Texte inédit pour le site de Ballast
Nous avions publié l’année de notre création le manifeste « Poésie, anarchie et désir » ; l’auteure, poète et essayiste, ajoute un second volet après relecture, l’été dernier, d’un autre texte, « La fonction poétique » de Christian Erwin Andersen. À mi-chemin de l’introspection et de l’hallucination. À la recherche, dit-elle, de la place de l’imaginaire dans la vie poétique, c’est-à-dire la vie tout court, en plus intense, plus intègre et, pour tout dire, plus anarchiste. ☰ Par Adeline Baldacchino
Y a‑t-il une heure, un espace pour la création pure ?
Devons-nous nous résigner interminablement à n’être que les hérauts et les exégètes soumis de l’infiniment reproductible ? Lire, lire, lire puis régurgiter : redire les mêmes histoires, synthétiser les mêmes pensées, déclamer les mêmes vers autrement rengorgés dans leur parure de paon.
Quelle est la mesure de l’imaginaire ? Admettra-t-on un jour qu’il ne soit régulé que par l’absence de mesure ? Je veux dire cette ambition folle, et proprement démiurgique, de ne plus aller chercher ce qui fut fait avant nous, pour au contraire prétendre tout réinventer. Dire « je », comme si l’on surgissait du néant, plutôt que de dire « nous » au fil d’une dissertation. Dire que l’on recommence tout, à chaque instant : la folie du désir, l’épopée de la gestation, l’infini de l’accouchement.
« Je » donne au monde quelque chose qui n’y était pas. Ne serait-ce que ma voix, les mots qu’elle engendre quand elle joue à saute-moutons avec le sens. « Je » supporte de n’être qu’une passante, qui bientôt sera passée. « Je » tente au moins d’avoir été unique, sinon quoi ? Tous les moutons seraient blancs dans la grande bergerie du temps ? Sûrement pas.
« Si j’oublie, c’est pour devenir. Si je t’aime, c’est pour vivre. Si j’écris, c’est pour survivre. »
La poésie ne serait que cela : cet instant par lequel toute la mémoire admet de se taire, pour laisser place au jaillissement. De l’image. De l’éclair. La collision, la collusion. Ça ne renonce ni aux traces ni aux souvenirs. Ça n’abandonne rien ni personne en route. Mais ça recommence. La poésie comme l’amour — assume tout ce qui fut, mais décrète que rien ne vaut plus que ce qui sera. Si j’oublie, c’est pour devenir. Si je t’aime, c’est pour vivre. Si j’écris, c’est pour survivre.
Camus l’a vu à Tipasa, sur la côte algérienne, quand le soleil caressait la pierre et son corps. Il l’a deviné dans les reflets d’or de la lumière dévorée par la mer. « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Rien d’autre.
La voyez-vous, là, qui vous guette, l’anarchie aux yeux de louve : an / arkhê ? Sans principe. Sans prince donc. Et sans origine non plus. Vivante, de toute l’absence de ce qui la figerait dans l’unité d’une règle. Parce qu’illimitée, illimitante. Autant prendre la jouissance aux filets de la raison !
La poésie ne serait que cela : cette manière qu’a le langage de se dégager de tout ce qui prétend l’enserrer, le corseter, le caparaçonner. Peau franche et fraîche et fragile du mollusque à vif — bernard l’hermite de l’âme quand elle se dégage de sa coquille. J’ai toujours eu un faible pour les pagures — embranchement des arthropodes, sous-embranchement des crustacés. Suivez-moi : le bernard l’hermite, cinq paires de pattes dont la première terminée par deux pinces, comme les crabes. Il se trouve toujours un abri : coquillage abandonné, morceau de bambou, vieille éponge de mer. Il y a les bernard l’hermite terrestres qu’on appelle aussi crabes de cocotiers, les gauchers et les droitiers, les abyssaux et les tubicoles. Ils passent d’une coquille à l’autre, adaptée à leur taille et à leur croissance, laissant derrière eux leur maison vide.
[Mark Rothko]
Je dis ici que l’âme est la chair. Je ne prétends pas que l’âme habite le corps comme le bernard l’hermite sa coquille. Non, l’âme est dans la pince qui est dans le corps. La coquille n’est que le masque. La poésie ne serait que cela : le javelot qui s’infiltre dans la faille du masque et perce le casque et détraque le samouraï, le chevalier, le justicier — en un mot, le comédien qui nous protège. Et cette lame forgée qui s’enfonce dans la béance, par où pénètre l’odeur de la mer jusque dans la coque confortable où s’endormait le bernard l’hermite. Et ce sursaut de vie qui le prend quand il faut résister. Quand il faut affronter. La lumière. C’est-à-dire : ne plus s’abriter derrière la mesure.
Alors, on peut assister à ce phénomène extraordinaire. L’invention, à partir de ce que l’on croit n’être rien mais qui n’est que la poussière dispersée de tout, l’invention d’une nouvelle coquille. La nacre envahit ma paume ouverte et la recouvre de cette blancheur irisée d’où naissent les perles. Je m’enfonce dans le sable, m’offre à la torpeur tropicale des alizés. Je me laisse faire.
« Les bunkers sont pleins, mais on vient de briser les murs. Il reste, sur des plages blanches étirées contre l’horizon, des ruines et des racines. »
Je dis ici que la chair est l’âme. Quand la première tremble, la seconde bascule. Je regarde ma peau se cuivrer. Qui est cuire sous les astres. Par où l’on se désastre — sortir de l’axe de soi-même, se déplacer un peu, chavirer, puis retrouver une autre barque. Un abri. La paix.
Quand je suis de nacre et de cuivre.
Quand j’ose l’oubli de tout. Les caresses remplacent les horloges. La peur dément les communiqués officiels de la panique intérieure. Les bunkers sont pleins, mais on vient de briser les murs. Il reste, sur des plages blanches étirées contre l’horizon, des ruines et des racines. Je repousse entre elles, comme lianes vers le ciel.
La poésie ne serait que cela : cette interminable faculté de chasser l’ombre d’où qu’elle nous vienne. Juteuse et mirobolante obscurité dont l’imaginaire suce toute la terreur pour s’en nourrir. Et puis fabrique des monstres gentils.
*
Voici dès lors la première des tentations. Tout recommencer. Rien à zéro. Toujours en surplus.
Comprendre, aussi. Dans l’épaisseur oblique de la parole, quand on se demande : « Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » Justement. Bonne question. Si tu te la poses, il y a deux réponses possibles : soit on t’enfume, pour mieux te mépriser. Soit on te bouscule, pour mieux t’aimer — en te forçant à regarder là où tu ne savais même pas qu’il y avait quelque chose à voir. Dans la banalité des mots mous qui ne servent plus à rien. Sous les pas d’un cheval que tu prenais pour un champion, quand c’était un vrai laboureur. Tu lui demandais de sauter sans cesse des obstacles débiles, alors qu’il voulait lever son chanfrein vers la lune. Et quand tu comprends que tu peux le monter à cru, que tu peux galoper dans le monde avec lui, quand ta nuque se raidit, quand des gouttes de sueur sur ton front… — c’est là, quand tu te dis : « Mais alors, serais-je vraiment libre ? »
Mais oui, de te lever et de partir. De vivre et de survivre. D’aimer et d’écrire.
[Mark Rothko]
Ça a toujours déjà commencé — souviens-toi, an / arkhê, même quand tu attendais qu’on te désigne un commencement des choses, un big bang, un big brother, un grand roi du monde, un dieu pour te guider, même quand tu espérais tout cela qui n’arrivera pas, bien avant, ça avait déjà commencé. Ta liberté de cheminer, parmi les décombres de la langue, ce qu’il te reste de l’évidence, quand tu fermes les yeux, la douceur sous ta main de cette peau qui n’est peut-être plus tout à fait la tienne, ça a déjà commencé, là, ta liberté.
Je te vois venir, pourtant. Tout a déjà été écrit. Tout a déjà été vécu. La belle absurdité t’assomme. Tu serais plutôt branché sur L’Inconvénient d’être né de Cioran, ce matin. Tu n’y crois pas beaucoup, au slogan de Giono, Que ma joie demeure. Pourtant, c’est Giono qui avait un père cordonnier et anarchiste. Ça doit bien l’avoir aidé à lire. Puis à écrire.
Je sens que tu n’es pas encore convaincu. Tu te sens prédéterminé, tout le temps et partout. Libre, et puis quoi encore. La folle plaisanterie. La grande question te ronge. Elle te trotte dans la tête, la parabole de Spinoza sur la pierre. Rappelle-toi. La Lettre à Schuller : « Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. » Là, tu es pris au piège.
« Pourtant, c’est Giono qui avait un père cordonnier et anarchiste. Ça doit bien l’avoir aidé à lire. Puis à écrire. »
Je te vois venir : tu penses que tu es une pierre qu’on a lancée dans l’espace ; que si tu te crois libre, c’est parce que tu ne sais pas encore quelle est ta trajectoire, bien qu’elle ne dépende pas du tout de toi. Tu penses que ta seule liberté, c’est d’embrasser ton destin. Si tu l’acceptes, tu te sentiras moins berné. Mais tu es pris au piège, quand même.
Et là, je resurgis, avec ma poésie. Parce que la grande question m’a rongée, moi aussi. J’aime les souris. Sur nos épaules, une cabale de rongeurs en goguette. Sourions-leur, ils seront nos amis.
Voilà, je te l’avoue simplement : je n’en sais rien. Je ne sais rien de ta liberté ni de sa trajectoire. Je ne sais pas si tu peux l’infléchir ou la contrôler. Je ne sais pas si tu es une pierre ou un funambule. Je ne sais pas si tu danses ou si tu tombes. Il n’y a pas de maître de la mémoire.
Ce que j’essaie de dire, c’est que ça n’a pas beaucoup d’importance. La beauté de l’affaire, c’est que nul n’en sait rien, ni le philosophe qui fait l’amour avec la vérité ni le romancier qui lui fait des enfants. Le poète tolère de ne pas savoir.
La poésie ne serait que cela : cette implacable propension à la magie qui hante les mortels. Parmi les meilleurs tours que nous puissions nous jouer à nous-mêmes, il y a le tour de la liberté. Croire que l’on peut tout recommencer. Rien à zéro. Toujours en surplus.
Je n’oublie pas — je surmonte, je digère, je forge. À nouveau. Tu m’entends crier : « Encore ! »
L’ouroboros, serpent qui se mord la queue. L’Éternel retour, intuition de Zarathoustra. Je tourne en rond ? Pas tant que ça. À chaque tour de manège, je change de monture. Ce serait le secret. Je suis dans la voiture des pompiers, dans la cabine de l’avion ; je suis Cléopâtre et je suis Lou Andréas-Salomé ; je suis Madame Bovary mais je suis Lady Chatterley. Je change sans cesse de coquille. L’âme est toujours dans la chair. Avec des mots, je me fabrique des rêves.
Regarde, je suis de nacre et de cuivre.
[Mark Rothko]
*
Alors, certes, il se pourrait que je n’aie pas tout à fait répondu à ma première question. Y a‑t-il une heure, un espace pour la création pure ?
La poésie est impure. Je crois que Neruda l’a suffisament dit. « Una poesía impura como traje, como un cuerpo, con manchas de nutrición, y actitudes vergonzosas, con arrugas, observaciones, sueños, vigilia, profecías, declaraciones de amor y de odio, bestias, sacudidas, idilios, creencias políticas, negaciones, dudas, afirmaciones, impuestos1. »
Elle est impure, parce qu’elle fraie avec toutes les humeurs de l’âme et du corps ; avec toutes les émanations du passé et de l’avenir. Dès qu’elle cesse de s’ouvrir pour tout accueillir, elle dépérit. Je ne conçois pas de poésie parfaite qui ne soit poésie morte. Il n’y a pas de joie parfaite. Mais il y a de la joie.
Dès lors, que serait la création pure ? Un abus de langage. Un abus heureux de langage, comme une lente ivresse au crépuscule. La création pure, c’est la confusion qui se recompose, le délitement jubilatoire, le vol innocent. Car il est vrai que tout a déjà été écrit. Que tout a déjà été vécu. Mais pas par toi.
« Le poète fricote avec la langue. Le romancier fricote avec les contes. Les deux se racontent des histoires (pas l’Histoire). »
Ce que tu dis, quand tu inventes ta vie, ton langage et ta coquille, c’est que tu veux bien recommencer. Que tu veux bien tout oublier, même l’essentiel, sans quoi tu ne décollerais pas du marais de ton enfance. Que tu veux bien laisser aller dans le noir les barques que tu ne peux retenir. Sur le Styx, les morts naviguent. Et tu les rejoindras un jour. D’ici là, tu longes la rive. Et peut-être pourras-tu danser enfin sur le fil tendu tout au long de la berge. Avant de traverser.
Ce que tu dis, quand tu parles d’anarchie, d’an /arkhê, c’est que, s’il y eut un commencement, tu n’en sais plus rien, toi. Tu peux donc l’imaginer. Tu en as le droit. Les arbres peuvent pousser à l’envers, leurs troncs sont phosphorescents, leur feuillage scintille : si tu veux. Tu en as le droit. Tu ne demandes à personne de te croire.
Surtout pas ! Les historiens sont faits pour être crus, ou du moins : discutés, contestés, testés, mis à l’épreuve et finalement, jugés. Les historiens ne peuvent inventer des forêts et des géants, des songes et des feux follets. Les historiens s’occupent de la vérité, des teintes qu’elle prend à mesure que passe le temps et que meurent les hommes.
Seulement, si tu n’es pas historien, tu peux être poète. Et même, mais c’est un pas de côté, un pas tout autre, qui ne va pas de soi : romancier. Tout poète n’est pas romancier. Tout romancier n’est pas poète. Le poète fricote avec la langue. Le romancier fricote avec les contes. Les deux se racontent des histoires (pas l’Histoire). Je rêve d’un qui serait l’Autre et de l’Autre comme l’un, indéfectiblement liés. Borges : « Je crois qu’un jour le poète sera de nouveau le créateur, le faiseur au sens antique. J’entends qu’il sera celui qui dit une histoire et qui la chante2. »
Et les deux passent leur temps à fréquenter ce dont les historiens se méfient plus que de tout — la citadelle de l’imagination. Quand les deux s’y mettent, poète et romancier, elle est imprenable. Il y a bien des philosophes qui tentent de monter à l’assaut. Ils s’y font prendre. On les retrouve allongés dans le lit de Cléopâtre (ou serait-ce de Lou ?). Ils s’enfuient dès qu’elle tourne la tête. Et puis reviennent, nuitamment, par la fenêtre.
[Mark Rothko]
La création pure est une farce qui tourne bien. Comme la vie elle-même quand on se résout à y jouer. Rideau de fumée, bonbon chocolaté. Divertissement pur, mais nul ne s’en prive sans dommage. Le poète ne sait pas si les fées existent, alors il leur parle. Le romancier non plus — il ne lui reste plus qu’à les inscrire dans l’entre-pages du monde, comme on dit l’entre-jambes des fées…
La poésie comme l’amour, on y revient toujours — fabrique du feu avec des braises, du rhum ambré avec du sucre de canne, la part des anges avec des membres bien durs. Et le sang qui fume dans la poitrine et le cœur qui se désensable ou se désassemble, et l’âme à vif qui chemine dans la pince droite, la plus agile.
Y a‑t-il une heure, un espace pour la création pure ?
Oui, un fragment d’espace-temps, miette cosmique pour les grands vivants : juste à l’heure où le bernard l’hermite, âme et chair confondues, s’extirpe de sa coquille puis progresse de quelques pas rampés vers sa prochaine demeure. Il n’est pas mort. Il n’est plus tout à fait lui-même. Il n’est pas encore un autre. Il devient, s’efforce et s’invente. Il est celui qui sera. Sur le trajet, tout peut se passer.
Regarde, je me couvre de nacre et de cuivre et je t’attends.
Illustrations de bannière et de vignette : Mark Rothko
- « Une poésie impure comme un vêtement, comme un corps, montrant des tâches d’aliments, avec des comportements blâmables, des rides, des observations, des rêves, des veilles, des prophéties, des déclarations d’amour et de haine, des incongruités, des chocs, des idylles, des opinions politiques, des refus, des doutes, des affirmations, des impositions. » Traduction par Claude Couffon, texte repris dans Né pour naître, Gallimard, L’Imaginaire.↑
- Dans L’Art de poésie, Gallimard, Arcades.↑
REBONDS
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