Faut-il attendre la mort des poètes pour les lire enfin ? Tristan Cabral publie, loin des lumières éditoriales, depuis plus de quatre décennies. Une vingtaine d’ouvrages à ce jour pour cet homme né en 1944 d’une Française et d’un militaire allemand ; il fut pasteur, professeur de philosophie, détenu, voyageur et interné. Son fil rouge ? Rendre « la parole à des gens qui étaient réduits au silence ». On le croise en Irak, en Turquie, en Palestine ou en Amérique latine — avec dans sa sacoche, toujours, une édition bon marché de Rimbaud (numéro 498). Incarcéré quelques mois sur le sol français, en 1976, le poète se réclame de la Révolution : celle qu’il attend depuis demain.
Dans JULIETTE ou le chemin des immortelles, vous faites remonter votre vocation de poète à la lecture d’un poème de Rimbaud, « Les Effarés ». Tout part vraiment de là ?
C’est bien de commencer par ça. Mais, antérieurement, je dois dire que j’ai vécu dans une maison du silence. On parlait très peu. J’étais fasciné par les quelques mots qui circulaient. Et le choc, oui, ça a été un instituteur merveilleux, qui recopiait des poèmes entre midi et deux, avec une superbe écriture, comme autrefois les instits. Et une fois — j’avais huit ans —, j’ai vu « Les Effarés ». Je me suis dit que ça m’était adressé et je me suis mis à pleurer. Il est venu me voir pour me demander ce que j’avais et je lui ai répondu : « Merci pour les mots. » Et j’ai découvert que toute la vie était dans les mots, qu’il fallait les aimer et les rechercher partout où ils étaient. C’est là que j’ai été piller, si l’on peut dire, l’armoire de livres où il y avait un peu de tout, y compris, je me rappelle, Le Génie du christianisme de Chateaubriand ! J’ai alors compris — et d’autres que moi pourraient bien sûr dire la même chose, à commencer par Mallarmé — que toute la vie doit finir dans un livre. Les mots m’ont sauvé la vie ! Mais ce n’est pas du tout original ce que je vous dis là.
Vous avez, bien plus tard, enseigné la philosophie. La langue poétique s’est-elle imposée, pour vos écrits, comme une évidence ?
« Je n’ai jamais séparé la philosophie du travail poétique. Ceux qui l’ont fait, comme Sartre, ont dit un peu n’importe quoi. »
Je n’ai jamais séparé la philosophie du travail poétique. Ceux qui l’ont fait, comme Sartre, ont dit un peu n’importe quoi. Il m’a semblé qu’il n’y avait pas de contradictions entre Breton et Marx, que tout cela allait ensemble. La philosophie arrive tard, alors que la poésie était là, elle est sans âge. Elle ne vous quitte jamais alors qu’on peut se séparer plus facilement de la philosophie car elle est plus arbitraire : dans un poème, rien n’est arbitraire. Il n’y a que de l’essentiel — Bergson l’avait très bien compris. Il n’y a pas de mensonge possible avec la poésie : chaque mot compte. En philosophie, on peut raconter beaucoup de choses, se contredire souvent, mais on n’imagine pas ajouter un mot à Une saison en Enfer ou aux textes de Michaux. Les poèmes, en eux-mêmes, sont absolus — ce qui arrive très rarement chez les philosophes, qui sont beaucoup plus malhonnêtes, à certains égards !
Vous êtes le fruit d’une union qu’il fallait taire. Vous avez fait savoir que vous vouliez être « innommable ». D’où votre changement de nom ?
Je suis né d’une histoire d’amour entre ma mère, française, et un officier allemand. Les enfants s’aperçoivent de tout — ça aussi, c’est une banalité —, et je me suis aperçu que ma mère et l’homme avec qui elle vivait ne s’aimaient pas. J’avais été inscrit sous le nom de cet homme, du mari de ma mère, qui était prisonnier en Allemagne durant la guerre. J’ai voulu très vite avoir un autre nom. Un nom comme un enfant qui sort d’un terrier. J’étais fasciné par Le Livre de la jungle, par Kaspar Hauser… J’étais fasciné par les enfants qui n’avaient pas de nom. Et, plus tard, beaucoup plus tard, j’ai choisi « Tristan Cabral » : il est fait d’un prénom magnifique — c’est bien sûr Tristan et Iseult — et d’un nom qui signifie « le gardien de chèvres ». Une chèvre, on ne peut pas l’attraper quand elle monte ! (rires) Et puis, je l’ai su ensuite, c’est le nom d’un révolutionnaire, Amílcar Cabral, assassiné en 1973.
Votre naissance est reliée à la guerre et celle-ci est omniprésente dans votre écriture…
Oui, je suis un enfant de la guerre. Je suis né d’une rencontre qui n’a pu exister que par la guerre. Et je suis un enfant qui est en guerre avec son nom, avec sa vie, et je suis toujours terrorisé par les souvenirs de la Shoah, les souvenirs des camps, et aujourd’hui par ce qui se déroule à Damas ou ce qui s’est produit, avant, en Amérique du Sud. Je suis terrorisé par cet état de guerre permanente. Je pense à ce mot de Rimbaud que j’adore : « cette époque qui a sombré ». Notre époque a sombré. Tout se ressemble à présent. J’étais encore dans l’espérance d’une révolution mondiale qui n’a jamais eu lieu — il faudrait revenir sur tous les échecs de la révolution russe, de l’Espagne, etc. On vit dans un monde unique, qui est le même à Moscou, à Pékin et au Texas. Cette aliénation terrible des peuples tout entiers… Je dois dire que je suis assez désespéré depuis quelques années. Je ne vois pas d’embellie. Ce matin, je relisais des textes de Nestor Makhno, qui disait déjà que partout où triomphent les États, la liberté meurt. Et il en savait quelque chose !
Vous avez évoqué Sartre. Il affirmait que « l’engagement poétique » n’était qu’une « sottise ». Vous, vous écrivez que le poète doit en finir avec « le « coma » des mots sous la verrière des institutions démocratiques ». La poésie peut donc s’engager ?
« Notre époque a sombré. Tout se ressemble à présent. J’étais encore dans l’espérance d’une révolution mondiale qui n’a jamais eu lieu. »
La différence, si je peux me permettre de dire ça, humblement, c’est que Sartre n’a rien compris ! (rires) C’est vraiment dommage. Il a écrit un mauvais livre sur Baudelaire : c’est l’illustration du fait que chacun se choisit. Bon, et une fois qu’on a dit ça ? Il a dit des surréalistes qu’ils n’étaient que des petit-bourgeois qui s’ennuyaient — ce qui est assez choquant, quand on sait tout de même ce que fut Desnos ! Voire même Breton, en dépit des erreurs qu’il a pu faire. Ils étaient des poètes révolutionnaires. Voyez leurs liens avec Trotsky. Cela étant dit : un poète révolutionnaire, ce n’est pas un poète qui écrit sur la Révolution ; c’est un poète qui l’a dans sa chair — je pense à Maïakovski. Maïakovski, ce n’est pas Aragon ! Mais je ne parle pas d’Aragon : je tiens à garder mon calme.
Alors parlons-en, si. Après tout, il est considéré par tout le monde comme le chantre de la poésie militante…
Militante, ça ne veut pas dire révolutionnaire ! Aragon écrivait des poèmes sur le sang des autres. Il y a chez lui une malhonnêteté vis-à-vis du prolétariat… Moi je n’en viens pas, je n’ai pas envie de jouer le poète-ouvrier. Le poète révolutionnaire, c’est Mandelstam ou Maïakovski — et ils en sont morts ! Aragon voulait obtenir son Salut sur la classe ouvrière. Il disait la Révolution au lieu de la faire. Il refusait de parler des responsables tchèques qui étaient fusillés. C’est absolument honteux. Éluard aussi a dit des choses épouvantables à ce moment-là. Aragon savait tout : c’est impardonnable.
Les artistes sauveront le monde, s’il doit être sauvé, avez-vous déclaré un jour. Pourquoi leur attribuer à eux, particulièrement, cette mission ? On pense à ce vers de Léo Ferré : les artistes, « y a vingt mille ans qu’ils crient dans le désert ».
C’est vrai, mais, en même temps, il y a une espérance. Prenez ce qu’a fait Daniel Barenboim, qui fait exister un orchestre symphonique de Palestiniens et d’Israéliens, et même de Kurdes, et qui joue dans le Moyen-Orient, ça c’est extraordinaire : ça ouvre des portes ! Prenez aussi Rostropovitch. Et il y en a eu d’autres. Ils ont ouvert des murs qui ne se refermeront jamais. Si, aujourd’hui, nous avons une toute petite place, c’est bien d’être dans des brèches, d’être dans des failles… On n’a pas d’autres armes. Il faut être dans des brèches imprenables. Je pense aussi à Jean-Pierre Duprey, à Ossip Mandelstam. Je pense surtout à Jean Sénac. Ces gens, les plus grands, allaient dans des brèches en sachant ce qu’il y avait au bout ! Sénac aurait très bien pu rentrer en France ou se planquer : non, il affirme qu’il veut rester dans l’Algérie nouvelle, il n’a pas d’argent, il est misérable. Et on le tue !
Vous parlez souvent de tous ces poètes assassinés : Fondane, Lorca…
Oui, ces gens, on ne peut pas les enfermer. Résultat : on les supprime. Ces gens gardent le ciel ouvert.
À vous lire, et surtout à vos débuts, on sent un jaillissement, une profusion. Vos vers partent comme des rafales. Comment écrivez-vous ? Les mots viennent d’un jet ou est-ce un travail méticuleux que vous cachez au lecteur ?
« Ils ont ouvert des murs qui ne se refermeront jamais. Si, aujourd’hui, nous avons une toute petite place, c’est bien d’être dans des brèches, d’être dans des failles… On n’a pas d’autres armes. »
Je ne suis pas du tout le littérateur qui travaille comme Paul Valéry, de huit heures à onze heures et demi — il n’y a qu’à voir la poésie de Valéry, d’ailleurs, ça ne donne pas envie de continuer… (rires) Vous avez raison, c’est bien le mot « rafale ». Des rafales qui arrivent un peu n’importe où. Jamais je ne m’assoie en me disant : « Tiens, tu vas écrire. » J’aurais un fou rire et je tomberais à la renverse ! Ce sont des bouts de papiers, dans une poche, ce sont des tickets, des événements qui tout d’un coup font que… Ces bouts vont se rassembler dans une chemise. Je ne sais pas ce qu’ils deviendront : jamais je ne me dis « Voilà le titre, et je commence ». Je suis incapable de faire ça ! Je n’ai jamais de carnets. C’est sans ordre. Et puis un jour, j’ai l’idée de regrouper ces textes avec un point de mire, comme une sorte de phare, comme un feu qui va donner la direction de tous ces morceaux, qui vont se mettre à jouer, à pleurer ou à hurler ensemble. Mais ça me surprend moi-même !
Vous n’avez jamais de moments laborieux, pour construire un rythme, une sonorité, une rime ?
Non, jamais, jamais ! Bien sûr, comme tout le monde, j’ai commencé par les grandes lectures classiques : je me souviens avoir dit à Pivot que j’aimais Lamartine et des gens avaient ri. Il y a des choses merveilleuses chez lui, pourtant. Baudelaire, c’est le catéchisme absolu : toujours des alexandrins, et les rimes noir / espoir / faubourg / amour… Mais on a besoin de ça, même si, petit à petit, on se libère de ces formes. Parfois il m’arrive encore de faire des quatrains. L’écriture automatique, je ne sais pas ce que c’est. Je n’y arrive pas. Même Desnos y a renoncé. Il faut une forme, malgré tout, même si on s’en échappe. Quand je pense à tous ces poètes qui écrivent des choses absolument incompréhensibles ! Et puis emmerdantes… Je ne vais pas donner de noms. Ça me choque qu’on puisse se présenter comme poète en écrivant ça ! Moi, j’ai eu la chance de n’être pas dans le milieu soi-disant « littéraire ».
Beaucoup de vos textes partent à la poubelle ?
Oui, oui. Par exemple, j’ai écrit un long poème sur la mort d’Andreas Baader, et j’ai dû l’écrire six fois. Je suis un enfant de la musique. Bien avant les mots, j’écoutais de la musique : je suis un enfant de Mahler, de Tchaïkovsky… Il faut que je trouve cette musique intérieure. Arrive ce moment, quand j’écris, où je me dis : voilà, c’est la musique qu’il faut. Pour Baader, ça a été quarante pages à la poubelle.
Et vous écrivez tout à la main, donc ?
Avec un crayon ! Le problème, c’est que les éditeurs, avant, acceptaient les manuscrits tapés à la machine (et moi, je n’ai qu’une machine, comme Jack London !). Maintenant, évidemment, c’est un peu la guerre : ils veulent un truc sur Word. Mais je ne sais pas le faire, alors je demande à quelqu’un de m’aider. D’ailleurs, ça m’emmerde ! (rires) Mais vraiment, ça m’emmerde !
Toute cette énergie dans votre écriture soulève une question : a-t-on, à un moment donné, la sensation d’avoir tout dit, tout donné ? D’avoir vidé son sac ?
« L’écriture automatique, je ne sais pas ce que c’est. Je n’y arrive pas. Même Desnos y a renoncé. »
Non. Je n’ai jamais eu cette sensation. Il y a parfois des grands moments d’absence mais je n’ai pas peur de ça. Je pense que ça me rattrapera toujours. Ce n’est pas à moi d’aller chercher les mots, ce sont eux qui viennent me chercher. René Char le dit très bien, quand il écrit que les mots en savent plus sur nous que nous-mêmes.
Votre ami le poète André Laude est mort dans le plus grand dénuement. Être édité et vivre de sa plume, lorsqu’on est poète, semble être un vrai chemin de croix. Jacques Roubaud écrivait, dans un article du Monde Diplomatique, que l’« insignifiance économique [de la poésie] la condamne à l’obscurité ». Comment percevez-vous ça, de l’intérieur ?
C’est très dur d’en vivre, oui. Moi j’ai eu un métier en parallèle, la philosophie. Les poètes que j’ai connus avaient d’autres revenus. Il faut un pot dans lequel on peut pousser et qui n’appartiendra à personne. André s’est fâché avec tout le monde. Il était terrible, il n’a fait aucun compromis, il est mort dans la misère. Il faut faire très attention à ça : la misère absolue n’est pas forcément poétique… Il n’y a presque plus d’éditeurs de poésie. Il y en a des touts petits, qui font des choses pas mal. J’ai la chance d’être au Cherche Midi, qui diffuse bien, mais ce qu’il faut, c’est bouger. Beaucoup bouger. Il faut aller faire des lectures, qu’il y ait 20 personnes ou 300, il faut aller aux festivals, au « Printemps des Poètes ». Ce qui est intéressant, et c’est probablement lié à notre époque de verbiage insupportable, c’est que les gens écoutent : je suis frappé de le voir… Les gens disent : « Jamais on n’avait entendu ça… » Il y a des pays où le rapport à la poésie est beaucoup plus évident qu’en France. Au Moyen-Orient, en Palestine par exemple, j’ai fait des lectures avec Mahmoud Darwich : il y avait au moins 3 000 personnes. Les pays qui souffrent, les pays qui résistent sont des pays de poètes. C’est clair et net. Il y a de très grands poètes croates ou serbes. D’autres, du Liban, de Palestine et d’Israël. Je voulais en venir à ce mot, résistance. Les poètes n’ont jamais baissé les bras, en France, pendant la Résistance. C’est vrai aussi dans les Balkans et en Orient. Regardez la résistance des poètes dans l’ancien empire soviétique. Ces gens sont lus dans la rue ! Nous, à part quelques lectures en 1968, tout est retombé. Il faut accepter d’être seul. La poésie est absente de la télévision, de la radio, des prix littéraires. Mais ça ne fait rien. Je veux rendre hommage ici à ceux qui en publient alors qu’elle ne leur rapporte rien.
Vous avez placé votre premier livre, Ouvrez le feu !, sous le signe du suicide. La mort, et qui plus est la mort volontaire, plane régulièrement au-dessus de vos textes…
Ce que je crois, c’est que la naissance nous échappe complément. On naît malgré soi. Par contre, on peut se donner la mort, au sens le plus profond du mot don. Le don de sa propre mort est très bien compris dans d’autres civilisations que la nôtre. C’est le don que personne ne pourra vous prendre. À une époque où on s’acharne sur les mourants, je revendique le droit d’en finir moi-même. C’est très simple. Dieu, qui n’existe pas, s’en fout !
Ça a été une tentation chez vous, n’est-ce pas ?
« Je suis catégorique quant à l’inexistence de Dieu, mais je reste tout aussi catégorique sur le caractère extraordinaire de Jésus. »
Deux fois. Mais d’avoir une fille, ça vous empêche de sauter par-dessus un balcon. Mais j’y pense souvent. J’ai eu Gilles Deleuze comme professeur : Dieu sait s’il n’était pas un philosophe pessimiste, c’était un philosophe du désir, et il a franchi le balcon. C’est Socrate ! Je ne crois pas que ça soit très difficile de sauter du pont… Ce qui l’est, c’est d’y rester.
« Dieu n’existe pas. » Vous avez été pasteur. Expliquez-nous ça !
Ce qui me fascine, c’est Jésus de Nazareth. Les mots qu’il a prononcés. J’ai une vénération pour eux. Être pasteur, c’était la seule façon pour moi, qui n’avait pas connu mon père, de pouvoir dire « Notre Père ». Je ne savais pas trop ce que ça voulait dire et ça me fascinait. J’ai été théologien, mais pas longtemps, car j’admirais beaucoup les textes de Saint-Jean. Et ceux de Kierkegaard. Jésus, c’est la mort de Dieu ; c’est fabuleux. C’est dur à faire entendre, mais c’est celui qui en finit avec Dieu. Je me considérais comme dépositaire d’une Parole, pas d’un dieu quelconque : celle des Évangiles.
Mais vous êtes athée ?
Je suis catégorique quant à l’inexistence de Dieu, mais je reste tout aussi catégorique sur le caractère extraordinaire de Jésus. C’est amusant, car juste avant que nous commencions cette discussion, je relisais l’Apocalypse. J’ai envie d’écrire une nouvelle qui s’appellerait « Mon Père, ce Jésus ». L’histoire du Christ raconté par son fils — car c’est évident qu’il était marié à Marie-Madeleine. Tout le monde le sait, sauf l’Église, qui a toujours menti ! On a découvert en 1980 un tombeau dans un quartier de Jérusalem, qui s’appelle Talpiot, où il y a pratiquement toute la famille de Jésus. La résurrection, c’est dans les mots ! Ce n’est pas quelqu’un qui part au Ciel au bout d’une fusée… C’est quelqu’un qui dit « Aimez-vous, pardonnez-vous » et qui aussi se met en colère. Ce type est extraordinaire. Je l’aime, ce type ! (rires)
Votre œuvre donne l’impression d’avoir été écrite aux quatre coins du monde. Quelle place accordez-vous aux voyages dans votre vie ?
Mon prochain livre va avoir pour couverture une photo de Fortino Sámano, un Mexicain exécuté le 12 février 1917. Il fume le cigare avant de mourir. Je n’ai pas peur non plus. J’ai peur de mon voisin par contre, j’ai peur du connard qui habite en face. J’aurais pris une balle dans la tête quand j’étais à Sarajevo ou à La Paz, tant pis pour moi. Ce n’était pas grave. Mais j’ai la trouille terrible du vieillissement, de notre société où l’on attend la maison de retraite. Devant une maison de retraite, il faudrait écrire « Ceux qui vont mourir te saluent » ! (rires) Je ne voyageais pas comme un touriste. J’ai milité en Bolivie, à l’époque Debray, j’étais dans des groupes d’intervention. Je n’ai pas été torturé ni rien, il ne faut pas raconter de conneries, mais je n’ai pas peur : je vois une barricade, j’ai envie de monter dessus !
En parlant de barricades… Mai 68 occupe une place importante pour vous, non ?
« Le Parti communiste a eu un rôle parfaitement contre-révolutionnaire. Qu’est-ce qu’on en croisait, des staliniens ! »
Mai 68, c’est d’abord une fabuleuse prise de parole. Il y en avait partout. Évidemment, personne d’entre nous n’avait une vision de ce qu’aurait pu être une France révolutionnaire. Par contre, il y avait un parti qui ne voulait absolument pas que ça change, c’était le Parti communiste : ce parti a eu un rôle parfaitement contre-révolutionnaire. Qu’est-ce qu’on en croisait, des staliniens ! Je les hais depuis cinquante ans.
Vous en croisez encore ?
Il y en a encore quelques-uns… Le PC essaie de couler le Front de gauche. Mai 68, c’est d’abord la figure de poupon ironique de Cohn-Bendit, même s’il a énormément changé depuis.
68, ce n’est pas seulement les grèves ouvrières, c’est aussi une révolte d’étudiants petits-bourgeois.
Ce n’est pas que ça ! Bien sûr, il y a eu tout ça mais ce n’est pas seulement ça. À Nantes, des paysans ont apporté des kilos de pommes de terre à des ouvriers nantais. Ça, c’est extraordinaire. Bien sûr, il y a les étudiants, mais il y a les ouvriers qui rentraient retrouver les cons de surveillants et de contremaitres : ils chialaient les mecs ! C’est beaucoup plus que ce que Monsieur Aron a dit. Bien sûr, « la révolution introuvable »… Les gens ont voulu à tout prix des modèles, y compris les maos : c’est ridicule. Les gens, tout d’un coup, ont dit : la vraie vie, ce n’est pas ça, ce n’est pas s’emmerder dans une boîte en attendant la retraite. Et ça, c’est toujours vrai.
Votre lutte n’est pas uniquement faite de papier. Vous avez été condamné à la prison en 1976. Pouvez-vous revenir sur cette période de votre vie ?
C’était dans la logique de l’engagement politique. On voulait attaquer l’armée dans la mesure où la société est conçue comme une armée, avec les mêmes structures pyramidales (Makhno l’explique très bien, aussi). En attaquant l’armée, on attaquait le fond des choses. Un jour, on est venu me chercher chez moi, à six heures du matin, parce qu’on m’avait vu distribuer des tracts devant la porte d’un lycée de Nîmes. Parmi les flics, il y avait un de mes anciens élèves ! Il n’osait pas monter. Je lui ai dit : « Ho, monte ! T’étais nul en philo, mais là tu es bon ! » (rires) Je me suis retrouvé à la Santé. Je n’y ait fait que trois mois et demi, pour « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ». J’étais avec des Basques et des gens d’Action directe, la mouvance de Rouillan : ils m’ont paru complètement hallucinés. On discutait beaucoup.
Vos références politiques s’étendent de Marx à Durruti, en passant par Marcos, Debord, Badiou ou encore Blanqui… Des communistes, des anarchistes… En 1968, vous avez soutenu l’ORA, une organisation anarchiste, et êtes désormais proche du NPA, une formation héritée du trotskysme. Comment vous situer dans tout ça ?
Il y a la tentation d’être complètement seul, par orgueil peut-être, mais on a besoin d’échanger, d’être avec les autres. Je suis toujours membre de la Quatrième Internationale : j’ai des camarades en Grèce, en Argentine, en Belgique… C’est très important de se rencontrer. Actuellement, la société française est entièrement passive. C’est la faute de la Ve République : pendant cinq ou sept ans, vous avez un seul individu qui a tous les pouvoirs. Rien ne change. Le seul qui en profite, c’est le Front national. Dans ma région, ils vont faire un carton aux prochaines élections. Mélenchon, c’est aussi un mec de l’establishment : à l’arrivée, il n’y a aucune force qui peut faire contrepoids au FN. Alors on va recommencer, encore et toujours, les socialistes, puis l’UMP, etc. Quand on se bat contre la privatisation des eaux, il faut être nombreux, quand on se bat contre les expulsions de logements, il faut l’être aussi… Disons que je me définirais comme marxiste libertaire.
Comme Daniel Guérin ?
« Disons que je me définirais comme marxiste libertaire. »
Ah ! Ce cher Daniel. Je l’ai adoré. Il est venu chez moi. J’ai tous ses bouquins. Je crois qu’on a besoin d’un outil d’analyse — et, à peu de choses près, Marx reste incontournable —, mais, qu’en même temps, il nous faut affirmer qu’aucune idéologie politique ne doit prendre le pas sur la souveraineté de l’individu. Mais pas l’individu de Stirner, qui organise le monde autour de lui ! L’individu comme solitude collective.
On reproche souvent au poète, lorsqu’il est engagé politiquement, de se complaire dans le lyrisme et dans le romantisme, sans ancrages concrets. Vous avez élaboré une sorte de programme en treize points, visant à instaurer une VIe République. Comment est né ce texte ?
De l’exaspération de voir toujours les mêmes revenir. Il faut proposer autre chose. On n’a pas besoin d’un Président de la République : c’est nobiliaire, c’est la monarchie. De Gaulle était monarchiste. Il n’y a pas un type qui a autant de pouvoirs dans le monde ! Même pas aux États-Unis, où le Sénat et le Congrès ne sont jamais de la même tendance. L’Élysée, on n’en a rien à foutre. Il faut un gouvernement primo-ministériel : un Premier ministre élu par des élections à la proportionnelle.
Un dernier mot… Mais pas le plus simple : vous disiez assez récemment que, malgré tout, vous attendiez encore « la révolution ». Toujours ?
« Bravo à ce Monsieur Hollande d’avoir fait monter le Front national comme jamais ! »
Oui, mais je ne parle plus de « Révolution mondiale », de choses lointaines comme ça. Il y a plein de signes, mais ils ne se donnent pas la main. Sans parler de l’enfumage médiatique. Vous savez le nombre de gens qui se foutent en l’air car ils n’ont plus rien à espérer ? J’ai participé à je ne sais pas combien de grèves aux côtes de caissières et d’employés qui ont envie d’autre chose. Mais comment faire ? Aucune organisation n’est là pour porter ça. Et surtout pas le Parti communiste ! Plein de boîtes ferment dans ma région… Il faudrait un grand mouvement. Rendez-vous en mai 2017.
Donc le cadre électoral plutôt que la rue ?
Les deux ! Bravo à ce Monsieur Hollande d’avoir fait monter le Front national comme jamais ! Dans toutes les régions, les gens sont abattus. Et le FN dit : « On en a marre ! » Et on les entend. Il faudrait se parler plus, se voir plus. Je fais ce que je peux, comme je peux, je mets des mots dans ma musette et je donne des fleurs, des fleurs d’espérance.
Extrait du livre Et sois cet océan !…
je lis sur les visages les familles à abattre
et des taches de verre ont écorché les bêtes
je n’ai jamais vécu que par pure insolence
Hommes !
Hommes blottis dans vos sueurs d’incestes
je suis un arriéré
je ne suis qu’un tumulte qui se donne le jour
je ne veux rien abandonner du mal
et je me logerai au fond de mes vêtements
pour y mettre le feu
Extrait du livre Le Passeur de silence
dans la nuit survivante les hommes sont contagieux
il y a des fusils plus lourds que les épaules
j’ai vu tomber la neige grise des phalènes
et le corps maternel excisé sous les arbres
mais quand l’écorce enfin aura pitié de l’arbre
quand les oiseaux aveugles chanteront malgré tout
les vagues arriveront jusqu’aux maisons ardentes
alors nous irons seuls dans nos vêtements de pierre
nues sous leur peau les femmes allumeront l’aurore
et j’irai parmi vous comme un crime qui revient
Extrait du livre Ouvrez le feu !
qu’on me donne un fusil je me ferai un corps / qu’on me dresse vivant dans les villages en feu / et qu’on plante ma voix au-dessus des collines / puis je veux qu’on me couche dans les bras d’un enfant / car j’ai besoin de naître après chaque massacre / pour être plus nombreux que les avions d’Irak / j’ai besoin de bras grands comme des lance-flammes / et d’un pays taillé dans le bois dur des crosses / pour voir enfin s’ouvrir dans les plaines incendiées / le regard barbelé des premiers enfants libres… / je graverai leurs noms sur les tables de Yazd / et le jour grandira à l’ombre de nos armes / ce jour c’en sera fait de tous les chants funèbres / je porterai la guerre au-delà de mon sang / je porterai le nom de tous mes frères morts / et le feu s’étendra par-delà nos montagnes / alors du lac de Van aux plateaux de l’Iran / il n’y aura qu’un peuple dressé comme un poing nu / lors je parlerai la chair du Kurdistan !
Bagdad, 1969
Extrait du poème « Mon pays mon naufrage »
le pays d’où je viens n’est d’aucune mémoire
et la mer en novembre y monte jusqu’aux toits
les maîtres de naufrages attendent sur les dunes
qu’un bateau étranger se perde dans les Passes
le pays d’où je viens à la couleur des lampes
que les enfants conduisent aux limites du sable
on y marche toujours au pays des légendes
la trace des hommes s’y perd dans une Ville d’Hiver
le pays d’où je viens a la douleur des landes
on y porte parfois des épaves insensées
il y a parfois des bêtes blanches à la lisière des eaux
et des forêts de feu près des océans morts
Portrait de Tristan Cabral, en vignette : Patrick Barreau
REBONDS
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