pro­duit un pro­pos dans son mou­ve­ment même. Alors repre­nons : com­ment est ame­née cette affaire de mai­son de cam­pagne ? Le nar­ra­teur insiste : il com­mence par évo­quer la peste, dont les ravages ont « fait naître » les cent his­toires qui seront racon­tées par les dix pro­ta­go­nistes repliés à cam­pagne. Le livre et la fic­tion du départ col­lec­tif sont cau­sés par l’hécatombe. Ces sept femmes de la noblesse se retrouvent dans une église alors que tout périt autour d’elles et que les rapines pros­pèrent sur la déré­lic­tion de la cité. D’abord, elles se lamentent de concert. Mais brus­que­ment, Pampinée, la plus déliée d’entre elles, éclate : la déplo­ra­tion, l’affliction, l’attrition, ça com­mence à bien faire, elles ne vont tout de même pas attendre que mort s’ensuive, sous pré­texte que c’est là le com­por­te­ment pres­crit aux femmes. « Rien n’est plus natu­rel à tout ce qui res­pire que de cher­cher à défendre et conser­ver sa vie autant qu’il le peut. […] Pourquoi sommes-nous plus indo­lentes sur le soin de notre conser­va­tion que les autres ? » Il se trouve qu’elles ont le pri­vi­lège d’avoir des mai­sons loin de la peste, alors qu’elles en usent, qu’elles cessent d’attenter à leur propre per­sé­vé­rance ! C’est déci­dé, désor­mais on se lève, on se barre.

[Belkis Ayón]

Sans doute, ce on fait-il par­tie de la classe aisée. Cependant, ici, la ques­tion n’est pas sim­ple­ment celle du pri­vi­lège, mais de ce qu’en font les inté­res­sées. Surtout, quoique pri­vi­lé­giées, elles sont femmes : ce qui en prin­cipe leur inter­dit de par­tir ain­si — mai­sons ou pas, menace de mort ou pas. Leur geste est une pre­mière dés­in­car­cé­ra­tion nor­ma­tive. Effarée, l’une d’elle fait remar­quer à Pampinée qu’il leur fau­dra des hommes pour que « dure leur socié­té ». Qu’à cela ne tienne, en voi­ci trois de belle tour­nure qui se trouvent là, Pampinée les invite, sur le champ ils acceptent. Frayeurs dere­chef : mais Pampinée, la voix popu­laire nous condam­ne­ra pour indé­cence ! Objection balayée : 1) Pampinée a sa conscience pour elle ; 2) ce qui lui importe, c’est d’assurer leur salut col­lec­tif. Ce disant, elle confirme qu’elle dis­pose des condi­tions sociales de l’assertivité. Reste que ces femmes se cassent d’un monde d’hommes, un monde où elles sont priées de res­ter seules enfer­mées avec leurs tour­ments pour seule com­pa­gnie. C’est une fausse éty­mo­lo­gie mais peu importe : le Decameron com­mence par se dé-camé­rer6, par sor­tir de la chambre où on est poli­ti­que­ment assi­gné. Dans son pro­logue, Boccace lui-même prend soin d’installer une scène énon­cia­tive pré­cise. Il pose un au-dehors à usage poli­tique pour ceux/celles qui souffrent au-dedans : il aurait jadis été lui-même sau­vé d’un tour­ment pas­sion­nel par l’exercice nar­ra­tif, à son tour d’offrir à d’autres cette éla­bo­ra­tion de la dou­leur. En réa­li­té, c’est un sys­tème de places : celui de la chevalerie7, qu’il entend rema­nier : ses cadrages nor­ma­tifs quant aux limites de loyau­té, de trans­gres­sion — ses auto­ri­sa­tions dif­fé­ren­tielles entre hommes et femmes. Ce livre est conçu à l’usage des femmes, écrit-il, car, à condi­tions d’existence équi­va­lentes, elles souffrent plus que les hommes : on leur inter­dit de sor­tir de chez elles, on leur refuse le droit de se plaindre — assi­gnées à domi­cile avec leur mal. On le voit, les paroles de Pampinée redoublent celles de Boccace. Et déjà on est loin des consi­dé­ra­tions-gom­mettes. En fait on est au point dia­mé­tra­le­ment oppo­sé : Boccace offre aux femmes l’histoire d’un grou­pus­cule fémi­nin qui s’extrait sou­ve­rai­ne­ment d’un étau nor­ma­tif, à l’occasion d’une crise sans précédent.

« Surtout, quoique pri­vi­lé­giées, elles sont femmes : ce qui en prin­cipe leur inter­dit de par­tir ain­si — mai­sons ou pas, menace de mort ou pas. »

Nulle conso­li­da­tion de l’ordre domi­nant dans ce retrait-là. La cou­pure leur four­nit d’ailleurs l’occasion de refor­mer une « socié­té » très consciente de ses fonc­tion­ne­ments : une socié­té qui se donne des règles et qui s’examine. Pampinée n’entend pas lais­ser leur iso­lat se défaire en satis­fac­tions indi­vi­duelles : elle veut une prise de consis­tance col­lec­tive de cette joie qu’elles sont venues cher­cher. « Il n’y a point de socié­té qui puisse sub­sis­ter sans règle­ment », aus­si pro­pose-t-elle une rota­tion de sou­ve­rai­ne­té : chaque jour­née diri­gée par l’une d’entre elles, « espèce de sou­ve­rain » d’un jour qui gou­ver­ne­ra à son idée le temps de son éphé­mère royau­té. Élue reine de la pre­mière jour­née, Pampinée com­mence par pro­po­ser une dis­ci­pline nar­ra­tive, pour que leur iso­lat soit l’occasion d’une pro­pa­ga­tion de joie cumu­la­tive. Parmi les appé­tits qui peuvent béné­fi­cier à tous, elle encou­rage la pul­sion de mise en récit. Chaque jour, les dix racon­te­ront à tour de rôle une his­toire, celles-ci se répon­dant autour d’un thème com­mun, don­né par le sou­ve­rain du jour.

Qu’y a‑t-il dans ces his­toires ? Un aper­çu des pas­sions humaines et de leurs mises en forme par une confi­gu­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle par­ti­cu­lière : celle de Florence d’avant la peste. Ainsi : la peste est la cause du Decameron, et pour­tant, de la peste, on ne par­le­ra plus. Le para­doxe n’est qu’apparent. Car ce qu’il s’agit de construire, depuis le désastre de l’épidémie, c’est une pru­dence poli­tique. À par­tir de l’examen sans com­plai­sance du monde social. La pré­ci­sion du démon­tage des ten­sions poli­tiques enche­vê­trées dans la Florence com­mu­nale vers 1300 a fait l’objet de tra­vaux d’historiens, il leur revient d’exposer le détail fac­tuel (passionnant)8. Les récits, quoi qu’il en soit, portent tou­jours sur les stra­té­gies adop­tées par les indi­vi­dus pour per­sé­vé­rer en com­po­sant avec le réglage ins­ti­tu­tion­nel qui leur est impo­sé. André Jolles9 a par­lé pour cha­cun de « Cas » à débrouiller ; chaque conte pré­sen­tant un conflit de valeurs à déplier pour « se mou­voir dans l’existence sociale10 ». Prouesse : Boccace pro­duit ce dépliage pré­cis par res­ser­re­ment nar­ra­tif. Chaque récit est à l’os et par­vient mal­gré tout à dis­po­ser les élé­ments d’un pro­blème dif­fi­cile, ten­du vers l’impératif de la déci­sion à prendre. « La forme du Cas a ceci de par­ti­cu­lier qu’elle […] nous impose l’obligation de déci­der mais sans conte­nir la déci­sion elle-même11. » Pour qu’on s’en fasse une idée, l’histoire des trois anneaux, la troi­sième de la pre­mière jour­née. Le puis­sant Saladin consulte Melchissedech, répu­té sage — il veut le mettre en dif­fi­cul­té pour obte­nir un prêt d’argent que l’autre, sans cela, refu­se­rait. Melchissedech, dis-moi « laquelle des trois reli­gions tu tiens pour la vraie, la juive, la sar­ra­sine ou la chré­tienne » ? Question pour­rie par excel­lence, qui ne laisse au ques­tion­né que le choix d’une mau­vaise pioche. Melchissedech choi­sit alors de racon­ter l’histoire des trois anneaux. Un homme très riche a un anneau pré­cieux dont il énonce que celui de ses des­cen­dants qui en héri­te­ra sera recon­nu comme le chef de famille. Le héros du conte de Melchissedech en a héri­té, et lui-même à pré­sent doit le léguer. Seulement, père de trois fils, il est inca­pable de choi­sir auquel il le lais­se­ra. Il en fait faire deux copies. Elles sont impos­sibles à dis­tin­guer de l’original. À sa mort, cha­cun des fils a son anneau, cha­cun croit avoir héri­té du bon. Et per­sonne, jamais, ne sau­ra lequel l’est. La ques­tion n’était pas celle de la valeur intrin­sèque de tel ou tel anneau — natu­rel­le­ment, cha­cun croit être déten­teur de la vraie valeur. Elle était celle, sur fond de cette croyance géné­rale, de ce qui vaut au regard des don­nées de sa propre per­sé­vé­rance : la ques­tion de la prudence12. Saladin admi­ra­tif de l’adresse du conteur lui expose son stra­ta­gème, et leur mar­ché a lieu, mais sans dupe­rie ni contrainte.

[Belkis Ayón]

Là où le Decameron est une incroyable machine à pen­ser le com­plexe poli­ti­co-pas­sion­nel des vies humaines, c’est qu’il mul­ti­plie par son fonc­tion­ne­ment les « ins­tances jugeantes », comme les appelle Philippe Guérin13. D’abord au sein de chaque récit, où plu­sieurs coexistent. Ensuite dans le récit-por­teur, où de très brèves éva­lua­tions sont émises par les réci­tants, indui­sant la direc­tion de la nar­ra­tion sui­vante. Ainsi se trouve peu à peu consti­tuée une sorte de « morale imma­nente14 » — par la pro­blé­ma­ti­sa­tion pro­gres­si­ve­ment consti­tuée dans le mon­tage des his­toires. Une morale « non mora­li­sa­trice14 » : un exa­men cli­nique des pas­sions et de l’ordre du monde où elles ont à s’agencer.

Dé-camérer la littérature ; casser la vitrine

« Comme disait Deng Xiaoping : si vous vou­lez neu­tra­li­ser un oppo­sant, célé­brez-le. De l’art, donc, de la neu­tra­li­sa­tion savante. »

Que le retrait où s’élabore cette « pesée15 » des pro­blèmes n’ait pas grand-chose à voir avec les confi­ne­ments cam­pa­gnards des dames Tartine d’aujourd’hui, la chose doit main­te­nant sem­bler claire. Que dire pour autant des usages, autre­ment poli­tiques, que le Decameron a fait brus­que­ment sur­gir ? Ils ont pour trait com­mun d’en iso­ler à chaque fois un aspect : tirant l’œuvre vers ce qu’elle n’est pas tout à fait. Un usage par­tiel, et pour tout dire pro­jec­tif, non pas illé­gi­time, mais qui ne rend pas jus­tice à Boccace, rame­né en l’occurrence, au prix d’un mal­en­ten­du mani­feste, au seul éloge de la cou­pure pour la cou­pure, ou de la sous­trac­tion pour la sous­trac­tion — quoique ce soit d’une manière infi­ni­ment plus sym­pa­thique que celle des cir­con­fé­rences-autour-de-mon-nom­bril. Il n’en demeure pas moins que le Decameron en période de coro­na­vi­rus s’est trou­vé essen­tiel­le­ment réduit à ce qu’il n’est vrai­ment pas : une sus­pen­sion du juge­ment. Alors que, si c’est un para­doxe, ni la plu­ra­li­té des points de vue de chaque récit ni l’absence de pres­crip­tion de sa morale imma­nente n’y conduisent. Les nar­ra­tions ne « tranchent pas » for­mel­le­ment, mais elles déplient les situa­tions en leurs méca­nismes élé­men­taires, ce qui fait que la déci­sion s’ensuit. À l’instar du per­son­nage cen­tral de Pampinée, le lec­teur, une fois infor­mé de la manière dont la situa­tion joue­ra impla­ca­ble­ment, penche de lui-même, est pous­sé à un par­ti. Telle est bien d’ailleurs la visée d’une pru­dence : de débou­cher, d’orienter l’action. Si donc on prend au sérieux une lec­ture du Decameron comme pru­dence, il n’est pas pos­sible d’en faire un bré­viaire de la sus­pen­sion. Encore moins une paren­thèse pour tou­jours : que ce soit par sor­tie des flux, des ins­ti­tu­tions ou de la politique.

Que des mobi­li­sa­tions par­tielles d’un livre se fassent par réac­ti­va­tion contex­tuelle, rien de plus nor­mal. Le para­doxe se noue quand l’œuvre est reprise dans l’exhaustivité du com­men­taire savant, auquel aucune éru­di­tion ne manque, atten­tif à pas­ser par tous les points, à dire de l’auteur, du texte et du contexte tout ce qu’il y a lieu d’en dire… et n’en débouche pas moins sur une réduc­tion « sus­pen­sive » de ce qui est pour­tant une machine poli­ti­co-lit­té­raire à s’orienter en situa­tion et à contre­car­rer l’inégale répar­ti­tion des pou­voirs. Ici le para­doxe a pour nom Patrick Boucheron16, dont une pleine année de sémi­naire au Collège de France, sur le thème des « fic­tions poli­tiques » médié­vales, s’attache à suivre Boccace en ses effets poli­tiques. Mais pré­ci­sé­ment : il dira tout… jusqu’à trans­for­mer l’œuvre poli­tique en pièce de musée, bien sépa­rée de notre pré­sent et inerte en sa vitrine — sauf bien sûr quand, « hap­pé par l’actualité », il ne peut se tenir de com­pa­rer Macron à Machiavel. Après les jar­di­nières de l’ego, Boucheron pro­pose une ver­sion sco­las­tique du gen­darme mobile, spé­cia­li­sé dans le désa­mor­çage d’explosifs poli­tiques. Sa matraque : l’érudition qui se fait pas­ser pour un dis­cours neutre. Son entre­prise : mettre l’historiographie sup­po­sé­ment la plus inno­vante au ser­vice de la poli­tique la moins déran­geante. Voilà en quoi se trouve subrep­ti­ce­ment enrô­lée la lit­té­ra­ture médié­vale, et le Decameron au pre­mier chef, matra­qué bien comme il faut jusqu’à être apla­ti poli­ti­que­ment… tan­dis qu’on pré­tend le célé­brer en par­ti­cu­lier pour son carac­tère poli­tique. Boccace, Pétrarque et Dante étaient impli­qués dans la vie hau­te­ment conflic­tuelle de la Florence com­mu­nale — Dante en a été ban­ni (condam­né à mort). Boccace a conti­nû­ment défen­du et dif­fu­sé son œuvre, y com­pris en l’activant dans la sienne propre ; le sous-titre du Decameron (Prince Galeo) per­met de relire l’ensemble du livre (et le pro­logue adres­sé aux femmes en par­ti­cu­lier) à la lumière du tra­vail de Dante17. Mais de ce pay­sage d’engagements réels, auquel il faut asso­cier Pétrarque, Boucheron n’offre qu’une recons­ti­tu­tion embau­mée, par­faite entre­prise de neu­tra­li­sa­tion qu’autorise la dis­tance dans le temps, dont l’historien, s’il a le talent de la dupli­ci­té, peut jouer comme sur du velours : pour peu qu’il soit suf­fi­sam­ment loin­tain, le pas­sé, y com­pris quand il a été vio­lem­ment poli­tique, peut être exal­té en confé­rences, sans qu’on en tire quoi que ce soit d’actif pour le pré­sent — et l’historien au pas­sage de s’offrir à bon compte un ramage de radi­ca­li­té. Comme disait Deng Xiaoping : si vous vou­lez neu­tra­li­ser un oppo­sant, célé­brez-le. De l’art, donc, de la neu­tra­li­sa­tion savante.

[Belkis Ayón]

Deng Boucheron com­mence son année de sémi­naire par une sub­ti­li­té (une chi­noi­se­rie ?) qui dit tout. Il doit y avoir quelque sens en effet à choi­sir de mettre en posi­tion inau­gu­rale le com­men­taire d’une nou­velle par­ti­cu­lière, qui vient assez tard dans l’œuvre : une his­toire de sus­pen­sion, jus­te­ment, racon­tée dans la sixième jour­née. Celle-ci consa­crée aux répar­ties, c’est-à-dire à l’art de sen­tir ce qu’on peut dire pour se tirer d’une situa­tion périlleuse. Il y est ques­tion d’un poète-phi­lo­sophe, per­du dans sa médi­ta­tion alors qu’il déam­bule par­mi de grands tom­beaux de marbre sur la place Santa Reparata, et assailli par une bande de jeunes aris­to­crates à la muni­fi­cence tapa­geuse. Les voi­là sur lui : « Pourquoi refuses-tu, Guido, d’être des nôtres ? Quand tu auras prou­vé que Dieu n’existe pas, à quoi cela t’avancera ? » Réponse du poète-phi­lo­sophe : « Seigneur, vous êtes ici chez vous, libre à vous de me dire ce que bon vous semble18. » « Ici », ce sont les pierres tom­bales. Et Guido, pre­nant appui sur l’une d’entre elles, de se tirer d’affaire, non seule­ment par sa réplique, mais par un saut — sal­to. Qui laisse les membres de la cote­rie plan­tés là, au milieu des leurs : par­mi les morts, eux qui se fan­tasment en grands vivants et vou­laient le for­cer à vivre selon leur norme. Guido n’a pas seule­ment sau­vé sa peau : il laisse le magnat décon­fit, et même des­ti­tué, for­cé de recon­naître qu’il n’a aucun pou­voir sur lui, offen­sé, n’en pou­vant mais. Et ne conser­vant son ascen­dant sur sa troupe, que de tirer pour elle la leçon du bon mot. « Il veut nous faire entendre que nous et les autres igno­rants sommes sem­blables aux morts, en com­pa­rai­son de lui et des autres savants », explique-t-il : ain­si c’est bien le détour savant qui consti­tue la supé­rio­ri­té in fine de Guido, y com­pris dans la leçon tirée par le magnat.

« Boucheron, à qui donc le sal­to comme geste poli­tique convient idéa­le­ment, mul­ti­plie, lui, les pirouettes, pour tou­jours s’extraire de la ques­tion des rap­ports de force… »

L’entame du com­men­taire entier par le conte du sal­to pour­rait-elle être moins neutre ? Voilà la lec­ture orien­tée. Ce qui ne l’empêchera pas d’être exhaus­tive, ni de res­ti­tuer la varié­té interne du texte. Mais sous un cer­tain angle. Celui de la lec­ture « par Guido » et par le sal­to savant — et l’on se prend à pen­ser que ce sont les incli­na­tions les plus pro­fondes de Boucheron lui-même qui parlent ici : des sal­tos, avec appui sur des morts, comme il convient aux célé­bra­tions de la résis­tance aux tyran­nies… du pas­sé. Sans consé­quence dans le présent.

Pourtant Boccace n’a pas com­bi­né des pirouettes nar­ra­tives mais construit une machine à exa­mi­ner, juger et se posi­tion­ner depuis l’ailleurs rela­tif du texte : depuis le limi­naire qui est peut-être le vrai lieu de la lit­té­ra­ture — cet en-dehors qui est à la limite de l’au-dedans. Le limi­naire : une mai­son reti­rée qui n’est pas faite pour se reti­rer du monde — mais pour l’examiner depuis ses confins. Telle est la machine lit­té­raire que Boccace fabrique pour des lec­trices, peut-être ici méto­ny­miques des domi­nés ten­tant d’exercer leur juge­ment en situa­tion, sur et dans la vio­lence poli­tique par­ti­cu­lière à leur temps19. Boucheron, à qui donc le sal­to comme geste poli­tique convient idéa­le­ment, mul­ti­plie, lui, les pirouettes, pour tou­jours s’extraire de la ques­tion des rap­ports de force… tout en reven­di­quant un pro­pos poli­tique aujourd’hui. Depuis le pres­tige de radi­ca­li­té emprun­té aux per­son­nages de sa glose. De temps en temps cepen­dant, on tombe sur une Nathalie Quintane, et on a moins ses aises pour les entre­chats : « On ne peut éta­blir un rap­port de force sans la force », rap­pelle-t-elle sans ména­ge­ment tan­dis qu’il essaye de l’entortiller dans des affaires de « phra­sé ». La sou­plesse ne suf­fit donc pas tou­jours à se tirer d’affaire : une his­toire qui aurait eu sa place de contre­point dans la sixième jour­née du Decameron.

[Belkis Ayón]

Mais dans la quié­tude du Collège de France, l’art de la neu­tra­li­sa­tion éru­dite pro­cède sans obs­tacle, se tient aux exi­gences for­melles de l’« exac­ti­tude », mul­ti­plie les angles, les détours, les révé­la­tions pour dévoi­ler toute la pro­fon­deur poli­tique de l’œuvre… jusqu’à la désac­ti­ver inté­gra­le­ment. Car rendre jus­tice au pré­sent à ces hommes qui n’ont jamais aban­don­né de faire com­pa­raître leur monde ni d’y lut­ter, ce serait ravi­ver pour notre compte leur com­ba­ti­vi­té poli­tique — cris­tal­li­sée dans leurs œuvres. Le sal­tiste, pour sa part, accu­mule les exac­ti­tudes mais pour en faire poli­ti­que­ment : rien. Voilà ce que devient le Decameron mou­li­né aux vire­voltes sco­las­tiques : un bré­viaire du ne rien faire poli­tique. La redoute de l’érudition est inex­pug­nable. Celui qui vou­drait aller y débus­quer Boucheron pour­rait se lever tôt. Pourtant, quand une œuvre est si poli­tique, on n’en a pas fini avec elle de la lire exclu­si­ve­ment en éru­dit. Éternelle ques­tion de savoir à quoi sert de lire les œuvres poli­tiques, pour en faire quoi, et pour lais­ser nos lec­tures en faire quoi. Quand il s’agit de ces œuvres, et sous l’angle poli­tique que Boucheron reven­dique, la lec­ture dans le plan sco­las­tique ne peut avoir l’autonomie qu’elle reven­dique : elle est atten­due au tour­nant, dans le plan poli­tique. C’est le retour sur la scène poli­tique contem­po­raine qui se charge alors de don­ner à voir ce qu’il reste de la « résis­tance aux tyran­nies » pure­ment his­to­rio­gra­phique. Et sur cette scène-là, l’érudit est invi­té sur France Inter, et se met au par­ler-Medef pour don­ner un nom à sa tech­nique de lec­ture « agile » : « une gym­nas­tique de l’inquiétude ». Car c’est au fond le « métier » de l’historien que de « main­te­nir le lien de confiance avec celles et ceux qui [v]ous lisent ». « Maintenir le lien de confiance » : ne pas per­tur­ber le lec­to­rat, ne pas lui déran­ger l’ordre du monde. Après quoi, il par­le­ra des gilets jaunes. Lui aus­si, comme Macron-Machiavel, en semble très contrarié.

« Pourtant, quand une œuvre est si poli­tique, on n’en a pas fini avec elle de la lire exclu­si­ve­ment en érudit. »

Du Decameron, on peut donc faire ça. Pourtant, ce livre sor­ti du XIVe siècle ita­lien ne revient pas aujourd’hui pour rien. Il revient parce qu’il est adé­quat aux ques­tions sou­le­vées par le coro­na­vi­rus, en ce qu’il est « la réponse à un Cas […] : pen­dant la peste, est-il ou non licite d’abandonner sa ville […] pour aller pas­ser du bon temps à la campagne20 ? ». Selon Guérin, le livre entier répond : l’écart ne sert qu’à « mettre en récit le monde des hommes14 ». Non pour perdre la cité dans la dis­tance d’une retraite : pour s’y orien­ter. Pour la mettre en récit en ses nœuds conflic­tuels, à l’intention d’une frac­tion par­ti­cu­lière de la popu­la­tion, celle que Boccace carac­té­rise comme domi­née et répri­mée dans l’exercice de son juge­ment. On se casse pour éla­bo­rer une capa­ci­té de déci­sion. Et l’exercer.

Mauvaise jour­née déci­dé­ment, ce 2 avril 2016 : Nuit Debout vient de com­men­cer et Boucheron a été invi­té à dis­cu­ter avec Nathalie Quintane — qui, elle, fait de la lit­té­ra­ture à la Boccace. Elle a déjà rap­pe­lé que dans « rap­port de force », il y a « force ». La matraque sco­las­tique pour­tant tour­ni­cote dans l’église Saint-Eustache21 : l’historien est bien déso­lé mais la rigueur lui impose de par­ler d’une « langue morte du poli­tique » — même quand elle est « insur­rec­tion­nelle ». Il est reve­nu de ses espoirs, de la « morale mini­male de faire com­mune » qu’il s’était plu à lire dans « ce cha­pitre de À nos amis » et qui nous avait, « encore une fois, confor­tés » dans l’attente des lucioles ; car après tout, se disait-il : « si Pasolini ne voyait plus de lucioles, c’est qu’il ne savait pas regar­der ». Les faits démentent la pos­si­bi­li­té du réen­chan­te­ment poli­tique. C’est le seul pri­vi­lège de la poé­sie, et non du modeste tra­vail his­to­rio­gra­phique « de la preuve », de se payer le luxe d’être « irré­cu­sable » (musée, vitrine, Deng Xiaoping). Alors, Quintane : « Peut-être que je tra­vaille à rendre la poé­sie récu­sable. » C’est-à-dire agis­sante. Toute cas­sée, la vitrine.

[Belkis Ayón]

Retour de Pampinée : Marguerite de Navarre

Deux cents ans après Boccace, la machine Decameron avait jus­te­ment été remise en marche, et pas en panne. Par Marguerite de Navarre, qui l’active, et fabrique quant à elle un Heptameron. Le dis­po­si­tif qui lui a été offert pour recon­fi­gu­rer la condi­tion mor­ti­fère faite aux femmes, elle s’en empare22. Et elle le per­fec­tionne. Elle pour­suit à sa manière l’élaboration du on se casse. D’abord, L’Heptameron est écrit par elle : une femme, et non plus par un homme pour les femmes. Pour autant, le pro­pos des his­toires conserve la cru­di­té du Decameron. Récit d’un double inceste, mul­tiples viols : le livre mani­feste un sou­ci de mon­trer les humains tels qu’ils sont, et non tels qu’on vou­drait qu’ils soient. Du reste, le pro­logue en fait une condi­tion : les récits racon­tés devront être « vrais ». Les com­men­ta­teurs du temps n’ont pas man­qué de s’émouvoir que la reine de Navarre ait pu écrire des textes aus­si peu conformes aux bonnes mœurs fémi­nines — un livre sans gommettes.

« Là où elle dis­tingue un pro­blème, elle exerce la lit­té­ra­ture comme une arme poli­tique, en fai­sant por­ter tout son effort nar­ra­tif sur les rap­ports entre les genres. »

Mais de Navarre n’en a cure, elle aus­si dis­pose des condi­tions sociales de l’assertivité et du tem­pé­ra­ment qu’il faut pour les faire jouer : elle est sœur de François 1er, et un temps reine de Navarre. Comme Pampinée, elle peut s’autoriser. Ce qu’elle fait, mani­fes­te­ment, puisqu’elle pro­tè­ge­ra la mou­vance huma­niste évan­gé­liste, depuis ses débuts au dio­cèse de Meaux jusqu’à Érasme et Rabelais. Les Évangélistes de la Renaissance mènent une cri­tique impla­cable des ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques. Bien enten­du, ces der­nières ont tout fait pour les détruire : le dio­cèse de Meaux a été dis­sous suite aux menées des théo­lo­giens de la Sorbonne. Sans de Navarre, fin de par­tie. Avec de Navarre : pro­tec­tion à la cour, jusqu’à sa mort. Voilà de quelle femme on parle. Des pri­vi­lèges, d’accord, mais pour quoi faire ? Pour défendre ses convic­tions poli­tiques. Et l’usage qu’elle a fait de la machine Decameron confirme qu’il n’y avait rien de sus­pen­sif dans ce qu’il proposait.

De quoi est-il ques­tion dans L’Heptaméron ? Du gou­ver­ne­ment des corps. Les ins­ti­tu­tions consi­dé­rées y sont plus par­ti­cu­liè­re­ment celles qui règlent les rap­ports entre hommes et femmes, celles qui délivrent (ou pas) les droits à jouir, bou­ger, s’exprimer, se défendre. Intrication de rap­ports de pou­voir : de Navarre est mêlée à la direc­tion du royaume plus que bien des hommes, mais n’en sait pas moins de pre­mière main ce qu’est la condi­tion domi­née des femmes. Témoins, ces répliques pro­non­cées par les per­son­nages fémi­nins dans le récit-por­teur : « l’honneur des femmes n’est pas l’honneur des hommes » (com­prendre : à même aven­ture sexuelle, les unes récoltent l’opprobre, les autres, une répu­ta­tion de galan­te­rie) ou « Nos ten­ta­tions ne sont pareilles aux vôtres » (com­prendre : les auto­ri­sa­tions des hommes ne sont pas celles des femmes). Quand elle se sous­trait à la néces­si­té pour pen­ser ou écrire, elle a le monde social en vue. Elle ne pense pas au sort des serfs, c’est vrai. Ce serait sans doute trop deman­der à une reine du XVIe siècle. En revanche, là où elle dis­tingue un pro­blème, elle exerce la lit­té­ra­ture comme une arme poli­tique, en fai­sant por­ter tout son effort nar­ra­tif sur les rap­ports entre les genres où, elle aus­si, quelque reine, subit la domi­na­tion masculine.

[Belkis Ayón]

À l’occasion d’une inon­da­tion, dans L’Heptaméron aus­si, un grou­pus­cule de pri­vi­lé­giés reclus bâtit une petite socié­té aux règles ad hoc. Et de nou­veau : dis­ci­pline nar­ra­tive ins­tau­rée d’emblée. Chacun racon­te­ra un récit sur une ques­tion de mœurs, à chaque jour­née son thème. Néanmoins, trans­for­ma­tion sen­sible du dis­po­si­tif : cette fois, il n’y aura plus sept femmes et trois hommes, mais cinq femmes et cinq hommes, et la meneuse s’appellera Parlamente — chez de Navarre, on déli­bère. Car, mon­tée à la puis­sance de la machine à exa­mi­ner des cas, après chaque his­toire, il y aura dis­cus­sion. De véri­tables dia­logues entre les dix per­son­nages, fai­sant valoir leur inter­pré­ta­tion propre du cas ins­ti­tu­tion­nel pro­po­sé. Évaluations moda­li­sées selon leur genre, leur rang, leur sta­tut social, leur tem­pé­ra­ment. Tout se com­plexi­fie magni­fi­que­ment : les his­toires qui déjà, s’entre-problématisaient chez Boccace par ouver­ture, oppo­si­tion, déca­lage, le sont encore ici davan­tage de ce qu’elles sont dis­cu­tées selon le panel des dix devi­sants. L’effet poli­tique du Decameron est là : non tant dans le conte­nu des contes que dans la pro­po­si­tion d’un agen­ce­ment réuti­li­sable. Depuis une posi­tion spé­ciale, pas avec vue sur la mer (île de Ré) mais avec vue sur le monde, il per­met de déployer des puis­sances res­tées répri­mées dans le fonc­tion­ne­ment en régime. Déployer des puis­sances répri­mées, c’est déplier inté­gra­le­ment les ordon­nan­ce­ments sociaux qui par­tagent les pouvoirs.

« Il pousse à pen­ser le détail des pro­blèmes d’un ordre ins­ti­tu­tion­nel. Et donc, à le refaire, en pen­sée pour com­men­cer ; en vue des actes. »

L’Heptaméron pré­cise donc la méthode limi­naire. On se sous­trait à une scène de domi­na­tion à l’oc­ca­sion d’une simple inon­da­tion, mais suf­fi­sante pour rompre l’ordre des choses, pro­duire l’effet de sous­trac­tion, s’extraire et consi­dé­rer. En vue d’agir. Et ceci se fait, là aus­si, par ins­tau­ra­tion d’une règle imma­nente au groupe ; règle­ment des jour­nées et règle­ment des his­toires. Les contes fabriquent une concep­tion du récit bien manié, qui permet/implique de se voir tel qu’on est : en ses pas­sions et en un monde ; situé. Une ques­tion est tenue de bout en bout : que faire de la pul­sion sexuelle ? Comment l’accommoder col­lec­ti­ve­ment ? Les dis­cus­sions empêchent que le moindre doute sub­siste quant au dés­équi­libre dan­ge­reux induit par cer­taines ins­ti­tu­tions : dans le recueil, les Cordeliers appa­raissent essen­tiel­le­ment comme des vio­leurs de femmes. Une conclu­sion s’impose, criante, à mesure des his­toires, de leurs com­bi­nai­sons et des débats : on dénie la sexua­li­té, les désastres s’ensuivent. Dans L’Heptaméron, les vies de frus­tra­tion mènent au pas­sage à l’acte ou à la mort. Logiquement, le mariage est exa­mi­né sous toutes les cou­tures : que pen­ser de cette forme ins­ti­tu­tion­nelle ? Les spé­cia­listes de la Renaissance débattent — débat­tront vrai­sem­bla­ble­ment très long­temps : L’Heptaméron donne-t-il des réponses, ou pas ? Il est cer­tain qu’il ne livre pas clef en main une pro­po­si­tion de réforme ; mais il ne laisse en tout cas nul­le­ment sus­pen­du. Dans le croi­se­ment des his­toires et des débats, on voit se des­si­ner une situa­tion oppres­sive, à laquelle les femmes sont astreintes sans que leur soit accor­dé d’espace de désir conforme à leurs incli­na­tions. Au contraire, les hommes appa­raissent dotés d’un sauf conduit maxi­mal : vio­leurs, jouis­seurs, s’ils veulent ils peuvent, l’institution — mari­tale, reli­gieuse — joue pour eux. Il n’est nul­le­ment ques­tion de condam­ner les hommes essen­tiel­le­ment. Il est ques­tion de carac­té­ri­ser un dif­fé­ren­tiel d’autorisation par­fai­te­ment insup­por­table. Et l’on ne peut pas res­ter indé­cis à la lec­ture de ce livre. Il pousse à pen­ser le détail des pro­blèmes d’un ordre ins­ti­tu­tion­nel. Et donc, à le refaire, en pen­sée pour com­men­cer ; en vue des actes. On ne peut dési­rer que ce qu’on s’est une fois figuré.

Kafka, Paul et Virginie

Et main­te­nant dans le pré­sent. Pas exac­te­ment le geste for­mel du Decameron ; mais peut-être une forme parente — quand Virginie Despentes et Paul Preciado qui ont l’une et l’autre construit une posi­tion ins­ti­tu­tion­nelle puis­sante, d’où l’on peut asser­ter, réagissent au quart de tour au len­de­main des Césars. Qu’est-ce qu’on fait quand on se barre ? Qu’est-ce que c’est que se bar­rer ? Comment on éla­bore un se bar­rer ? Une femme de lit­té­ra­ture fait reten­tir la valence poli­tique d’ensemble de la sor­tie Haenel : « Quand Foresti se per­met de quit­ter la fête et de se décla­rer écoeu­rée, elle ne le fait pas en tant que meuf, elle le fait en tant qu’individu […] qui n’est pas entiè­re­ment assu­jet­ti à l’industrie ciné­ma­to­gra­phique. » De la vio­lence sexiste des milieux du ciné­ma à l’industrie ciné­ma­to­gra­phique, donc. Et puis de là, par un élar­gis­se­ment ful­gu­rant, au 49.3 des retraites — toute notre situa­tion poli­tique attra­pée d’un seul geste. Depuis tous les sec­teurs de la domi­na­tion, « c’est le même mes­sage venu des mêmes milieux adres­sé au même peuple. » De quels pou­voirs la splen­deur hae­ne­lienne a‑t-elle gâché la fête ? Ils sont nom­breux et soli­daires. C’est tout un pay­sage de domi­na­tions amies entre elles qui est à consi­dé­rer, depuis le patriar­cat hété­ro blanc jusqu’au capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé. Aussi, une lutte poli­tique consé­quente les pren­dra-t-elle solidairement.

[Belkis Ayón]

Preciado avait, très peu de temps aupa­ra­vant, dit son fait à une autre pièce du puzzle. L’équivalent de l’Église pour de Navarre : une ins­ti­tu­tion tel­le­ment déli­ques­cente qu’elle fait désor­mais men­tir ses textes fon­da­teurs : la psy­cha­na­lyse laca­nienne. Invité à s’exprimer par la Cause freu­dienne — même plus une ins­ti­tu­tion : un musée Grévin —, Paul Preciado revient, lui qui s’est tiré du lieu où l’ordre social l’a assi­gné : le lieu du genre. Il revient et frappe au cœur, avec l’appui d’une autre machine nar­ra­tive : Compte ren­du pour une Académie de Kafka. Il dit : Kafka pro­pose l’histoire d’un singe qui, pour sur­vivre par­mi les humains, a dû adop­ter l’ensemble des com­por­te­ments qu’ils pres­crivent. Ce singe refa­çon­né par l’ordre social vient l’exposer en son détail devant l’académie des scien­ti­fiques qui en assure la péren­ni­té. Paul Preciado hérite du dis­po­si­tif de 1917, et le pro­longe. Il dit : je suis le Singe de Kafka venu vous dire votre véri­té ins­ti­tu­tion­nelle : « Je m’adresse à vous, aca­dé­mi­ciens de la psy­cha­na­lyse, depuis ma cage d’homme trans­sexuel. […] J’ai appris le lan­gage du patriar­cat colo­nial : votre lan­gage. […] Vous direz peut-être que j’ai recours à un conte kaf­kaïen pour m’adresser à vous. Mais […] vous orga­ni­sez une ren­contre pour par­ler des femmes en psy­cha­na­lyse, en 2019 comme si nous étions encore en 1917, et comme si ce type par­ti­cu­lier d’animaux que vous avez […] natu­ra­li­sé et bap­ti­sé femme, n’avait pas une pleine recon­nais­sance de sujet poli­tique. » Preciado aus­si s’est cas­sé d’une cage de domi­né — la place « femme » — pour reve­nir avec Kafka, en Singe, depuis le limi­naire de la lit­té­ra­ture, cet au-dehors qui est un au-dedans à la limite, et assé­ner aux domi­nants : « Il aurait plu­tôt fal­lu orga­ni­ser une ren­contre sur les hommes blancs hété­ro­sexuels et bour­geois. » À la Decameron : il y a une peste, on se tire, on exa­mine le monde d’avant la peste — on revient lui dire son fait. Pour le changer.

« Après l’échec de la révo­lu­tion de 1905, Lénine se casse — bien obli­gé — avec pour tout via­tique qu’il faut relire Hegel. »

La ques­tion n’est pas donc pas tant celle de la paren­thèse en elle-même que celle de ce qu’on peut en faire. Lire Kafka pour le faire opé­rer, lire le Decameron pour exer­cer sa méthode. La lit­té­ra­ture est une réponse pos­sible — sous cer­taines condi­tions d’emploi. Boccace, de Navarre, Andras, Quintane, Despentes et Preciado prennent la lit­té­ra­ture au sérieux, parce qu’ils prennent la poli­tique au sérieux. Alors pre­nons le Decameron au sérieux — pas au sal­to. Sa construc­tion porte à l’implication et à la déci­sion, non à la sus­pen­sion. Comme le Singe de Kafka, la pos­si­bi­li­té du confi­né, qui per­çoit sou­dain l’intolérable de sa cage, c’est de s’en bar­rer. La pos­si­bi­li­té du confi­né c’est d’en dis­tin­guer les bar­reaux par l’effet de rup­ture. Se bar­rer de la place et la consi­dé­rer comme place, et avec elle le sys­tème des places. Revenir en Singe, pour­suivre le dis­po­si­tif du Singe : après le compte-ren­du, le règle­ment de comptes.

1905 : l’é­chec de la révo­lu­tion est consom­mé, Lénine se casse — bien obli­gé — avec pour tout via­tique qu’« il faut relire Hegel ». Hegel, ou le comble du retrait sco­las­tique. En com­pa­rai­son, le Decameron est un manuel d’action directe. Sur le papier, Lénine est à jeter au dis­cré­dit des « reti­rés » : ces intel­lec­tuels pré­ser­vés qui partent médi­ter l’Aufhebung23 pen­dant que les pro­lé­taires crèvent. Mais c’est Lénine : et au retour, c’est 1917.


En rési­dence d’é­cri­ture au CNEAI, avec le sou­tien de la Région Île-de-France.
Photographie de ban­nière : Capri, 1908, par­tie d’échecs (de plu­sieurs jours) entre Lénine et Bogdanov, sous le regard de Gorki (entre autres mul­tiples spectateurs).
Illustration de vignette : Belkis Ayón


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  1. Je reprends ici la for­mule de Nathalie Quintane, dans Les Années 10, La Fabrique, 2014 [nda].
  2. On pour­rait par­ler d’épidémie dans l’épidémie, cepen­dant, car la vira­li­té du phé­no­mène est acca­blante. De Wajdi Mouawad à l’éruption de tri­bunes qui, comme celle d’Alexandre Gefen, célèbrent l’humanité par­ta­gée ren­due sen­sible en période de Covid [ndla].
  3. Philippe Gérin, « André Jolles, lec­teur du Décaméron : récit-cadre, nou­velles et la ques­tion de l’unité », dans Intuizione e for­ma — André Jolles : vita, opere, pos­te­ri­tà, sous la direc­tion de Silvia Contarini, Filippo Fonio et Maurizio Ghelardi, « Cahiers d’Etudes Italiennes. Filigrana », 23 (2016), pp. 85–108 [ndla].
  4. Ginkgo bilo­ba : arbre d’o­ri­gine asia­tique uti­li­sé comme orne­ment dans les parcs urbains et dans nombre d’in­té­rieurs cos­sus, sous sa forme bon­saï [ndlr].
  5. Toutes les cita­tions du Décaméron viennent de la ver­sion Wiki source — confi­ne­ment oblige à ajus­te­ments [ndla].
  6. Selon l’invention de Nathalie Koble, qui impro­vise chaque jour la tra­duc­tion d’un des contes : « Décamérez ! » [ndla].
  7. La fic­tion arthu­rienne, telle que Chrétien de Troyes l’a fixée, fait fureur pen­dant tout le Moyen Âge [ndla].
  8. Entre autres : Retour à la cité (Christiane Klapisch-Zuber, 2006) [ndla].
  9. André Jolles, Formes simples, édi­tions du Seuil, 1972 [ndla].
  10. Philippe Gérin, « André Jolles, lec­teur du Décaméron : récit-cadre, nou­velles et la ques­tion de l’unité », Cahier d’études ita­liennes, pp. 85–108 [ndla].
  11. André Jolles, op.cit.
  12. Au sens du caute de Spinoza, Traité poli­tique, V, 4 [ndla].
  13. Philippe Guérin, op. cit.
  14. Op. cit.
  15. André Jolles, Formes simples, op. cit.
  16. Dans ses Cours au col­lège de France, ici du 16 jan­vier 2018 : https://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/course-2018–01-16–11h00.htm [ndla].
  17. Personnage de lit­té­ra­ture de che­va­le­rie qui est retra­vaillé par Dante : et ici repris par Boccace, dans leur entre­prise de démon­tage de ces codes, domi­nants à l’époque [ndla].
  18. Traduction de Patrick Boucheron [ndla].
  19. Sylvain Piron, Emmanuele Coccia, Poésie, sciences et poli­tique — Une géné­ra­tion d’in­tel­lec­tuels ita­liens (1290–1330) [ndla].
  20. Philippe Gérin, « André Jolles, lec­teur du Décaméron : récit-cadre, nou­velles et la ques­tion de l’unité », Cahier d’études ita­liennes, pp. 85–108 [ndla].
  21. Lieu de l’é­change « Comment réar­mer l’i­dée de pro­grès » ani­mé par Mediapart au mois d’a­vril 2016 [ndlr].
  22. Voir le Prologue : le per­son­nage de Parlamente pro­pose expli­ci­te­ment de conti­nuer Boccace, ain­si que François 1er, Marguerite de Navarre sa sœur, le dau­phin et la dau­phine en avaient le pro­jet, est-il écrit. À une dif­fé­rence près : « C’est de n’escripre nulle nou­velle qui ne soit veri­table his­toire. » [ndla]
  23. Concept hégé­lien, repris par Marx, qui carac­té­rise le pro­ces­sus de « dépas­se­ment » d’une contra­dic­tion dia­lec­tique [ndlr].

REBONDS

☰ Lire notre article « Le chien de Diogène : ima­gi­naire, mémoire et poli­tique », Adeline Baldacchino, sep­tembre 2019
☰ Lire notre article « Annie Ernaux — ne pas (se) racon­ter d’histoires », Laélia Veron, novembre 2017
☰ Lire notre article « Poésie, anar­chie et désir (II) », Adeline Baldacchino, sep­tembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Wajdi Mouawad : « Je viens d’une his­toire qui ne se raconte pas », mars 2017
☰ Lire notre article « Svetlana Alexievitch, quand l’histoire des femmes reste un champ de bataille », Laélia Veron, jan­vier 2016

Sandra Lucbert

Écrivaine, elle a notamment publié les ouvrages Le Ministère des contes publics (Verdier, 2021) et Personne ne sort les fusils (Seuil, 2020).

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