Entretien inédit pour le site de Ballast
Opposants traqués, journalistes incarcérés, organes de presse suspendus, défenseurs des droits humains arrêtés, tortures recensées, marche des fiertés interdite, festival de films LGBTI supprimé, associations de défense des droits des femmes fermées, citoyens interpellés suite à des posts Facebook et président de la section locale d’Amnesty International sous les barreaux : on aura reconnu là l’œuvre du régime de Recep Tayyip Erdoğan. Tout en avançant au 24 juin 2019 la date des élections présidentielles et des législatives initialement prévues en fin d’année, le président turc supervise l’invasion meurtrière du nord majoritairement kurde de la Syrie et s’érige en défenseur des Palestiniens sans rompre ses relations économiques, militaires et diplomatiques avec Israël. Pour en parler, nous interrogeons le journaliste Guillaume Perrier, spécialiste de la Turquie et auteur d’une biographie consacrée au chef de l’AKP.
Vous dressez le portrait d’un leader s’avançant comme « la voix des sans-voix », le représentant « du petit peuple » et des opprimés. Ce récit porte-t-il toujours après 15 ans d’exercice du pouvoir ?
C’est en effet ainsi qu’Erdoğan s’est propulsé sur le devant de la scène politique. Très pragmatiquement, il a compris dès les années 1990 que c’est de cette manière qu’il accèderait au pouvoir. D’abord à Istanbul, puis au niveau national avec l’AKP. Ce discours populiste a porté largement auprès des « Turcs noirs »1, des conservateurs anatoliens, néo-urbains aux modes de vie traditionnels marginalisés pendant des décennies par l’élite kemaliste occidentalisée. Erdoğan a incarné leur revanche, porté leur message et recueilli ainsi leurs voix. C’est évidemment un discours plus difficile à tenir aujourd’hui alors qu’Erdoğan est claquemuré dans son palais et que son train de vie et sa culture n’ont plus rien à voir avec ceux de ses électeurs. Pourtant, il parvient encore à sauver les apparences. Il garde en effet un lien fort avec « son » peuple, en exhibe les attributs culturels ou religieux, flatte ses instincts nationalistes et ses penchants complotistes… Surtout, il parvient toujours à diviser la société turque pour en souder une partie autour de ses propres intérêts. Son sens du peuple inné, sa culture politique et religieuse ainsi que son origine sociologique — du quartier de Kasimpacha et de la Mer noire — expliquent son habileté à jouer avec ces codes.
De quelle façon ?
Kasimpacha est un quartier populaire du centre d’Istanbul, peuplé d’immigrants turcs venus de régions rurales et conservatrices — notamment de la Mer Noire. C’est un quartier, au pied de la colline de Beyoglu, qui s’est construit en miroir : Beyoglu est la ville des minorités, de la culture, c’est la vitrine occidentalisée ; Kasimpacha est un lieu interlope, malfamé. Erdoğan a grandi dans ce quartier, il a fait ses armes dans ses rues et en a fait son tremplin politique.
Vous décrivez la mue du jeune Erdoğan islamiste en chantre « du populisme de droite le plus classique » : un mélange entre conservatisme et libéralisme économique — une ligne portée par Orbán, le Likoud israélien ou Trump. Dans quelle mesure, par-delà l’héritage historique turc, Erdoğan incarne-t-il notre temps politique ?
« Erdoğan va revenir vers une forme de nationalisme, d’islamisme et d’autoritarisme, faisant de manière empirique une forme de synthèse entre l’islam politique et le kémalo-nationalisme turc. »
Le jeune Erdoğan était un véritable militant islamiste enflammé et plein de conviction : c’est après les années 1990 qu’il devient ce populiste achevé, cet opportuniste sans idéologie, dans l’objectif de conquérir le pouvoir. Je crois qu’en la matière, Erdoğan est un précurseur, un archétype d’homme fort du XXIe siècle. Il préfigure la montée d’un populisme européen mais ne sous-estimons pas non plus le contexte turc, l’évolution des rapports de force internes. Erdoğan est le produit d’une évolution : il incarne l’islam politique, dans la continuité d’Erbakan, qui a déjà participé à plusieurs gouvernements et a donc fait évoluer la mouvance. Erdoğan est le produit de son époque : il prend la mairie d’Istanbul en 1994 en étant le candidat antisystème, contre les élites, contre la corruption et la mauvaise gestion de la ville ; en 2002, idem, il prend le pouvoir un an après la création de l’AKP en faisant campagne sur la rupture et la démilitarisation du régime. Une stratégie payante car la Turquie sort à peine d’une profonde crise politique et économique : faillite financière, inflation galopante, omnipotence des militaires, etc. Il adopte donc la ligne politique qui va lui permettre de gagner le pouvoir. Erdoğan est à la fois l’aboutissement d’un processus politique propre à la Turquie, d’un contexte régional, et le produit d’une dérive populiste, nationaliste et anti-occidentale semblable à d’autres pays.
Vous insistez en effet sur sa position continuellement contradictoire, tactique et opportuniste. Quels sont toutefois les invariants « des » Erdoğan ?
Son souci permanent de renforcer son pouvoir, sa confiance en sa force politique et son charisme, qui lui permet de faire et défaire autour de lui des coalitions et des alliances avant chaque élection et de se maintenir au pouvoir en ne laissant que des accessits2 à ses adversaires. Erdoğan a toujours eu la main ; il reste maître du jeu. Surtout, il est intuitif ; il sent le danger mieux que quiconque. Ce sixième sens lui permet toujours d’anticiper les retournements : Gezi, décembre 2013, la montée de Demirtas, le putsch manqué du 15 juillet 2016… Puis d’écraser ses adversaires en agissant rapidement.
La journaliste Laure Marchand parle, dans Triple assassinat au 147, rue de La Fayette, de la « longue nuit qui descend sur la Turquie ». Vous qualifiez quant à vous le président turc de « despotique » et parlez d’un « État orwellien ». À quel moment a-t-on réellement pris la mesure de cette évolution anti-démocratique ?
La situation est devenue tragique pour la Turquie. Mais cette évolution ne date pas d’hier : c’est l’histoire d’une lente et longue régression. Certains diront même qu’Erdoğan a nourri, dès le début, un projet islamiste dissimulé derrière une façade démocratique… Mais s’il faut marquer un point de départ, une rupture, je la place en 2007-2008. C’est le moment au cours duquel les relations Turquie/Union européenne se fissurent. Bruxelles cesse d’être le moteur du changement. Ankara recule sur les réformes démocratiques, l’UE verse elle aussi dans le populisme de droite et s’oppose à la Turquie pour de mauvaises raisons. L’opportunisme électoraliste l’emporte des deux côtés sur une vision stratégique. De plus, en interne, Erdoğan surmonte l’obstacle de l’armée à partir de 2007. Il remporte les élections législatives avec 47 % des voix, notamment grâce au vote des Kurdes qui espèrent alors qu’Erdoğan sera l’homme de la paix entre l’État et le PKK. Et il place son fidèle Abdullah Gül à la présidence de la République jusqu’alors tenue par les militaires. Après 2007, il tient plus fermement les institutions, les rênes du pouvoir : son ouverture pro-démocratie est moins utile. Dès lors, Erdoğan va peu à peu revenir vers une forme de nationalisme, d’islamisme et d’autoritarisme, faisant de manière empirique une forme de synthèse entre l’islam politique et le kémalo-nationalisme turc. Le mandat 2007-2011 est ainsi marqué par une première série de régressions spectaculaires de l’État de droit : les procès spectacle, l’instrumentalisation de la lutte antiterroriste pour maquiller des purges de l’appareil politique. C’est le début de l’affaire Ergenekon-Balyoz, mais aussi la répression contre les Kurdes avec le procès KCK. En 2010, la Turquie est déjà le pays qui compte le plus grand nombre de journalistes en prison. Mais il parvient encore à tromper ses alliés sur ses intentions. La prise de conscience des Occidentaux survient bien plus tard. C’est avec les émeutes de Gezi et leur violente répression que le monde entier ouvre les yeux au printemps 2013. Les centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes, de femmes, d’étudiants, d’alévis, de laïques ou encore de militants de gauche qui se mobilisent alors autour de la place Taksim sont pourtant poussés par une situation déjà intenable. La pression morale et religieuse et la répression politique, qui frappe de nombreuses catégories de la population, ont tendu et polarisé la société turque. Erdoğan est déjà focalisé sur son rêve de présidence omnipotente. L’affairisme du pouvoir et le bétonnage d’Istanbul pour satisfaire la mégalomanie de ses dirigeants devient étouffant.
Il existe une « nostalgie impériale » du pouvoir turc, dites-vous. En s’emparant d’Afrin, en mars [2018] dernier, les nationalistes ont explicitement fait référence à la victoire ottomane de Canakkale, en 1915, face aux puissances occidentales : que cela dit-il des desseins d’Erdoğan ?
Il y a deux aspects dans votre question. La nostalgie de l’Empire ottoman et le nationalisme anti-occidental. La bataille des Dardanelles n’est pas vraiment liée à l’histoire de l’Empire, alors en pleine déliquescence. C’est l’époque où les unionistes nationalistes Jeunes-Turcs sont au pouvoir. Mustafa Kemal joue un rôle important même si la bataille des Dardanelles est menée par des officiers allemands… Mais les célébrations du 15 mars ont en effet permis à Erdoğan de nourrir le ressentiment anti-occidental en Turquie ; politiquement, c’est un créneau porteur dans l’optique des prochaines élections. Depuis 2015, le président turc a noué une alliance avec l’extrême droite et a fixé une ligne nationaliste à sa politique. Le meilleur moyen de renforcer ce sentiment nationaliste reste de faire la guerre aux Kurdes du PKK : c’est une recette immuable depuis les années 1980. Depuis Gezi, Erdoğan ne cesse également de dépeindre la Turquie comme un territoire assiégé par les complots occidentaux, par les « Croisés », les lobbies financiers, etc. Il existe aussi une « nostalgie impériale », une récupération du passé assez classique chez les hommes d’État à tendance autoritaire. Pour vendre sa campagne militaro-politique contre les Kurdes, par exemple, Erdoğan n’hésite pas à invoquer le passé ottoman. Il existe une forme de nostalgie, en tout cas une volonté de la part du président turc de se faire une place dans l’histoire turque, dans la lignée des grands sultans mais aussi de Mustafa Kemal. Erdoğan utilise pour cela les références et les symboles impériaux : pour son meeting de campagne du 20 mai, à Sarajevo, il a été accueilli comme « le sultan » ; après chaque victoire électorale depuis 2014, il va prier à la mosquée d’Eyyup, sur la Corne d’Or, là où se rendaient les sultans après leur sacre ; les références à Selim ou à Abdülhamit II, son modèle, sont de plus en plus présentes dans le discours politique…
« L’objectif non dissimulé d’Ankara est aussi de faire de l’ingénierie démographique pour affaiblir la présence kurde dans le nord de la Syrie et éviter que le PKK ne s’y renforce. »
Il invoque régulièrement Fatih, le conquérant de Constantinople, ou Selim, qui fut l’homme de la conquête de l’Égypte et de la Syrie au XVIe siècle. C’est d’ailleurs à la date exacte de l’invasion de la Syrie par Selim qu’Erdoğan a choisi d’envoyer ses troupes à Jarablus en Syrie, le 24 août 2016, juste après la tentative de coup d’État. Cette « nostalgie impériale » prend des formes multiples : architecturales, culturelles, politiques… Abdülhamit est le héros d’un feuilleton turc produit par la télévision d’État et suivi par des millions de téléspectateurs. Les colloques et les expositions à sa gloire se sont multipliés ces dernières années. Le « sultan rouge » est, comme Erdoğan, celui qui a enterré les projets de réformes (les Tanzimat) et entamé une longue dérive autoritaire et nationaliste. Il est l’homme de la synthèse islamo-nationaliste, des massacres contre les minorités dans les années 1890 et en 1909. Il joue à l’époque avec la montée d’un sentiment anti-occidental chez les Turcs, traumatisés par les guerres balkaniques. Aujourd’hui, Erdoğan se sent menacé par l’Occident, trahi par l’Europe et les États-Unis qui soutiennent le PKK en Syrie et accueillent Fethullah Gülen sur leur sol. Il cherche donc à faire le parallèle avec une époque où la Turquie était convoitée, dépecée par les Occidentaux. Le repli nationaliste est encouragé par ce que l’on appelle communément « le syndrome de Sèvres », la peur réflexe de voir le pays de nouveau taillé en pièces comme à l’issue du traité de Sèvres.
Erdoğan a lancé en janvier 2018 l’opération d’invasion du Rojava, appelée « Rameau d’olivier » : pensez-vous que les troupes turques quitteront le pays, leur « incursion » achevée, ou sommes-nous en train d’assister à un redécoupage de la Syrie ?
Une incursion signifierait que l’armée turque prévoit d’en ressortir, ce qui n’est pas du tout évident. La Turquie a pu mettre en place avec Afrin ce qu’elle envisageait dès le début du conflit syrien : établir une zone d’influence dans le Nord au prétexte de créer une zone tampon pour protéger les réfugiés. La même chose s’était produite en Irak au début des années 1990, après le gazage des Kurdes par Saddam Hussein et leur exode vers la Turquie. Ankara en avait profité pour installer des bases au Kurdistan irakien. 25 ans plus tard, elles sont toujours là. Il faut bien comprendre que du point de vue turc, ces territoires lui appartiennent un peu — ce sont les « frontières du cœur » évoquées par Erdoğan : la Turquie se sent pleinement légitime pour y intervenir. Idem avec Mossoul ou Alep : la Turquie y installe des bases et y maintient des positions. Je ne vois donc aucune raison pour laquelle la Turquie ressortirait d’Afrin. À Jarablus, où elle est entrée en 2016, à Al-Bab, à Azaz, c’est une petite colonie turque qui s’est installée : les écoles, les bureaux de poste, les réseaux d’électricité, tout vient de Turquie. L’administration, l’armée et la police lui obéissent. La présence turque est amenée à durer. L’objectif non dissimulé d’Ankara est aussi de faire de l’ingénierie démographique pour affaiblir la présence kurde dans le nord de la Syrie et éviter que le PKK ne s’y renforce, en instrumentalisant les réfugiés syriens et les déplacés de la région de la Ghouta, par exemple. Pour toutes ces raisons, un retrait rapide ne semble guère d’actualité.
Dans Assad, le journaliste Régis Le Sommier écrit, suite à l’une de ses rencontres avec le président syrien, que ce dernier décrit « Erdoğan comme un fanatique religieux ». Comment percevez-vous leur relation et que nous dit-elle des rapports de force internationaux contemporains ?
Je ne suis pas sûr que l’avis d’Assad sur Erdoğan soit d’un grand intérêt. Je ne tirerais pas non plus de grandes théories de leur relation et des enjeux internationaux autour de la Syrie. Ce qu’on peut dire c’est que Bachar el-Assad et Erdoğan ont tenté de se rapprocher, par pragmatisme, et de faire de leur alliance un nouvel axe fort dans la région. Revenons un peu en arrière pour mieux comprendre : en 1999 le régime d’Hafez el-Assad, qui protégeait Öcalan et le PKK, cède face aux menaces de la Turquie et expulse le leader kurde qui est capturé par le MIT, les services secrets turcs. S’ensuit une période de détente entre les deux voisins. En coulisses, c’est le jeune Bachar qui entreprend un rapprochement avec les Turcs. Quand Erdoğan arrive au pouvoir, cette détente se poursuit. Entre 2003 et 2011, les deux pays se réconcilient, développent leurs relations politiques, commerciales, culturelles, ouvrent des postes-frontières, abolissent les visas. Erdoğan appelle Bachar el-Assad « mon frère » ; il se rend en famille à Alep en 2009 ; son ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu est à Damas une fois par semaine… L’axe Ankara-Damas est alors l’axe principal de la fameuse diplomatie du « zéro problème avec les voisins ». La Turquie mise beaucoup sur l’ouverture de la Syrie, se persuade qu’elle influence suffisamment Assad pour le faire rentrer dans le rang et espère dominer économiquement la région. Au début de la guerre syrienne, Ankara espère encore infléchir la position de Damas. Puis, en 2012, Erdoğan bascule dans une opposition virulente et réclame le départ d’Assad. En conséquence son gouvernement accueille les réfugiés et les déserteurs, soutient l’opposition civile et armée jusqu’aux groupes islamistes et djihadistes les plus radicaux. Cette relation en dit long sur la duplicité d’Assad et ses talents de manipulateur. Elle révèle aussi un aspect crucial de la personnalité d’Erdoğan. Lorsqu’un allié dans lequel il avait placé sa confiance le trahit, il s’expose à une vengeance terrible de la part du « reis » Erdoğan. C’est vrai pour l’UE, pour Israël, pour Washington, pour Fethullah Gülen… Et pour Assad.
Le porte-parole des Affaires étrangères de la Fédération du nord de la Syrie, Salih Muslim, a récemment déclaré : « La politique d’Erdoğan et de son parti l’AKP, qui consiste à écraser tout ce qui ne lui ressemble pas, ce n’est pas seulement un danger pour nous, c’est un danger pour toute l’Europe. Ce qui est clair, c’est qu’Erdoğan va encore renforcer sa politique dictatoriale, il va encore menacer l’Europe et toutes les forces qui ne sont pas d’accord avec lui. Il faut absolument créer une digue face à cela. Dans l’Histoire, on a connu une situation similaire avec Hitler. On n’a pas fait ce qu’il fallait faire au bon moment et on l’a beaucoup regretté après. » S’agit-il d’un énième parallèle catastrophiste ou le président turc peut-il constituer une menace à l’extérieur du Moyen-Orient ?
« La libre circulation des combattants djihadistes étrangers, leur hébergement dans les hôpitaux turcs, tout cela a servi les objectifs d’Erdoğan. »
La comparaison que fait Salih Muslim me paraît excessive et je me méfie de la manière dont l’histoire du nazisme est interprétée dans le contexte syrien ! La critique de l’action d’Erdoğan n’a pas besoin de ce type de clichés ni de point Godwin. Maintenant, à l’évidence, oui, Erdoğan constitue une menace ; il est devenu depuis des années un facteur de déstabilisation plus que de stabilisation du Moyen-Orient. Il peut constituer une menace pour l’Europe s’il instrumentalise plus directement la question des migrants et celle des djihadistes en se servant d’eux comme d’une monnaie d’échange. Ou encore s’il excite le nationalisme anti-grec comme il le fait en ce moment, au risque de relancer des conflits territoriaux… Et comme on l’a vu lors des dernières campagnes électorales turques, Erdoğan peut aussi instrumentaliser les communautés turques présentes au sein de l’UE (environ 5 millions de personnes) et en faire un vecteur de sa propagande. Cela a provoqué des troubles et des violences dans plusieurs pays. Les services secrets turcs ont également mené, depuis deux ans, des opérations secrètes dans 20 pays pour enlever plus de 80 ressortissants turcs considérés comme des opposants, des gulénistes… Et la Turquie joue de son influence auprès de gouvernements et d’institutions européennes. Tout cela constitue clairement une menace à l’ordre public et à la cohabitation entre les différentes sensibilités politiques sur le sol européen.
Il instrumentalise déjà beaucoup les immigrés !
Oui, dans le discours, il le répète régulièrement. Mais pas encore dans les actes. Il est bien sûr envisageable qu’il mette sa menace à exécution. Lorsque des dizaines de milliers de réfugiés ont quitté les côtes turques ces dernières années, la Turquie n’a pas fait grand-chose pour les en empêcher.
Vous avez évoqué un « soutien » aux djihadistes. Dans La Question kurde à l’heure de Daech, le géostratège Gérard Chaliand écrit que « la frontière turque a constitué une porte ouverte aux islamistes désireux de participer au djihad ». Pourquoi cette stratégie ?
Le constat de Chaliand est une évidence que personne ne peut contester : pendant des années la frontière turco-syrienne a été une véritable passoire — combattants, armes, etc. Les trafics en tout genre ont prospéré et ont vu l’émergence d’une économie de guerre très lucrative pour certains clans liés au pouvoir. La libre circulation des combattants djihadistes étrangers, leur hébergement dans les hôpitaux turcs, tout cela a servi les objectifs d’Erdoğan. L’analyse qu’on peut en faire est assez simple. Dès 2012, Erdoğan voit les groupes armés islamistes, voire djihadistes, comme un moyen légitime de renverser Assad et de contenir l’expansionnisme kurde. De son côté Assad instrumentalise les Kurdes en leur laissant contrôler un vaste territoire le long de la frontière turque. Du point de vue turc, la présence massive du PKK à cette frontière devient la principale menace sécuritaire, bien plus que Daech ou Jabhat al-Nosra. Aujourd’hui, on voit qu’un certain nombre de djihadistes sont recyclés dans les brigades rebelles pro-turques qui s’installent dans la zone du Bouclier de l’Euphrate, sous contrôle de l’armée turque. Ankara se constitue une armée supplétive pour administrer le nord de la Syrie.
Lors de sa venue en France début 2018, Erdoğan a parlé de son « ami » Macron. Sur fond de question migratoire, il a été question de coopération et de signatures de contrats. Comment appréhender la diplomatie française ?
Il y avait du point de vue d’Erdoğan une nécessité de renouer des liens avec la France alors que la Turquie était en sérieux froid avec les États-Unis et l’Allemagne. Macron a joué sa carte en se démarquant de ces deux autres puissances occidentales habituellement alliées d’Ankara. Le discours était effectivement à la coopération et à la signature de partenariats mais, en réalité, ils se sont avérés assez limités. C’était avant tout une opération de communication. Ce qui est plus préoccupant, c’est la grande tolérance des autorités françaises à l’égard des agissements des lobbies pro-Erdoğan sur le territoire français, là où les autres pays européens ont fixé des limites plus nettes.
À quoi pensez-vous ?
« Dès 2012, les relations commerciales turco-israéliennes battaient tous les records malgré les sanctions diplomatiques. Le froid de façade n’a jamais empêché la coopération militaire ou énergétique. Business as usual. »
Je vous renvoie à un certain nombre de faits survenus ces dernières années en Europe de l’Ouest, dans les pays où le gouvernement turc a essayé de prendre le contrôle de la diaspora turque en multipliant les actions de lobbying et de noyautage. La campagne électorale 2018 a ainsi été interdite dans plusieurs pays européens, réduite au strict minimum presque partout. L’Autriche a même interdit le vote à ses citoyens. Les meetings de ministres ont été interdits en 2017 au moment du référendum constitutionnel. Le ministre des Affaires étrangères Cavusoglu, éconduit d’Hollande et d’Allemagne, avait ainsi trouvé refuge à Metz, un fief des Loups gris, pour y faire un meeting. Le préfet avait jugé que ce meeting ne créait pas de trouble à l’ordre public, malgré les insultes lancées contre les pays européens — leurs pratiques « nazies » — et les slogans fascistes. Devant les actions clandestines des services turcs, certains pays ont vite fixé les limites. En Allemagne, Suisse, Danemark, Autriche, Belgique, Hollande… Partout des poursuites ont été engagées contre des activités d’espionnage, des tentatives d’enlèvements. En France, l’activité associative et politique des pro-Erdoğan s’est accompagnée d’une pression grandissante, voire de violences contre des opposants. Mais la diplomatie de Macron à l’égard de la Turquie est avant tout pragmatique. Cette visite de janvier a aussi été marquée par le scandale provoqué par Erdoğan à l’Elysée où, en tutoyant un journaliste français et en le traitant de terroriste, il a fait la démonstration de sa vision de la liberté de la presse et de la démocratie. La réaction de Macron a été pour le moins légère et peu à la hauteur de l’enjeu. Cela montre peut-être un excès de confiance et un manque de compréhension du rapport de force dans lequel Erdoğan veut entraîner la présidence française. Que ce soit la question des migrants, le renseignement sur les djihadistes, le dirigeant turc sait parfaitement exploiter politiquement les faiblesses de ses adversaires.
Au lendemain de la répression des manifestants gazaouis, Erdoğan s’est avancé en défenseur de la cause palestinienne. En mai 2017, un accord de coopération avait été signé entre la Chambre de commerce israélienne et l’association des exportateurs turcs ; un an plus tôt, le volume des échanges entre les deux pays s’élevaient à hauteur de 3,9 milliards de dollars ; enfin, l’AKP a récemment rejeté la proposition du HDP visant à ce que la Turquie rompe ses relations militaires et commerciales avec Israël… Erdoğan pourra-t-il continuer à jouer sur les deux tableaux ?
Comme tous les pays ou les dirigeants qui se proclament défenseurs de la cause palestinienne depuis 70 ans, Erdoğan instrumentalise cette question à des fins purement politiciennes. Il a toujours joué sur les deux tableaux : il n’y a aucune raison que cela change. En 2008-2009, vexé par l’opération « Plomb durci » pour laquelle il n’avait pas été tenu au courant, il a parfaitement utilisé cette question : sur le plan interne, il a renoué son alliance avec les islamistes du Milli Görüs, très sensibles à la cause palestinienne, ce qui lui a aussi permis de remporter largement les municipales 2009 ; sur le plan extérieur, la critique de l’action d’Israël lui a permis de prendre de vitesse les vieux dirigeants arabes et d’apparaître sur la scène moyen-orientale comme le défenseur des Palestiniens. Cet espoir a fait long feu. Dès 2012, les relations commerciales turco-israéliennes battaient tous les records malgré les sanctions diplomatiques. Le froid de façade n’a jamais empêché la coopération militaire (sur les drones utilisés contre le PKK, notamment) ou énergétique (trois centrales construites par l’industriel turc proche d’Erdoğan, Ahmet Zorlu)… De nouveau aujourd’hui, avant des élections cruciales et dans un paysage régional où aucun leadership ne se dégage, il réutilise cette carte. Business as usual.
Photographie de bannière : Reuters
- Considérés par les « Turcs blancs » comme inférieurs, peu instruits, ruraux.[↩]
- Distinction décernée dans les écoles, les collèges et les académies à ceux qui se sont le plus approchés du prix.[↩]
REBONDS
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