Sam Hamill, ni beat ni abattu


Texte inédit pour le site de Ballast

On peut très bien avoir tra­ver­sé presque la moi­tié du XXe siècle dans la tour­mente, avoir enta­mé le XXIe en contri­buant à fédé­rer des poètes de la terre entière contre le mili­ta­risme de George W. Bush, avoir gran­di orphe­lin, gamin des rues, camé, sau­vé par la poé­sie et Kenneth Rexroth, avoir été mili­taire puis objec­teur de conscience, édi­teur, tra­duc­teur, essayiste, ensei­gnant et bien sûr poète, avoir consa­cré sa vie au ser­vice de la poé­sie, et être res­té à peu près incon­nu en France. Voici Sam Hamill, poète révo­lu­tion­naire sans arme autre que la poé­sie. Par Alexis Bernaut


Beat Generation — Sam Hamill lit une sélec­tion de ses poèmes à un public atten­tif. Parmi ceux qui l’écoutent, beau­coup le découvrent, éton­nés de ne pas avoir enten­du par­ler plus tôt de ce poète, tra­duc­teur, essayiste et édi­teur sep­tua­gé­naire à la voix rocailleuse et à l’œuvre consi­dé­rable. La lec­ture dure­ra plus d’une heure et per­sonne ne bron­che­ra. Dans les salles adja­centes, de grandes pho­to­gra­phies en noir et blanc des beats his­to­riques : Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Corso… Sam Hamill les a rapi­de­ment regar­dées, consta­tant le peu de place accor­dée à Kenneth Rexroth ou à Gary Snyder… L’exposition est très « côte Est », ce qui se conçoit assez bien, dans la mesure où, à quelques rares excep­tions près, ce sont les beats new-yor­kais qui, pour des rai­sons tant géo­gra­phiques que cultu­relles, sont les plus connus en France. Et la lumière qui les écla­bousse a natu­rel­le­ment ten­dance à plon­ger dans l’ombre d’autres poètes amé­ri­cains moins média­ti­sés. L’Hexagone s’intéresse moins aux auteurs de la côte Ouest, les­quels se tournent plus volon­tiers vers l’Asie, dont ils ne sont sépa­rés que par l’océan Pacifique — alors que c’est un conti­nent entier, et l’Atlantique, qui les éloigne de l’Europe. Ainsi, mal­gré l’importance jamais démen­tie de l’œuvre d’Albert Camus dans sa vie d’homme et de poète, Sam Hamill connaît mal la France, laquelle en sait aus­si bien peu sur lui. Avant la publi­ca­tion, en juin 2016, de la toute pre­mière antho­lo­gie de ses poèmes en fran­çais1, seuls deux de ses textes avaient été publiés, en 2010, dans la revue mar­seillaise Phoenix.

« Malgré l’importance jamais démen­tie de l’œuvre d’Albert Camus dans sa vie d’homme et de poète, Sam Hamill connaît mal la France, laquelle en sait aus­si bien peu sur lui. »

Sam Hamill est né trop tard pour faire par­tie de cette géné­ra­tion d’écrivains hono­rée à Beaubourg en ce début d’été 2016. Et pour­tant, si, pour qu’un écri­vain fût béa­ti­fié, il avait suf­fi d’une exis­tence mou­ve­men­tée et d’une vie enga­gée tout entière au ser­vice de la poé­sie, Sam Hamill eût été le can­di­dat par­fait — à condi­tion que pareil hon­neur lui impor­tât. Son ami Jim Harrison ne s’y trom­pait d’ailleurs pas : « Sam Hamill a atteint le sta­tut de tré­sor natio­nal, encore que je doute fort que l’idée lui plaise. » En octobre 1955, lors de la célèbre lec­ture à la Six Gallery de San Francisco qui inau­gure le mou­ve­ment beat, le jeune Sam n’a que douze ans. Il vit et tra­vaille à la ferme, par­ti­cipe à des rodéos et tue des ser­pents à son­nettes dont il revend la peau pour se faire quelques sous. Il lit autant qu’il peut, convain­cu déjà qu’il sera poète. En fait, la vie de Sam Hamill, né Arthur Brown, offi­ciel­le­ment le 9 mai 1943, res­semble à un grand roman amé­ri­cain à la Mark Twain, ou à la Jack London, dont le per­son­nage prin­ci­pal serait la poé­sie même. Le père bio­lo­gique du gar­çon­net, extrê­me­ment pauvre, le place tout petit dans une famille d’accueil, dans l’Utah, afin qu’il y soit nour­ri et qu’il apprenne à lire et à écrire. Ce qui sera chose faite, à coups de trique, d’enfermements et d’abus divers. À six ans, plon­gé dans la lec­ture d’une ver­sion d’Ulysse pour les enfants, Sam sait qu’il pla­ce­ra sa vie sous le signe de la poé­sie et de l’aventure. Dans le poème-fleuve « Destination Zéro », celui pour qui « un bon poète doit avoir, par­mi les prin­ci­paux outils à sa dis­po­si­tion, une oreille édu­quée et un détec­teur de conne­ries (bull­shit detec­tor) en état de marche2 » se sou­vient, par une longue évo­ca­tion des obsèques de sa mère adop­tive, de sa pre­mière expé­rience du men­songe, qu’il tra­que­ra sa vie durant :

Je m’appelais Arthur Brown
quand elle m’a men­ti pour la pre­mière fois —
pour mon bien, disait-elle toujours —
sur le che­min de la « maison »
depuis l’orphelinat
pour voir mon père et mon chien.
« C’est pas mon père,
c’est pas mon chien », je sanglotais,
petit bon­homme de trois ans en colère terrifié
par le noir et le fouet de la gaule,
par leur ferme et leur pays hos­tile […]3

Rob Donnelly, Neal Cassady, Allen Ginsberg, Robert La Vigne et Lawrence Ferlinghetti devant le City Lights bookstore, 1956 (DR)

Le jeune Sam pas­se­ra son enfance au contact des che­vaux et des jeunes gar­çons nava­jos et hopis, accu­mu­lant mau­vais trai­te­ments et lec­tures, appre­nant la vie et le tra­vail, et que l’on peut se sen­tir enfer­mé même dans les grands espaces. Le début de son ado­les­cence est pla­cé sous le signe de la Beat Generation, laquelle explose en cette année 1957 où paraît Sur la route, de Jack Kerouac — 1957, l’année des pre­mières fugues, tou­jours plus longues, chaque fois plus éloi­gnées de Salt Lake City… « Je volais des voi­tures », se sou­vient Sam Hamill, « je voya­geais en train de mar­chan­dises, je fai­sais du stop ; un an plus tard, j’étais pas­sé dans la plu­part des mai­sons de déten­tion et des pri­sons des États voi­sins4. » Mais le rêve de la route se paie par­fois cher : « Dans la taule d’une petite ville du Colorado occu­pée par des bikers, je me suis fait poi­gnar­der, vio­ler, mar­quer la joue au pic à glace, j’ai été lais­sé pour mort. J’ai per­du quelques bagarres et j’en ai gagné quelques autres. J’étais Jack London. J’étais Jack Kerouac. J’étais James Dean. J’aimais les écri­vains et les livres, sur­tout ceux des rebelles, des déclas­sés. Je me fai­sais cof­frer pour vol de voi­tures, pour consom­ma­tion de stu­pé­fiants, ivresse sur la voie publique, cof­frer pour délit de fuite, encore et encore. J’étais un enfant bat­tu en pleine rébel­lion5»

« Le jeune Sam pas­se­ra son enfance au contact des che­vaux et des jeunes gar­çons nava­jos et hopis, accu­mu­lant mau­vais trai­te­ments et lec­tures, appre­nant la vie et le travail. »

Mais la lit­té­ra­ture est le fil d’Ariane du jeune homme et Lawrence Ferlinghetti comme Kenneth Rexroth sont les auteurs qui parlent à sa colère : « Ferlinghetti uti­li­sait un lan­gage que je com­pre­nais, et c’était la pre­mière véri­table sen­si­bi­li­té comique que je ren­con­trais en poé­sie […]. Rexroth par­lait à mon sen­ti­ment d’aliénation, à ma désaf­fec­tion gran­dis­sante vis-à-vis des men­songes de mon pays. J’en avais beau­coup appris sur le géno­cide des Guerres indiennes. J’étais au cou­rant de la mort d’Emmett Till et de la vie de Rosa Parks. J’étais au cou­rant du mac­car­thysme et des listes noires. Je savais ce qui se pas­sait dans le Sud. On était en pleine folie de la Guerre froide ; on nous appre­nait à nous cacher sous nos bureaux au cas où des bombes ato­miques nous tombent des­sus. […] Le monde chan­ce­lait, au bord de l’anéantissement nucléaire. J’en étais cer­tain. La poé­sie de Rexroth expri­mait sou­vent à ma place ce que je ne pou­vais pas dire6. » « Rexroth et Ferlinghetti, résu­me­ra Sam Hamill, voyaient clair dans le Grand Mensonge, le pipeau et la dupli­ci­té de la socié­té amé­ri­caine. Si Ferlinghetti s’en moquait la plu­part du temps, Rexroth les dénon­çait immé­dia­te­ment avec force et audace6. »

Rexroth et Ferlinghetti sont les poètes qui parlent à sa révolte. Il veut les ren­con­trer. Sam Hamill fui­ra donc à San Francisco en 1959, où son quo­ti­dien est bien­tôt fait de lar­cins, de bagarres au poing, au cou­teau, aux chaînes, d’alcool, de défonce — à l’herbe, à la ben­zé­drine, à l’héroïne. Sam dort dans Golden Gate Park, recourt à bien des expé­dients pour quelques dol­lars, se fait régu­liè­re­ment vider des clubs de jazz où se joue la musique qu’il aime. La librai­rie City Lights, fon­dée et tenue par Lawrence Ferlinghetti, est son sanc­tuaire. Il y passe des heures à dévo­rer sous l’œil bien­veillant du maître des lieux qui ne lui demande rien. Mais le poète en herbe com­mence à perdre pied. « C’était un après-midi fris­quet et j’avais dépen­sé mes der­niers dol­lars pour ache­ter Trente poèmes espa­gnols d’amour et d’exil […]. J’étais devant City Lights quand se poin­ta Rexroth, du coin de Grant Avenue. Il res­sem­blait à une mon­tagne, avec un grand front et de grands yeux tristes. Les mains trem­blantes, la voix che­vro­tante, je lui ai deman­dé de signer mon livre […]. Il a bien vu que j’avais l’air com­plè­te­ment défon­cé. Avant que je ne me rende compte de quoi que ce soit, il m’emmenait à tra­vers les mar­chés de Chinatown, ache­tant des légumes, des fruits et du pois­son5. » Kenneth Rexroth met le jeune homme, de trente-huit ans son cadet, à la diète et à la lec­ture. « Aux yeux d’un petit filou des rues de 16 ans, sa biblio­thèque était hal­lu­ci­nante […]. Rexroth avait tout lu. Mais quand je dis tout, c’est tout. Y com­pris l’Encyclopaedia Britannica. Et il m’a don­né envie de tout lire […] Et il n’avait jamais été à l’école […]. Il m’a dit : Va, et lis tout ce que tu peux. Apprends la poé­sie du monde. Il m’a dit d’apprendre à cui­si­ner : Il n’y a pas d’excuse pour ne pas bien man­ger dans ce pays, même si tu es pauvre. En plus… — il rigo­lait — ça marche plu­tôt bien avec les filles… et les filles, c’est mieux que la came, comme source d’inspiration. » Il rit encore et dit — ce qui était sans doute vrai : J’écris de la poé­sie pour séduire les femmes et ren­ver­ser le sys­tème capi­ta­liste. Dans cet ordre7. »

Jack Kerouac, The Village Vanguard (DR)

C’est ain­si qu’au tout début des années 1960, la poé­sie, en la per­sonne de Kenneth Rexroth, sauve la vie du jeune poète, lit­té­rai­re­ment et lit­té­ra­le­ment. Devenu édi­teur quelques années plus tard, Sam Hamill ne l’oubliera jamais, publiant Kenneth Rexroth et l’accompagnant jusqu’au bout du che­min, en 1982. Il lui dédie­ra entre autres son grand poème « Requiem », et « Devant la tombe de Rexroth » :

Chaque tombe, sauf celle de Rexroth
fait face à la mer.
Lui regarde le continent
seul, ce vieil explorateur
aux yeux de fau­con, et à la langue acerbe,
sillonne les terres avec sa rame8.

« Sa démo­bi­li­sa­tion arri­ve­ra à temps. Il n’ira pas au Viêt Nam — en tout cas pas comme soldat. »

Revenu dans l’Utah, Sam Hamill constate bien vite que les mani­fes­ta­tions intem­pes­tives de son détec­teur de conne­ries, encore affû­té au contact de son men­tor, est incom­pa­tible avec l’enseignement des mor­mons. Reprendre le cours de sa vie d’avant n’est plus envi­sa­geable. Un temps reten­té par ses vieux démons, Sam Hamill, for­te­ment encou­ra­gé en cela par la jus­tice, s’engage dans les Marines. Direction Okinawa, au Japon, où il pour­sui­vra son étude du boud­dhisme zen et décou­vri­ra l’œuvre d’Albert Camus, notam­ment L’Homme révol­té et une sélec­tion d’articles parus dans Combat. Une phrase, extraite de « Ni vic­times ni bour­reaux », le frappe : « C’est le tra­vail des pen­seurs de ne pas être du côté des bour­reaux. » La voie est très claire. Porter les armes devient impos­sible. À Saigon, le véné­rable Thich Quang Dúc vient de s’immoler par les flammes.

C’était en juin, mille neuf-cent soixante-trois.
J’avais vingt ans, j’étais dans les Marines.
Le maître ne bou­gea pas, ne gigo­ta pas,
ne hur­la pas
de dou­leur comme son corps se consumait.
Je n’étais plus un enfant ; je n’étais pas encore un homme9.

Difficile de deve­nir objec­teur de conscience, sur­tout quand on s’est enga­gé dans les Marines… Mais la lit­té­ra­ture, la vie, en ont déci­dé ain­si. Sam se bat une der­nière fois, avec ses poings, dans un bar pour mili­taires, contre deux gars de l’US Air Force qui lui avaient man­qué de res­pect. Il gagne et se casse la pha­lange du majeur gauche sur l’arcade d’un des avia­teurs. Adieu la gui­tare, dont il vou­lait apprendre à jouer. Adieu les armes. Heureusement pour le sol­dat Hamill, son lieu­te­nant, consta­tant qu’il sait écrire, l’affecte à des tâches admi­nis­tra­tives. Sa démo­bi­li­sa­tion arri­ve­ra à temps. Il n’ira pas au Viêt Nam — en tout cas pas comme sol­dat. Rentré aux États-Unis, deve­nu père, il exerce divers métiers et apprend bien des sub­ti­li­tés de l’économie sou­ter­raine du pays. Puis Sam s’inscrit à l’université de Santa Barbara. Militant actif contre la guerre des États-Unis au Viêt Nam, il fait la connais­sance de nom­breux poètes, dont Denise Levertov, qui, à l’instar de Kenneth Rexroth, res­te­ra une influence majeure et une amie proche. Éditeur de la revue de l’u­ni­ver­si­té, il se voit décer­ner un prix doté de 500 dol­lars récom­pen­sant la qua­li­té de ses publi­ca­tions. Avec cet argent, Sam Hamill quitte l’université, fait l’acquisition d’une presse à bras et cofonde, en 1972, Copper Canyon Press, avec Bill O’Daly et Tree Swenson. Il sera l’éditeur de sa mai­son d’édition indé­pen­dante de poé­sie, laquelle devien­dra l’une des plus pres­ti­gieuses des États-Unis.

Les sombres ran­gées de caractères
me donnent l’onction de leur nos­tal­gie, la froide
évo­ca­tion silencieuse
des véné­rables maîtres d’autrefois : les Didot,
Bodoni, Claude Garamond,
Fournier, Morris et Morrison,
Hermann Zapf et le sin­gu­lier Fred Goudy10.

Lawrence Ferlinghetti, Paris 1982 ©Marion Kalter

Sam Hamill vivra la poé­sie comme il vivra les métiers d’éditeur, de tra­duc­teur et d’imprimeur : une leçon per­ma­nente d’humilité. « Le poète, comme celui qui a pro­non­cé des vœux, est en per­ma­nence en for­ma­tion. Dans les moments de grâce, le poète ins­pire (ou inhale) l’ane­mos, le souffle des muses et devient ins­pi­ré mais, sans dis­ci­pline, l’Esprit reste muet11. » « La voca­tion de poète, écrit-il encore, requiert une vie entière d’apprentissage. On peut qua­li­fier un écri­vain de jeune poète jusqu’à l’âge de 40 ans. » Or, dans cette vie entière d’apprentissage, pas d’instructions toutes faites, sinon, pour Sam Hamill, l’un de ses cré­dos : Find your­self by ser­ving others (« Trouve-toi toi-même en te met­tant au ser­vice des autres »). Au ser­vice de la poé­sie, des poètes d’hier et d’aujourd’hui, en tant que tra­duc­teur et édi­teur. Grâce à Copper Canyon Press, Sam Hamill donne une nou­velle vie à l’œuvre de grands poètes amé­ri­cains par­fois un peu oubliés, comme Hayden Carruth ou Thomas McGrath. À l’instar de Lawrence Ferlinghetti à la tête de City Lights, il met­tra en avant le tra­vail d’autres poètes sans tirer la cou­ver­ture à lui. Comme tra­duc­teur, il porte à la connais­sance du lec­to­rat amé­ri­cain et anglo­phone de nou­velles tra­duc­tions de Basho, du Tao Te King de Lao Tseu et de Catulle, entre autres. Et se lance dans la périlleuse aven­ture de la tra­duc­tion du Wen Fu (« L’art d’écrire ») du Chinois Lu Chi (IIIe siècle).

« Sam Hamill, qui fut incar­cé­ré, tra­vailla plus tard avec des pri­son­niers. Lui qui fut vic­time et auteur de vio­lences a œuvré auprès de femmes battues. »

Traduire de la poé­sie informe son propre tra­vail, dépayse son ins­pi­ra­tion : « La tra­duc­tion est un acte d’amour, c’est l’amour même en acte, et la tra­duc­tion est sa propre récom­pense, la plus grande qui soit. Le moi est incor­po­ré et le poète atteint un état où il se met au ser­vice de l’original afin de l’honorer […]. Le poème une fois tra­duit ini­tie un mou­ve­ment d’expansion qui par­fois ouvre à des langues, des cultures, des sys­tèmes de conscience nou­veaux12. » « Pour le tra­duc­teur, la véri­té de l’expérience réside quelque part au sein des mots — les sons, les rythmes et les silences — du poète ori­gi­nal […]. Dans les meilleures tra­duc­tions, la poé­sie (non pas uni­que­ment la « tra­duc­tion » ou les mots, mais bien la poé­sie) fait table rase de toute notion de pré­sence d’un tra­duc­teur13» Au ser­vice de celles et ceux à qui les mots justes font défaut, pour les libé­rer de leur cage. Sam Hamill, héri­tier en cela de la plus ancienne tra­di­tion confu­céenne, pose que « le pre­mier devoir de l’écrivain est la rec­ti­fi­ca­tion des noms — nom­mer les choses avec jus­tesse — dans la mesure où, comme l’a dit Kung-fu Tze (Confucius) : Toute sagesse prend racine dans le fait d’apprendre à nom­mer les choses par leur vrai nom14. »

Sam Hamill, qui fut incar­cé­ré, tra­vailla plus tard avec des pri­son­niers. Lui qui fut vic­time et auteur de vio­lences a œuvré auprès de femmes bat­tues. Toujours avec, pour objec­tif pre­mier, de les ame­ner à dire l’indicible, pre­mier pas vers une pos­sible libé­ra­tion. « Parce que l’écriture sus­cite l’émotion du public, la res­pon­sa­bi­li­té de l’écrivain est consi­dé­rable. » « Nous avons du mal à sup­por­ter un trop-plein de réa­li­té, note-t-il. […] On ne nous a pas appris à expri­mer cor­rec­te­ment nos sen­ti­ments. Nous trou­vons la poé­sie embar­ras­sante […]Le lexique de nos émo­tions s’est dra­ma­ti­que­ment appau­vri. »15 « Comme quelqu’un l’a dit un jour, un poète digne de ce nom est sou­vent confron­té à la tâche dif­fi­cile de dire aux gens ce qu’ils savent déjà mais ne veulent pas entendre5» L’écrivain n’évoque pas autre chose que ce rôle de maïeu­ti­cien de la parole quand, dans le poème « Nommer la bête », il fait état du tra­vail d’accouchement de la souf­france d’une femme bat­tue qu’il accom­pagne au refuge :

Battue, dis-tu
pas abattue.
[…]
Tu as pris
ma main et j’ai pleuré,
j’ai pleu­ré toute l’eau de mes yeux
dans la rue
quand j’ai vu que tu avais
nom­mé la bête
et, l’ayant nommée,
défaite.
[…]
appe­lez-nous simplement
humains.
Nommant
ce qui importe16.

11 septembre 2001, New-York (DR)

« Poète amé­ri­cain ordi­naire », comme il se qua­li­fie lui-même, Hamill refuse les hon­neurs, vit long­temps dans une rela­tive pau­vre­té, proche de la nature par goût et néces­si­té, dans l’État de Washington. Il se trouve, à l’é­vi­dence, une proche paren­té avec les grands poètes chi­nois et japo­nais qui nour­rissent son tra­vail poé­tique, comme ils ont nour­ri celui de Kenneth Rexroth ou de son ami Gary Snyder. Il fait notam­ment état de ses pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques dans son long poème « Edible Earth » (« Terre man­geable ») ou dans « Mythologos » (« Nous étions les dino­saures de notre ère17 »), et se révèle un obser­va­teur atten­tif de la faune qui l’entoure dans « L’églogue du marais noir ». Instruit sa vie durant par la pra­tique de la médi­ta­tion zen, il s’amuse ain­si à répondre à ceux qui le féli­citent pour ses poèmes zen : « Lesquels d’entre eux ne sont pas des poèmes zen ? »

là où un homme fait hon­neur au Verbe
le Verbe
rend la jus­tice18.

« Aux États-Unis, Sam Hamill sera la cible de cam­pagnes dif­fa­ma­toires mais devien­dra l’une des voix amé­ri­caines de la dis­si­dence et de la paix et sera invi­té dans le monde entier. »

C’est alors qu’il est invi­té à la Maison Blanche, en com­pa­gnie d’autres poètes, à don­ner une confé­rence sur la poé­sie amé­ri­caine que le « détec­teur de conne­ries » du poète se remet à vibrer fort et que son exis­tence va prendre un autre tour­nant. Suite aux attaques du 11 Septembre, Sam Hamill avait déjà écrit, réaf­fir­mant son paci­fisme au cœur de la tour­mente : « J’embrasserai s’il le faut l’épée qui me tue­ra19. » En 2003, il connaît les plans des fau­cons amé­ri­cains et sait que l’invasion de l’Irak est immi­nente. Non content de refu­ser l’invitation, le « poète ordi­naire » et citoyen amé­ri­cain vigi­lant lance Poets Against The War, mou­ve­ment pla­né­taire qui abou­ti­ra à l’établissement d’une antho­lo­gie de 30 000 poèmes de 26 000 poètes du monde entier. Aux États-Unis, Sam Hamill sera la cible de cam­pagnes dif­fa­ma­toires mais devien­dra l’une des voix amé­ri­caines de la dis­si­dence et de la paix et sera invi­té dans le monde entier. Il n’aura de cesse de dénon­cer haut et fort les ravages mul­tiples de la guerre, dans des poèmes comme « Body Count ». C’est ain­si qu’il fait la connais­sance, lors d’un fes­ti­val de poé­sie à Piacenza, en Italie, du poète ira­kien exi­lé en France, Salah Al Hamdani ; les deux hommes, qui ne parlent aucune langue en com­mun, cor­res­pon­dront en poé­sie. Salah Al Hamdani écrit à son frère américain :

Tu es amé­ri­cain et tu es mon frère
tu es celui que ma mère cherche sans répit dans les visages des jeunes soldats
[…]
Ami, prends ce corps d’Irakien en exil
avec son his­toire et ses frayeurs
donne-le en sacrifice
comme un tour­ment de lumière rivé à la pluie
aux assas­sins de la Mésopotamie notre mère
puis dis-leur qu’il y a trop d’enfants-sol­dats ici
ense­ve­lis sous le dra­peau étoi­lé de la nuit20

L’Américain, dans l’un des deux poèmes qu’il écri­ra à son frère ira­kien, clame qu’« on ne peut pas tuer un poème comme on tue un homme21 » et rap­pelle le vœu fait lors de leur rencontre :

Il y a cinq ans, nous nous sommes jurés de nous retrouver
un jour, rue Moutanabi.
et j’espère que ce jour arri­ve­ra5.

C’est en 2014, à Paris, que les deux amis se retrou­ve­ront et que la déci­sion sera prise de publier une antho­lo­gie des poèmes de Hamill en fran­çais. Sam Hamill a aus­si fait de nom­breux voyages en Amérique du Sud, notam­ment en Argentine. Il tient, en tant que citoyen d’un pays qui a si sou­vent rem­pla­cé des régimes démo­cra­tiques par des dic­ta­tures plus à même de ser­vir ses inté­rêts com­mer­ciaux, à témoi­gner des hor­reurs per­pé­trées pen­dant la guerre sale et de l’hypocrisie des États-Unis :

Chez nous, dans El Norte, les vic­times sont toujours
les autres, ceux qu’on connaît
le moins22

Et la poé­sie, à chaque fois, s’impose comme la voix de la fra­ter­ni­té, le lien capable de résis­ter aux guerres, aux mas­sacres, à l’implacable réqui­si­toire de l’histoire :

Rien ne pourra
laver le sang de ces mains qui se sont tou­jours tant
accro­chées à la cupi­di­té. Rien
ne res­sus­ci­te­ra le rêve américain.
Au pays du cœur,
chaque fron­tière est un pont, une porte
qui s’ouvre en grand, une fenêtre
sur le monde d’où nous nous voyons,
unis par la gratitude,
unis par la soli­da­ri­té23.

Viêt Nam, 1966, James K. F. Dung, SFC

Il retour­ne­ra éga­le­ment au Viêt Nam où il ren­con­tre­ra, entre autres, des vic­times de l’agent orange — notam­ment un groupe de jeunes filles, consi­dé­rées comme men­ta­le­ment attar­dées, employées dans un ate­lier de tis­sage. Le poète, qui souffre d’une dégé­né­res­cence audi­tive, fait essayer à l’une d’elles sa pro­thèse audi­tive. La petite le regarde, stu­pé­faite. Elle entend. Ses cama­rades et elles étaient donc sourdes, et non men­ta­le­ment défi­cientes. De retour chez lui, il enver­ra un stock de pro­thèses audi­tives aux petites ouvrières. Au moins l’une d’entre elles, grâce à cela, a fait des études. C’est ain­si que, pen­dant des années, Sam Hamill témoi­gne­ra dans le monde des hor­reurs de toutes les guerres, et des men­songes répé­tés de son gou­ver­ne­ment, se fai­sant un devoir, comme avant lui Kenneth Rexroth ou Ezra Pound (auquel il a ren­du hom­mage dans « A Pisan Canto »), de res­ti­tuer tout évé­ne­ment, tout poème, dans le grand chant de l’Histoire humaine. Le deuil le frap­pe­ra en 2011 ; son épouse, atteinte d’un can­cer depuis quelques années, fini­ra par suc­com­ber à la mala­die. À la femme qu’il aime, à la vie et à la mort, il a consa­cré cer­tains de ses plus beaux poèmes : « La fleur d’orchidée », « Encore une chan­son d’amour », « Visitation »… Toujours avec pudeur et jus­tesse. La poé­sie contem­po­raine a par­fois pu deve­nir illi­sible à force d’avoir vou­lu en finir avec telle tra­di­tion ou tel ensei­gne­ment. Or, la poé­sie de Sam Hamill, qui n’oublie pas qu’« auteur » et « auto­ri­té » ont la même racine, se nour­rit de toutes les tra­di­tions, des plus anciennes aux plus récentes, des grands textes aus­si bien que des tra­di­tions orales — mon­trant qu’elle ne peut se réin­ven­ter qu’à condi­tion de ne pas tour­ner le dos à l’im­mense richesse de son his­toire. En cela, encore une fois, Sam Hamill s’ins­crit bien dans la conti­nui­té d’un Rexroth, d’un Pound.

Et le vieux Ott avait une hachette,
« Ça fait vingt ans que j’l’ai, il disait,
elle a eu une demi-dou­zaine de manches
et j’ai dû chan­ger trois fois la tête18. »

Telle serait la poé­sie de Sam Hamill, et celle du monde entier : une hachette dont on aurait chan­gé manche et fer depuis la nuit des temps, mais qui serait pour­tant res­tée la même. Une hachette, pour reprendre la méta­phore du Wen Fu, pour laquelle on taille­rait un nou­veau manche en la tenant par l’ancien :

Quand on taille à la hache un manche de hache
le modèle, sans aucun doute,
est à por­tée de main24.

Sam Hamill a choi­si la poé­sie et la poé­sie l’a choi­si « pour le meilleur et pour le pire », comme on le dit pour des noces, moyen­nant un tra­vail de longue haleine, consé­quent et dis­cret. À l’heure où les rebelles d’hier sont les prix Nobel d’aujourd’hui, sta­tu­fiés de leur vivant, Sam Hamill, loin des camé­ras, paie encore le prix de son enga­ge­ment total et incon­di­tion­nel pour la paix, contre les ins­ti­tu­tions amé­ri­caines. Les beats font désor­mais par­tie de l’Histoire et font l’objet de somp­tueuses rétros­pec­tives et expo­si­tions. Sam Hamill est tou­jours vivant.


Tous les poèmes et textes qui ne sont pas extraits de Ce que l’eau sait ont été libre­ment tra­duits par l’auteur du pré­sent texte.
Photographie de cou­ver­ture : Allen Ginsberg, Gregory Corso, Gary Snyder, Kenneth Rexroth, Michael McClure, Lawrence Ferlinghetti et Peter Orlovsky. North Dakota, 1974 (DR).


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  1. Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[]
  2. A Poet’s Work, pré­face à la deuxième édi­tion, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[]
  3. Extrait de « Destination Zéro », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[]
  4. « Encountering Kenneth », dans Chicago Review, vol. 52, n°2/4, automne 2006, pp 100–6.[]
  5. Ibid.[][][][]
  6. Ibid.[][]
  7. Ibid.[]
  8. Extrait de « Devant la tombe de Rexroth », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[]
  9. Extrait de « La véri­table paix », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[]
  10. Extrait de « L’Oracle au lever du soleil », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[]
  11. Extrait de « The Long Apprenticeship », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[]
  12. Extrait d’« Only One Sky », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[]
  13. Extrait de « Living with Strangers », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[]
  14. Extrait de The Necessity to Speak, in A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[]
  15. Id.[]
  16. Extrait de « Nommer la bête », Ce que l’eau sait, op. cit.[]
  17. Extrait de Mythologos, ibid.[]
  18. Extrait de Sam Hamill, Triada, Copper Canyon Press, 1978.[][]
  19. Extrait de « Le poème de New-York », ibid.[]
  20. Extrait de « Adieu les armes », Salah Al Hamdani, Le Balayeur du désert, Éditions Bruno Doucey, 2010.[]
  21. Extrait de À Salah Al Hamdani, novembre 2008, Ce que l’eau sait.[]
  22. Extrait de « Étoiles du Sud », ibid.[]
  23. Extrait de « Encore une chan­son d’amour », ibid.[]
  24. Extrait de Lu Chi, Wen Fu, tra­duit par Sam Hamill, Milkweed Editions, 1991.[]

REBONDS

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Alexis Bernaut

Poète et musicien né en 1977, à Paris. Il a participé à l’établissement des anthologies « Voix vives – de méditerranée en méditerranée » (juillet 2011) et « Enfances – regards de poètes », de Christian Poslaniec et Bruno Doucey (mars 2012), aux Éditions Bruno Doucey.

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