Breyten Breytenbach : « On n’a pas nettoyé les caves de l’Histoire ! »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous avions, sans nous connaître, lan­cé le pré­sent site avec l’un de ses textes, une lettre ouverte à Ariel Sharon ­; sept mois plus tard, en ce jour de juin, nous nous retrou­vons dans un petit café du Xe arron­dis­se­ment de Paris — Breyten Breytenbach est de pas­sage en France. Il com­mande un whis­ky. Banquettes en cuir sombres, por­traits de Coluche et Johnny aux murs. Il parle fran­çais (la voix égale, basse, accen­tuée), écrit de la poé­sie en afri­kaans et de la prose en anglais, peint et s’im­plique au sein de l’Institut Gorée, au Sénégal — l’é­cri­vain et peintre sud-afri­cain, rap­pe­lons-le, pas­sa sept années sous les bar­reaux pour s’être enga­gé contre le régime de l’a­par­theid, en tant que fon­da­teur de l’Okhela, branche blanche au ser­vice de l’ANC, le mou­ve­ment de Mandela. Sinistre hasard du calen­drier : un Américain de vingt-et-un ans vient tout juste d’a­battre neuf com­pa­triotes noirs dans une église de Charleston — le meur­trier por­tait sur l’un de ses vête­ments un écus­son de l’Afrique du Sud. Breytenbach aime à ouvrir des paren­thèses au sein des paren­thèses : nous par­lons durant près de trois heures. 


breyten01 Nous nous par­lons à l’heure où un jeune Américain blanc vient de tuer neuf Noirs à Charleston, en se reven­di­quant de l’Afrique du Sud. Qu’avez-vous pen­sé en appre­nant cela ?

Ce jeune homme n’a aucun lien avec l’Afrique du Sud, il n’y a jamais été et sa famille n’en vient pas. L’autre dra­peau qu’il affi­chait était rho­dé­sien : un pays qui n’existe plus — mais c’é­tait une réfé­rence dans son ima­gi­naire. Je ne porte pas, à titre per­son­nel, les dra­peaux dans mon cœur : je pense, avec Mahmoud Darwich, qu’ils servent seule­ment à être décou­pés pour faire des che­mises pour les pauvres. Les sym­boles du natio­na­lisme ne m’é­voquent pas grand-chose, même si, bien sûr, de temps à autre, tous les dra­peaux ne se valent pas : cer­tains, à cer­tains moments his­to­riques, sont por­teurs d’une autre charge émo­tion­nelle — à une époque, les dra­peaux cubain ou viet­na­mien avaient un cer­tain sens, celui de l’in­sur­rec­tion et de la révolte. Je suis sou­vent allé aux États-Unis (j’y ai ensei­gné douze ans) et j’ai pu consta­ter à quel point les Noirs conti­nuent d’être en bas de l’é­chelle. Ils sont les plus dému­nis et les plus déstruc­tu­rés, notam­ment au niveau fami­lial. On ne compte plus le nombre d’hommes qui errent dans la rue et de familles mono­pa­ren­tales ; on sait tous les chiffres des jeunes Noirs en taule : c’est un pro­blème d’ordre poli­tique, social et éco­no­mique. Même s’il y a ce que l’on appelle le « toke­nism » (la mise en avant pour la frime, par quo­tas : on pense que c’est de bonne allure d’a­voir un res­pon­sable noir dans les conseils d’ad­mi­nis­tra­tion), des per­sonnes issues des mino­ri­tés eth­niques par­viennent pour­tant réel­le­ment à s’en sor­tir : com­ment se fait-il, après toutes ces années, tout ce pas­sif his­to­rique, que l’on n’ar­rive tou­jours pas à faire vivre ensemble les com­mu­nau­tés noires et blanches, en Amérique ? Nous vivons quelque chose d’as­sez simi­laire en Afrique du Sud. Il y a une mémoire qui se trans­met de géné­ra­tion en géné­ra­tion (elle peut du reste être mani­pu­lée : on sait que tous les Français ont été des résis­tants durant l’Occupation…) et la mémoire de l’es­cla­vage, celle de l’hu­mi­lia­tion et de l’in­jus­tice, n’a jamais été pan­sée. Il va fal­loir réflé­chir encore à cela, et le faire hors des sen­tiers définis.

« Les intel­lec­tuels et les uni­ver­si­taires sont cou­pés du monde réel ; ils brouillent des pro­ces­sus rela­ti­ve­ment simples. Coupez la tête de tous les intel­lec­tuels de France et vous ver­rez : elle fonc­tion­ne­ra pareillement ! »

Plus lar­ge­ment, un pro­blème per­dure entre le monde noir et le monde blanc, qui n’existe pas, par exemple, entre le monde asia­tique et le monde blanc (j’u­ti­lise ces enti­tés en sachant que je géné­ra­lise, pour me faire com­prendre, mais je sais à quel point il existe plus de diver­si­tés, au sein même de l’Afrique et du monde arabe, qu’on ne veut bien le dire et le croire) : des choses non réso­lues, non expli­ci­tées, des mal­en­ten­dus, des sen­ti­ments très com­plexes. Nombre d’at­ti­tudes sont défi­nies par ce mal-être, par ce malaise. En Afrique du Sud, ceux qui se réclament de la conscience noire expliquent que lors­qu’un Blanc rentre dans une salle de réunion, cela change aus­si­tôt tout : c’est un fac­teur de désta­bi­li­sa­tion. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en exé­cu­tant le tueur que ce pays s’en sor­ti­ra. Toutes ces ten­sions s’ac­cen­tuent évi­dem­ment en cas de crises éco­no­miques : une très grande part de la popu­la­tion, toutes cou­leurs confon­dues, se sent lais­sée pour compte — et des fac­teurs qui, d’or­di­naire, peuvent être secon­daires s’ai­guisent et deviennent prio­ri­taires. Mais il est impen­sable, pour bien des Américains, d’i­ma­gi­ner qu’il puisse exis­ter autre chose que le mar­ché libre et le sys­tème capi­ta­liste : lorsque je deman­dais à mes étu­diants s’ils pen­saient qu’il était pos­sible d’en­tre­voir un autre cadre, ils étaient désem­pa­rés. C’est une pen­sée unique qu’ils prennent pour un espace de liber­té. On consi­dère les socia­listes comme des mar­gi­naux, des petits fous, des rin­gards nos­tal­giques ou des toqués. La masse des gens, aux États-Unis, est pro­fon­dé­ment dépo­li­ti­sée : il n’y a pas de pos­si­bi­li­tés de se confron­ter à d’autres pen­sées. Ça n’existe pas.

Dans Le Monde du milieu, vous vous mon­trez cri­tique à l’en­droit du mul­ti­cul­tu­ra­lisme : vous l’ac­cu­sez même de « rapa­ci­té ». Il est pour­tant sou­vent per­çu comme une notion posi­tive, à gauche.

Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est issu des uni­ver­si­tés et j’ai un vieux compte à régler avec les intel­lec­tuels et les uni­ver­si­taires. Ils sont cou­pés du monde réel et, par pré­ten­tion, brouillent des pro­ces­sus rela­ti­ve­ment simples. La France en est un très bon exemple. Coupez la tête de tous ses intel­lec­tuels et vous ver­rez : elle fonc­tion­ne­ra pareille­ment ! Ouvrent-ils d’autres espaces, apportent-ils davan­tage de tolé­rance ? Je n’en suis pas tel­le­ment sûr. À quelques excep­tions près, les intel­lec­tuels se font plai­sir : c’est du ver­biage, ils aiment s’en­tendre par­ler — comme je suis en train de le faire avec vous ! (rires) Lorsqu’un espace existe, il va être rem­pli, que l’on ait quelque chose à dire ou non, une action à mener ou non, une fonc­tion à rem­plir ou non : les élites évo­luent ain­si. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme confisque à l’autre ses facul­tés de pen­ser pour et par lui-même ; il entend mener la lutte à sa place. Il se pré­sente sous la forme des bons sen­ti­ments et de concepts (jus­tice, éga­li­té, tolé­rance) qui n’en­gagent jamais, dans le réel, ceux qui les énoncent et les pro­fessent. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme a une fonc­tion réelle dans des pays comme le Canada : il ne pou­vait pas s’en pas­ser car c’est une socié­té qui n’a pas de centre ni de popu­la­tion majo­ri­taire. Aux États-Unis, ceux qui sont d’o­ri­gine euro­péenne sont majo­ri­taires : ils ont appor­té — et c’est deve­nu la norme — leurs atti­tudes, leurs façons de voir, leurs lois, leurs manières d’a­gen­cer et d’ha­bi­ter les villes (la construc­tion orga­nique d’une ville n’a rien à voir, par exemple, entre l’Afrique et l’Amérique). Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, tel que je le com­prends, sup­pose que cha­cun entend se figer dans sa façon d’être : ce n’est pas un métis­sage ni un mélange, c’est l’in­jonc­tion d’être « civi­li­sés les uns avec les autres ». Autre chose : pre­nez le roman, comme forme lit­té­raire. Est-il bien utile de vou­loir l’im­po­ser à des peuples ou des civi­li­sa­tions qui n’en ont pas eu la néces­si­té ? Certaines expres­sions cultu­relles sont propres à cer­taines expé­riences. La poé­sie est plus impor­tante dans le monde arabe qu’elle ne l’est dans le monde occi­den­tal. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est une façon de men­tir aux autres puis­qu’il consi­dère que tout est pareil, que tout existe sur un même plan.

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Une autre notion que vous contes­tez, et qui fait volon­tiers par­tie du lexique de la gauche, est celle de « pro­grès ». Vous avez fait savoir que votre posi­tion avait évo­lué sur cette ques­tion et que vous étiez deve­nu cri­tique à l’en­droit du sens et des déter­mi­na­tions sup­po­sées de l’Histoire. Racontez-nous…

J’ai assez rapi­de­ment consta­té de quelle façon, dans les pays dits « socia­listes », le lan­gage était uti­li­sé : il fal­lait enva­hir la Hongrie pour faire la paix ; il fal­lait faire la guerre pour obte­nir la paix. J’avais eu, un jour, une dis­cus­sion avec celui qui fut, jus­qu’à la fin, le pré­sident de l’Union des écri­vains sovié­tiques : c’est-à-dire qu’il fut aus­si le pré­sident de l’Union des écri­vains russes. Je lui ai deman­dé com­ment il avait fran­chi le pas, de l’un à l’autre ; il m’a répon­du : « Mon vieux, ça fait au moins cin­quante ans qu’il n’y a plus de com­mu­nisme en Russie ! » Tout le monde vivait en fai­sant sem­blant et on appe­lait cela le pro­grès. Ça m’est res­té en tra­vers de la gorge. En Afrique du Sud, abo­lir les lois racistes et déman­te­ler le sys­tème d’a­par­theid fut un véri­table pro­grès, il n’y a rien à redire là-des­sus. Permettre aux gens qui étaient exclus des déci­sions et des pro­ces­sus natio­naux de ne plus l’être, c’est un pro­grès. Abolir la peine de mort et per­mettre, au moins for­mel­le­ment, l’é­ga­li­té entre les hommes et les femmes, il n’y a bien sûr pas à reve­nir là-des­sus. Mais on a com­men­cé à faire pas­ser pour pro­grès ce qui ne l’é­tait pas. Certaines alié­na­tions pro­fondes ont été vues et décré­tées comme tel : un pro­grès, le fait que la pla­nète entière s’ha­bille de la même façon ?, que cha­cun par­tage les mêmes valeurs de consom­ma­teurs, que l’on est « citoyen du monde » au pré­texte que l’on bara­gouine quelques mots d’an­glais ? Non, en rien. Chaque jour pas­sant, nous tou­chons de moins en moins la tex­ture même de la vie poli­tique : les déci­sions sont prises à des niveaux qui ne nous concernent plus. Est-ce un pro­grès ? Pas du tout. Est-ce que la dépo­li­ti­sa­tion géné­rale en est un ? Poussons même plus loin : pas­ser du féo­da­lisme à l’ère indus­trielle, était-ce un pro­grès ? On peut en dis­cu­ter. On a per­du autant qu’on a gagné. Et il y a eu, dans nos mou­ve­ments, une arro­gance révo­lu­tion­naire, liée à cette notion : si on para­chute la notion léni­niste d’a­vant-garde dans des popu­la­tions, par­fois pay­sannes, qui ne fonc­tionnent pas sur cette lec­ture, est-ce une avan­cée ? Comment se nour­rir des racines et du vécu de ceux qui vivent dans ce pays ? C’est un pro­blème qui, à mon avis, a beau­coup tarau­dé quel­qu’un comme Che Guevara.

Le fait qu’il n’ait pas été sui­vi par la popu­la­tion locale en Bolivie ?

« Chaque jour pas­sant, nous tou­chons de moins en moins la tex­ture même de la vie poli­tique : les déci­sions sont prises à des niveaux qui ne nous concernent plus. »

Il était conscient de ça, oui. Il se posait beau­coup de ques­tions. Il se deman­dait s’il fal­lait s’al­lier avec le mou­ve­ment pay­san (ce qui bou­le­ver­se­rait nombre de ses pré­sup­po­si­tions idéo­lo­giques) ou s’il allait se repo­ser sur une classe urbaine ouvrière, peu déve­lop­pée mais struc­tu­rée autour de syn­di­cats. Il me semble que cela n’é­tait pas très clair dans sa tête. Les boud­dhistes vous diront qu’il faut avoir de la patience : il ne s’a­git pas de ne pas prendre par­ti, il ne s’a­git pas de ne pas être acteur, de se reti­rer, mais il ne faut peut-être pas for­cer les choses lorsque le moment n’est pas mûr. À la célèbre ques­tion révo­lu­tion­naire « Que faire ? », j’a­joute : « À quel moment faut-il le faire ? » Il faut trou­ver un équi­libre entre la pro­jec­tion vers l’a­vant, le dépas­se­ment des limites du pen­sable, et l’ef­fi­ca­ci­té, la pos­si­bi­li­té réelle de pou­voir chan­ger les choses. En Afrique, les mou­ve­ments de libé­ra­tion ont tous été défaillants de ce point de vue.

Vous pen­sez à quoi ?

Ils sont arri­vés dans une période de l’Histoire por­tée par un véri­table désir d’é­man­ci­pa­tion de la part des popu­la­tions et se sont impo­sés comme les seuls à pou­voir y répondre. Ils étaient façon­nés par des modèles qui venaient d’ailleurs (sovié­tiques, bul­gares, chi­nois, tchèques, etc.) : il y avait alié­na­tion, irréa­lisme. Le pou­voir pris, l’é­cart se creu­sait sans tar­der entre le mou­ve­ment de libé­ra­tion, deve­nu par­ti (bien­tôt cor­rom­pu), et la popu­la­tion. C’est ce qu’il s’est pas­sé pour nous en Afrique du Sud. On a lou­pé le coche ! Là, le moment était mûr : on se bat­tait pour cette cause depuis des géné­ra­tions. La pen­sée était là. Les expé­riences aus­si. Et le pou­voir à bout de souffle.

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Vous par­liez de la France. Il y a une pudeur forte, ici, à pro­non­cer le mot « race », alors qu’il est cou­ram­ment uti­li­sé aux États-Unis comme grille d’a­na­lyse. Comment l’expliquez-vous ?

Les États-Unis n’ont pas été tra­vaillés par des eth­no­logues ; en France, on s’est ren­du compte que la race était une aber­ra­tion. Peut-on cou­per au sein de la race humaine ? Peut-on iso­ler cer­taines carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques ? C’est ridi­cule. Je ne vois pas l’u­ti­li­té de cette notion qui a tant fait de mal. C’est un concept antique. J’ai lu aujourd’­hui un article, dans la presse sud-afri­caine : l’au­teur y fai­sait savoir qu’il espé­rait ardem­ment le retour des Blancs au pou­voir pour remettre de l’ordre. Je pour­rais dire que le concept de race doit exis­ter dans son sens néga­tif, puis­qu’il y a des racistes.

Vous aviez adres­sé une lettre ouverte à Nelson Mandela. Avez-vous eu des retours, de son vivant ?

« Il y avait des oppor­tu­nistes, des gens ani­més par leurs appé­tits per­son­nels, des gens qui agi­taient le dra­peau rouge pour mieux tra­hir la révolution. »

Des réac­tions, oui. J’avais ana­ly­sé la part de res­pon­sa­bi­li­tés de l’ANC dans cer­tains troubles et je lui deman­dais des expli­ca­tions, en tant que pré­sident. Il était alors en France. Les auto­ri­tés fran­çaises lui ont mon­tré mon texte afin de le désta­bi­li­ser. Il m’a appe­lé le soir-même pour me deman­der ce que j’a­vais publié « comme conne­ries ». Mais cela n’a pas jeté un froid entre nous : je n’a­vais pas d’u­ti­li­té poli­tique pour Mandela ; il me voyait comme un idéa­liste et un roman­tique révo­lu­tion­naire. Il avait de la sym­pa­thie per­son­nelle à mon égard car nous avions tous deux faits de la pri­son, plus ou moins en même temps (mais beau­coup plus long­temps pour lui). Cela créé des liens. Une pro­fonde sym­pa­thie. Et cela allait d’ailleurs, pour lui, au-delà des cli­vages poli­tiques : il aurait pu, je pense, éprou­ver de la fami­lia­ri­té pour quel­qu’un de droite s’il avait connu la pri­son. L’ANC n’é­tait plus l’or­ga­ni­sa­tion que l’on avait rêvé : il y avait des oppor­tu­nistes, des gens ani­més par leurs appé­tits per­son­nels, des gens qui agi­taient le dra­peau rouge pour mieux tra­hir la révo­lu­tion. On dit que sa der­nière femme fai­sait tout pour qu’il ne sache pas ce qui se pas­sait pré­ci­sé­ment au sein de l’ANC : il n’au­rait rien pu faire et elle ne tenait pas à ce qu’il en souffre trop. J’ai tou­jours esti­mé qu’il fal­lait trai­ter Mandela comme un cama­rade, même affai­bli, même malade. À mes yeux, il n’est pas une icône, un saint, mais un cama­rade. Je l’ai pris au mot, puis­qu’il avait jadis for­mu­lé ce désir.

Nous avions inter­viewé Angela Davis et elle nous disait que la déi­fi­ca­tion de Mandela avait beau­coup à voir avec notre ima­gi­naire néo­li­bé­ral : l’in­di­vi­du seul, décon­nec­té de sa base col­lec­tive. Qu’en pensez-vous ?

Bien sûr. C’est cer­tain. Les Blancs tenaient à faire de Mandela quel­qu’un de res­pec­table afin de pou­voir trai­ter avec lui : il fal­lait l’ar­ra­cher de son socle natu­rel. Nombre de Blancs, à l’é­poque, pen­saient qu’il pou­vait les défendre et les pro­té­ger des hordes noires. Au moment du chan­ge­ment de pou­voir, 90 % de la popu­la­tion a voté Mandela ! Car ils le voyaient comme un rem­part contre le com­mu­nisme et les incultes noirs, amers, pay­sans et prêts à tuer tout le monde. En pri­son, on l’a iso­lé des autres. Thabo Mbeki, en exil, ne com­pre­nait d’ailleurs pas pour­quoi on insis­tait autant pour libé­rer Mandela : il pen­sait qu’il était un acti­viste par­mi tant d’autres. On s’est ser­vi de Mandela comme d’une figure de proue, d’un mythe. Il incar­nait la noblesse et la digni­té du chef et du guer­rier. Quand on le connaît, on peut dire qu’il ne tenait, en réa­li­té, pas néces­sai­re­ment compte de l’a­vis des autres… Il y avait chez lui, on le sait peu, une dimen­sion royale, féo­dale : une fois qu’il avait pris une déci­sion, il fal­lait suivre.

Comme tous les lea­ders révo­lu­tion­naires. Trotsky et Lénine n’é­taient pas de grands démo­crates, non ?

Bien sûr. La dif­fé­rence, c’est que Mandela avait un sens de l’hu­mour sin­gu­liè­re­ment pous­sé. Il était convi­vial et aimait les gens. Il se sou­ve­nait des noms de tout le monde et res­pec­tait tout le monde, à éga­li­té. Mais il fixait des lignes à ne jamais fran­chir. Ces fac­teurs exté­rieurs et per­son­nels fai­saient qu’il était, dès lors, sépa­ré du groupe. Angela Davis va peut-être un peu vite en besogne en met­tant cela sur le dos du libé­ra­lisme : tout le monde a tou­jours agi ain­si. Y com­pris les révolutionnaires.

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Vous avez écrit dans l’un de vos livres qu’il fau­drait juger Bush, Rumsfeld et Condoleezza Rice comme cri­mi­nels de guerre. Cette idée fort juste passe pour­tant comme pure folie, en Occident — alors que nous pas­sons notre temps à appe­ler à la mort des uns (Fabius et el-Assad) ou à trai­ter de diable les autres (Poutine). Pourquoi un tel décalage ?

Prenez Omar el-Béchir, le pré­sident sou­da­nais. On reproche à l’Afrique du Sud de ne pas avoir vou­lu l’ex­tra­der lors de l’un de ses séjours. Qui demande ça pour Bush, lors­qu’il vient dans un pays ? C’est la real­po­li­tik et les citoyens ne sont abso­lu­ment pas conscients de tout cela. On créé des per­cep­tions (on sous-estime beau­coup la manière dont les médias les forgent), on dia­bo­lise l’autre. Il existe aus­si une bonne part de racisme occul­té, là-dedans. Il est plus com­mode de deman­der à tra­duire un chef d’État afri­cain devant le Tribunal de La Haye que Dick Cheney. Le non-dit est très fort. « Notre » jus­tice est la meilleure : il faut bom­bar­der la Libye et tuer Kadhafi. Qui demande à tuer un cri­mi­nel de guerre fran­çais ? Que Daesh soit aujourd’­hui en Libye, per­sonne ne l’ac­cepte, mais il n’y a aucun pro­blème avec nos types qui se prennent pour des petits Rambo et assas­sinent la nuit tom­bée. La France, dans une vision colo­niale et com­mer­ciale des choses, n’a pas vou­lu tenir compte de la diver­si­té du peuple malien : elle pré­fère envoyer ses troupes et bom­bar­der. C’est hor­rible, vrai­ment hor­rible. Tout ce qu’on nous a racon­té sur l’é­ga­li­té des nations à l’ONU, depuis les luttes d’in­dé­pen­dance, ça ne sert stric­te­ment à rien.

Si vous étiez sur un pla­teau de télé­vi­sion, là, et pas avec nous dans un café, on vous dirait que vous faites l’a­po­lo­gie des dic­ta­teurs en place.

« Il est plus com­mode de deman­der à tra­duire un chef d’État afri­cain devant le Tribunal de La Haye que Dick Cheney. Qui demande à tuer un cri­mi­nel de guerre français ? »

Oui… Je ne porte bien sûr pas Kadhafi dans mon cœur, mais il faut, comme tou­jours, regar­der les choses de près. De beau­coup plus près. Rapprochez-vous. Henri Curiel, mon ancien « men­tor », me disait tou­jours, et je ne l’ai jamais oublié, qu’il faut se rap­pro­cher lors­qu’un pro­blème semble inso­luble. Rien ne rem­place le tou­cher. La tex­ture d’une pro­blé­ma­tique. Kadhafi n’est pas la même per­sonne, sa vie durant. Même dans sa folie des gran­deurs, même lors­qu’il se pre­nait pour le roi de l’Afrique, même dans sa folie pan­afri­ca­niste, il res­tait un libé­ra­teur. On ne peut pas dire le contraire. Mais on veut, rétro­ac­ti­ve­ment, en faire un chien dément qu’il fal­lait abattre à tout prix. El-Assad, c’est pareil. On ne peut plus le voir comme il est mais avec les filtres qui obs­truent nos têtes. L’Histoire n’a jamais été expli­quée, expli­ci­tée. Tant qu’on ne net­toie pas les caves de l’Histoire, on sera contraint de refaire les mêmes conne­ries. On ne les a pas net­toyées ! Il n’y a plus de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Ça n’existe plus ! On ne peut même pas contex­tua­li­ser les Africains qui viennent en Europe par bateaux et errent dans les rues : le contexte a dis­pa­ru. Ce sont des ban­dits, des agres­seurs ! Pourquoi et com­ment viennent-ils ? Tout est per­du de vue.

Vous avez écrit que l’État était indis­pen­sable comme « agent de sta­bi­li­sa­tion », en Afrique, mais, par ailleurs, que l’État-nation n’é­tait pas un cadre viable. Comment gérez-vous cette tension ?

La créa­tion des États afri­cains fut, au moment des indé­pen­dances, un fac­teur de sta­bi­li­sa­tion. Ils ont cap­té les aspi­ra­tions popu­laires. Mais l’Afrique est beau­coup plus tra­vaillée par la créa­tion de fédé­ra­tions régio­nales que par la struc­ture éta­tique, qui est un concept qui lui est his­to­ri­que­ment étran­ger. Les popu­la­tions sont plus mobiles ; les dépla­ce­ments vers les côtes sont pro­fonds, enra­ci­nés. Mais les pays afri­cains sont deve­nus des ter­rains de jeux pour des élites, qui sont elles-mêmes des cour­roies de trans­mis­sion pour des inté­rêts étran­gers. Et ceci n’a plus aucun sens. L’Union afri­caine n’est d’au­cune uti­li­té : elle retarde tout. À qui appar­tient l’Afrique ? Toutes les res­sources essen­tielles appar­tiennent à ceux qui ne sont pas afri­cains (« afri­cains », c’est d’ailleurs une déno­mi­na­tion euro­péenne, les gens sur place ne se pen­saient pas ain­si) ! Qui tient ces États ? Qui pos­sède le Congo ? La ques­tion n’est pas posée. C’est ce que l’on essaie de faire avec l’Institut Gorée. Comment défi­nir la moder­ni­té afri­caine ? Est-elle laïque ou va-t-elle tenir compte des racines reli­gieuses très pro­fondes ? Que dire des croyances pré-mono­théistes ? C’est une réa­li­té, les gens vivent avec. On parle beau­coup d’é­co­lo­gie mais ça s’in­carne, en Afrique : la Nature a tou­jours été là, autour, la mère nour­ri­cière. Nous devons être maîtres de nos des­tins, nous éman­ci­per. La solu­tion n’est pas de reve­nir au sys­tème hié­rar­chique tra­di­tion­nel, où le chef prend les déci­sions ; la socié­té civile doit deve­nir un acteur de pre­mier plan. C’est cela que l’on doit mettre en place.

Grand pro­gramme !

Oui ! (rires) L’Afrique est trop riche, on ne la lais­se­ra pas tran­quille. L’Afrique est ici, elle est par­tout. On ne peut plus la défaire du monde.

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Vous venez de men­tion­ner l’Institut Gorée, que vous avez diri­gé au Sénégal. Comment pré­sen­te­riez-vous ses objectifs ?

C’est une orga­ni­sa­tion de la socié­té civile qui s’en­gage pour pro­mou­voir des pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion et de déve­lop­pe­ment des cultures en Afrique. Nous sommes issus de la socié­té civile et nous sommes prêts à tra­vailler avec, si besoin, des struc­tures éta­tiques, régio­nales ou pri­vées — mais notre légi­ti­mi­té reste, avant tout, la socié­té civile. Tous ceux qui, bien que cli­vés, ne sont pas au pou­voir. Nous sommes alliés avec vingt-sept orga­ni­sa­tions, dans l’es­pace OCDE — dont beau­coup d’or­ga­ni­sa­tions de femmes. Nous sommes très pré­oc­cu­pés par le manque de bonne gou­ver­nance, le manque de for­ma­tion pour assu­rer cette der­nière, le manque de res­pon­sa­bi­li­sa­tion des fonc­tion­naires : nous for­mons beau­coup de mili­tants ; nous tra­vaillons beau­coup sur les causes des conflits ; nous étu­dions l’im­por­tance des médias et leur cor­rup­tion. Nous sommes très impli­qués au niveau du déve­lop­pe­ment local.

Et pour­quoi ne pas entrer dans la poli­tique, struc­tu­rés en parti ?

« Nous vou­lons créer des contre-espaces et non pas prendre le pou­voir — c’est la seule façon, pour nous, de peser et de par­ler sans démagogie. »

Dans nos régions, tous les par­tis sont, sans excep­tion, idéo­lo­gi­que­ment très mar­qués. Nous le sommes, mais de façon impli­cite, car nous ne sommes pas homo­gènes : cer­tains sont pan­afri­cains, d’autres mar­xistes, d’autres plus libé­raux. Nous avons des débats internes mais notre but n’est pas là. Nous savons que la trans­for­ma­tion de l’Afrique ne vien­dra pas des par­tis. Les élus puisent dans la socié­té civile puis ils les retournent : la solu­tion n’est pas là. Nous ne vou­lons pas accen­tuer les cli­vages et nous cher­chons en per­ma­nence à trou­ver un équi­libre, sans être sec­taires. Je ne crois pas aux élec­tions, c’est un leurre (à part peut-être dans un pays stable comme le Botswana) — je parle en mon nom per­son­nel car des cama­rades ne par­tagent pas cet avis. Les élec­tions per­mettent seule­ment à une clique de s’emparer du pou­voir ; elles sont sou­vent un fac­teur de vio­lences plus que d’a­pai­se­ment. Nous vou­lons créer des contre-espaces et non pas prendre le pou­voir — c’est la seule façon, pour nous, de peser et de par­ler sans démagogie.

Parlons un peu de la langue. Celle des anciennes colo­nies domine (fran­çais, anglais, por­tu­gais). Le dis­cours de Ngugi wa Thiong’o, qui en appelle à reve­nir aux langues mater­nelles (le gikuyu, pour sa part), parle-t-il aux jeunes auteurs, penseurs ?

Je ne crois pas, non. Il porte un dis­cours pur, dur, très peu pol­lué. Mais il enseigne loin de l’Afrique depuis des années. Au Sénégal, Senghor avait créé l’Université des Mutants, avec Garaudy (quand il était encore com­mu­niste…) : ils tenaient à pla­cer, en un même endroit, des élé­ments de cultures très dif­fé­rentes, anciens et modernes, afin, confron­tés ensemble, de créer une civi­li­sa­tion à même de répondre aux besoins actuels. La confron­ta­tion entre une tra­di­tion mâti­née d’é­lans révo­lu­tion­naires et une culture métis­sée nour­rie de réfé­rents exté­rieurs au conti­nent (les Lumières, le moder­nisme et la décons­truc­tion) peut-elle, ins­crite dans un cadre à construire, faire muta­tion ? Mandela aurait vou­lu ça. Créer une nou­velle nation, avec des élé­ments aus­si divers et variés. Est-ce pos­sible ? Quoi qu’il en soit, cer­taines des langues afri­caines sont plus aptes à être uti­li­sées que d’autres : le swa­hi­li et le haous­sa, par exemple, sont de très grandes langues, que l’on peut employer en méde­cine, en droit, en sciences humaines. L’afrikaans éga­le­ment (on peut sans peine abor­der, avec, des ques­tions liées au nucléaire ou à l’es­pace) — même si on le laisse péri­cli­ter. Ce qu’il faut creu­ser, c’est la volon­té de remettre en ques­tion, d’être conscient et d’a­van­cer tout en sachant d’où l’on vient, avec des racines réelles. Il faut tra­vailler en même temps sur les concepts et sur soi-même. Il faut lais­ser éclore la digni­té de la diver­si­té. Il y a un Français, au début du XXe siècle, qui redou­tait ter­ri­ble­ment la perte du Divers.

Victor Segalen ?

Oui, c’é­tait un explo­ra­teur. Bien des mal­heurs que nous vivons, dans nos socié­tés homo­gé­néi­sées par la consom­ma­tion, résident dans la perte du Divers. La perte de la tex­ture des choses.

Le poète que vous êtes a décla­ré, un jour, que la poé­sie était plus à même de dire la vie réelle que les his­to­riens et les hommes poli­tiques. Comment cela ?

« Le poème ne conforte pas ce que l’on connaît et sait déjà, en cela il trans­gresse ; il va là où l’on est mal à l’aise. La poé­sie, c’est don­ner sens, c’est rendre inconfortable. »

Les poètes sont dému­nis de tout pou­voir. Les enjeux (éco­no­miques, etc.) sont tel­le­ment ridi­cules qu’on ne peut pas vivre de la poé­sie ni faire la révo­lu­tion avec. Bob Dylan plai­san­tait en disant que ce ne sont pas les poètes qui font la révo­lu­tion mais la révo­lu­tion qui fait les poètes ! La poé­sie, par nature, n’a pas à se sou­cier des com­pro­mis — en cela elle est sans doute plus « révo­lu­tion­naire » que la prose. Bien sûr, on veut être com­pris ; bien sûr, on cherche à pro­duire du sens. Mais on est conscient de s’ins­crire dans une très grande tra­di­tion, par­tout à tra­vers le monde, qui n’a pas bou­gé depuis l’Antiquité. La néces­si­té d’in­can­ta­tion, d’exor­cisme, de musi­ca­li­té et d’in­te­rac­tion avec l’autre : tout ceci n’a pas chan­gé. La prose, comme la poli­tique, peut mani­pu­ler davan­tage puis­qu’elle ratisse large : c’est le nombre qui compte ! Enfin, pas toutes… James Joyce ne gagne pas les masses. Je dis ceci sans mépris pour la prose : il y a une néces­si­té, pour l’hu­main, de se racon­ter, de s’in­ven­ter, de se pro­je­ter, de narrer.

Alain Badiou écrit que la poé­sie est « une pen­sée qui ne pro­duit pas de connais­sance » ; ça vous ins­pire quoi ?

C’est une belle for­mule ! La poé­sie n’est pas l’in­for­ma­tion. It’s not news. On n’an­nonce rien. On touche au sens pro­fond et exis­ten­tiel de soi, mais ce n’est pas for­cé­ment trans­mis­sible — même si, pour moi, un poème n’existe que dans la mesure où le lec­teur en fait par­tie lors­qu’il s’en empare. Le poème, c’est le lec­teur. Le lec­teur s’en sai­sit, s’y inves­tit, et c’est seule­ment là que le poème trouve une exis­tence. Le poème ne conforte pas ce que l’on connaît et sait déjà, en cela il trans­gresse ; il va là où l’on est mal à l’aise. La poé­sie, c’est don­ner sens, c’est rendre inconfortable.

breytenbach

Dans votre Confession véri­dique d’un ter­ro­riste albi­nos, vous vous décri­viez comme « un type naïf » et, bien plus récem­ment, dans Le Monde du milieu, comme un « vieux et bête » : vous n’êtes jamais tendre avec vous !

Naïf, oui… Il faut recon­naître ses fai­blesses. Je n’é­tais pas prêt, et ne le suis tou­jours pas, à faire tous les com­pro­mis pos­sibles, pas prêt à me dur­cir suf­fi­sam­ment : lorsque l’on avance dans la poli­tique, c’est naïf, non ? Je ne suis pas prêt à aller tuer l’autre, l’ad­ver­saire — et dans le contexte de l’a­par­theid, c’é­tait une posi­tion naïve. Il fal­lait faire quoi ? Attendre que l’autre devienne assez civi­li­sé pour pou­voir par­ler d’é­gal à égal ? Disons, plus que naïf, peut-être : je n’é­tais pas très pra­tique. Quant à « vieux et bête », ma foi, ça parle tout seul ! (rires)


Photographies de Stéphane Burlot, pour Ballast.


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