Annie Ernaux — ne pas (se) raconter d’histoires


Texte inédit pour le site de Ballast

Son œuvre — vingt livres, quatre décen­nies de publi­ca­tions — inter­roge son par­cours social et fami­lial, com­plexe, fait d’un mélange de fier­té et de honte. Le geste de l’é­cri­ture lui per­mit de sur­mon­ter cette der­nière : « Bourdieu m’a don­né le cou­rage de par­ler de ce dont j’a­vais honte, il m’a légi­ti­mée. » Soucieuse d’é­crire dans une langue « blanche », l’au­teure défend un « je » col­lec­tif pour aller au plus près de « la chose res­sen­tie » — une volon­té poli­tique, même : ne pas tri­cher, tant « l’in­time est encore et tou­jours du social ». ☰ Par Laélia Véron


« Ce n’est pas le récit qui m’intéresse, c’est ce que contiennent toutes les images du sou­ve­nir. C’est une explo­ra­tion. C’est une véri­té qui, au fur et à mesure du récit, se dégage. Je ne cherche pas une inter­pré­ta­tion, je tâche de sai­sir les choses. Je veux me situer dans la mémoire d’un pré­sent sans ave­nir. » Ainsi répond Annie Ernaux lors d’un entre­tien1, en 2016. Annie Ernaux est une auteure à la fois appré­ciée et sous-esti­mée. Elle est recon­nue pour avoir lan­cé un nou­veau type d’écrit, à la fois per­son­nel et social, à par­tir de tra­jec­toires de trans­fuges de classe — ces per­sonnes qui accèdent à une autre classe sociale que celle de leur ori­gine. Depuis, on peut comp­ter dans ce nou­veau genre des noms comme celui de Didier Eribon (Retour à Reims) ou Marie-Hélène Lafon (Les Pays). Annie Ernaux, ori­gi­naire de Normandie, fille d’an­ciens ouvriers deve­nus petits com­mer­çants, est elle-même deve­nue pro­fes­seure de lettres puis écri­vaine. Si l’in­té­rêt socio­lo­gique de l’œuvre d’Ernaux n’est plus à prou­ver, il n’en fut pas tou­jours ain­si. On l’ac­cu­sait, lors de la sor­tie de ses pre­miers ouvrages, de tom­ber dans un misé­ra­bi­lisme dépla­cé et déran­geant. Ainsi André Stil, membre du Parti com­mu­niste, membre de l’Académie Goncourt et lau­réat du Grand prix du roman popu­liste, écrit-il en 1974, à pro­pos des Armoires vides, qu’Ernaux est une « jeune auteure aigrie » qui verse dans la « cari­ca­ture natu­ra­liste » pour mieux renier ses ori­gines popu­laires dans un roman somme toute « sor­dide2 ». Ces cri­tiques ont été por­tées pen­dant un temps par la presse com­mu­niste et d’ex­trême-gauche. Aujourd’hui, c’est la valeur lit­té­raire des écrits d’Annie Ernaux qui est par­fois remise en cause : d’au­cuns se plaignent d’un manque d’o­ri­gi­na­li­té ; elle écri­rait, dit-on, tou­jours la même his­toire, sans véri­table recherche lit­té­raire ou stylistique.

« C’est peut-être ce dyna­misme qui fait la séduc­tion et la vio­lence de l’écriture d’Annie Ernaux : une écri­ture qui accom­pagne le monde tel qu’il va et s’y oppose dans un même élan. »

Ces juge­ments par trop expé­di­tifs ne rendent pas jus­tice à la richesse des écrits d’Ernaux. Si son œuvre est fas­ci­nante, c’est bien parce qu’en mêlant des approches intimes, socio­lo­giques et his­to­riques, elle ques­tionne avec exi­gence le sta­tut et le rôle de ce qu’on appelle lit­té­ra­ture. Mais cette quête est dyna­mique et exi­geante. Les écrits d’Annie Ernaux ne se réduisent pas à l’application répé­tée d’une même for­mule. Ils se lisent comme autant de recherches, recherches de nou­velles formes pour dire de nou­velles réa­li­tés sociales, recherches qui réin­ter­rogent le monde tout comme elles réin­ter­rogent l’écriture, pré­sente et pas­sée. C’est peut-être ce dyna­misme qui fait la séduc­tion et la vio­lence de l’écriture d’Annie Ernaux : une écri­ture qui accom­pagne le monde tel qu’il va et s’y oppose dans un même élan. Avec, mal­gré tout, une sta­bi­li­té : celle d’une vision du monde repo­sant sur des convic­tions et sur un enga­ge­ment. Que peut la lit­té­ra­ture ? Sauver, ana­ly­ser, faire com­prendre, faire res­sen­tir et ce sont des démarches émi­nem­ment poli­tiques. Car « [i]l y a des émo­tions plus poli­tiques que d’autres3 ».

Renoncer au beau pour dire le réel

Les pre­mières œuvres d’Annie Ernaux sont carac­té­ri­sées par la pré­sence d’un « je » qui raconte l’histoire tout en fai­sant par­tie de l’histoire. Ce « je » désigne d’abord une héroïne dis­tincte de l’auteure (Denise, dans Les Armoires vides, puis Anne dans Ce qu’ils disent ou rien). Puis, dans La Femme gelée, le « je » devient ano­nyme. Mais le livre est signé du vrai nom de l’auteure, Annie Ernaux. C’est un pre­mier pas vers le refus de la fic­tion et de l’étiquette « roman », la nais­sance d’une écri­ture qui assume d’écrire à par­tir de soi, sans n’écrire pour autant que sur soi. Car l’écriture à la pre­mière per­sonne d’Annie Ernaux n’est jamais nar­cis­sique, ni même tra­di­tion­nel­le­ment psy­cho­lo­gique ; l’examen de soi se fait à tra­vers celui des autres, dans un mou­ve­ment de va-et-vient du sin­gu­lier au col­lec­tif, du « je » au « nous », puis au « elles/ils ». Il ne s’agit pas d’un récit de soi clas­sique, d’une intros­pec­tion égo­tiste, mais bien au contraire d’un décen­tre­ment socio­lo­gique et his­to­rique — ce qu’on peut appe­ler non pas l’autobiographie, mais l’auto-sociobiographie.

(Serge Poliakoff)

La per­son­na­li­té de la nar­ra­trice, ses sen­ti­ments (la honte, la colère, la fier­té), se com­prennent en grande par­tie à cause de son sta­tut et son par­cours social, celui d’une femme qui quitte sa classe d’origine, celle de ses parents, pour aller dans un autre monde, celui de l’école reli­gieuse, puis de l’université. Cette tra­jec­toire indi­vi­duelle est han­tée par l’impossible réunion de ces deux mondes (La Honte), la dis­tance de classe qui s’instaure entre elle et ses parents deve­nant « comme de l’amour sépa­ré » (La Place). La rela­tion affec­tive se défi­nit ain­si par rap­port à la culpa­bi­li­té sociale d’avoir aban­don­né, avec ses parents, sa classe d’o­ri­gine. Ainsi dit-elle en par­lant de sa mère : « J’étais cer­taine de son amour et de cette injus­tice : elle ser­vait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écou­ter par­ler de Platon4. »

« Mais quelle forme lit­té­raire adop­ter quand on veut ven­ger sa race ? »

« [É]crire, c’est le der­nier recours quand on a tra­hi », disait Jean Genet (épi­graphe de La Place). Transfuge, souf­frant tou­jours de la culpa­bi­li­té ou du soup­çon d’être une rené­gate, Ernaux a choi­si d’écrire sur les siens et pour les siens. Mais quelle forme lit­té­raire adop­ter quand on veut — comme elle l’écrivait dans ses cahiers d’étudiante — « ven­ger sa race » ? Ce choix se des­sine et s’affermit peu à peu au fil des œuvres. Rendre hom­mage à ses parents, écrire sur ses parents5 ne peut se réa­li­ser qu’en refu­sant le roma­nesque. Le roman don­ne­rait l’illusion men­son­gère d’un des­tin sin­gu­lier ou héroïque. Le roman paraît une forme fac­tice quand on pré­tend décrire des vies « soumise[s] à la néces­si­té ». Une forme trop sou­vent atta­chée au plai­sir, à une lec­ture récon­for­tante, faite pour s’envoler vers des hori­zons ima­gi­naires. Le roman est trop lit­té­raire pour évo­quer la réa­li­té du monde social.

Comment faire, alors, pour évo­quer par la lit­té­ra­ture — c’est-à-dire par les mots — sans faire de la lit­té­ra­ture esthé­ti­sante et men­son­gère ? C’est d’abord, pour Ernaux, refu­ser la recherche d’une lit­té­ra­ture excep­tion­nelle, renon­cer à ses rêves d’enfant qui ima­gi­nait la lit­té­ra­ture comme moyen d’élévation per­son­nel (« Elle ima­gi­nait aus­si le livre fini comme la révé­la­tion aux autres de son être pro­fond, un accom­plis­se­ment supé­rieur, une gloire6. »). C’est assu­mer une lit­té­ra­ture non fic­tion­nelle, pro­saïque, réelle. Ainsi Ernaux écrit-elle sur ses parents, sur leur per­son­na­li­té, leurs sin­gu­la­ri­tés, mais en repla­çant leurs par­cours indi­vi­duels dans l’histoire col­lec­tive, par exemple en mon­trant com­ment leur rêve de sor­tir enfin de leur condi­tion pré­caire d’ouvrier, d’avoir leur com­merce à eux, réson­nait à l’é­poque avec l’espoir par­ta­gé par tous les pro­lé­taires d’une vie meilleure, un espoir por­té par le Front popu­laire et l’été 1936. Espoir éphé­mère dans les deux cas, avec le retour à la dure­té d’une vie tou­jours pré­caire… L’écriture d’Ernaux réunit ain­si la petite et la grande Histoire. Ironie du sort, la mère d’Annie Ernaux, cho­quée par Les Armoires vides, se pro­tè­ge­ra de la réa­li­té décrite par sa fille (leur milieu social, son avor­te­ment), en pré­ten­dant ne lire la publi­ca­tion de sa fille que comme un roman, c’est-à-dire comme une fic­tion. Tout ça n’est que littérature…

(Serge Poliakoff)

Les choix stylistiques d’une transfuge de classe

Renoncer au roman, c’est aus­si renon­cer à la lit­té­ra­ri­té, cette langue qui se signale comme supé­rieure parce que lit­té­raire. Il faut insis­ter sur ce point : le choix de ce qu’on appelle l’« écri­ture plate » ou l’« écri­ture blanche » d’Ernaux, pour dési­gner une langue qui paraît a prio­ri très simple, sans images, sans fio­ri­tures lit­té­raires, est un choix social. Ernaux pose à plu­sieurs reprises clai­re­ment le pro­blème : com­ment écrire quand on est issue d’un milieu popu­laire où la langue lit­té­raire est une langue sco­laire et étran­gère, mais qu’en même temps on vit en ensei­gnant et en expli­quant cette langue ? Une telle nar­ra­trice peut-elle échap­per aus­si bien au misé­ra­bi­lisme, ce qui vou­drait dire négli­ger une langue popu­laire jugée infé­rieure parce que domi­née, qu’au popu­lisme qui met­trait en valeur, par exemple, le patois ou les régio­na­lismes nor­mands employés par ses parents, comme vifs et colo­rés alors même qu’elle-même ne parle plus ain­si ? Choisir l’un, n’est-ce pas pas­ser dans le camp enne­mi ? Choisir l’autre, n’est-ce pas être hypo­crite ? Les pre­miers écrits d’Ernaux, comme Les Armoires vides, optent plu­tôt pour une langue qu’on pour­rait qua­li­fier de popu­laire, bien que le terme, comme l’a signa­lé Bourdieu, uni­for­mise fac­ti­ce­ment une varié­té de par­lers. Il s’agit en tout cas d’une langue qui met à mal les canons de beau­té lit­té­raires. Le lexique est fami­lier, les tour­nures ora­li­santes sont fré­quentes (comme la reprise du sujet par un pro­nom per­son­nel : « Mon père, il est jeune, il est grand, il domine l’ensemble »), le rythme et la syn­taxe sont irré­gu­liers, avec une alter­nance de longues phrases qui miment le flot de pen­sée de la nar­ra­trice, et de phrases très brèves, sou­vent aver­bales7.

« C’est en tout cas la langue qui peut poten­tiel­le­ment s’adresser à tous. »

Ce choix sty­lis­tique évo­lue. Ernaux renonce aus­si bien aux arti­fices d’une langue pseu­do-popu­laire qu’à ceux de la langue lit­té­raire. Elle choi­sit l’écriture plate qu’elle employait pour écrire à ses parents, une langue qui a peu recours aux figures de style, à la syn­taxe brève, régu­lière, qui per­met de par­ler aux autres. L’écriture blanche est un choix mili­tant. Est-ce la langue « de tous », comme l’écrit Ernaux dans Les Années8 ? C’est en tout cas la langue qui peut poten­tiel­le­ment s’adresser à tous. Cette langue n’est pas iden­ti­fiable comme lit­té­raire, elle n’est pas a prio­ri ran­gée dans une case des­ti­née à un cer­tain type de lec­teurs et de lec­trices. C’est une langue qui refuse cer­taines super­fi­cia­li­tés for­melles qui, en créant une com­pli­ci­té avec le lec­teur let­tré, exclu­raient d’autres types de lec­teurs. Ainsi, Ernaux refuse le pas­sé simple, qu’elle iden­ti­fie, comme Barthes9, à un signal impo­sé : s’il y a pas­sé simple, il y a lit­té­ra­ture. Elle lui pré­fère l’imparfait mais sur­tout le pré­sent et le pas­sé com­po­sé, qui ne sont pas seule­ment des temps plus simples, mais des temps de la prise de parole au dis­cours direct, qui font entendre la nar­ra­tion en cours, qui relient l’acte de racon­ter et l’acte de lire. Ernaux sub­sti­tue une com­pli­ci­té à une autre, celle du plai­sir de la recon­nais­sance d’un code lit­té­raire à l’é­mo­tion éprou­vée par l’ex­pres­sion simple et directe d’une for­mule pertinente.

De même, Annie Ernaux uti­lise l’italique de manière toute per­son­nelle. Si l’italique est sou­vent employée en lit­té­ra­ture pour indi­quer au lec­teur des jeux de biais, d’implicite (c’est le cas par exemple avec l’ironie : l’italique signale qu’il y a quelque chose d’autre à lire au-delà du dis­cours expli­cite), Ernaux emploie l’italique non pas pour sug­gé­rer mais pour sou­li­gner. L’italique attire ain­si notre atten­tion sur des mots qui peuvent sem­bler banals, bien loin d’une rhé­to­rique lit­té­raire, qu’il s’agisse de tour­nures socio­lec­tales10 ou d’expressions popu­laires. Le pro­cé­dé est très fré­quent dans La Place : la nar­ra­trice évoque le monde de ses parents à par­tir de leur par­lure, de leur manière de par­ler : des expres­sions figées, des pro­verbes, mis en valeur par l’italique. Les dis­cours directs appa­raissent sou­vent déta­chés typo­gra­phi­que­ment, au milieu de para­graphes des­crip­tifs. Ce sont les mots qui disent le carac­tère dif­fi­cile du grand-père, la domi­na­tion du mari (« Sa femme ne riait pas tous les jours »), l’acceptation rési­gnée ou angois­sée de la vie pré­caire (« Il y avait plus mal­heu­reux que nous », « On ne peut pas être plus heu­reux qu’on est », « Comment ça va finir tout ça »), le rap­port à la poli­tique (« le grand Charles »), l’aspiration à la retraite pour « pro­fi­ter un peu de l’existence ». L’italique sou­ligne sou­vent aus­si l’éternelle oppo­si­tion sociale, la confron­ta­tion des deux mondes. Alors que le père s’inquiète de bien rece­voir les amies de sa fille, et adopte ins­tinc­ti­ve­ment à leur égard un ton défé­rent (« Est-ce que made­moi­selle Geneviève aime les tomates ? »), les amies s’adaptent tout aus­si ins­tinc­ti­ve­ment, mal­gré elles, à sa posi­tion sociale et à sa prise de parole : « Bonjour mon­sieur, com­ment ça va-ti ? » Ernaux sou­ligne l’intérêt, la pro­fon­deur et la por­tée indi­vi­duelle et sociale de ces choix lan­ga­giers, de ces expres­sions popu­laires qu’on aurait pu croire banales ou anodines.

(Serge Poliakoff)

L’écriture plate est donc bien loin d’être une écri­ture de la faci­li­té, du non-style com­pris comme non tra­vail sur la langue. C’est un autre tra­vail sur la langue. La langue roma­nesque cède le pas à la langue pro­saïque et à la langue ana­ly­tique qui ne veut pas embel­lir le réel, mais le nom­mer. Cela ne veut pas dire éra­di­quer les sen­sa­tions, les sen­ti­ments — au contraire, l’écriture d’Annie Ernaux évoque toutes les pas­sions, pous­sées à leur paroxysme —, mais les racon­ter sur le mode imper­son­nel. Peut-être est-ce encore une fois un choix mili­tant. En effet, alors que les thèmes évo­qués par Annie Ernaux pour­raient être ran­gés dans ce que cer­tains appellent avec dédain « la lit­té­ra­ture fémi­nine » (le témoi­gnage, les his­toires d’a­mour), son écri­ture, ana­ly­tique, socio­lo­gique, empêche tout cri­tique de par­ler de sen­si­ble­rie. Certains de ces cri­tiques (bien sou­vent des hommes, comme le sou­li­gnait la socio­logue Isabelle Charpentier11) ont ain­si repro­ché à l’au­teure aus­si bien son impu­deur (alors que les écri­vains mas­cu­lins qui narrent à loi­sir leurs aven­tures sexuelles ont l’air de ne déran­ger per­sonne) que sa froi­deur (une femme qui ana­lyse n’est pas ration­nelle, elle est froide). Ernaux, elle, assume ce mariage du pro­saïque et de l’analyse.

« La langue roma­nesque cède le pas à la langue pro­saïque et à la langue ana­ly­tique qui ne veut pas embel­lir le réel, mais le nommer. »

Dans L’Occupation, le voca­bu­laire ana­ly­tique, scien­ti­fique même (« ideal­type12 », « trans­sub­stan­tia­tion ») sur­git au milieu des insultes (« Salope », « Restes‑y, grand con, avec ta pouf­fiasse »). Ce voca­bu­laire socio­lo­gique per­met d’a­na­ly­ser, de com­prendre des com­por­te­ments qui peuvent paraître ano­dins, des détails pro­saïques, comme lorsque sa mère, qui vit chez sa fille et son gendre, réclame qu’on lui donne du ménage à faire : « En fei­gnant de se consi­dé­rer comme une employée, elle trans­for­mait ins­tinc­ti­ve­ment la domi­na­tion cultu­relle, de ses enfants lisant Le Monde ou écou­tant Bach, en une domi­na­tion éco­no­mique, ima­gi­naire, de patron à ouvrier : une façon de se révol­ter13. » Mais les liens logiques ne sont pas sys­té­ma­ti­que­ment expli­ci­tés par la nar­ra­trice. Ainsi dit-elle sim­ple­ment de sa mère : « Elle est morte huit jours avant Simone de Beauvoir14. » Pourquoi ? Au lec­teur, à la lec­trice de s’interroger sur ce rap­pro­che­ment. De même, l’opposition sai­sis­sante des images de deux mondes sociaux dif­fé­rents sug­gère la dif­fé­rence entre la vie de la fille et celle du père, mais sans s’attarder : « Ses mots et ses idées n’avaient pas cours dans les salles de fran­çais ou de phi­lo, les séjours à cana­pé de velours rouge des amies de classe. L’été, par la fenêtre ouverte de ma chambre, j’entendais le bruit de sa bêche apla­tis­sant régu­liè­re­ment la terre retour­née15. » Expliquer pour faire com­prendre, sug­gé­rer pour faire sen­tir. Ernaux a par­lé de « l’écriture comme un cou­teau ». Ce serait l’écriture qui, en trou­vant la bonne « dis­tance objec­ti­vante » ne nous per­met­trait pas d’échapper au réel. 

Du singulier au collectif ; du je au ils, elles, nous

Ce dépas­se­ment du sin­gu­lier, cette recherche objec­tive de soi-même, Annie Ernaux la pour­suit dans des romans qu’on range trop rapi­de­ment dans la série des œuvres « intimes ». Sous sa plume, intime et social ne s’opposent pas. On le remarque dans toutes ses his­toires de femmes : l’aménorrhée (Ce qu’ils disent ou rien), les pre­mières rela­tions sexuelles, l’anorexie, la bou­li­mie (Mémoire de fille), l’avortement (L’Événement), la mater­ni­té (La Femme gelée) la mala­die, qu’il s’agisse de ses propres mala­dies, de l’Alzheimer dont a souf­fert sa mère, ou du can­cer du sein (L’Autre fille, Une Femme, L’Usage de la pho­to). Par un jeu de balan­ce­ment constant du sin­gu­lier au plu­riel, Annie Ernaux sou­ligne à quel point ces expé­riences de ce qui peut paraître le plus intime, le corps, sont sociales et collectives.

(Serge Poliakoff)

Le récit de l’avortement est celui qui emblé­ma­tise le mieux ce décen­tre­ment vers le col­lec­tif. Raconter les étapes d’un avor­te­ment conduit dans la clan­des­ti­ni­té du début des années 1960 (L’Événement), c’est mettre des mots sur une réa­li­té his­to­rique, sur le pou­voir oppres­sif de la loi sur le corps des femmes. C’est repré­sen­ter ce que signi­fie concrè­te­ment l’a­vor­te­ment pour une jeune fille sans argent à l’époque : la vie quo­ti­dienne avec une sonde, l’humiliation du médi­ca­ment refu­sé sans ordon­nance, le fœtus expul­sé dans les toi­lettes, le cure­tage-puni­tion. La valse des hommes, mépri­sants, émous­tillés, har­gneux, autour de ce corps de jeune femme enceinte, la vio­lence du chi­rur­gien qui l’opère en hur­lant « Je ne suis pas le plom­bier ! » Pour dévoi­ler cette réa­li­té vécue par de nom­breuses femmes, Ernaux explore les limites du dicible. Ainsi, elle ne se contente pas d’évoquer le sym­bole de l’avortement clan­des­tin, les « grandes aiguilles, bleu élec­trique », elle décrit avec une extrême pré­ci­sion le geste de la femme for­cée d’agir seule : « J’ai glis­sé l’aiguille à tri­co­ter dans mon sexe avec pré­cau­tion. Je tâton­nais sans trou­ver le col de l’utérus et je ne pou­vais m’empêcher d’arrêter dès que je res­sen­tais de la dou­leur. » L’intérêt poli­tique d’un pareil choix lit­té­raire est théo­ri­sé dans le livre même : « Il n’y a pas de véri­té infé­rieure. Et si je ne vais pas jusqu’au bout de la rela­tion de cette expé­rience, je contri­bue à obs­cur­cir le des­tin des femmes et je me range du côté de la domi­na­tion mas­cu­line du monde. » À la hié­rar­chie du monde social, celle qui oppose les hommes aux femmes, les nan­tis aux pauvres, Ernaux oppose le geste de l’écriture, qui expose ce qui était caché, qui sou­ligne l’aspect poli­tique de cette liber­té qui reste à conqué­rir. Avorter, c’est aus­si pour la nar­ra­trice lut­ter contre la ter­reur d’être rat­tra­pée par un déter­mi­nisme de classe, l’idée d’un des­tin qui vou­lait qu’elle manque ses études en tom­bant enceinte hors mariage, le cau­che­mar d’une « fata­li­té de la trans­mis­sion d’une pau­vre­té dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. » Cette ter­reur est conden­sée par une image frap­pante — les images sont peu nom­breuses dans les textes d’Ernaux, mais elles n’en sont que plus vives, elles condensent tout le sujet du livre : « J’étais rat­tra­pée par le cul et ce qui pous­sait en moi c’était, d’une cer­taine manière, l’échec social. »

« Se recon­naître dans les autres, par­mi les gens de sa classe ou de son sexe, peut pro­vo­quer aus­si bien un sen­ti­ment de déli­vrance que de terreur. »

Annie Ernaux pour­suit cette recherche d’un au-delà du « piège de l’individuel » y com­pris dans les expé­riences a prio­ri les plus sin­gu­lières comme la jalou­sie jusqu’à la folie (L’Occupation), la pas­sion amou­reuse et sexuelle jusqu’à l’épuisement (Passion simple, Se perdre), le deuil (L’Autre Fille, Une femme, Je ne suis pas sor­tie de ma nuit). Comment retrou­ver les autres dans les expé­riences intimes d’un indi­vi­du ? Bien enten­du, par la pos­sible pro­jec­tion du lec­teur dans ces sen­ti­ments. Mais aus­si par la pré­sence inat­ten­due mais irré­ver­sible de réflexes sociaux dans nos expé­riences par­ti­cu­lières. Ainsi la nar­ra­trice dévo­rée par l’image obsé­dante d’une rivale incon­nue (L’Occupation) découvre-t-elle qu’on ne peut pas ne pas ima­gi­ner l’autre d’abord à par­tir de don­nées des­crip­tives sociales. La pré­ten­due neu­tra­li­té de ces don­nées (âge, pro­fes­sion, lieu de vie) devient le point de départ des souf­frances de la jalou­sie. Si la décou­verte de cer­taines carac­té­ris­tiques com­munes entre celle qui est délais­sée et celle qui est pré­fé­rée par l’homme (dans ce cas, l’âge, 47 ans, le métier d’enseignante) est source de dou­leur, c’est parce qu’elle brise l’illusion de l’unicité de l’individu. Le choix amou­reux est aus­si un choix social, le choix d’un homme dans la tren­taine qui pré­fère, pour des rai­sons de confort, une femme plus âgée. L’échec amou­reux devient alors la cris­tal­li­sa­tion d’insécurités à la fois per­son­nelles et sociales. Les moindres détails de la vie ou des com­por­te­ments de l’autre, celle qui est pré­fé­rée (« J’allais jusqu’à me sen­tir mor­ti­fiée qu’il puisse regar­der chez l’autre femme la chaîne Paris-Première que je ne reçois pas »), sonnent comme des marques de dis­tinc­tions sociales.

Ces mêmes inter­ro­ga­tions sociales res­sur­gissent par­mi les tour­ments amou­reux décrits dans Passion Simple et Se perdre. Encore une fois, la réflexion sur l’autre, par exemple sur le sta­tut de par­ve­nu de S., l’amant sovié­tique, visible à tra­vers son com­por­te­ment proche du gigo­lo, son goût enfan­tin des marques, per­met de se connaître soi. Aimer un par­ve­nu, n’est-ce pas pour la nar­ra­trice retrou­ver « la par­tie la plus par­ve­nue de [s]oi-même », retrou­ver l’adolescente gran­die dans un milieu popu­laire qui est « avide de robes, de disques, et de voyages, pri­vée de ces biens par­mi les cama­rades qui les avaient16 » ? Mais se recon­naître dans les autres, par­mi les gens de sa classe ou de son sexe, peut pro­vo­quer aus­si bien un sen­ti­ment de déli­vrance que de ter­reur. C’est sur cette pro­jec­tion effa­rée, mal­gré soi, de soi dans les autres, que se clôt La Femme gelée : « Juste au bord, juste. Je vais bien­tôt res­sem­bler à ces têtes mar­quées, pathé­tiques, qui me font hor­reur au salon de coif­fure, quand je les vois ren­ver­sées, avec leurs yeux clos, dans le bac à sham­pooing. Dans com­bien d’années. Au bord des rides qu’on ne peut plus cacher, des affais­se­ments. » Retrouver jusque dans son inti­mi­té le déter­mi­nisme social, lut­ter contre ce même déter­mi­nisme : la lutte indi­vi­duelle est une lutte contre le monde social.

(Serge Poliakoff)

« Ce sont les autres, qui […] nous révèlent à nous-mêmes. »

Ce sou­ci de décen­tre­ment du sin­gu­lier vers le social se déve­loppe et se trans­forme dans l’œuvre d’Ernaux. Dans La Vie exté­rieure, Journal du dehors, Regarde les lumières mon amour, la voix de la nar­ra­trice se limite presque à un point de foca­li­sa­tion, celui du regard vers le monde exté­rieur, celui des lieux publics, des trans­ports en com­mun, des super­mar­chés. Il s’agit tou­jours de cher­cher sa véri­té, mais aus­si la véri­té d’une socié­té, d’une époque (« Et je suis sûre main­te­nant qu’on se découvre soi-même davan­tage en se pro­me­nant dans le monde exté­rieur que dans l’introspection du jour­nal intime17. »). Le choix de l’appréhension de cette réa­li­té est mili­tant. C’est par­ti­cu­liè­re­ment net dans Regarde les lumières, mon amour, où Ernaux dévoile comme objet de repré­sen­ta­tion — et comme objet digne de valeur — un lieu pro­saïque négli­gé aus­si bien par la lit­té­ra­ture qu’inconnu de nom­breux poli­ti­ciens et de leurs experts : les hyper­mar­chés. Ernaux cite des sta­tis­tiques : depuis une qua­ran­taine d’années, la majo­ri­té des gens s’y rend envi­ron cin­quante fois par an. Elle peut donc en conclure que « Tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hyper­mar­ché ne connaissent pas la réa­li­té sociale de la France d’aujourd’hui. » Or les hyper­mar­chés ne sont pas selon elle un simple lieu de consom­ma­tion, mais « un grand ren­dez-vous humain comme spec­tacle ». C’est bien ce que montre le titre même : Regarde les lumières, mon amour, phrase qui, hors contexte, pour­rait ren­voyer à l’u­ni­vers roma­nesque, à un ciel étoi­lé, aux gratte-ciel brillants de New York, à un dia­logue roman­tique. Or, dans l’ouvrage d’Ernaux, la phrase prend place dans le dis­cours d’une mère qui, pous­sant son cad­die, sou­rit à sa fillette en lui dési­gnant les déco­ra­tions de Noël de l’hypermarché de ban­lieue. Le lieu pro­saïque de l’hypermarché devient digne d’intérêt, tout comme les per­sonnes qui l’occupent, comme cette mère tendre, comme ce vieil homme « comme un sca­ra­bée admi­rable venu bra­ver les dan­gers d’un ter­ri­toire étran­ger pour rap­por­ter sa nour­ri­ture ».

« La vio­lence sociale est par­tout, cachée sous la séduc­tion mar­ke­ting de la viande à un euro, l’invocation du res­pect des clients pour mul­ti­plier sur­veillances et interdictions. »

Populisme alors ? S’agit-il de faire de l’hypermarché un lieu de beau­té et de bon­té sous pré­texte que c’est un lieu popu­laire ? Non pas. Ernaux montre, encore et tou­jours, la vio­lence sociale et la vio­lence contre les femmes. Le super­mar­ché res­semble à une minia­ture du monde social. La vio­lence sociale est par­tout, cachée sous la séduc­tion mar­ke­ting de la viande à un euro, l’invocation du res­pect des clients pour mul­ti­plier sur­veillances et inter­dic­tions. Et cette domi­na­tion s’exerce d’abord sur les femmes, qu’elles soient cais­sières, ache­teuses ou cibles du mar­ke­ting, dans une pein­ture moder­ni­sée du Bonheur des Dames. Toutes ces scènes de séduc­tion, de domi­na­tion, de vio­lence dans l’hy­per­mar­ché peuvent être mieux com­prises une fois mises en rap­port avec le reste du monde social — qu’il s’agisse des incen­dies et effon­dre­ments d’usines de tex­tile au Bangladesh, usines qui fabriquent entre autres des vête­ments ven­dus dans les hyper­mar­chés (ces empires de la famille Mulliez) ou des conver­sa­tions de ces hommes qui s’a­musent de consta­ter que leurs mères rem­plissent tou­jours leurs fri­gi­daires, à leur âge : « Ils en riaient de satis­fac­tion. D’être res­tés, quelque part, des nour­ris­sons. »

Les Années et Mémoire de fille pour­suivent cette rela­tion dia­lec­tique entre l’histoire indi­vi­duelle et l’Histoire, en réunis­sant le temps du pas­sé et le temps du pré­sent. La nar­ra­trice inter­roge le lien entre celle qu’elle était dans le pas­sé et celle qu’elle est dans le pré­sent, entre le temps d’hier et celui d’aujourd’hui. Dans Les Années, les pho­tos de la nar­ra­trice, bébé, enfant, jeune fille, femme mûre, mère, grand-mère, âgée, maté­ria­lisent cette imbri­ca­tion du pas­sé et du pré­sent. Ces pho­tos sont la source d’une pro­fu­sion d’images, celles des autres, des pay­sages, des objets, des atti­tudes, des scènes, des langues. Les Années forme ain­si une fresque qui va de l’après-guerre, avec ses repas de fête et ses pay­sages dévas­tés, à la pre­mière décen­nie du XXIe siècle et ses fré­né­sies tech­no­lo­giques. Au milieu des détails de la vie intime de la nar­ra­trice et de sa famille défilent les évo­ca­tions de l’effondrement de l’URSS, du 11 sep­tembre, du pas­sage à l’euro. Dans Mémoire de fille, le lien entre pas­sé et pré­sent est plus dif­fi­cile à éta­blir. Il prend la forme d’une quête. La femme mûre de 2014 regarde avec dis­tance la fille qu’elle était en 1958, cette fille qui a quit­té pour la pre­mière fois le foyer pour être moni­trice dans une colo­nie, pour qui la décou­verte d’un autre monde a rimé avec vio­lence et humi­lia­tion sexuelle : « Suis-je elle ? » Comment la com­prendre ?, se demande la nar­ra­trice de 2014 en consul­tant, décri­vant, citant pho­tos, jour­nal intime, cor­res­pon­dance de la fille de 1958. Comment savoir quel effet a pro­duit, sur cette jeune femme de 1958, trai­tée d’i­diote et de putain, la lec­ture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir ? « J’opte pour l’indécision : d’avoir reçu les clefs pour com­prendre la honte ne donne pas le pou­voir de l’effacer. » L’écriture ne trouve pas tou­jours de réponses.

(Serge Poliakoff)

L’expérience est à la fois riche et impar­faite. Ainsi en 1958, obsé­dée par les gar­çons et par son ave­nir indi­vi­duel, cette fille ne pense rien de la guerre d’Algérie. Comment com­bler ces lacunes ? Comment repré­sen­ter une réa­li­té sous le prisme indi­vi­duel, sans l’y réduire pour autant ? En mul­ti­pliant, repre­nant, com­plé­tant. En témoignent les reprises fré­quentes, dans l’œuvre d’Ernaux, des mêmes sujets, vus de manières dif­fé­rentes. Ainsi, Passion simple et Se perdre évoquent la même pas­sion dévas­ta­trice, tout comme Une Femme et Je ne suis pas sor­tie de ma nuit évoquent la mère d’Annie Ernaux, sa mala­die et sa mort. L’écrivaine a en effet déci­dé de publier, après des ouvrages plus tra­vaillés, ses jour­naux intimes. Ils mettent à jour un déses­poir brut insou­te­nable. C’est une manière de désta­bi­li­ser le lec­teur et de repous­ser encore les limites de la lit­té­ra­ture : elle ne nous offre pas le récon­fort arti­fi­ciel de la clô­ture, de l’œuvre ter­mi­née, ache­vée. Tant que la vie n’est pas ache­vée, l’événement pour­ra prendre un autre sens, un autre éclai­rage, être vécu dif­fé­rem­ment. C’est ce que montre la dis­tance du jour­nal à l’œuvre, ou d’une œuvre à une autre.

« Comment repré­sen­ter une réa­li­té sous le prisme indi­vi­duel, sans l’y réduire pour autant ? »

Ainsi, dans Les Années, un para­graphe résume la trame de L’Occupation, mais en l’analysant dif­fé­rem­ment. La jalou­sie est com­prise cette fois-ci par rap­port à la trame des Années, au cycle de la vie, au temps qui passe : « une jalou­sie vis-à-vis de la nou­velle com­pagne d’âge mûr du jeune homme, comme si elle avait besoin d’occuper le temps libé­ré par la retraite — ou de rede­ve­nir “jeune” grâce à une souf­france amou­reuse qu’il ne lui avait jamais pro­cu­rée quand ils étaient ensemble […] ». De même, dans La Vie exté­rieure, la mal­adresse de D., qui mal­adroi­te­ment croit briller socia­le­ment en fai­sant remar­quer ses vête­ments, fait revoir autre­ment, socia­le­ment, l’amant sovié­tique par­ve­nu qui, dans Passion simple et Se perdre, citait fiè­re­ment avec son accent slave la marque de cha­cun de ses vête­ments en se rha­billant : « Comme les pièces d’armure d’un che­va­lier du Moyen Âge réen­dos­sés reli­gieu­se­ment. Dessous, il avait un mar­cel blanc et un slip informe des pays de l’Est. » Et Mémoire de fille, le der­nier livre d’Ernaux, n’est-il pas l’aboutissement d’une his­toire — celle de la vio­lence des pre­mières expé­riences sexuelles, éprou­vée par le corps fémi­nin, inté­grée dans cette peau qui sort de l’en­fance — sans cesse sug­gé­rée depuis Ce qu’ils disent ou rien ?

Se retrou­ver dans les autres… connaître sa véri­té grâce à celle des autres… C’est une vieille idée. La tarte à la crème de la cri­tique lit­té­raire, qui affirme encore que l’expérience la plus intime du « je » contient l’universel dans lequel cha­cun peut se retrou­ver. Idée lar­ge­ment rebat­tue, et ver­sée sou­vent par­mi un flo­ri­lège de cita­tions : Montaigne n’é­cri­vait-il pas que tout homme « porte en lui la forme entière de l’humaine condi­tion » ? Baudelaire : « Hypocrite lec­teur, mon sem­blable, mon frère ». Et Hugo d’a­jou­ter : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » Pourtant, dans l’œuvre Annie Ernaux le décen­tre­ment du sin­gu­lier vers le col­lec­tif n’a rien d’un uni­ver­sel abs­trait. Il ne s’agit pas de n’importe quels autres, de n’importe quelle his­toire, de n’importe quel col­lec­tif, mais d’une vision du monde orien­tée poli­ti­que­ment. Le point de foca­li­sa­tion, qui ne se laisse pas oublier, est celui d’une femme. Une femme issue d’un milieu social popu­laire, enga­gée poli­ti­que­ment. Ainsi, recon­naît-on peut-être la crainte d’une femme dans la réflexion qui suit la des­crip­tion d’un par­king sou­ter­rain : « On n’entendrait pas les cris en cas de viol14. » Ainsi n’est-il pas à la por­tée de tous de se recon­naître dans le « on », ou le « nous » mar­qué poli­ti­que­ment des Années, ce « nous » déçu par Mitterrand par exemple (« Nous qui avions rom­pu avec Mitterrand quand nous l’avions vu appa­raître sur l’écran et pro­fé­rer d’une voix blanche Les armes vont par­ler […] »). Chacun ne par­tage peut-être pas l’émotion res­sen­tie par la nar­ra­trice lorsqu’elle dépeint l’humiliation de la vieille cais­sière par la sur­veillante et la cliente mécon­tente (Journal du dehors). L’un des ouvrages les plus enga­gés d’Ernaux, celui où son point de vue s’affirme par­ti­cu­liè­re­ment, est sans doute La Vie exté­rieure, où l’évocation des hommes et des femmes à la rue, morts de froid, men­diant dans le métro, revient de manière lan­ci­nante. La Vie exté­rieure est un livre noir, qui repré­sente une époque où les moments d’espoir ont fait place aux scènes de déré­lic­tion extrême. Cette misère est direc­te­ment mise en lien avec l’at­ti­tude de cer­tains hommes poli­tiques, qu’elle n’hé­site pas à nommer.

(Serge Poliakoff)

Se recon­naître dans l’expérience, la sen­si­bi­li­té, le juge­ment de l’écriture d’Ernaux ne va donc pas de soi. Certes, il n’est pas besoin de se recon­naître dans une œuvre pour appré­cier la qua­li­té d’une écri­ture, la jus­tesse d’une repré­sen­ta­tion. Mais l’œuvre d’Ernaux ne vise pas à accueillir confor­ta­ble­ment le lec­teur. Les effets de dis­tance ou d’adéquation peuvent être à la fois d’une grande véri­té et d’une grande vio­lence. En témoigne l’inci­pit bou­le­ver­sant de Mémoire de fille où Ernaux, pour la pre­mière fois, nous inter­pelle en uti­li­sant la deuxième per­sonne. Les pre­mières lignes, à la troi­sième per­sonne du plu­riel (« Il y a des êtres qui sont sub­mer­gés par la réa­li­té des autres, leur façon de par­ler, de croi­ser les jambes, d’allumer une ciga­rette. Englués dans la pré­sence des autres. Un jour, plu­tôt une nuit, ils sont empor­tés dans le désir et la volon­té d’un seul Autre »), laissent brus­que­ment la place à un « vous » dévas­ta­teur : « Puis l’Autre s’en va, vous avez ces­sé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous aban­donne avec le réel, par exemple une culotte souillée. » La conjonc­tion dans la même phrase de l’interpellation directe « vous » et du pas­sage de l’abstrait au concret on ne peut plus pro­saïque et fémi­nin (la « culotte souillée ») est une plon­gée sai­sis­sante dans le réel, dans notre réel de femmes. Ce pro­logue peut se lire à la fois comme le résu­mé du livre et en même temps comme son contraire, puisqu’il se ter­mine sur ses paroles de silence : « Vous vous pro­met­tez d’oublier tout et de ne jamais en par­ler à per­sonne. » Est ce une épreuve vécue par la nar­ra­trice ou l’ex­pé­rience vécue par la per­sonne qui lit ces lignes ? L’ouvrage brise ce mutisme, l’écriture défie fiè­re­ment l’humiliation du silence : « Disproportion inouïe entre l’in­fluence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma pré­sence dans la sienne. Je ne l’en­vie pas, c’est moi qui écris. » L’écriture comme revanche, l’écriture comme dépas­se­ment. C’est contre ce silence, contre tous les silences humi­liés que la voix d’Annie Ernaux s’é­lève. Représenter, expli­quer, mais aus­si dénon­cer : autant de défis que relève sa lit­té­ra­ture. Il ne suf­fit pas de dire le monde, il faut aus­si vou­loir le transformer.


Illustration de ban­nière : Serge Poliakoff
Portrait d’Annie Ernaux : Yann Rabanier, pour Les Inrockuptibles (2016)


image_pdf
  1. Entretien accor­dé à Claire Devarrieux. Cf. « Annie Ernaux : “L’écriture, une aven­ture de l’être” », Libération, avril 2016.[]
  2. Cf. Isabelle Charpentier, « De corps à corps. Réceptions croi­sées d’Annie Ernaux », Politix, n° 27, 1994, p. 45–75.[]
  3. Annie Ernaux, L’Écriture comme un cou­teau, Paris, Folio, 2011.[]
  4. Annie Ernaux, Une femme, Paris, Folio, 1989.[]
  5. La Place a été écrit après la mort de son père ; Une Femme, après celle de sa mère.[]
  6. Annie Ernaux, Les Années, Paris, Folio, 2010.[]
  7. « Je ne pour­rais pas écrire trois lignes d’affilée, je n’ai rien à dire sur Gide ni sur qui que ce soit, je suis fac­tice, les bou­teilles gau­frées à la devan­ture de chez mes parents, fac­tice aus­si Bornin avec ses mots suço­tés, son sexe racor­ni, informe, ses mains me passent devant la figure, il sait sûre­ment, la face d’œuf grasse et vicieuse, il s’élargit, le flot de vian­dox est arri­vé au bord de la bouche, j’ai bien ser­ré les dents, si j’étais sor­tie, tout le monde aurait su que j’étais enceinte. La déchéance, c’est ça. Plutôt cre­ver» (Annie Ernaux, Les Armoires vides, Paris, Folio, 1984).[]
  8. Cf. « […] Elle n’écrirait jamais qu’à l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comp­tait agir sur ce qui la révol­tait » (Annie Ernaux, Les Années, op. cit.).[]
  9. Cf. « Le pas­sé simple fait donc par­tie d’un sys­tème de sécu­ri­té des Belles-Lettres. Image d’un ordre, il consti­tue l’un de ces nom­breux pactes for­mels éta­blis entre l’écrivain et la socié­té, pour la jus­ti­fi­ca­tion de l’un et la séré­ni­té de l’autre. Le pas­sé simple signi­fie une créa­tion : c’est-à-dire qu’il la signale et l’impose » (Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Points, 2014).[]
  10. On appelle « socio­lecte » un dia­lecte social, c’est-à-dire une façon de par­ler carac­té­ris­tique d’une classe sociale.[]
  11. « En effet, depuis 1974 et tous sup­ports confon­dus, on n’a rele­vé sur Ernaux aucun article fran­che­ment défa­vo­rable rédi­gé par une femme » (Isabelle Charpentier, op. cit.).[]
  12. L’« ideal­type » ou « idéal-type » est un outil socio­lo­gique for­mé par Max Weber. L’idealtype est une opé­ra­tion syn­thé­tique d’élé­ments com­muns à plu­sieurs phé­no­mènes. Il fonc­tionne sur un double mou­ve­ment d’abs­trac­tion et de géné­ra­li­sa­tion.[]
  13. Annie Ernaux, Une Femme, op. cit.[]
  14. Ibid.[][]
  15. Annie Ernaux, La Place, Paris, Folio, 1986.[]
  16. Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Folio, 1994.[]
  17. Annie Ernaux, Journal du dehors, Paris, Folio, 1995.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Assia Djebar — la mémoire est une voix de femme », Jonathan Delaunay, avril 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Wajdi Mouawad : « Je viens d’une his­toire qui ne se raconte pas », mars 2017
☰ Lire notre abé­cé­daire de Pierre Bourdieu, jan­vier 2017
☰ Lire notre article  « Svetlana Alexievitch, quand l’histoire des femmes reste un champ de bataille », Laélia Véron, jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Édouard Louis : « Mon livre a été écrit pour rendre jus­tice aux domi­nés », jan­vier 2015

Laélia Véron

Chercheuse en littérature et langue françaises.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.