Assia Djebar — la mémoire est une voix de femme


Texte inédit pour le site de Ballast

« Qui suis-je ? J’avais répon­du au début : d’a­bord une roman­cière de langue fran­çaise… Pourquoi ne pas ter­mi­ner en me repo­sant la ques­tion à moi-même ? Qui suis-je ? Une femme dont la culture est l’a­rabe et l’is­lam… » L’auteure de Rouge l’aube a dis­pa­ru le 6 février 2015. Traduite en une ving­taine de langues, elle ensei­gna, sa vie durant, l’histoire, le ciné­ma et la lit­té­ra­ture en Algérie, en France et aux États-Unis. Rendre voix aux femmes relé­guées, dire la mémoire étouf­fée sous le poids colo­nial, dénon­cer les « fous de Dieu » qui cherchent à tuer la plu­ra­li­té des langues à laquelle elle tenait tant : voi­là ce que pou­vait à ses yeux l’é­cri­ture, cette « quête presque à perdre souffle »☰ Par Jonathan Delaunay


Au pre­mier abord, rien de par­ti­cu­lier ne res­sort de cette vieille pho­to­gra­phie : une classe de jeunes élèves algé­riens accom­pa­gnés de leur ins­ti­tu­teur, voi­là tout. À y regar­der de plus près, un détail attire tou­te­fois l’attention : au beau milieu de ce ras­sem­ble­ment de gar­çons se dresse une petite fille, d’à peine quatre ans. Ainsi qu’elle le décri­ra plus tard dans l’un de ses romans, c’est son père, l’instituteur, qui la pla­ça au pre­mier rang, obli­geant ain­si ses élèves à lui lais­ser une place. Elle était res­tée à l’écart, inti­mi­dée. C’est là le pre­mier cli­ché de Fatma Zohra Imalayène — en tout point repré­sen­ta­tif de la vie de cette femme, pré­co­ce­ment plon­gée dans le monde des hommes, en dépit de la tra­di­tion, et la langue fran­çaise, qui ne la quit­te­ra plus et devien­dra celle de son écri­ture comme de son enga­ge­ment. Ce pas­sage entre les langues, ce conflit inté­rieur qui sera la clé de voûte de l’œuvre d’Assia Djebar trouve son ori­gine dans la condi­tion fami­liale de l’écrivaine. Née à Cherchell un 4 août 1936, de parents ara­bo­phones (mais ber­bé­ro­phone par ses grands-parents), la toute jeune Fatma se voit d’emblée confron­tée au plu­ri­lin­guisme qui carac­té­rise l’Algérie, par­ta­gée entre le ber­bère (langue émi­nem­ment — mais non exclu­si­ve­ment — orale des Kabyles, des Touaregs et de quelques eth­nies sécu­laires du pays), l’arabe (qu’il soit clas­sique ou dia­lec­tal, sou­te­nu ou popu­laire) et le fran­çais (alors langue du conqué­rant, du colonisateur).

« Ironie de la situa­tion : son diplôme d’histoire lui file entre les doigts puisque l’Histoire se déploie sous ses yeux et qu’elle ne peut s’y soustraire. »

C’est à cette langue du pou­voir que se fami­lia­rise très tôt la jeune fille, par l’entremise d’un père qui la pousse à suivre les cours qu’il donne dans l’école du vil­lage, lui offrant dès lors la pos­si­bi­li­té de s’ex­tir­per de la réclu­sion à laquelle on la des­ti­nait cer­tai­ne­ment. « Le père m’avait ten­du la main pour me conduire à l’école : il ne serait jamais le futur geô­lier ; il deve­nait l’intercesseur. Le chan­ge­ment pro­fond com­men­çait là : parce qu’il était ins­ti­tu­teur de langue fran­çaise, il avait assu­mé un pre­mier métis­sage dont je serais béné­fi­ciaire1. » L’écrivaine se sou­vien­dra, au point de l’évoquer à deux reprises dans son œuvre2, de cet homme lui tenant la main sur le che­min de l’école et du regard accu­sa­teur des autres alen­tour. Elle en tire une fier­té cer­taine, celle d’avancer plus libre­ment — lorsqu’elle obtient son cer­ti­fi­cat d’études, elle est accu­sée de tra­hi­son, par cer­tains conser­va­teurs, pour qui l’accès d’une fille à l’éducation tient de l’en­torse à la tra­di­tion isla­mique, et pour qui l’apprentissage du fran­çais relève de la fra­ter­ni­sa­tion avec l’occupant.

Une « sor­tie du harem3 », confie­ra-t-elle pour­tant. Puis l’occasion d’un départ en France, au début des années 1950, afin de pro­lon­ger ses études supé­rieures, enta­mées à Blida. Le fran­çais est l’i­diome de la puis­sance domi­nante autant que, pour cer­tains, la pos­si­bi­li­té d’a­mé­lio­rer leur condi­tion. Imalayène, qui ne s’ap­pelle pas encore Djebar, intègre l’École nor­male supé­rieure de Sèvres, où elle étu­die l’histoire — du Moyen Âge arabe et du Maghreb du XIXe siècle : elle est l’u­nique étu­diante arabe (et la pre­mière femme magh­ré­bine à ren­trer à l’École nor­male). Mais elle vit ce départ comme le début d’une déchi­rure, qui ne l’a­ban­don­ne­ra jamais : elle se sent émi­grée sur sa propre terre natale à cha­cun de ses retours, tiraillée tout au long de son exis­tence entre deux nations, étran­gère et fami­lière à la fois dans celles qui se font face. La guerre d’Algérie éclate alors qu’Imalayène est étu­diante : soli­daire d’un peuple, le sien, qui se sou­lève contre l’oppression colo­niale de l’autre côté de la Méditerranée, celle qui était pro­mise à une car­rière stu­dieuse par­ti­cipe à la grève des étu­diants algé­riens en signe de pro­tes­ta­tion. Ironie de la situa­tion : son diplôme d’histoire lui file entre les doigts puisque l’Histoire se déploie sous ses yeux et qu’elle ne peut s’y sous­traire. Elle se tient néan­moins à l’écart des groupes de résis­tance qui se consti­tuent dans la jeu­nesse algé­rienne de France : les dis­sen­sions idéo­lo­giques et les riva­li­tés pour le pou­voir entre le MNA et le FLN enve­niment déjà la lutte.

N° 13 (White, Red on Yellow), Mark Rothko, 1985

Imalayène signe son pre­mier roman, La Soif, paru en 1957 chez Julliard, sous le nom d’Assia Djebar. Ce nom de plume n’est pas qu’une simple pré­cau­tion pour évi­ter à sa famille quelques ennuis avec le pou­voir, il illustre l’ambivalence de l’au­teure en pleine construc­tion : « Assia », en arabe dia­lec­tal, c’est « celle qui console, qui accom­pagne de sa pré­sence » ; « Djebar » signi­fie en arabe lit­té­raire « l’intransigeant » (c’est aus­si l’un des nom­breux attri­buts du Prophète). Se des­sine déjà ce double pro­jet d’é­cri­ture : conso­ler les cœurs meur­tris ou les rayés de l’Histoire et dénon­cer, sans pudeur ni égard pour une quel­conque auto­ri­té, les bour­reaux de ces der­niers. Djebar se démarque, dans ces pages, du verbe accu­sa­teur en vigueur dans les milieux anti­co­lo­nia­listes ; elle conte à sa manière, sin­gu­lière, l’altérité, la femme, l’Islam, la nuit du colo­nia­lisme, les heures sombres des deux pays qu’elle côtoie, ceux dont les mots coulent en elle comme deux sangs mélan­gés. Aux cri­tiques qu’elle essuie, et conti­nue­ra d’essuyer long­temps encore au sujet de l’absence de dimen­sion poli­tique de ce pre­mier texte, l’écrivaine décla­re­ra un jour à la radio : « La Soif est un roman que j’aime encore et assume […]. Vous ne pou­vez m’empêcher d’avoir pré­fé­ré lors de mes débuts d’écrivain un air de flûte à tous vos tam­bours4 ! »

« Elle conte à sa manière, sin­gu­lière, l’altérité, la femme, l’Islam, la nuit du colo­nia­lisme, les heures sombres des deux pays qu’elle côtoie, ceux dont les mots coulent en elle comme deux sangs mélangés. »

Si l’écrivaine se détache du chaos ambiant, c’est pour mieux cer­ner les contours de son écri­ture et com­prendre les enjeux de la langue fran­çaise, de ce choix qu’elle consi­dère comme une confis­ca­tion — un « butin de guerre » arra­ché aux mains du colon, pour reprendre la célèbre expres­sion de Kateb Yacine (expres­sion qu’elle fera sienne en 1989, avec l’ar­ticle « Du fran­çais comme butin », repris par après en cha­pitre de son essai Ces voix qui m’assiègent, en marge de ma fran­co­pho­nie : « J’ai sen­ti que pour moi, dans le fran­çais, il y avait du sang dans cette langue5. ») Comme tant d’autres intel­lec­tuels algé­riens fran­co­phones, Djebar entend la retour­ner contre celui qui la manie en hauts lieux : le colon. Elle y insuffle, en outre, la musi­ca­li­té propre à la langue arabe, son rythme, et convoque les sono­ri­tés ara­bo-ber­bères afin de sculp­ter ce fran­çais à sa mesure, aty­pique, inti­me­ment lié à la langue mater­nelle. « Oui, rame­ner les voix non-fran­co­phones — les gut­tu­rales, les ensau­va­gées, les insou­mises — jusqu’à un texte fran­çais qui devient mien […], faire réaf­fleu­rer les cultures tra­di­tion­nelles mises au ban, mal­trai­tées, long­temps mépri­sées, les ins­crire, elles, dans un texte nou­veau, dans une gra­phie qui devient mon fran­çais6. »

Un fran­çais chan­tant, musi­cal, fait d’al­li­té­ra­tions. « Long silence, nuits che­vau­chées, spi­rales dans la gorge. / Râles, ruis­seaux de sons pré­ci­pices, sources d’échos entre­croi­sés, cata­ractes de mur­mures, chu­cho­te­ments en taillis tres­sés, sur­geons susur­rant sous la langue, chuin­te­ments, et souque la voix courbe qui, dans la soute de sa mémoire, retrouve souffles souillés de soû­le­rie ancienne7. » L’écriture s’ap­pa­rente à la musique. Un « air de flûte », avons-nous vu… La langue est un chant et ses romans s’a­vancent en plu­sieurs « mou­ve­ments », com­po­sés de mineurs (les récits ordi­naires, les par­cours) et de majeurs (où l’Histoire revêt l’ha­bit du per­son­nage prin­ci­pal). Dans cette archi­tec­ture sonore, les femmes jouent le rôle du chœur — ain­si des pre­mières pages des Enfants du nou­veau monde, lorsque le vil­lage est bom­bar­dé par quelque avion fran­çais : « Il se trouve tou­jours une femme, vieille, jeune, peu importe, qui prend la direc­tion du chœur : excla­ma­tions, sou­pirs, silences gémis­sants quand la mon­tagne saigne et fume, cou­plets pas­sion­nés8. »

Mark Rothko

L’enjeu de la mémoire

« Dans tout cela la poé­sie ? / La poé­sie filtre autant entre les mots que dans les mots, dans le rythme, dans la pause… Le blanc, cou­leur du deuil chez nous, c’est aus­si celle où l’on res­pire9. » Assia Djebar devient pro­fes­seure d’histoire moderne et contem­po­raine du Maghreb à la facul­té des lettres de Rabat, de 1959 à 1962, puis à l’Université d’Alger, jusqu’en 1965 — tout en contri­buant au jour­nal El Moudjahid, à Tunis. Après un nou­veau pas­sage à Paris, elle revient à Alger pour ensei­gner la lit­té­ra­ture et le ciné­ma, de 1974 à 1980. Elle a déjà écrit Les Impatients, dans la fou­lée de son pre­mier livre, puis Les Enfants du nou­veau monde, en 1962, ain­si que Les Alouettes naïves, cinq ans plus tard, où elle dénon­çait plus direc­te­ment les atro­ci­tés de la guerre d’indépendance — mais tou­jours à hau­teur d’hommes. S’ensuivent un recueil de poèmes et une pièce de théâtre publiés à Alger, en 1969. Après quoi, Djebar se réfu­gie dans un silence — qui se veut plu­tôt une ges­ta­tion — de presque 10 ans, au cours duquel elle pour­suit sa réflexion sur la langue et cherche dans le ciné­ma un nou­veau moyen d’expression. Dans son pre­mier long-métrage, La Nouba des femmes du mont Chenoua, qui rece­vra le prix de la Critique inter­na­tio­nale à Venise en 1979, elle rend hom­mage aux femmes de sa région natale après avoir séjour­né auprès de la tri­bu mater­nelle des Berkani, qui per­pé­tue la tra­di­tion, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, des conteuses, trans­met­tant ora­le­ment l’histoire de la tri­bu et du pays aux femmes et jeunes filles.

« Combien ont cou­su des dra­peaux dans l’ombre des patios, nour­ri, caché et gué­ri les sol­dats dans les villes et vil­lages, ou rejoint défi­ni­ti­ve­ment le maquis ? »

La musique du film est signée du com­po­si­teur hon­grois Béla Bartók — la musique, encore et tou­jours… La femme-conteuse est une figure récur­rente, sinon cen­trale, dans son œuvre ; Djebar entend lui don­ner la place qu’elle mérite dans la lit­té­ra­ture pour qu’enfin l’écriture grave le chant de celles sans qui la langue et le savoir n’au­raient pas tenu tête au temps pas­sant. La mémoire est une voix de femme, en Algérie, et l’Histoire y est avant tout affaire d’oralité, de trans­mis­sion d’aînée à cadette, de diseuse à écou­teuse. « Zohra Oudai a hoché la tête, replon­gée dans ce pas­sé pour le revivre — l’amertume ayant dis­pa­ru de sa voix, elle est deve­nue conteuse presque joyeuse, en tout cas impé­tueuse, comme si le temps de la lutte ouverte sub­sis­tait10. » La Femme sans sépul­ture est sans doute son plus grand hom­mage. Dame Lionne et Zouhra Oudai y rap­portent le récit glo­rieux et oublié de Zoulikha, maqui­sarde durant les pre­mières années de la guerre d’Algérie, qui joua un rôle cru­cial de liai­son entre la ville et la mon­tagne dans la région de Césarée, avant d’être cap­tu­rée par les sol­dats fran­çais puis por­tée dis­pa­rue. À tra­vers la recons­ti­tu­tion de ces témoi­gnages, la nar­ra­trice — der­rière laquelle Djebar se déguise à peine — le pas­sé resur­git et le conte lui confère une teinte nou­velle. Et Dame Lionne de confier : « Que tout cela semble loin et pour­tant, me faire ain­si par­ler d’elle, dans les détails, je t’assure, ô ma petite, que c’est un baume sur ma peine11 »

Panser les plaies du pas­sé, sou­la­ger les mau­vaises cica­trices. Libérer de l’oubli et du silence ces invi­sibles au monde. L’histoire de Zoulikha est une par­mi tant d’autres : com­bien de femmes ont-elles lut­té durant la guerre afin qu’advienne l’indépendance ? Combien ont cou­su des dra­peaux dans l’ombre des patios, nour­ri, caché et gué­ri les sol­dats dans les villes et vil­lages, ou rejoint défi­ni­ti­ve­ment le maquis ? « Ils veulent que rien ne se soit pas­sé, ou presque pas pas­sé… […] La foule, à Alger, et presque pareille­ment à Césarée, est empor­tée dans le fleuve morne du temps12. » Plus que tout, Djebar écrit pour lut­ter contre cette peur du sou­ve­nir, cette paresse de la mémoire qui paraît affec­ter l’Algérie contem­po­raine. Face à l’amnésie géné­ra­li­sée, le devoir de témoi­gnage et d’hommage se fait d’autant plus néces­saire que l’Histoire telle que nar­rée par le vain­queur obli­tère à des­sein ce qui la gêne. En pre­mier lieu, c’est la ver­sion du colon qu’il s’agit de réécrire et de tordre pour per­mettre à l’ancien colo­ni­sé de se réap­pro­prier son pas­sé. Son docu­men­taire La Zerda et les Chants de l’oubli, dif­fu­sé en 1982 par la télé­vi­sion algé­rienne et pri­mé « meilleur film his­to­rique » au Festival de Berlin un an plus tard, est le fruit d’une telle moti­va­tion : des bandes de films ori­gi­nel­le­ment tour­nés par les Français durant l’occupation, mon­tées par ses soins et mises en musique arabe… L’Histoire peut-être retra­vaillée dans son maté­riau même.

Mark Rotkho

Aux images, fil­mées par le colon qui scrute, qui cho­si­fie le colo­ni­sé, répond le chant des femmes et à tra­vers lui le pas­sé d’un peuple qui per­pé­tue sa tra­di­tion en dépit du regard de l’Autre. « La chan­teuse ano­nyme traîne sa voix éraillée hors des tavernes. Son chant enca­gé dénonce le sucre de tout exo­tisme : sérails du silence et du deuil13. » Avant même la guerre, c’est le regard du pre­mier por­té sur le second qu’il s’agit de dévoi­ler, l’orientalisme qui fan­tasme en même temps qu’il enferme. « L’orientalisme ne serait ni fran­co­phone ni anglo­phone, il aurait tué la voix… Il était avant tout regard venu d’ailleurs : il ren­dait objet — objet de désir, mais objet — l’être qui ten­tait de par­ler, de s’essayer à par­ler à l’Autre, à l’étranger14… » Mais Assia Djebar pro­cède par détour ; elle n’é­vince pas mais construit sa cri­tique de manière oblique. Ainsi, Femmes d’Alger dans leur appar­te­ment, recueil de nou­velles paru en en 1980 par lequel elle sort de son long silence lit­té­raire15, se veut un dia­logue avec la toile épo­nyme d’Eugène Delacroix, repré­sen­tant des femmes dans un sérail d’Alger. Djebar ne condamne pas tant ce regard qu’elle se l’ac­ca­pare, le fait sien pour inver­ser la situa­tion et don­ner voix à ces femmes enfermées.

Pluriel des langues

« Djebar revient sur l’assassinat de trois de ses amis, intel­lec­tuels algé­riens tués dans les années 1990 par les fana­tiques isla­mistes. »

Historienne de for­ma­tion, l’écrivaine a su pui­ser dans cette dis­ci­pline les armes néces­saires à même de tenir tête à la défor­ma­tion et au réduc­tion­nisme his­to­riques — consé­quences d’un colo­nia­lisme qui refuse d’a­vouer ses crimes —, autant qu’à la domi­na­tion et à l’autoritarisme, mani­fes­ta­tions du patriar­cat dans lequel est entra­vée la socié­té algé­rienne. Djebar ne cesse de rap­pe­ler com­bien son pays pos­sède une his­toire riche et plu­rielle, depuis Carthage jusqu’aux inva­sions arabes, en pas­sant par l’occupation romaine : elle ne peut se sen­tir proche du dis­cours natio­na­liste d’après-guerre por­té par le FLN — après le colo­nia­lisme, c’est cette parole qu’elle s’évertue donc à dénon­cer. La vic­toire a per­mis au pays de retrou­ver son auto­no­mie mais char­rie depuis un cer­tain nombre de mesures liber­ti­cides : l’a­rabe est éri­gé en langue unique, le fran­çais et le ber­bère for­te­ment condam­nés, et le regain de liber­té gagné par les femmes s’étouffe aus­si­tôt appa­ru. Dans Le Blanc de l’Algérie, dont le titre seul suf­fit à évo­quer le deuil qui l’accable, Djebar revient sur l’assassinat de trois de ses amis, intel­lec­tuels algé­riens tués dans les années 1990, celles de la « décen­nie noire », par les fana­tiques isla­mistes16.

L’assassinat du poète Jean Sénac en 1973, sur lequel revient l’écrivaine, annonce à ses yeux les sui­vants : le roman­cier Tahar Djaout, le poète Youcef Serbi ou encore celui, plus ano­nyme mais non moins atroce, d’une de ses anciennes étu­diantes, deve­nue direc­trice d’école, mitraillée dans son bureau pour avoir déso­béi aux isla­mistes en ouvrant aux filles la porte de son éta­blis­se­ment. Elle évoque éga­le­ment le sui­cide déses­pé­ré de Josie Fanon, femme de Frantz Fanon et amie intime de l’écrivaine, en 1989. Mais Djebar ne se lamente pas ; elle rap­pelle plus que jamais la néces­si­té d’écrire, « l’urgence de dire » à quel point la culture de l’oubli peut conduire à pareil déses­poir. Pourquoi cette « nou­velle sai­gnée17 » ? Pourquoi cette marche arrière ? L’Algérie, écrit-elle, « renie sa tra­di­tion d’ouverture et de plu­ra­li­té18 » et occulte la plu­ra­li­té lin­guis­tique qui fait sa force. « Ils appellent l’arabe la langue natio­nale entre guille­mets, ce qui me paraît un inti­tu­lé déri­soire. Une nation, c’est tout un fais­ceau de langues et cela est vrai plus par­ti­cu­liè­re­ment pour l’Algérie19 », dira-t-elle à pro­pos de son roman Vaste est la pri­son. Djebar aime à rap­pe­ler l’ancienneté de la langue ber­bère et réfute l’idée reçue selon laquelle celle-ci n’aurait pas de fon­de­ment écrit.

Mark Rothko

Ode aux femmes

Assia Djebar s’interroge sur ce que sa mère et sa grand-mère lui ont trans­mis. La femme musul­mane qu’elle connaît vit encore dans l’ombre du mas­cu­lin : l’homme est maître de la mai­son comme du dehors et la femme vouée à l’espace inté­rieur. « Quand je suis venue m’installer à Paris, en 1980, après Femmes d’Alger dans leur appar­te­ment, les gens consi­dé­raient que j’étais un écri­vain fémi­niste. Comme Algérienne, le fémi­nisme était une sorte d’état natu­rel, si je puis dire20. » Djebar n’eut de cesse d’écrire sur la condi­tion des femmes de son pays natal, de se lever contre cette assi­gna­tion. Mais si le ton est cin­glant, la cri­tique, elle, n’est jamais mépri­sante : elle déploie seule­ment son irré­fu­ta­bi­li­té. L’espace de son écri­ture devient celui de la libé­ra­tion des femmes, « elles dont le corps reste rivé dans une pénombre et un retrait indû­ment injus­ti­fié par quelque loi pseu­do-isla­mique21 ». Djebar uti­lise volon­tiers le champ lexi­cal de l’intériorité afin de retrans­crire l’atmosphère étouf­fante et étouf­fée des femmes qu’elle dépeint, tapies dans le « fond » des mai­sons, dans le « silence » où percent des « chu­cho­te­ments », celui des femmes « cer­nées » par les murs. Dès Les Enfants du nou­veau monde, l’écrivaine dépeint celles qui ont le sen­ti­ment de n’avoir « jamais connu le visage de la rue22 ».

« De la dénon­cia­tion du colo­nia­lisme à celui du natio­na­lisme arabe, de la haine des langues à la domi­na­tion patriar­cale : un même fil rouge. »

L’émancipation de la femme pas­se­ra par une réap­pro­pria­tion de l’espace et l’échappée au-dehors, à l’instar de Zoulikha la com­bat­tante, par­tie au maquis, dont le départ n’est pro­ba­ble­ment pas sans faire écho au départ d’Assia Djebar elle-même. Cette conquête du monde exté­rieur s’accompagne irré­mé­dia­ble­ment d’une affir­ma­tion du corps, « corps de femme deve­nu mobile et, parce qu’il se trouve en terre arabe, entré dès lors en dis­si­dence23 ». La femme qui ose sor­tir dans les rues, se mon­trer au regard exté­rieur assume par là même son dévoi­le­ment — Djebar sym­bo­lise à l’en­vi cette prise de liber­té par l’enlèvement du voile : une sorte de mise à nu. Le corps de la femme s’as­sume alors, autant que son désir, que Djebar retrans­crit dans une véri­table poé­tique de l’enlacement : « éten­due, après avoir tant navi­gué, j’affleure au matin. Me voi­ci mince pliure entre la moire de la nuit et le métal du jour nou­veau24 ». Dans ces scènes d’amour sug­gé­rées, les rideaux sont ouverts sur l’espace avoi­si­nant. « Tandis qu’au-dehors la poi­trine est noyée sous la grosse laine, que les che­villes et les poi­gnets sont sous­traits à la vue par le cuir de la botte et du gant, tout, dans la chambre, reprend auto­no­mie. Sous la pous­sée d’une cal­li­gra­phie noc­turne, les épaules, les bras ou les hanches se délient25. » Son fémi­nisme tient en effet de l’é­vi­dence. Assia Djebar ren­dra hom­mage aux femmes de son pays jusqu’à sa mort puisque, lors de son enter­re­ment, celles-ci sont conviées à assis­ter aux funé­railles, contrai­re­ment à la cou­tume — ain­si qu’elle l’avait exi­gé. Ce geste, der­nier pied de nez à la tra­di­tion, sym­bo­lise l’engagement de toute une vie.

De la dénon­cia­tion du colo­nia­lisme à celui du natio­na­lisme arabe, de la haine des langues à la domi­na­tion patriar­cale : un même fil rouge. Une seule et même volon­té de lut­ter, par l’écriture, contre la mémoire qui s’efface et l’Histoire qui ne retient que ce qui l’arrange. Lors de son dis­cours de récep­tion à l’Académie fran­çaise, en 2006 — elle est la cin­quième femme et la pre­mière Maghrébine à y entrer —, Djebar montre une nou­velle fois son goût pour la pro­vo­ca­tion : elle exhume face aux Immortels de l’as­sem­blée les for­faits du colo­nia­lisme et, citant le poète Aimé Césaire, rap­pelle « com­ment les guerres colo­niales en Afrique et en Asie ont, en fait, déci­vi­li­sé et ensau­va­gé, dit-il, l’Europe26 ». Djebar contra­rie les auto­ri­tés illé­gi­times. Djebar écrit au fémi­nin plu­riel. « Un clin d’oeil, une vie. Éblouie, je la déploie, mais déjà je la détruis, j’en obs­cur­cis les aubes, je filtre les après-midi d’indolence, j’éteins ce soleil, pâle ou res­plen­dis­sant, qu’importe27 ! »


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  1. Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 46.[]
  2. En ouver­ture de L’Amour, la fan­ta­sia et dans Vaste est la pri­son.[]
  3. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 69.[]
  4. Retranscrit dans Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 87.[]
  5. Entretien avec Lise Gauvin, dans Algérie Littérature Action, revue men­suelle, 187–190, jan­vier-avril 2015, Numéro spé­cial A. Djebar, p. 41.[]
  6. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 29.[]
  7. L’Amour, la fan­ta­sia, Paris, J. C. Lattès, 1985, p. 125.[]
  8. Les Enfants du nou­veau monde, Points, 2012, p. 14.[]
  9. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 66.[]
  10. La Femme sans sépul­ture, Paris, Albin Michel, 2002, p. 81.[]
  11. Ibid, p. 127.[]
  12. Ibid., pp. 240–241.[]
  13. Ombre sul­tane, Paris, Albin Michel, 2006, p. 185.[]
  14. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 28.[]
  15. Paris, Éditions des Femmes.[]
  16. Il s’agit de son beau-frère Abdelkader Alloula, dra­ma­turge, de son ami socio­logue M’hamed Boukhobza, et du psy­chiatre Mahfoud Boucebci.[]
  17. La Femme sans sépul­ture, op. cit., p. 240.[]
  18. Le Blanc de l’Algérie, Paris, Albin Michel, 1995, p. 137.[]
  19. Entretien avec Lise Gauvin, op. cit., p. 36.[]
  20. Entretien avec Lise Gauvin, op. cit., p. 42.[]
  21. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 93.[]
  22. Les Enfants du nou­veau monde, op. cit., p. 168.[]
  23. Ces voix qui m’assiègent, op. cit., p. 86.[]
  24. Ombre sul­tane, op. cit., p. 34.[]
  25. Ibid., p. 55.[]
  26. Extrait du dis­cours de récep­tion d’Assia Djebar à l’Académie fran­çaise, dans Algérie Littérature Action, op. cit., p. 153.[]
  27. Ombre sul­tane, op. cit., p. 21.[]

REBONDS

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Jonathan Delaunay

A suivi des études de philosophie à l'ENS et l'EHESS. Il s'intéresse au colonialisme et aux effets du langage politique sur les consciences collectives.

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