Élisée Reclus : les animaux, ces autres exploités


On doit au géo­graphe fran­çais Élisée Reclus d’avoir, le pre­mier, pen­sé l’émancipation sociale de l’humanité en même temps que celle des ani­maux. Parce qu’il est notam­ment un lien direct entre la façon dont les humains les traitent et se traitent entre eux, toute ambi­tion socia­liste se doit de tour­ner la page de l’exploitation ani­male. Plus d’un siècle après, l‘ouvrage Le Bestiaire liber­taire d’Élisée Reclus, signé Roméo Bondon aux édi­tions Atelier de créa­tion liber­taire, revient dans le détail sur la pro­po­si­tion poli­tique majeure du végé­ta­rien et com­bat­tant volon­taire, en 1871, de la Commune de Paris. Nous en publions un chapitre.


Si l’on retient d’Élisée Reclus qu’il fut végé­ta­rien convain­cu et fervent pro­pa­gan­diste anar­chiste com­mu­niste, on oublie sou­vent de lier ces deux enga­ge­ments, se conten­tant de citer le même pas­sage d’une même lettre, sans aller guère plus loin dans l’analyse1. L’extrait, il est vrai, est élo­quent : « Si nous devions réa­li­ser le bon­heur de tous ceux qui portent figure humaine et des­ti­ner à la mort tous nos sem­blables qui portent museau et ne dif­fèrent de nous que par un angle facial moins ouvert, nous n’aurions cer­tai­ne­ment pas réa­li­sé notre idéal. Pour ma part, j’embrasse aus­si les ani­maux dans mon affec­tion de soli­da­ri­té socia­liste2» Par ces mots, adres­sés en 1884 à son ami Richard Heath, Élisée Reclus fait ain­si le pre­mier entrer les ani­maux au sein de l’engagement socialiste.

Pourtant, il serait incom­plet de sai­sir l’empathie indi­vi­duelle de Reclus envers des êtres vivants qu’il s’évertue à appe­ler ses « frères », sans repla­cer celle-ci dans un ques­tion­ne­ment plus large, fai­sant appel, comme tou­jours dans les textes du géo­graphe, à une appré­hen­sion simul­ta­née de l’espace et du temps. De même, impos­sible d’appréhender son trai­te­ment de la vie en com­mun avec les ani­maux, de l’association à l’apprivoisement, de la domes­ti­ca­tion à l’asservissement, sans le mettre en rela­tion avec un farouche désir d’émancipation pour toutes et tous, humains et non-humains. […]

La naissance d’une pratique industrielle de l’élevage

« Impossible d’appréhender son trai­te­ment de la vie en com­mun avec les ani­maux sans le mettre en rela­tion avec un farouche désir d’émancipation pour toutes et tous. »

Bien qu’Élisée Reclus soit un connais­seur recon­nu des États-Unis, le tome de la Nouvelle Géographie Universelle3 por­tant sur ce pays ne sort qu’en 1892. Après être res­té de 1853 à 1855 en Louisiane, avant de des­cendre plus au sud du conti­nent, Élisée par­cours à nou­veau les États-Unis, en 1889 et 1891. Il visite alors la Nouvelle-Angleterre, région du Nord-Est dont les six États (Massachusetts, Maine, Vermont, New Hampshire, Rhode Island, Connecticut) sont par­mi les plus dyna­miques cultu­rel­le­ment du pays. Boston, alors qua­trième ville des États-Unis pour sa popu­la­tion, a, selon Reclus, dis­tan­cé ses devan­cières « par l’influence géné­rale sur les mœurs, par l’initiative poli­tique et sociale, par l’activité lit­té­raire et artis­tique4 ». Il par­court ensuite New-York et Chicago, visites utiles pour son œuvre, quoique sou­vent trop mon­daines à son goût. S’il note les vel­léi­tés de la métro­pole de l’Illinois à se déve­lop­per sur les plans cultu­rels et poli­tiques, « c’est l’industrie qui fait la gloire de Chicago ». Et au pre­mier rang du pro­ces­sus indus­triel siège, « avec l’expédition des farines […] l’abattage des ani­maux, bœufs et porcs ». Reclus expose alors briè­ve­ment, chiffre à l’appui, l’importance de ces « usines à viande » dans l’essor de Chicago, avant de reve­nir plus loin sur leur inser­tion dans un mar­ché inté­rieur en expansion.

Reclus rap­pelle des chiffres qui ont encore de quoi sur­prendre, avant de décrire le pro­ces­sus méca­ni­sé d’abattage qu’ils impliquent. Tout en rap­pe­lant que « les sta­tis­tiques sérieuses sont tou­jours en retard sur la valeur du tra­vail et la valeur de la pro­duc­tion » tant cette der­nière pro­gresse, il éva­lue à dix mil­lions le nombre d’animaux par­qués dans les « sto­ckyards » de la ville, et à 10 000 le nombre de ceux qui, en quelques heures sont « emma­ga­si­nées sous forme de conserves ». Ces consi­dé­ra­tions numé­raires encadrent une des­crip­tion pré­cise du fonc­tion­ne­ment de la chaîne d’abattage :

« [L]es ani­maux, à l’entrée même, sont déjà sai­sis par un nœud cou­lant, sus­pen­dus par la patte à une tringle de fer, et glis­sant vers le cou­teau du bou­cher : le sang coule, et fuit sur une pente incli­née, tan­dis que les cadavres conti­nuent leur marche vers l’échaudoir et l’écorchoir, vers l’étal où la hache abat la tête et les membres ; ici l’itinéraire bifurque, chaque par­tie de l’animal, la car­casse, les chairs, la graisse, suivent leur voie res­pec­tive et à chaque étape un groupe d’ouvriers spé­ciaux leur font subir les pré­pa­ra­tions qui les rap­prochent de l’état défi­ni­tif ».

[Franz Marc]

Le pro­cé­dé de mise à mort excep­té — au cou­teau a suc­cé­dé le mata­dor — et l’étape de la conser­ve­rie en moins, le compte-ren­du de Reclus dif­fère peu de ce qui arrive dans tout abat­toir contem­po­rain. C’est par la fabri­ca­tion de viande en boîtes, à Chicago, que s’est nor­ma­li­sée la ratio­na­li­sa­tion de toute méthode de pro­duc­tion indus­trielle. L’éditeur et auteur Jacques Damade résume ain­si les clés de l’évolution du trai­te­ment du bétail : « Les trou­peaux, la viande, le ren­de­ment, le train5. » Les ani­maux ont dis­pa­ru de l’équation, en tant qu’espèces comme en tant qu’individus. Ils ne sont que maté­riaux : « ce n’est pas exac­te­ment une chaîne de mon­tage, mais une chaîne de désas­sem­blage » qui les traite. L’auteur com­plète : « Chicago n’inventa pas tout seul la chaîne de mon­tage, ni la divi­sion du tra­vail. Mais Chicago le fit à une dimen­sion indus­trielle jamais atteinte et attei­gnit une pro­duc­tion de viande ver­ti­gi­neuse. Les abat­toirs ser­virent de modèle aux autres indus­triels », Henry Ford en tête. Reclus a le mérite, dès le début de ce pro­ces­sus, de le désen­cas­trer d’une seule appré­hen­sion tech­nique. Le milieu, comme tou­jours dans sa géo­gra­phie, reste un fac­teur pri­mor­diale à prendre en compte dans toute évolution. 

« Bien que Reclus recon­naisse une dif­fé­rence entre l’industrialisation de l’élevage et sa pra­tique tra­di­tion­nelle, il condamne dans tous les cas la régres­sion des ani­maux qui en découle. »

Le déve­lop­pe­ment de la ville au XIXe siècle s’explique pour Reclus par les avan­tages natu­rels dont elle, et plus lar­ge­ment l’État de l’Illinois, pro­fitent. Ils ont fait de Chicago la nou­velle « Porcopolis6 », dépas­sant ain­si Cincinnati, et la nou­velle plaque tour­nante du grain, dou­blant en cela Saint-Louis. Jouissant d’un sol fer­tile, d’un réseau de cours d’eau d’importance et des rives du Lac Michigan, l’Illinois est com­pa­ré par Reclus à la Méditerranée. Ses ana­lyses pré­fi­gurent la magis­trale étude d’histoire envi­ron­ne­men­tale faite par William Cronon sur Chicago7. L’ampleur et l’angle d’approche dif­fèrent cepen­dant : Reclus embrasse le monde dans une œuvre gigan­tesque, tan­dis que Cronon, lui, étonne par sa méthode et son éru­di­tion sur cette seule ville du Midwest. 

Si l’abattage indus­triel prend forme aux États-Unis, il est éga­le­ment mis en œuvre en France. Depuis le décret impé­rial du 9 février 1810 créant cinq tue­ries à Paris, les abat­toirs, deve­nus com­mu­naux, se mul­ti­plient et se den­si­fient dans les villes fran­çaises8. Cette ratio­na­li­sa­tion s’accompagne de l’élaboration d’une science à part entière, la zoo­tech­nie, qui voit dans l’animal une machine à amé­lio­rer et pré­ser­ver, pour maxi­mi­ser le ren­de­ment de ses pro­duits. Cette pra­tique évo­lue alors de manière paral­lèle à l’élevage pay­san, l’influençant de plus en plus tan­dis que les savoirs zoo­tech­niques pénètrent les cam­pagnes. Mais, bien que Reclus recon­naisse une dif­fé­rence entre l’industrialisation de l’élevage et sa pra­tique tra­di­tion­nelle, il condamne dans tous les cas la régres­sion des ani­maux qui en découle : « [N]ous avons eu pour pré­oc­cu­pa­tion capi­tale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent sur quatre pieds, de nous don­ner des maga­sins de chair ambu­lante qui se meuvent à peine du fumier à l’abattoir. » Acerbe, il pour­suit : « Le grand art des éle­veurs est de châ­trer leurs bêtes ou de se pro­cu­rer des hybrides qui ne peuvent se repro­duire9. »

[Franz Marc]

La pra­tique de l’élevage, iro­ni­que­ment pla­cée au rang d’art, consi­dère le bétail comme des maté­riaux dont seul compte la quan­ti­té de viande pro­duite. Abattre des ani­maux ain­si réi­fiés ne pose dès lors plus de pro­blème — et Reclus n’oublie pas qu’il en est de même pour les pois­sons, la pêche indus­trielle usant de « moyens hon­teux de des­truc­tion en masse qui ne demandent ni saga­ci­té, ni connais­sance des mœurs du gibier10» Condamnant la fabri­ca­tion de « viande sur pied11 », Élisée Reclus com­pare les espèces sau­vages et leurs cou­sins domes­tiques, et constate la régres­sion qui selon lui eut lieu. Cochons et mou­tons ne seraient que les formes cor­rom­pues des san­gliers et mou­flons qui évo­luent libre­ment. Il conclut : « Et c’est à pro­duire des monstres pareils que nous appli­quons l’expression d’éle­vage ! »

Cette consta­ta­tion est reprise par l’auteur quelques années plus tard dans le der­nier volume de L’Homme et la Terre. Après avoir abor­dé les enjeux de conser­va­tion des espèces ani­males, dont cer­taines à son époque sont mena­cées par la chasse, la sur­ex­ploi­ta­tion ou la colo­ni­sa­tion de leurs ter­ri­toires, Reclus lance, cynique : « en somme, ce que l’homme a intro­duit de neuf dans le monde ani­mal ce sont les croi­se­ments de races12 ».

« C’est à par­tir de sa propre expé­rience que Reclus construit son argu­men­taire pour convaincre de la bar­ba­rie de tout meurtre animal. » 

Son rap­port à l’hybridation est néan­moins ambi­va­lent. Tantôt il tance les éle­veurs pour qui ne compte que le volume mus­cu­leux de leurs bêtes, tan­tôt il les salue comme des artistes, ain­si que les jar­di­niers, pour avoir embel­lis la faune et la flore par leurs croi­se­ments. Le manque de diver­si­té qu’il constate à cause des besoins de l’industrie ani­male est par­fois oublié, et c’est alors la plu­ra­li­té des races pro­duites par les éle­veurs qui est mise en avant. Il reste que la somme des louanges est bien ténue com­pa­rée à celle des cri­tiques, et on peut noter qu’il oppose ailleurs la beau­té des « har­mo­nieux contrastes » nés de la nature, à la « déso­lante uni­for­mi­té13 » issue de la civi­li­sa­tion. Seules quelques régions du monde trouvent grâce à ses yeux, par­mi les­quelles l’Angleterre : « L’amour et la com­pré­hen­sion facile de la nature ont cer­tai­ne­ment aidé les Anglais à bien connaître et à bien soi­gner les diverses races d’animaux14» Dans le même élan, il ajoute qu’en plus de cher­cher à maxi­mi­ser les qua­li­tés utiles aux humains, les éle­veurs anglais « tra­vaillent aus­si, par amour de l’esthétique, à embel­lir les formes des ani­maux de l’écurie, de l’étable, de la basse-cours ».

S’il traite des condi­tions de l’élevage et de l’abattage à pro­pos de nom­breux pays, n’oubliant jamais de faire la liste des ani­maux domes­tiques ou sau­vages dans cha­cun des volumes de la NGU, il n’est cepen­dant pas « besoin d’aller dans telle Porcopolis de l’Amérique du Nord ou dans un sala­de­ro de La Plata pour y contem­pler l’horreur des mas­sacres qui consti­tuent la condi­tion pre­mière de notre nour­ri­ture habi­tuelle15. » C’est à par­tir de sa propre expé­rience « loin des villes banales, uni­formes, ou tout est clas­sé et caché » que Reclus construit son argu­men­taire pour convaincre de la bar­ba­rie de tout meurtre animal. 

[Franz Marc]

Une insupportable souffrance animale

C’est dans « À pro­pos du végé­ta­risme » qu’Élisée Reclus expose avec le plus de clar­té sa concep­tion de l’élevage, ain­si que les rela­tions qu’il a, sa vie durant, réso­lu d’entretenir avec les ani­maux. Ce texte paraît d’abord en anglais, en 1900, dans le pre­mier numé­ro de The Humane Review, un tri­mes­triel publié par le réfor­ma­teur social et défen­seur de la cause ani­male Henri Stephens Salt. Il est repris et tra­duit l’année sui­vante pour le compte de La Réforme ali­men­taire, une revue fran­co-belge végé­ta­rienne. C’est en fai­sant appel à des sou­ve­nirs d’enfance que Reclus ouvre son texte. S’avouant incom­pé­tent sur les ques­tions scien­ti­fiques cou­vrant le sujet, il concède : « Je flâ­ne­rai dans ma propre vie et m’arrêterai à l’occasion pour faire une remarque sus­ci­tée par les petites aven­tures de l’existence»

Il détaille d’abord un éva­nouis­se­ment sus­ci­té par la vue d’un « débris sai­gnant » qu’il a dû, enfant, aller cher­cher chez le bou­cher du village :

« Innocent et peu­reux, je par­tis allè­gre­ment pour faire la com­mis­sion, et péné­trai dans la cour où se tenaient les bour­reaux de la bête égor­gée. Je me la rap­pelle encore, cette cour sinistre, où pas­saient des hommes effrayants, tenant à la main de grands cou­teaux qu’ils essuyaient sur des sar­reaux asper­gés de sang. Sous un porche, un cadavre énorme me sem­blait occu­per un espace pro­di­gieux ; de la chair blanche, un liquide rose cou­lait dans les rigoles. »

« Je vois le porc des pay­sans, bou­chers d’occasion, et d’autant plus cruels : l’un d’eux saigne len­te­ment l’animal pour que le sang s’écoule goutte à goutte.« 

Reclus com­mence par convo­quer la vue, fai­sant appel à émo­tion par tous ima­gi­nable, comme dans une clas­sique démons­tra­tion à visée argu­men­ta­tive. Les sen­ti­ments de l’enfant sont retrans­crits par l’impression d’une asy­mé­trie d’échelle entre lui et les adultes et car­casses l’entourant. L’atmosphère, « sinistre », est pesante. L’anecdote continue :

« Et moi, trem­blant et muet, je me tenais dans cette cour ensan­glan­tée, inca­pable d’avancer, trop ter­ro­ri­sé pour m’enfuir. Je ne sais ce que je devins ; ma mémoire n’en garde pas la trace. Il me semble avoir enten­du dire que je m’évanouis et que le bou­cher com­pa­tis­sant me rap­por­ta dans la demeure fami­liale : je ne pesais pas plus qu’un de ces agneaux qu’il égor­geait chaque matin. »

Paralysé par la scène à laquelle il assiste alors, le jeune Élisée ne peut fuir autre­ment qu’en s’absentant à lui-même, à défaut de quit­ter le lieu du crime. Au réveil, il s’identifie phy­si­que­ment à l’une des bêtes égor­gées : l’agneau est un enfant lui aus­si, dont la taille est simi­laire à celle du jeune Reclus. Il voit en cet ani­mal un sem­blable, plus peut-être que dans les bou­chers qui le dominent de leur sta­ture. […] Dans un second sou­ve­nir qui a la géné­ra­li­té des expé­riences répé­tées et res­sas­sées, c’est à l’ouïe qu’il fait ensuite appel :

« Je vois le porc des pay­sans, bou­chers d’occasion, et d’autant plus cruels : l’un d’eux saigne len­te­ment l’animal pour que le sang s’écoule goutte à goutte, car il est indis­pen­sable, paraît-il, pour la bonne pré­pa­ra­tion des bou­dins, que la vic­time ait beau­coup souf­fert. Elle crie en effet d’un cri conti­nu, cou­pé de plaintes enfan­tines, d’appels déses­pé­rés, presque humains : il semble que l’on entende un enfant ».

[Franz Marc]

Là encore l’identification est évi­dente. Si les termes sont flot­tants « paraît », « presque », « semble » —, ce qu’ils carac­té­risent ne l’est point : l’enfance est convo­quée à deux reprises ; l’humanité entière fait son appa­ri­tion. Car pour Reclus ce n’est pas seule­ment que les humains tiennent leur ori­gine des ani­maux16, mais aus­si que ces der­niers peuvent entrer de plain-pied dans l’humanité dès lors qu’ils par­tagent un même espace social, voire, dans cer­taines cir­cons­tances, se rendre « plus qu’humain17 ». Dans les der­niers sou­ve­nirs que convoque Reclus dans son texte sur le végé­ta­risme, les lais­sés-pour-compte de la famille se rejoignent. Après l’enfant, c’est auprès d’une autre sans-voix capable de pleu­rer ou crier pour­tant —, une « bonne vieille » tante, que Reclus trouve un peu d’échos à son empa­thie. À l’émotion indi­vi­duelle de la femme, s’oppose l’élan du nombre, prêt à l’abattage collectif :

« Une de mes fortes impres­sions d’enfance est d’avoir assis­té à l’un de ces drames ruraux : regor­ge­ment d’un cochon, accom­pli par toute une popu­la­tion insur­gée contre une bonne vieille, ma grand’tante, qui ne vou­lait pas consen­tir au meurtre de son gras ami. De force la foule du vil­lage avait péné­tré dans le parc à cochon ; de force elle emme­nait la bête à l’abattoir rus­tique où l’attendait l’appareil d’égorgement, tan­dis que la mal­heu­reuse dame, affa­lée sur un esca­beau, pleu­rait des larmes silen­cieuses. »

« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des mou­tons, les mugis­se­ments des vaches, les gro­gne­ments et les cris stri­dents des porcs qu’on mène à l’abattoir. »

[…] Reclus oppose ici l’amitié née du côtoie­ment quo­ti­dien, à l’habitude d’une ali­men­ta­tion tra­di­tion­nelle qui n’est pas ques­tion­née. Comme dans les trois anec­dotes ouvrant son texte, Reclus use en conclu­sion des sens et de l’empathie de son lec­teur ou sa lec­trice afin de pro­non­cer un vœux pour l’avenir, au nom de celles et ceux qui, comme lui, ne consomment aucune viande :

« Il nous tarde de ne plus entendre les voix bêlantes des mou­tons, les mugis­se­ments des vaches, les gro­gne­ments et les cris stri­dents des porcs qu’on mène à l’abattoir ; nous aspi­rons au temps où nous ne pas­se­rons plus en cou­rant, pour abré­ger la hideuse minute, devant un lieu de tue­rie aux ruis­seaux san­gui­no­lents, aux ran­gées de crocs aigus où pendent des cadavres, au per­son­nel taché de sang, armé de hideux cou­teaux18. »

[…] Reclus ne rejette pas la vio­lence pour contraindre l’injustice et défendre les plus faibles — jusqu’aux ani­maux. Ainsi défend-il dans une lettre datant des mêmes années que ses textes ani­ma­liers que, s’il « [croit] en l’usage éven­tuel de la force », c’est pour la défense des plus faibles. Il ajoute, à titre d’exemple : « Je vois un chat que l’on tor­ture, un enfant que l’on bat, une femme que l’on mal­traite, et si je suis assez fort pour l’empêcher, je l’empêcherai : je le dois à tous les faibles afin que désor­mais ils soient res­pec­tés19. » Le fait que Reclus cite un ani­mal dans cette liste d’individus en mino­ri­té est assez éton­nant pour l’époque. Bien que les asso­cia­tions pour la défense des ani­maux pros­pèrent depuis la créa­tion en 1824 en Angleterre de la Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) recon­nue en 1840 par la reine, elle devient RSPCA et en 1845 en France de la Société pro­tec­trice des ani­maux (SPA), ses membres rejettent alors tout sen­ti­men­ta­lisme : c’est au nom de la décence et de la ratio­na­li­té qu’ils entendent réduire la cruau­té dont les ani­maux sont les objets20. Leur com­bat ne se fait pas au nom de l’émancipation, et se res­treint d’abord au ter­rain par­le­men­taire ou aux inno­va­tions vétérinaires.

[Franz Marc]

Reclus les men­tionne d’ailleurs dans le der­nier volume de L’Homme et la Terre21. Il sou­ligne leur action béné­fique, mais déplore qu’elle dépende tant de l’assentiment d’une part impor­tante de la popu­la­tion pour avoir un réel échos. L’erreur de ces asso­cia­tions réside pour lui dans l’espoir qu’elles mettent en l’évolution de la légis­la­tion. On peut citer à titre d’exemple la loi Grammont qui, en 1850 soit entre une insur­rec­tion et un coup d’État impé­rial condamne les vio­lences faites aux ani­maux dans les lieux publics, condam­na­tion qui s’abat sur les char­re­tiers et indi­gents plus que les bour­geois et aris­to­crates22. De telles lois sont d’ailleurs pour Reclus « bien peu dra­co­niennes23 ». Il se demande ain­si « com­ment les lois pour­raient-elles four­nir aux ani­maux domes­tiques une pro­tec­tion effi­cace puisqu’elles livrent les hommes aux caprices les uns des autres ? » Préférant les méthodes révo­lu­tion­naires, il pour­suit sa com­pa­rai­son : « Du moins par­mi les humains, les oppres­sés peuvent-ils résis­ter à la ligue des oppres­seurs, et, par la soli­da­ri­té dans la révolte, par l’association dans les efforts, ont-ils déjà rem­por­té maintes vic­toires ; mais que peuvent les ani­maux ? » Il convien­drait donc, en l’absence d’un « accrois­se­ment gra­duel de l’intelligence et de la bon­té chez leurs éle­veurs et maîtres », de prendre par­ti pour les ani­maux et de les défendre acti­ve­ment, ces der­niers ne le pou­vant eux-mêmes. Mais lier les luttes de tous les oppri­més, et plus encore y lier le sort des ani­maux comme le fait Reclus, trouve peu d’échos, hors ses épi­gones poli­tiques la com­mu­narde Louise Michel et la jour­na­liste Séverine en tête.

« Il fait par là réfé­rence à la pas­sion guer­rière déclen­chée par la traque et le meurtre ain­si qu’à la nature de la nour­ri­ture ingérée. »

Il est évident qu’il ne fait pas du végé­ta­risme un seul régime ali­men­taire. De même, sa prise en compte de la souf­france ani­male ne se réduit pas à celle entraî­née par la pro­duc­tion de viande. Il entre­tient néan­moins des liens avec des méde­cins pro­fes­sant le végé­ta­risme dans leur dié­té­tique, comme l’ingénieur Paul Nyssens, lors de ses der­nières années en Belgique. Il s’attache à lire leurs écrits, tels ceux du Docteur Bonnejoy, auteur d’un trai­té sur Le végé­ta­risme ration­nel, dont il ne manque pas de noter les « enfan­tillages, naï­ve­tés et cita­tions dépour­vues de cri­tique24 », lec­ture qui le convainc néan­moins de suivre un régime végé­ta­rien plus strict qu’il ne le fai­sait alors. Il dif­fère cepen­dant de bon nombre de méde­cins et mili­tants végé­ta­riens de son époque, pour qui l’abstinence est avant tout hygié­niste. « La ques­tion des ques­tions » qu’oublie le Docteur Bonnejoy dans son trai­té serait bien la ques­tion poli­tique. Reclus se dis­tingue pour­tant éga­le­ment des anar­chistes indi­vi­dua­listes qui, dans la der­nière décen­nie du XIXe siècle et, plus encore, dans les pre­mières du sui­vant, adoptent une ali­men­ta­tion végé­tale dans des colo­nies liber­taires au nom d’un désir de retour à la nature25. Si Reclus donne son sou­tien à la Société pour la créa­tion et le déve­lop­pe­ment d’un milieu libre en France qui entend pour­suivre cette volon­té en ten­tant des expé­riences de « com­mu­nisme libre26 », il y voit éga­le­ment une « illu­sion » : « dans notre plan d’existence et de lutte, ce n’est pas la petite cha­pelle des com­pa­gnons qui nous inté­resse, c’est le monde entier27. » Bien que les dires de Reclus puissent se recou­per avec ceux des hédo­nistes natu­ristes ou des liber­taires natu­riens28, il n’oublie en rien ce que son enga­ge­ment a de poli­tique, l’évolution sou­hai­tée n’étant pas dis­so­ciable de révo­lu­tions répétées.

Anthropologie de la barbarie

« Ce n’est point une digres­sion de men­tion­ner les hor­reurs de la guerre à pro­pos des mas­sacres de bétail et des ban­quets pour car­ni­vores. Le régime d’alimentation cor­res­pond bien aux mœurs des indi­vi­dus. Le sang appelle le sang29. » Les conflits aux­quels fait réfé­rence Reclus n’ont pas encore l’ampleur que la guerre pren­dra au XXe siècle. Il est néan­moins l’observateur et par­fois le chro­ni­queur des hor­reurs guer­rières de son temps : pogroms anti­sé­mites en Russie30, « paci­fi­ca­tion » meur­trière des puis­sances colo­niales, guerre sino-japo­naise31, répres­sions en maints endroits du monde… C’est en réfé­rence à l’actualité la plus récente qu’il déploie l’argument d’un conti­nuum entre la bar­ba­rie à l’encontre des ani­maux et celle envers les humains. Il fait par là réfé­rence à la pas­sion guer­rière déclen­chée par la traque et le meurtre ain­si qu’à la nature de la nour­ri­ture ingérée.

[Franz Marc]

C’est à par­tir d’un conflit contem­po­rain de l’écriture d’« À pro­pos du végé­ta­risme » que Reclus déve­loppe cette pre­mière idée. Bien que le Royaume-Uni et la France se dis­putent des pos­ses­sions en Égypte, dont la crise de Fachoda consti­tue l’issue en 1898 ; que la France et l’Allemagne font de même à pro­pos du Maroc en 1905 et 1911 ; que la Russie et le Japon entrent en guerre pour plus d’un an en 1904 pour le contrôle du Pacifique, tous ces États, aux­quels il faut ajou­ter l’Empire aus­tro-hon­grois, l’Italie et les États-Unis, s’unissent pour répri­mer la révolte des Boxeurs qui s’est déclen­chée en Chine au cours des années 1899-1900. Le point com­mun de ces puis­sances : l’impérialisme. Chacune a des inté­rêts à défendre dans l’Empire chi­nois, qu’ils soient com­mer­ciaux les guerres de l’Opium (1839-1842 et 1856-1860) sont encore récentes ou stra­té­giques la France s’installe alors en Indochine. En Chine, une socié­té secrète s’est for­mée pour contes­ter par la force la dynas­tie Mandchoue, mais est bien­tôt récu­pé­rée par l’impé­ra­trice Cixi pour s’orienter contre les puis­sances étran­gères ins­tal­lées dans le pays. Les bataillons dépê­chés par les nations concer­nées forment alors une alliance inédite et répriment les sou­lè­ve­ments. À l’issue du conflit, la Chine est plus encore qu’avant désa­van­ta­gée dans ses rela­tions com­mer­ciales avec les puis­sances étrangères.

« La chasse aux ani­maux entraîne celle des humains ; les mas­sacres quo­ti­diens dans les abat­toirs bana­lisent ceux sur les champs de bataille.« 

Reclus n’aborde pas dans le détail ce conflit. Il lui sert avant tout d’exemple, sup­po­sant que son lec­teur sera au fait des actua­li­tés géo­po­li­tiques du moment. Le point défen­du l’a déjà été par le pas­sé par celles et ceux s’étant pen­chés sur le sort des ani­maux, et le sera par la suite par d’autres : la chasse aux ani­maux entraîne celle des humaines ; les mas­sacres quo­ti­diens dans les abat­toirs bana­lisent ceux sur les champs de bataille. Reclus l’exprime ain­si : « En exci­tant les chiens à déchi­rer le renard, le gen­til­homme apprend à lan­cer ses fusi­liers sur le Chinois qui fuit. Les deux chasses ne sont qu’un seul et même sport ; tou­te­fois, quand la vic­time est un homme, l’émotion, le plai­sir sont pro­ba­ble­ment plus vifs. » L’emploi du mot sport sous sa forme anglaise ne laisse pas de doute sur la cible de l’auteur. Le gibier cité non plus. La chasse au renard est en Angleterre l’apanage des couches aris­to­cra­tiques, les mêmes qui depuis le siècle pré­cé­dent défendent pour­tant les ani­maux, ou plu­tôt, ain­si que Christophe Traïni l’a mon­tré, se défendent de la cruau­té humaine dont ils sont témoins envers les ani­maux32. Tout en contri­buant, par l’évolution de la légis­la­tion, à faire inter­dire les com­bats de coqs ou les com­por­te­ments vio­lents envers les ani­maux domes­tiques, le sports­man anglais ne renonce en rien à sa pas­sion. Pour Reclus, la pra­tique cyné­gé­tique envers des ani­maux et des humains est simi­laire. La pre­mière est désor­mais celle d’« hommes de loi­sir ou de vani­té qui cherchent à main­te­nir les tra­di­tions de leurs ancêtres ou à rem­plir l’oisiveté de leurs heures33 » ; la seconde en dépend, certes, mais pro­cure tou­te­fois un plai­sir plus intense au chasseur. 

S’il ne cite pas le géo­graphe dans son étude sur Les Chasses à l’homme, Grégoire Chamayou reprend un même argu­men­taire34. Constatant, depuis la légi­ti­ma­tion de l’esclavage en Grèce jusqu’à la traque des hors-la-loi aujourd’hui, que « toute chasse à l’homme sup­pose une théo­rie de sa proie », Chamayou explique alors le sur­plus d’excitation que pro­cu­re­rait la chasse de son sem­blable. Le rap­port du domi­nant et du domi­né est ambi­va­lent : « La recon­nais­sance de l’humanité de la proie en même temps que sa contes­ta­tion pra­tique sont […] les deux atti­tudes contra­dic­toires consti­tu­tives de la chasse à l’homme. » Le chas­sé, aus­si désa­van­ta­gé qu’il soit, peut théo­ri­que­ment se retour­ner contre le chas­seur, car sem­blable en nature — quoique dif­fé­rent en droit – à ce der­nier. Les tech­niques sont les mêmes — lan­cer ses chiens lors d’une bat­tue, quel que soit l’animal — et les armes, pour ache­ver la proie, similaires. 

[Franz Marc]

Bien qu’il soit plus clé­ment lorsqu’il fait réfé­rence aux peuples dits « pri­mi­tifs » dans ses démons­tra­tions, Reclus condamne dans tous les cas ce que la chasse a d’agréable. Pour lui, « la pour­suite du gibier ou de l’homme est sur­tout une œuvre de pas­sion ». Et si « le pri­mi­tif voit dans la chasse un véri­table amu­se­ment », c’est qu’un acci­dent est à craindre, ren­dant l’enjeu plus aiguë. « Dans ce cas, l’excitation finit par se trans­for­mer en une véri­table folie : dans la lutte, l’homme ne rai­sonne plus ; il n’a qu’un désir : mordre sa proie, la déchi­rer à belles dents, la décou­per en mor­ceaux35. » Le géo­graphe mul­ti­plie dans ses textes des argu­ments aux sources diverses, mais dont cha­cun reprend les mêmes motifs : le sang qui coule ; des bêtes dépe­cées ; la folie du meurtre.

« Un même corps fait de chair et de sang rap­proche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte.« 

À celle de la bou­che­rie et de la chasse s’ajoute la condam­na­tion des jeux san­glants par­mi les ani­maux comme par­mi les humains. La boxe est dénon­cée autant que les com­bats de chiens36. Le pre­mier texte dénon­çant les cruau­tés faites envers les ani­maux attri­bué à un auteur liber­taire est une dénon­cia­tion de la cor­ri­da, écrite par Ernest Cœurderoy37. Chez Reclus aus­si les courses de tau­reaux, de même que de che­vaux38, sont ver­te­ment cri­ti­quées, notam­ment dans L’Homme et la Terre23. Il est plus disert dans la par­tie de la NGU por­tant sur l’Espagne, où il consacre une page à pro­pos de « la noble science de la tau­ro­ma­chie », ain­si que l’auteur la qua­li­fie iro­ni­que­ment39. Il met en rela­tion les mœurs avec les pro­grès dont peuvent faire preuve les peuples des dif­fé­rentes régions du monde. Moralisateur, il recours au registre de la honte pour cri­ti­quer la pour­suite du « véri­table scan­dale » que consti­tuent ces « jeux bar­bares ». Reclus prend pour point de com­pa­rai­son les bûchers sur les­quels des humains furent brû­lés en des temps plus anciens, pour rap­pe­ler qu’étant don­née l’absence de sépa­ra­tion franche entre humains et ani­maux, il n’y a pas de sens à leur impo­ser des trai­te­ments qui pas­se­raient pour infa­mants s’ils étaient appli­qués aux pre­miers. Il conclut son para­graphe en se per­met­tant une géné­ra­li­té qui anti­cipe les articles écrits plus de 20 ans après : « Le res­pect de la vie des ani­maux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble faire des pro­grès par­mi les Espagnols ; mais hélas ! que de retours vers la guerre et ses vio­lences, les meurtres et les égor­ge­ments de masse. » Le der­nier terme n’est pas sans rap­pe­ler les textes ulté­rieurs, où Reclus fait sans cesse réfé­rence au cou­teau pas­sé sous la gorge de l’animal abat­tu. Déjà, la guerre suit de près les exé­cu­tions d’animaux.

C’est que morts, les indi­vi­dus d’espèces dif­fé­rentes se res­semblent plus encore qu’en vie. Le corps a pour Élisée une réa­li­té que niaient les phi­lo­sophes arguant d’une incom­men­su­rable dis­tance entre humains et ani­maux. Un même corps fait de chair et de sang rap­proche les espèces entre elles, d’autant plus lorsque ce corps est inerte. Ainsi demande-t-il ingé­nu­ment s’il y a une « si grande dif­fé­rence entre le cadavre d’un bœuf et celui d’un homme. » Il pour­suit crû­ment son idée : « Les membres cou­pés, les entrailles entre­mê­lées de l’un et de l’autre se res­semblent fort : l’abattage du pre­mier faci­lite le meurtre du second40 ». Habitués qu’ils seraient à consom­mer et fré­quen­ter des cadavres d’animaux, les hommes que Reclus qua­li­fient de « car­ni­vores » auraient peu de dif­fi­cul­té à mettre à mort un être humain.

[Franz Marc]

C’est par ailleurs l’ensemble des acti­vi­tés occu­pant humains et ani­maux qui est abor­dé par Reclus. Si le tra­vail peut impli­quer des ani­maux com­pa­gnons, dans la majo­ri­té des situa­tions, il est aus­si alié­nant pour les pro­lé­taires que pour les bêtes. Ainsi « de même qu’il [l’homme civi­li­sé] tuait l’homme enne­mi, de même il se débar­ras­sait de la bête gênante ; comme il avait l’habitude d’asservir le sem­blable dont le tra­vail pou­vait lui pro­fi­ter, il char­geait de son far­deau l’animal docile en lui fai­sant accom­plir son tra­vail21. » Forçats et bêtes de somme par­tagent une com­mune oppres­sion, les seconds ne pou­vant néan­moins se révol­ter qu’on se sou­vienne de Bataille, « le doyen de la mine » qui, dans Germinal, ne sor­tit par à l’air libre pen­dant des années, et de Trompette, son com­pa­gnon d’infortune qui jamais ne réus­sit à se faire à l’obscurité41. Le conti­nuum long­temps nié entre l’humanité et l’ensemble des autres espèces subit ain­si un sin­gu­lier ren­ver­se­ment. Alors que Reclus sou­ligne une même condi­tion ani­male pour défendre ses sem­blables d’abattre les ani­maux, c’est l’abattage des hommes, ren­du aisé par celui des bêtes, qui com­ble­rait pour les « car­ni­vores » le fos­sé des espèces ; mais c’est aus­si l’exploitation des plus pauvres par les domi­nants qui per­met aux plus oppri­més de reje­ter la tâche ingrate sur les animaux.

« Le conti­nuum long­temps nié entre l’humanité et l’ensemble des autres espèces subit ain­si un sin­gu­lier renversement. »

Un der­nier argu­ment est avan­cé par le géo­graphe. Reclus se demande en der­nier lieu s’il n’y a pas « de rela­tion directe de la cause à l’effet entre la nour­ri­ture de ces bour­reaux qui se disent “civi­li­sa­teurs” et leurs actes féroces ». Il convoque alors la phy­sio­lo­gie et l’étude des mœurs, pour oppo­ser ceux qu’on appelle les « doux » végé­ta­riens, aux « vio­lents » car­ni­vores42. Il cri­tique ici une forme de viri­lisme fon­dée sur la consom­ma­tion de nour­ri­tures jugées for­ti­fiantes et cor­res­pon­dant à l’alimentation nor­male de tout homme. Moquant les « super­hommes », il leur dénie une meilleure san­té, et écarte vite la dis­cus­sion ça n’est pas là l’essentiel :

« Quoi qu’il en soit, nous disons sim­ple­ment que pour la grande majo­ri­té des végé­ta­riens, la ques­tion n’est pas de savoir si leurs biceps et tri­ceps sont plus solides que ceux des car­ni­vores, ni même si leur orga­nisme pré­sente contre les heurts de la vie et les chances de la mort une plus grande force de résis­tance, ce qui d’ailleurs est fort impor­tant : pour eux il s’agit de recon­naître la soli­da­ri­té d’affection et de bon­té qui rat­tache l’homme à l’animal ; il s’agit d’étendre à nos frères dits infé­rieurs le sen­ti­ment qui déjà dans l’espèce humaine a mis fin au can­ni­ba­lisme. »

S’esquisse ici le cœur de l’éthique végé­ta­rienne de Reclus, de même que le fon­de­ment de son enga­ge­ment pour la défense des ani­maux. C’est qu’il ne s’agit pas seule­ment de répa­rer une injus­tice ; il convient de recon­naître dans l’animal un frère, que l’on com­prend dans son affec­tion de soli­da­ri­té, voire de sol­li­ci­tude. L’analogie avec le can­ni­ba­lisme est en ce sens par­lante : recon­naître les ani­maux comme sem­blables impose un dégoût de leur meurtre et de leur consommation.

[Franz Marc]

Près de 100 ans plus tard, au faîte de la crise de la vache folle, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss livre une ana­lyse simi­laire43. Revendiquant lui aus­si le terme de « soli­da­ri­té », non pour qua­li­fier son temps mais celui du mythe, il étend la défi­ni­tion du can­ni­ba­lisme à ces vaches dont on en a fait man­ger d’autres sous forme de farine. Le scan­dale fit momen­ta­né­ment chu­ter la consom­ma­tion euro­péenne de viande. Se fai­sant oracle, rap­pe­lant en ça le mes­sia­nisme récur­rent des textes poli­tiques de Reclus, Lévi-Strauss annonce qu’« un jour vien­dra où l’idée que, pour se nour­rir, les hommes du pas­sé éle­vaient et mas­sa­craient des êtres vivants et expo­saient com­plai­sam­ment leur chair en lam­beaux dans des vitrines, ins­pi­re­ra sans doute la même répul­sion qu’aux voya­geurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas can­ni­bales des sau­vages44 amé­ri­cains, océa­niens ou afri­cains ». Reclus croit en des termes qua­si­ment simi­laires, mais moins défi­ni­tifs, à une même issue. Ainsi espère-t-il « qu’avant long­temps ceux-ci [la majo­ri­té de nos contem­po­rains] auront du moins la poli­tesse de cacher leur nour­ri­ture. Les abat­toirs sont déjà relé­gués dans les fau­bourgs écar­tés : que les bou­che­ries suivent le même che­min, en se blot­tis­sant comme les étables dans les coins obs­curs45 ! »


Illustration de ban­nière : Franz Marc


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  1. Exception faite de l’ouvrage col­lec­tif coor­don­né par Philippe Pelletier, Anarchie et cause ani­male, Le Monde liber­taire, 2015, et de quatre articles : Bertrand Guest, « “Grande famille” et “Acquaintance”. Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau », Essai, n° 2, 2012, PUB, p.14-32 ; Gilles Fumey, « Reclus végé­ta­rien, éton­nant géo­graphe du monde ani­mal et végé­tal », Isabelle Lefort et Philippe Pelletier (dir.), Élisée Reclus et nos géo­gra­phies. Textes et pré­textes, Noir et Rouge, 2015 ; Richard J. White, « Following in the foots­teps of Élisée Reclus : dis­tur­bing places of inter-spe­cies vio­lence that are hid­den in plain sight », in A.J Nocella II, R.J. White and E. Cudworth (ed.), Anarchism and Animal Liberation : Essays on Complementary Elements of Total Liberation, 2015, McFarland Press ; Pelletier Philippe, « L’anarchisme et l’animal », Pour, 2016/3, n° 231, p. 89-99.[]
  2. Lettre à Richard Heath, 1884.[]
  3. Somme géo­gra­phique en 19 tomes parue entre 1876 et 1894. Dorénavant NGU dans le texte.[]
  4. Élisée Reclus, NGU, Vol.16, Les États-Unis, 1892.[]
  5. Jacques Damade, Abattoirs de Chicago, La Bibliothèque, 2016.[]
  6. Élisée Reclus, NGU, op. cit.[]
  7. William Cronon, Chicago, métro­pole de la nature, Zones Sensibles, 2021 [1991].[]
  8. Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souf­france ani­male. Élaboration sociale des régimes de sen­si­bi­li­té à la mise à mort des ani­maux (XIXe-XXe siècles), Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 2014/3, n° 113, p.52-68.[]
  9. « La grande famille », Le Magazine inter­na­tio­nal, 1897, p.10.[]
  10. Élisée Reclus, Histoire d’un ruis­seau, J. Hetzel et Cie, coll. « Bibliothèque d’éducation et de récréa­tion », 1869.[]
  11. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]
  12. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905-1908.[]
  13. Élisée Reclus, « Du sen­ti­ment de la nature dans les socié­tés modernes », Revue des deux Mondes, n° 63, 15 mai 1866.[]
  14. Élisée Reclus, NGU, Vol.4, L’Europe du Nord-Ouest (Belgique, Hollande, Îles Britanniques), 1879.[]
  15. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]
  16. Élisée Reclus, « L’origine ani­male dell’ uomo », Almanacco popo­lare socia­lis­ta, 1897.[]
  17. Élisée Reclus, « La grande famille », 1897.[]
  18. Élisée Reclus, art. cit.[]
  19. Lettre à Karl Heath, Bruxelles, 31 mars 1900.[]
  20. Christophe Traïni, La Cause ani­male (1820-1980) : essai de socio­lo­gie his­to­rique, PUF, 2011.[]
  21. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905-1908.[][]
  22. Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes. Le pro­blème de la pro­tec­tion des ani­maux en France au XIXe siècle », Romantisme, Vol.11, n° 31, 1981.[]
  23. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.5, 1905-1908.[][]
  24. Lettre à Mme Dumesnil, Ténès, 20 février 1893.[]
  25. Arnaud Baubérot, Histoire du natu­risme : le mythe du retour à la nature, PUR, 2004.[]
  26. Anne Steiner, « Vivre l’anarchie ici et main­te­nant : milieux libres et colo­nies liber­taires à la Belle époque », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire cri­tique, n° 133, 2016.[]
  27. Élisée Reclus « Les colo­nies anar­chistes », Les Temps nou­veaux, 7 juillet 1900.[]
  28. Les Naturiens sont un groupe consti­tué de per­sonnes de sen­si­bi­li­té liber­taire, se réunis­sant prin­ci­pa­le­ment à Paris au tour­nant du XXe siècle, réunis autour d’un même désir de retour à l’état de nature. Voir François Jarrige, Gravelle, Zisly et les anar­chistes natu­riens contre la civi­li­sa­tion indus­trielle, Le pas­sa­ger clan­des­tin, 2016.[]
  29. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]
  30. Reclus publie l’une des pre­mières cartes ren­dant compte des pogroms subis par les juifs en Russie dans L’Homme et la Terre, Vol.5, 1905-1908, repro­duite dans Fede­ri­co Ferretti, Philippe Malburet et Philippe Pelletier, « Élisée Reclus et les Juifs : étude géo­gra­phique d’un peuple sans État », Cybergeo : European Journal of Geography, 2011.[]
  31. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.6, 1905-1908, cité par Philippe Pelletier dans « La plus grande mer­veille de l’histoire”, le Japon vu par Élisée Reclus », Hérodote, 2005/2, n° 117.[]
  32. Christophe Traïnï, Cause ani­male (1820-1980) : essai de socio­lo­gie his­to­rique, PUF, 2011.[]
  33. Élisée Reclus, Histoire d’un ruis­seau, 1869.[]
  34. Grégoire Chamayou, Les Chasses à l’homme, La fabrique, 2010.[]
  35. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Vol.1, 1905-1908.[]
  36. « On est mal­heu­reu­se­ment bien for­cé de consta­ter cette dépra­va­tion du sens moral lorsqu’on voit le par­le­ment inter­rompre ses séances pour lais­ser aux hommes d’État la satis­fac­tion d’aller contem­pler le com­bat de deux boxeurs qui, la face et la poi­trine nues, se meur­trissent, se mutilent, s’aveuglent de coups et se changent l’un l’autre en deux masses de chair sai­gnante », Élisée Reclus, « Du sen­ti­ment de la nature dans les socié­tés modernes », Revue des deux Mondes, n° 63, 15 mai 1866.[]
  37. Ernest Cœurderoy, Corrida, Atelier de créa­tion liber­taire, 2003 [1854].[]
  38. Élisée Reclus, NGU, Vol.4, L’Europe du Nord-Ouest (Belgique, Hollande, Îles Britanniques), 1879.[]
  39. Élisée Reclus, NGU, Vol.1, L’Europe méri­dion­nale, 1876.[]
  40. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]
  41. Émile Zola, Germinal, Le livre de poche, 2000 [1885].[]
  42. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]
  43. Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse de la vache folle », Études Rurales, 2001 [1996], n° 157-158.[]
  44. À l’évidence, il faut lire ce mot, sous la plume de Lévi-Strauss, dans son accep­tion his­to­rique — celui-ci repre­nant les termes dis­cu­tés en son temps par Montaigne dans ses Essais. Par ailleurs, Lévi-Strauss enten­dait, par « sau­vage », un sys­tème de clas­si­fi­ca­tions et d’organisation de la pen­sée autre que celui, hégé­mo­nique, issu de la tra­di­tion occi­den­tale. Voir La Pensée sau­vage, paru en 1962.[]
  45. Élisée Reclus, « À pro­pos du végé­ta­risme », 1901.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien Jean-Marc Gancille : « Sixième extinc­tion de masse et inéga­li­tés sociales sont liées », novembre 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019
☰ Lire « Marx et Reclus face à l’esclavage », Ronald Creagh, sep­tembre 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire d’Élisée Reclus, mars 2019
☰ Lire notre article « Féminisme et cause ani­male », Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure, jan­vier 2019
☰ Lire notre article « Élisée Reclus, vivre entre égaux », Roméo Bondon, sep­tembre 2017

Roméo Bondon

Doctorant en géographie. Il a récemment coordonné avec Elias Boisjean Cause animale, luttes sociales (Le Passager clandestin, 2021) et publié avec Raphaël Mathevet Sangliers - Géographies d'un animal politique (Actes Sud, 2022).

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