Texte inédit pour le site de Ballast
Le poète Tristan Cabral déclara un jour à son propos : « Il était terrible, il n’a fait aucun compromis, il est mort dans la misère. » C’est le parcours oblique et funeste de ce fils de mineur du Nord qu’un poète, un autre, André Chenet, nous conte ici — ces trois-là se connurent : le portrait prend dès lors des airs de témoignage. Pour Laude, la poésie devait accompagner le « développement social et humain vers la justice et le plus de liberté possible » ; elle pouvait « créer de l’être ensemble ». L’homme, qui se décrivait comme un écrivain la corde au cou, fut opposant à la guerre d’Algérie, emprisonné durant un an, torturé par des parachutistes ; on le retrouva ensuite à Cuba puis en Algérie, sous le nouveau régime de Ben Bella. Il était anarchiste, communiste libertaire ; il jurait pisser de l’encre et du sang. ☰ Par André Chenet
André Laude ne s’est jamais repenti de sa violence viscérale à peine retenue, ne s’est jamais répandu en jérémiades sur la place publique dont la mutité et la lâcheté ne cessent de m’épater, de me confondre ! Il creuse encore son chemin parmi nous, vers l’obscur qu’il éclaire de sa propre lumière intérieure ; il creuse pour révéler les visions que nos sociétés de dupes continuent d’étouffer sous les matelas sordides des apparences, celles d’une sacro-sainte respectabilité déjà bien compromise — une respectabilité dont se délectent les truands et les goujats de la France dite d’en haut, ces blasonnés de la nécrose épidémique qui n’ont que le gris, la fadeur et le manque d’imagination policé de leurs administrations à nous opposer.
André Laude paya un très lourd tribut pour se frayer un chemin de sueur, de sang et de révolte sur les terres ingrates où la poésie a droit de cité, dans les taudis dorés de la culture officielle. Jamais il ne renonça à pourfendre l’ennemi, ce monstre bien-pensant qui prend possession des êtres humains de l’intérieur, qui assèche les cœurs, transformant l’instinct de vie en terreur et inertie chronique. Ses colères imprévisibles lui valurent rancunes et haines tenaces. Je me souviens de sa silhouette rétive dans les rues de Paris, à l’heure froide du crime, avant que l’aurore ne découvre l’horreur d’un quotidien d’esclavage et de fuite en avant généralisée. Maraudeur imprégné du vin salubre de l’imagination, il façonnait son suicide en prenant sur lui le fardeau de l’humaine tragédie. Issu d’une famille très modeste, vivant à Aulnay-sous-Bois, il ne fut pas, bien qu’il l’écrivit à maintes reprises, le fils d’Olga Katz, morte, d’après lui, à Auschwitz. Cette mère qu’il s’inventa (lire 53 Polonaises, paru chez Actes Sud en 1982), comme il s’inventa mille et une autres vies pour voyager toujours plus loin et plus librement à travers les strates de l’Histoire, symbolisait, au fond, cette détresse et cette désespérance fondamentales du déséquilibre existentiel entre néant et clarté. André Laude avait soif de justice et de paix, soif d’un amour immodéré rendu impossible par les conditions sordides d’une économie en col blanc piétinant, sans états d’âme, les déshérités de la terre. Il vivait à la pointe la plus aiguë de la poésie. Je me souviens de cet homme sauvage juste avant qu’il ne succombe d’épuisement et de famine. Il se disait en tout et pour tout coupable, en ajoutant : « J’avais la vocation de l’innocent. »
« Il condamna au mépris définitif la Russie de Staline qui, en 1936, a trahi la Révolution espagnole, en faisant ou laissant assassiner des milliers d’anarchistes. »
D’errance en errance, André Laude a défriché les livres, les paysages, les terres de la camaraderie, les flambées d’amour fou autant que son propre esprit, jusqu’à la désillusion la plus dépouillée, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il se disait malade d’un monde où l’injustice frappe toujours plus fort les plus fragiles, les plus exposés (« Plus jamais je n’aimerai la poésie poétique / tant qu’il y aura une lumière incarcérée… », Vers le matin des cerises). André Laude fut un révolté lucide, son maître-mot : le refus. Dans son œuvre, l’utopie et le lyrisme ré-accordent très naturellement les contradictions dont il fut la proie consciente, consentante. Un homme tel que lui ne pouvait exister que dans la protestation radicale contre l’ordre de l’uniformisation ambiante. Il avait une foi incorruptible dans la figure de l’anarchiste libertaire, qui représentait à ses yeux le seul défi possible : la responsabilité de chaque homme, de chaque femme au sein de sa communauté, un regard ouvert et généreux vis-à-vis des autres. Il condamna au mépris définitif la Russie de Staline qui, en 1936, a trahi la Révolution espagnole, en faisant ou laissant assassiner des milliers d’anarchistes dont l’erreur fatale avait été de démontrer à la face du monde que les ouvriers pouvaient s’autogérer et se passer des cadres étatiques. Malgré cela, il n’a jamais renié les postulats essentiels de l’économie marxiste — il s’intéressait au plus haut point à des théoriciens, sociologues et philosophes tels que Marcuse, Bloch, Debord…
Sa poésie se nourrit aux sources juvéniles du surréalisme (« Le péril des oiseaux / Est si lancinant / Que les nuages / Remontent la tendresse végétale de mes yeux. / Alors les feuilles / Deviennent les assaillants / Sans pitié de cet univers / De racines et de plumes. / Les vipères jouent à la mort / Lovées dans les ruelles / Mielleuses de l’été. / La salve du soleil me crucifie sur la pierre. », Nomades du soleil) et des révolutions martyres des XIXe (1848, Commune) et XXe siècle (bolchevik, espagnole, cubaine, sud-américaines…). Jusqu’à la fin, il demeura fidèle à ses engagements : changer la vie, transformer le monde — telle fut la devise de ce prince « rêveur définitif » dont la fière lignée se confondait à celle des poètes rebelles du monde entier. Comme André Breton, il cherchait « l’or du Temps » et l’amour sublime (« Avec ces lèvres qui ne sont que douceur et / tremblement / Je t’épouse dans un tumulte de fleurs rouges », Un Temps à s’ouvrir les veines). Les mots alchimiques du poème étaient cet or qu’aucun marchandage ne saurait avilir, sous peine de démériter à jamais de soi-même et de la poésie. S’il s’écarta sans coup férir du mouvement surréaliste (« J’entends encore la voix de Breton affirmant : « Mais vous êtes surréaliste, André ». C’en était trop. Je pleurais presque dans l’écouteur… », Liberté couleur d’Homme) c’est que, sans hostilité aucune, il n’était pas d’accord avec l’esthétisme et l’idéalisme qui animaient le groupe, lui, le militant libertaire. Il s’en explique dans son autobiographie fantasmée : « J’étais passablement déchiré. Mais j’aimais retrouver Breton et les autres à Saint-Cirq Lapopie, dans ce vieux village suspendu, comme soudain pétrifié dans son inévitable chute, au-dessus du Lot. Là, loin de Paris, l’amitié se réchauffait au doux soleil… » Il désirait ardemment que la poésie parlât le langage de tous les hommes, qu’elle exprimât immédiatement la lutte quotidienne pour la fraternité, qu’elle eût été sauvage et barbare ; il voulait des mots qui font l’amour, accompagnent « la marche des hommes libres nouée à la marche des astres ».
« Il désirait ardemment que la poésie parlât le langage de tous les hommes, qu’elle exprimât immédiatement la lutte quotidienne pour la fraternité. »
En mai 1968, il participa à l’insurrection de la rue, mais le cœur n’y était plus. Avant l’heure, il a dénoncé la mollesse bourgeoise d’une gauche qui était davantage aimantée par les prestiges du pouvoir qu’animée par la volonté d’accomplir les réformes et les transformations draconiennes qui s’imposaient pour, dans un premier temps, affaiblir et court-circuiter la main mise d’un capitalisme en plein essor, cette foire d’empoigne où un petit nombre s’enrichit sur le dos de ceux qui créent les richesses des nations. Constat clairvoyant. Et, dès 1978, il prévit la montée criminelle des intégrismes religieux (« Il suffit aujourd’hui de tourner les yeux du côté de l’Iran en proie aux mollahs fanatisés et rétrogrades pour éprouver l’envie de vomir. »). Au capharnaüm de la pensée moderne aseptisée, faite de « ratiocinations médiatisantes », il opposa les « innombrables blessures » de sa nuit profonde et inventa une « voix qui coule comme une balle/ le long des veines jusqu’au centre de l’animal ».
« Qu’il vienne le temps dont on s’éprenne »
Si je persiste encore et encore à en revenir à l’œuvre poétique d’André Laude, c’est que, aujourd’hui, bien qu’elle s’offre et soit diffusée plus largement qu’il y a, disons, cinq ou vingt ans, il persiste une incompréhension majeure quant à son contenu et à son expression même. À chaque fois que je lis des choix de poèmes issus du premier tome de ses œuvres complètes, je reste sur ma faim. Ce sont peu ou prou toujours les mêmes, et pas forcément du meilleur cru, qui sont mis en circulation. Il faut garder l’œil sauvage pour pouvoir lire entre les signes, là où la poésie opère au sens définitif et irrécupérable de l’action en train de se faire, pour réhabiliter vraiment l’esprit des écrits de n’importe quel poète de cette trempe. Un poète qui n’a jamais cessé de tendre vers l’amour, tel que le projetait André Breton — qui le confondait à coup sûr à la beauté convulsive-explosante-fixe qui sera ou non… Après la parution de son Œuvre poétique, il m’a été donné de lire beaucoup trop de critiques hypocrites, bâclées, écrites sur un ton de commisération sentencieuse, de manière à reléguer au plus vite un des poètes français des plus dérangeants qui soit aux oubliettes de la littérature. Je me suis promis de remettre un jour les pendules à l’heure, à l’heure d’un temps à s’ouvrir les veines, selon l’expression de Federico Garcia Lorca dont André Laude a fait le titre tragique de l’un de ses recueils les plus oppressant d’émotions vécues (« J’avoue avoir un faible particulier pour ce petit livre », m’a-t-il murmuré une fin d’après-midi, dans un bar qui était son Cabaret Vert, sa bonne auberge). Lorsque je reviens sur les lieux du crime, dans le centre d’un Paris d’une époque pas si lointaine (1980/1995) et presque aussi mal en point que la nôtre, je retrouve en moi-même intact l’héroïsme calciné de ce fabuleux poète du quartier du Marais, acteur autant que témoin des fêtes précédant l’écroulement continuel des utopies réservées à l’usage exclusif des lendemains de gueule de bois. En nous quittant, il n’a pas omis de nous restituer un héritage flamboyant de poésie universelle.
Il suffit du choix d’un seul, de trois ou de cinq poèmes, pour donner une parole et un visage durables à un poète (exemple : « L’Invitation au voyage », « Sous le pont Mirabeau »…). Il n’y a pas si longtemps, André Laude faisait peur. Sa présence défiait les consensus des parcs à huîtres parisiens. La grande majorité des lecteurs de poésie ne le connaissait pas malgré le sang noir qu’il fit couler sur cette terre. Il faudrait pointer quelques poèmes décisifs, et les lancer sur la place publique comme une déclaration de guerre. « Je suis toujours vivant », s’obstinait à répéter André Laude, déjà en très mauvais état physique, dans les dernières années de sa vie. La certitude d’une reconnaissance « populaire » ne l’abandonna pourtant jamais — ses derniers écrits à ses amis en font foi. Il se confondait aux déshérités parce qu’il ne pouvait en aller autrement ; il n’a jamais été question de renier ses origines comme le font tant de littérateurs arrivistes afin d’obtenir les faveurs du prince. En dépit de ses tares profondément assumées, il ne s’avoua vaincu qu’à son dernier souffle. La névrose n’est-elle pas notre point d’ancrage à une réalité imposée ? Lire André Laude, c’est se défaire de soi-même sans renier ni le Je ni l’Autre. Le poème devient simple signature commune, témoignage sans paroles inutiles. Mort ? Vivant ? Ça semble bien vivant, écrit du jour d’aujourd’hui eu égard à l’état de décomposition avancée de la civilisation judéo-chrétienne, amalgamée dans la masse mortifère de ce qu’il est convenu d’appeler le Nouvel Ordre Mondial capitaliste, dont les multiples masques multinationaux évoquent une danse apocalyptique à l’échelle planétaire.
« Ça semble bien vivant, écrit du jour d’aujourd’hui eu égard à l’état de décomposition avancée de la civilisation judéo-chrétienne. »
André Laude tire sans sommation. Il braque le projecteur de ténèbres illuminantes juste à l’endroit précis « d’un opéra fabuleux », corpus de la voyance dont Arthur Rimbaud se fit le chantre en son temps, figeant du même coup cinq mille ans de poésie. Une déflagration gigantesque se produisit, qui nous submerge toujours, même si nous n’en avons pas vraiment conscience. Il y a ceux qui se mettent en position de fœtus, croyant par là échapper aux émanations radioactives, et ceux qui se débinent en courant, dans le sillage prophétique de « l’homme aux semelles de vent ». Enfin, il y a ceux qui ne prenant pas la proie pour l’ombre, se font passeurs, porteurs de valises, guetteurs. André Laude se fit relais, fil conducteur à haute tension, zélé révolutionnaire. Du rêve à la réalité, il titubait sur le fil de l’abîme. Il fallait absolument mettre en relation les deux courants si on voulait trouver des solutions éthiques à une vie salubre, favorisant l’harmonisation des communautés humaines. André Laude fut juif et palestinien ; André Laude fut tête de turc et bouc émissaire des nantis ; André Laude dénonça l’hypocrisie criminelle des normes bourgeoises, l’énormité de l’injustice acceptée par ses concitoyens dociles. Journaliste, il prit la défense des parias, des soi-disant terroristes, des innocents aux mains coupées, des sans-cous et des victimes « qui ne renonçaient pas » à faire de l’or avec le plomb qu’ils avaient pris dans l’aile. Il exigeait la « lumière sur la terre ». Il était le personnage principal de ses poèmes. Il faut dire à sa décharge qu’il ne se fondait pas dans le moule ; il connaissait les vertus de la métaphore, les provocations jubilatoires de Lautréamont. Il connaissait Carco, Apollinaire, Cendrars, Maïakovski, Hikmet, Breton, Desnos, Ritsos, Césaire… Il connaissait la Bible, la Torah et le Coran, sur lesquels il dégueulait son désespoir d’homme éternellement insoumis. Il connaissait aussi Cioran et Adamov.
Alors, maintenant, quand je vois l’icône qu’il est en passe de devenir (une légende dorée pour poètes subventionnés par l’État), je pousse des hauts cris de rage. Les universitaires l’ignorent toujours du haut de leurs chaires. Aucune étude, aucun colloque ne lui a été dédié depuis sa disparition en 1995. La plupart des plumitifs qui l’encensent n’auraient pas supporté sa présence nauséabonde en ses mauvais jours, pas plus que son irradiante gaîté lorsqu’il était éperdument amoureux d’une nuit en compagnie de Shéhérazade. André Laude ne fut pas un gars ordinaire. Il brisait le code des convenances à tout bout de champ. Shéhérazade s’émerveillait de ses histoires tout en étant dégoûtée par certains aspects de son comportement pour le moins étranges. André Laude était un cracheur de feu, son sang était feu étoilé, son cœur une chaudière de paquebot au bord de l’explosion. Un volcan dont on ne pouvait prévoir les dates d’éruptions. Sa poésie se tient au plus près de son parcours en dent-de-scie vers l’abîme. Cet ange des ténèbres, avec cette mystérieuse lettre M gravée entre ses épaules, s’est laissé couler à pic vers le centre névralgique de l’existence où, à travers le jeu tragique des contraires et des paroxysmes, une mince chance de réconciliation subsiste. « Faites l’Amour, pas la guerre », telle aurait pu être sa devise s’il n’avait préféré la révolution aux fleurs de rhétorique des hymnes patriotiques. Mais il ne se faisait guère d’illusions quant aux finalités des programmes révolutionnaires, pour la bonne et unique raison que l’expérience en actes de la transformation du monde enseigne un rétablissement du pire après chaque émeute sanglante et que les pouvoirs prennent racine du côté de la corruption et des coups de force sanglants (« alors écoutez les cent fleuves de sang / qui font une unique plaie d’un seul pays »…). Les utopies, à de très rares exceptions près, furent toujours rejetées dans les poubelles de l’Histoire. Il n’a cessé de mettre en évidence cette constatation d’un désastre toujours en devenir avec lequel il faut bien nous arranger si nous voulons survivre et tenter d’aimer en équilibre provisoire au bord du charnier des innocents où se pratique religieusement la torture (Travail-Famille-Patrie), où le bonheur n’est que l’alibi du chef du bureau de propagande de la Société Anonyme de l’Enfer. De sa colère, il a créé une terre fertile de fraternité et de peuples chamarrés. Dans sa bouche de forçat, le miel des mots d’amour détruit toutes les haines.
Un poète sans dieu ni maître
« Orages désirés, levez-vous ! »
Arthur Rimbaud, cité par André Laude
dans « Les tribus de la dissidence » (1980)
André Laude, poète sans dieu ni maître, se réclamait de l’esprit dissident communiste-libertaire. Très jeune, sous la férule de son aîné Michel Donnet, instituteur et militant révolutionnaire, il rejoignit la Fédération communiste libertaire nouvellement créée (1953), fut l’un des premiers rédacteurs, « très prolifique », disait-il, de son organe de presse Le Libertaire, jusqu’en 1956, date de sa dissolution forcée due à la répression étatique contre les militants pro-indépendantistes de l’Algérie française : « C’était l’époque aussi où André Breton et ses amis, qui ne renonçaient pas à « changer le monde », selon le mot d’ordre célèbre, collaborèrent avec nous. Je garderai toujours le souvenir de ces heures brûlantes où dans un local étroit, bourré de livres, nous confectionnons avec de maigres ressources, avatar de notre totale indépendance, Le Libertaire. » Il a soutenu les peuples (palestiniens, vietnamiens, chiliens, argentins, tchécoslovaques…) et les cultures opprimées (bretonnes, occitanes, amérindiennes, africaines…) ; ses poèmes et articles en témoignent tout au long de son œuvre en rouge et noir. Il se voulait « un enfant de Marx et de Rimbaud ». Bien avant l’élection de Mitterrand, en 1981, il dénonçait déjà le caractère bourgeois du Parti socialiste français, ses compromissions à répétitions, sa défense du jacobinisme, le caractère opportuniste, sinon arriviste de ses leaders. Il voyait en l’anarchie et la poésie, qu’il ne dissocia jamais, puisque pour lui un poète digne de ce nom se doit de prendre parti pour les sans-partis, les laissés pour compte, les suppliciés et les victimes d’un système impitoyable, les seules issues possibles pour réinventer l’existence individuelle et collective, pour transformer le monde : « Le poète est dissident en ce qu’il réfute l’ordre établi sur la terre douloureuse, l’ordre qui veut que l’un puisse faire bombance pendant que l’autre crève de faim… »
« J’ai toujours compris la poésie comme s’accompagnant du développement social et humain vers la justice et le plus de liberté possible. »
À la fin de son existence, il désespérait de la tournure sinistre que prenait le monde, et surtout le milieu parisien qui continuait à ronronner autour de lui, poète sans-le-sou qui n’existait déjà presque plus : « À croire que dada, les « situs », Rosa Luxemburg, Barcelone anarchiste… n’ont jamais existé. Je ne supporte plus la poésie. Avec un P majuscule comme « Pet de lapin dans un champ de luzerne« . » Il rêvait d’attentats intellectuels, d’une révolution permanente haute en lyrisme populaire, la vie, quoi ! Il projetait, quelque temps avant de mourir, d’enregistrer quelques-uns de ses textes avec des rappeurs dont il appréciait la force de frappe contestataire. En 1989, dans le premier numéro de la revue HORS JEU, il confiait à Jean-Michel Fossey, le fondateur de cette publication : « Je suis un poète de la déchirure. À l’âge des grands choix et des grandes confrontations avec le monde, j’ai vécu à fond l’utopie révolutionnaire. Pour moi, la poésie et la révolution ont vraiment été une seule et même chose à un moment donné. C’est à André Breton, dont j’ai été très proche durant une quinzaine d’année, que je le dois. J’ai toujours compris la poésie comme s’accompagnant du développement social et humain vers la justice et le plus de liberté possible. Mais la vie, mon métier, mes reportages, m’ont fait découvrir l’horreur. Et peu à peu j’en suis arrivé à me dire que le monde n’était pas changeable et qu’au fond les réformistes avaient peut-être raison, qu’il valait mieux une démocratie bourgeoise en Argentine, au Chili, que la fameuse Révolution, le fameux Grand Soir… Alors je suis devenu désespéré ; ce désespoir se mêlant à celui d’être né, à cette souffrance, quelque part en moi, de vivre. Vivre, c’est trahir sans cesse, c’est ne jamais être à la hauteur du moment, c’est créer toujours la déception chez l’autre (et Dieu sait si les autres en créent chez vous), c’est être à côté de la plaque, c’est rater, toujours rater… De toute façon, nous ne sommes qu’un parcours entre deux néants, sauf pour ceux qui ont la chance de croire sincèrement en un dieu quelconque. Pour les autres, c’est vraiment le désert… »
Et, plus loin, lors de cet entretien, lui qui provenait d’un milieu prolétaire (père couvreur-zingueur souvent au chômage, mère ménagère), il précisait : « Aujourd’hui encore, peu de poètes encore sont d’origine ouvrière ou d’origine modeste. La plupart font partie des couches moyennes. La difficulté réside dans le fait que le poète doit assumer un travail, son gagne-pain, et que sa responsabilité intérieure s’en trouve entamée. Et puis, il y a, bien sûr, la réalité qui a changé pour devenir terrifiante. Il y a un siècle, personne ne parlait du goulag, nous n’étions pas au courant des dictatures sauvages, de toutes les formes de destruction de l’homme par l’homme. Cela s’infiltre profondément dans l’écriture. Il n’est plus aisé d’écrire à partir de l’amour dès lors que reviennent sans cesse des images de prisons, de torturés du Chili, de disparus d’Argentine, de massacres du Guatemala… Au moment où il écrit, le poète est un avec le monde entier pour être solidaire. Il faut qu’il soit solitaire, qu’il ait un peu de silence, des possibilités de recueillement, et s’il habite une cité ouvrière ou un quartier animé, il lui est bien difficile de trouver cet équilibre, cette paix… » Et lorsque Jean-Michel Fossey le questionna à propos d’un avenir possible de la poésie, il répondit : « Les faits historiques révèlent un besoin de poésie. Je pense, bien sûr, à Mai 68, où l’on a effectivement vu surgir une sorte de poésie sauvage, pas forcément extraordinaire mais en tout cas porteuse d’une certaine fièvre. Elle s’est écrite sur les murs, dans des journaux qui pour la plupart ont duré peu de temps ou simplement sur des feuilles ronéotées. La poésie aurait peut-être une chance dans le cadre d’un grand bouleversement historico-social mais nous n’en sommes pas là. Monsieur Lang fait son travail, mais il n’est que le Ministre de la Culture que d’un régime qui n’a rien changé en profondeur. Nous ne sommes pas en train de faire du socialisme et ceux qui sont lucides le savent bien. Dans le cadre actuel, je ne pense pas que la poésie ait la moindre chance. Elle restera toujours, je le crains, le ghetto dans lequel se retrouvent ceux qui sont différents, ceux qui ne fonctionnent pas comme les autres, et puis aussi… Elle restera ce petit supplément d’âme qu’on s’offre dans certains milieux un peu argentés où l’on adore les poètes tout en se foutant complètement du message contenu dans le poème. »
Dans les dernières pages de Liberté Couleur d’Homme, son « autobiographie fantasmée », André Laude fait le bilan sévère de ses dernières années de lutte : « Mais — et comment pouvait-il en être autrement après une aussi longue glaciation de l’Esprit — tout cela s’est fait dans la dispersion, dans la confusion, avec nombre de malentendus de part et d’autre. L’unification de ces « sensibilités nouvelles » qui aboutissent toutes, en toute logique, à la mise en question du modèle « bureaucratique soviétique » — toutes nuances confondues — n’a pas été véritablement réalisée. Nul « projet » crédible n’a rencontré l’oreille des « masses ». » Enfin, il conclut son récit par un soupir d’espérance : « Il y aura un jour… »
In Memoriam André Laude (témoignage)
André Laude était un homme secret creusé par le regret ; il portait son enfer dans sa chair comme promesse d’un paradis terrestre. Dès la fin des années 1970, je croisais souvent son chemin nocturne dans le Marais, rue des Rosiers, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, rue Nicolas Flamel… Les épaules rentrées, les poches bourrées de journaux, de boulettes de papier qu’il triturait compulsivement — tel un enfant angoissé — du bout de ses doigts maigres et de poèmes griffonnés à la hâte, il avançait en lui-même entre les reflets assassins qui traquaient chacun de ces pas dans le labyrinthe parisien qui se refermait sur lui juste avant qu’il n’atteigne le Point du Jour. Ses rades, ses havres d’amitié s’appelaient alors La Tartine, Le Rendez-vous des Amis, Le Fer à Cheval, Le Volcan du Roi de Sicile… Je me souviens d’un homme tenaillé par la faim inapaisable d’un monde plus juste, un homme qui endossait la responsabilité du meilleur et du pire, un homme couronné de poésie qui portait le deuil de la révolution fraternelle à laquelle il s’était voué jusqu’à l’incandescence, jusqu’à s’auto-incinérer.
« Il s’était effondré, dans une mansarde de la rue de Belleville, où il avait trouvé un refuge provisoire. »
Le 24 juin 1995, sur Le Marché de la Poésie où je m’étais rendu dans le seul but de le retrouver (j’habitais Nice depuis 1991), la nouvelle de sa mort s’abattit sur ma nuque alors que je venais à peine d’arriver : il s’était effondré, dans une mansarde de la rue de Belleville, où il avait trouvé un refuge provisoire. Sur sa table de travail, son ultime poème, encadré par deux oiseaux tracés à l’encre rouge. Un adieu aussi bouleversant que définitif :
Ne comptez pas sur moi
je ne reviendrai jamais
Je siège déjà là-haut
parmi les Élus
près des astres froids
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin
Je m’éloigne totalement sans voix
le vécu mille et mille fois
m’a brisé, vaincu.
Moi le fils des rois.
André Laude aura connu, durant ses cinquante neuf années sur cette planète « bleue comme une orange », le martyr de ceux qui ne renoncent jamais à la beauté folle de l’amour sur la terre. Il est mort les yeux ouverts, en écrivant.
REBONDS
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