À l’Hôtel des morts choisies


Texte paru dans le n° 1 de la revue Ballast (novembre 2014)

S’en aller dans les Ardennes pour affron­ter Arthur Rimbaud en duel ? C’est en tout cas ce qu’i­ma­gine, dans cette nou­velle, le poète Tristan Cabral. Fils d’une Française et d’un mili­taire alle­mand, voya­geur et ancien pro­fes­seur de phi­lo­so­phie, l’au­teur fut incar­cé­ré, en 1976, pour « par­ti­ci­pa­tion à une entre­prise de démo­ra­li­sa­tion de l’armée fran­çaise ». Membre de la Quatrième Internationale, il s’a­vance, lorsque la ques­tion lui est posée, comme mar­xiste liber­taire. ☰ Par Tristan Cabral


Ça y est.

J’y suis. C’est le matin. Il fait très froid. J’ai par­cou­ru 700 kilo­mètres dans la nuit. Nous sommes le 15 décembre 1999. Nous sommes à Charleville-Mézières. Dans les Ardennes bleues. J’y suis venu pour mou­rir. Pour être tué par Arthur Rimbaud. Je suis venu en Rover noire, imma­tri­cu­lée au Vatican. Elle a des rideaux noirs aux fenêtres et un tableau de bord en bois de rose. Depuis le Cap Ferret, j’ai rou­lé toute la nuit. Ma déci­sion est prise : je serai tué en duel par Jean-Arthur Rimbaud. Je ne sais ni où, ni quand. Mais je trou­ve­rai. J’ai dans la poche le Rimbaud bleu de poche, 498, 1960. Tout au long de la route, j’ai écou­té Ferré et sur­tout « Les poètes de sept ans ». J’avais hâte de « pres­sen­tir vio­lem­ment la voile »… J’attendais le jour où je pour­rai ren­con­trer Arthur sur le pré. J’attendais aus­si de « deve­nir un méchant fou » et je me répé­tais « c’est cette époque qui a sombré ».

J’erre dans Charleville. Je des­cends les Promenades, place Ducale, et je revois le kiosque. Au bord de la Meuse, je cherche les frais cres­sons bleus. « Les pauvres à l’Église » me suivent. En mar­chant, je me récite « À la musique », « Les Effarés ». Sans oublier « Roman ». Je n’ai plus dix-sept ans mais je ne suis tou­jours pas sérieux. Loué jusqu’à la mort ! Mon poème pré­fé­ré, c’est « Larme ». Je n’arrête pas de me dire : « Dire que je n’ai pas eu sou­ci de boire ! »…

Dans les envi­rons, j’ai vu la ferme des Cuif, à Roche, où Arthur revint avec la jambe cou­pée. Isabelle le veillait. Près d’une fon­taine, le jeune sol­dat est tou­jours là, avec ses deux trous rouges au côté droit. À son Musée, j’ai vu son visage par Carjat, ses prix d’excellence en latin et en grec et ses grandes figures murales par Ernest Pignon-Ernest. Même une valise pleine d’étoffes d’Abyssinie et un appa­reil pho­to 4x4. J’ai pu lire l’original de la lettre du 2 novembre 1870, à Georges Izambard. J’ai tou­jours sur moi sa der­nière pho­to en Éthiopie. Je com­men­çais à croire que je ne ren­con­tre­rai jamais Rimbaud quand une annonce étrange, parue dans le jour­nal, a atti­ré mon atten­tion. Elle disait : « À l’Hôtel des morts choi­sies — toute dis­cré­tion assu­rée ; pour tout contact faites le .….….. Je m’appelle Michel Verlaine… » Je télé­pho­nai immé­dia­te­ment. Et je pris ren­dez-vous pour le len­de­main matin.

Le len­de­main matin, je suis devant la porte en fer de cet hôtel mys­té­rieux, à l’enseigne Morts Choisies. À tra­vers le feuillage, je dis­tingue un vieux manoir à cré­neaux, comme beau­coup dans les Ardennes. Je sonne. Je donne mon nom. Je suis atten­du. Le por­tail s’ouvre. Un nain, tout de velours noir vêtu, prend mon bagage. Presque rien. Nous pas­sons entre de grands chiens noirs.

Certainement des lévriers. À un autre nain, lui aus­si tout de velours noir vêtu, et qui s’apprête à aller garer ma Rover, je lance : « Veuillez s’il vous plaît lais­ser les clefs sur le tableau de bord en bois de rose. » Un homme en noir, très grand, osseux, à tête d’oiseau, me conduit à ma chambre dans une aile du châ­teau. De là, on voit une cour car­rée et le grand esca­lier qui y conduit. Du haut de l’escalier, je peux tout voir. Une forêt très dense entoure le châ­teau, à perte de vue. Des san­gliers tout noirs viennent sou­vent tout près des manoirs. À peine suis-je entré dans ma chambre que l’homme en noir revient. Ce doit être le Grand Ordonnateur. Trois autres chambres sont occu­pées. Nous conve­nons ensemble du scé­na­rio de ma mort ain­si que du mon­tant de cet étrange ser­vice. Il ins­crit tout dans un grand livre et me dit, avant de se reti­rer, que les morts auront lieu le 24 décembre. En atte­nant, il m’invite à par­cou­rir le parc et à voir la grande biblio­thèque. Il y a aus­si un petit salon bleu et une salle d’armes, tou­jours ouverte. Le petit déjeu­ner est à 7 heures, le déjeu­ner à 12h30, le dîner à 20 heures.

Comme il est encore tôt, je sors. Je tra­verse les sagnes et j’écoute les cor­beaux déli­cieux. Tout en mar­chant, je me récite tout haut : « L’eau des bois se per­dait sur des sables vierges / Le vent, du ciel, jetait des gla­çons aux mares »… En ren­trant de mes errances, je vais à la salle de musique et je joue « Appassionata »…

Le 24 décembre arrive.

Je n’ai pas peur. En tant que qua­trième mort, j’assiste aux trois pre­mières mises à mort, du haut de la gale­rie. Je vois tout ce qui se passe dans la cour intérieure.

Le pre­mier mort arrive. En bas, il y a une bai­gnoire sur pieds avec un homme dedans. Il a une che­mise blanche à manches larges et il écrit avec une plume. Une jeune femme s’approche, vêtue comme une fille de la cam­pagne. C’est Charlotte Corday. Elle plonge par trois fois un cou­teau dans le cœur de l’Ami du Peuple. Qui ne crie pas. L’eau rou­git. Quelques secondes après, les ouvriers funèbres arrivent. Ils véri­fient la mort et emportent rapi­de­ment la bai­gnoire. Un bras pend. On voit très bien la plume. Exactement comme sur le tableau de David. Je n’ai pas vrai­ment peur. J’aimais beau­coup Charlotte Corday.

Et la deuxième mort arrive. Un car­rosse arrive len­te­ment. Tiré par deux che­vaux. Il porte les armes de la famille impé­riale russe. Un homme habillé en tsar est seul à l’intérieur. Soudain, trois femmes entourent le car­rosse. Elles sont en tenues de bal, comme à Saint-Pétersbourg. Il doit s’agir d’Alexandra Kollontaï, de Véra Figner et d’Anastasia Philippovna. Elles tirent sur le tsar qui s’effondre. Les ouvriers funèbres fouettent le car­rosse qui dis­pa­raît très vite sous le porche. Il emporte Alexandre II

Je com­mence à avoir peur.

Pour la troi­sième mort, deux hommes s’avancent, en tenues de soi­rée, deux musi­ciens. Pour un duel au vio­lon­celle. Je ne sais pas lequel des deux doit mou­rir. Le concert com­mence. Ils jouent sans s’arrêter le même concer­to : celui de Dvořák. Soudain, l’un des deux tombe, c’est Schumann. Il a reçu en plein cœur la hui­tième note, celle qui tue, celle qu’on ne joue jamais. J’aurais pré­fé­ré que ce soit Schubert. Mais com­ment Schubert pou­vait-il connaître la note inter­dite ? Je ne l’avais jamais entendue.

Enfin ce fut à moi ! Je suis le qua­trième mort. J’ai envie de m’enfuir. J’ai de plus en plus peur. Je des­cends l’escalier. J’ai une grande che­mise blanche.

Pourvu que Rimbaud me vise droit au cœur…

En bas de l’escalier, au milieu de la cour, un ouvrier funèbre nous pré­sente la boîte noire avec deux pis­to­lets à l’intérieur. Le noir est char­gé. Rimbaud le prend. Il est habillé comme à Bruxelles, en 1873. Le pis­to­let blanc n’est pas char­gé. Comme conve­nu, je le prends. Nous comp­tons ensuite soixante-dix pas et nous nous retour­nons. Au signal des nains, Rimbaud tire. Il me touche au-des­sus du cœur. Mon sang coule. Je réa­lise alors que je vais mou­rir, et avant que Rimbaud ne tire une deuxième fois, je cours en hur­lant jusqu’à ma Rover. Je tra­verse le parc en trombe. Je ren­verse le por­tail et je pars à toute vitesse dans la direc­tion du Cap Ferret. Deux motos se lancent à ma pour­suite. Les nains les conduisent. Un mort ne doit pas sor­tir de l’Hôtel, il pour­rait tout raconter.

J’accède à l’autoroute du Sud. Les motos dis­pa­raissent au loin­tain. J’ai main­te­nant déci­dé d’en finir en haute mer. J’arrive au Cap Ferret. C’est le petit matin, c’est le 25 décembre. Je suis épui­sé. Je saigne. La marée monte. Face à la mer, je laisse la Rover, pleins phares face au large. Je mets les poèmes de Rimbaud par Léo Ferré, à fond sur la sté­réo et j’entre dans les bri­sants. Je saigne de plus en plus. Je nage dans le che­min des phares. Peu à peu la côte s’éloigne. Je sens que je vais dis­pa­raître. Sombrer n’est pas chose facile. On résiste. Le poète de sept ans m’aura accom­pa­gné jusqu’au fond de la mer.

J’ai fina­le­ment été repê­ché par une vedette des Sauveteurs Bretons, aler­tée par les phares tout allu­més de la Rover. Le len­de­main la presse a par­lé du fou de Noël. J’avais lais­sé sur la sté­réo le Concerto pour pia­no de Schumann, par Martha Argerich.

Plus tard, j’ai fait par­ve­nir ce récit à Madame Cuif-Berrichon, l’arrière-petite-nièce de Rimbaud.

Je ne suis jamais reve­nu à l’Hôtel des Morts Choisies


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REBONDS

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Tristan Cabral

Poète né le 29 février 1944. Son premier ouvrage, « Ouvrez le feu ! », a paru dans les années 1970.

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