Traduction d’un texte de Jacobin pour le site de Ballast
En avril 1969, la Rainbow Coalition voyait le jour à Chicago. Elle fédérait les Black Panthers, la Young Patriots Organization et les Young Lords. La première de ces trois organisations promouvait l’autodétermination de la communauté noire et la lutte contre les violences policières et le capitalisme ; la deuxième recrutait parmi la jeunesse blanche désœuvrée et aspirait à l’abolition des classes sociales ; la dernière défendait les Portoricains, l’égalité entre les sexes et la perspective d’une société socialiste. Si l’on convoque volontiers le fondateur de la Rainbow Coalition, le militant révolutionnaire Fred Hampton, on omet souvent Bob Lee, cheville ouvrière de ce front historique. Quelques mois plus tard, Hampton était brutalement assassiné par le FBI ; Bob Lee, lui, décédera en 2017. Jakobi E. Williams, professeur dans l’État de l’Indiana et auteur de l’ouvrage From the Bullet to the Ballot, l’a connu : il est revenu sur le parcours de l’infatigable activiste antiraciste, pour qui l’arc-en-ciel était le « nom de code pour la lutte des classes ».
« J’ai vu Bob Lee pour la dernière fois moins de deux semaines avant sa mort, dans sa chambre d’hôpital à Houston, au Texas. »
Bob Lee, de son nom complet Robert E. Lee III, est né le 16 décembre 1942 — de Robert et Selma Lee. Il a grandi à Houston, où il a fréquenté le lycée Phillis Wheatley avec deux autres camarades de classe tristement célèbres, Mickey Leland, membre du Congrès de Houston, et Carl Hampton, leader assassiné du People’s Party II, un groupe révolutionnaire noir local inspiré des Black Panthers et dont le nom avait été suggéré par Lee afin d’éviter la répression policière. Ceci en vain. Bob Lee a acquis d’efficaces fondamentaux organisationnels en observant les militants dans la boîte de nuit de sa mère, l’activisme des droits civiques de son père et les luttes ouvrières du Longshoreman’s Union [syndicat de débardeurs], lequel se trouvait juste en face de sa maison d’enfance. Lee a déclaré un jour : « J’ai été élevé dans le syndicalisme. Dans toutes les boîtes de nuit du Sud pendant la ségrégation, toutes les conversations que j’écoutais étaient liées au travail d’organisation. Avoir grandi dans un tel monde m’a permis de développer cet instinct. »
Lee a déménagé de Houston à Chicago en 1968, comme volontaire pour Volunteers in Service to America [organisation gouvernementale luttant contre la pauvreté] au YMCA d’Isham [mouvement associatif de jeunesse]. La journée, il avait la charge des loisirs de l’établissement ; le soir, il était conseiller. Lee travaillait exclusivement avec les membres des gangs de la région, notamment les Afro-Américains, les Portoricains et les Blancs du Sud. Après l’assassinat du révérend Martin Luther King en 1968, Lee a rejoint la section de l’Illinois du Black Panther Party afin de s’engager dans des activités communautaires. En raison de sa connaissance et de son expérience en tant qu’organisateur de la jeunesse blanche du North Side de Chicago, le vice-président de l’ILBPP, Fred Hampton, l’a nommé secrétaire de secteur et chef de section régional. Le North Side était principalement composé de quartiers isolés et non noirs.
[Martin Luther King à Baltimore, le 31 octobre 1964 | Leonard Freed]
Fin 1968, Fred Hampton et Bob Lee ont indirectement créé la toute première Rainbow Coalition. Dirigée par l’ILBPP, celle-ci comprenait les Young Lords, un gang portoricain à conscience sociale, et la Young Patriots Organization (YPO), un groupe d’émigrés blancs du Sud qui arborait le drapeau confédéré1. Cette formation politique deviendra célèbre, en 1983, lorsque Harold Washington s’en servira comme base pour sa candidature au poste de maire de Chicago. Lee a été rejoint par ses collègues des Panthers — Hank « Poison » Gaddis, Jerry Dunnigan et Ruby Smith — pour avancer aux côtés des Young Patriots du nord de Chicago (le quartier Uptown, plus précisément), et ce à l’insu de Hampton ainsi que des autres dirigeants des Panthers de l’Illinois. Après que Lee a informé Hampton de leurs activités, les deux hommes se sont parlés sur le toit du quartier général des Panthers. Seuls. Tous deux étaient bien conscients de ce que représentait la construction d’une coalition multiraciale : une grande promesse tout autant qu’une potentielle fragilisation. Bob Lee se souviendra :
[Fred Hampton et moi] pensions que la solidarité à Chicago était plus forte que partout ailleurs. Nous savions que notre organisation ne durerait pas longtemps et que nous devions agir rapidement. Nous ne nous sommes pas trompés… Il y avait une mystique au sein du Parti envers les cadres, parce que personne ne savait ce que Poison et moi faisions. Je n’ai parlé qu’avec Fred.
« En théorie, on ne met pas ensemble les Blancs du Sud et les Panthers. C’était une erreur de programmation. »
Lee insistait sur le fait que « Fred Hampton a introduit la lutte des classes » dans le mouvement grandissant de Chicago, évoquant « les rassemblements et ses discours, qui ont mis en place l’idéologie que j’ai ensuite appliquée ». Fred Hampton était le visage de la Rainbow Coalition, et Bob Lee l’homme de main. Si Hampton a prononcé des discours et participé à des entretiens au nom de l’organisation, Bob Lee était le moteur et l’instigateur du groupe. Il était dans la rue pour politiser les groupes du North Side [nord de Chicago] et les présenter au Black Panther Party. La première rencontre entre lui et les Young Patriots s’est en réalité produite par accident. Lee avait été convié à parler à l’église des Trois Croix du Near North Side par Charlotte Engelmann, une avocate blanche. La congrégation de l’église se composait principalement de Blancs de la classe moyenne supérieure. Engelmann avait également invité les Young Patriots à parler ce soir-là. Lee dira :
En théorie, on ne met pas ensemble les Blancs du Sud et les Panthers. C’était une erreur de programmation. Lorsque j’ai reçu un appel téléphonique et qu’on m’a demandé de parler, je n’ai pas été informé de la présence des Young Patriots. Mon intention était de présenter le Black Panther Party de l’Illinois parce que l’organisation était nouvelle dans la ville de Chicago… Cet événement a été mon premier discours.
Les Young Patriots avaient été conviés à parler de la brutalité policière : Bob Lee fut surpris par l’intense hostilité et le « dialogue » de classe à l’œuvre entre les deux groupes blancs — il n’était pas habitué à voir un groupe de la classe moyenne attaquer de la sorte, verbalement, les Young Patriots…
Venant du Sud, ça a été pour moi un choc culturel. Je n’avais jamais vu ça auparavant : parce que dans le Sud, les Blancs étaient unis autour de la race… Je n’avais jamais vu les Blancs attaquer les Blancs pauvres. Je n’avais jamais vu de pauvres Blancs s’expliquer avec d’autres Blancs… Quand on m’a demandé de parler, j’ai fait mon discours, et un lien émotionnel s’est établi avec les Young Patriots car je percevais l’hostilité à leur égard. Ce fut le début de notre alliance.
[Fred Hampton en 1969 | Paul Sequeira]
Bob Lee a présenté aux jeunes réunis ce soir-là l’idéologie du Black Panther Party et ses programmes pour la communauté noire. Les Young Patriots, réceptifs au concept de solidarité de classe, se sont facilement laissés persuader de travailler avec les Panthers. En poussant la YPO à adopter la notion de solidarité de classe, laquelle transcende les divisions raciales, Lee a également forcé ses membres à réévaluer leur identification mémorielle au drapeau confédéré. Alors que Lee et d’autres contribuèrent à structurer la YPO autour de l’idéologie défendue par les Panthers, l’organisation allait rapidement devenir la principale représentation politique du quartier d’Uptown — une alternative au clientélisme électoral de l’ancien maire Richard Daley. Ensemble, les Panthers, la YPO et les Young Lords de Lincoln Park ont contribué à former la Uptown Coalition of Poor People. Cette coalition communautaire a uni les habitants contre les propriétaires, qu’ils identifiaient désormais comme des seigneurs régnant sur les taudis.
« Les Young Patriots, réceptifs au concept de solidarité de classe, se sont facilement laissés persuader de travailler avec les Panthers. »
La première Rainbow Coalition a été de courte durée : elle s’est effondrée après le tragique assassinat de Hampton en décembre 19692. Lee ne se montrera pas totalement amer quant à l’appropriation de leur concept de « Rainbow Coalition » par le révérend Jesse Jackson — pour ses propres intérêts et programmes politiques — au cours des années 1980. C’est que, selon lui, Jackson « lui a donné une nouvelle paire de jambes ». Mais il appréciera davantage la campagne électorale de Harold Washington en 1983, qui reconnaîtra les racines historiques et la puissance de la première version de la Rainbow Coalition. Bob Lee estimera ainsi :
Ce n’est qu’avec l’élection d’Harold Washington que les organisateurs ont pris conscience de la force réelle de la Rainbow Coalition : ça a également aidé les membres à comprendre l’engagement structurel du pouvoir local à éliminer notre groupe, car il représentait une véritable menace politique pour les machines politiques3 à Chicago.
Lee a ensuite quitté les Panthers puis est rentré chez lui en 1970, où il a continué son travail d’organisateur communautaire de base — jusqu’à sa mort. Je l’ai rencontré pour la première fois en 2007, chez lui, à Houston ; je l’ai alors interviewé pour mon livre, From the Bullet to the Ballot. Mais, avant de s’asseoir, il a voulu vérifier mon engagement auprès des personnes dans le besoin. Plus tard, Lee a dû se déplacer en fauteuil roulant à cause de sa sclérose en plaques. Il m’a toutefois conduit dans le Fifth Ward [quartier de Huston], où il était connu comme « le maire ». Une Afro-Américaine d’un âge avancé a fait signe à notre voiture ; nous nous sommes arrêtés. Elle a fait savoir à Lee qu’elle avait besoin d’une paire de chaussures, en prenant soin de mentionner sa pointure : il lui a répondu qu’il lui en trouverait une. Quelques blocs plus tard, un vieil Afro-Américain a demandé à ce que sa pelouse soit tondue. Peu après, Bob Lee s’est approché d’un jeune homme, qui nous a dit qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Quelques heures plus tard, nous avons emprunté une tondeuse à gazon à un voisin ; Lee s’est arrêté dans un centre communautaire et a pris quelques paires de chaussures pour la femme ; le jeune homme qui avait besoin de nourriture a tondu la pelouse du monsieur âgé, avant de nous rejoindre à la maison de retraite de la femme âgée, celle qui avait besoin de chaussures. Nous nous sommes assis pour prendre un repas et avons tous mangé de bon cœur.
[Petit-déjeuner organisé par le Black Panther Party à l'hiver 1969 |Bev Grant | Getty Images]
Tous ceux que Bob Lee a aidés ce jour-là lui ont assuré qu’ils voteraient pour El Franco Lee, son frère (qui le précédera dans la mort), pour le poste de commissaire de la circonscription 1 du comté de Harris, ainsi que pour les autres candidats que Lee soutenait. Tout ce travail de grande importance, Lee l’a effectué depuis son fauteuil roulant.
« Si Bob Lee a pu unir les gens par-delà des différences raciales profondes en pleine ségrégation des années 1960, alors nous n’avons aucune excuse pour ne pas l’égaler. »
Son exemple m’a inspiré et a fait l’activiste que je suis aujourd’hui. Il m’a appris à entrer en contact avec les personnes dans le besoin, à rencontrer les gens sans les prendre de haut et à comprendre l’importance des relations pour favoriser l’organisation de la communauté de base. Dans notre climat actuel de polarisation raciale et politique, aggravé par l’élection de notre président orange [allusion à Donald Trump], le travail de Lee en matière d’organisation interraciale au sein d’une classe s’avère d’autant plus nécessaire. Si Bob Lee a pu unir les gens par-delà des différences raciales profondes — en particulier des gens comme les Young Patriots — en pleine ségrégation des années 1960, alors nous n’avons aucune excuse pour ne pas égaler, voire éclipser le succès de Lee dans notre contexte de polarisation actuel. En tant qu’historien, je ne vois pas la nécessité de réinventer la roue pour s’attaquer, ici et maintenant, au trumpisme.
Ce sont des militants comme Lee, ses camarades des Black Panthers et la première Rainbow Coalition qui ont permis le changement dans notre nation, en osant investir des quartiers éloignés et en forgeant des alliances. C’est par l’application des multiples stratégies du passé, combinées aux principes d’organisation de terrain du présent — comprenant les médias sociaux, les bases de données, les archives numériques, les algorithmes, etc. —, que les oppositions radicales de notre époque pourront être reliées afin d’établir un lien de compréhension, de communication et de respect. En tant que symbole politique, l’arc-en-ciel ne se réfère pas seulement à une série de couleurs : il représente un arc de connexion entre différents lieux et personnes. Pour Lee et pour ceux qui ont participé à ses côtés à la lutte, c’était là le seul point de départ possible pour une solidarité révolutionnaire.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Jacobin | Jakobi E. Williams, « Bob Lee (1942–2017) », Jacobin, 31 mars 2017.
- Le drapeau confédéré a vu le jour en 1861, aux États-Unis : symbole populaire du Sud, il entend honorer son « mode de vie » disparu et sa lutte historique contre le Nord ; pour nombre d’Afro-Américains, il renvoie en revanche à l’esclavage et au racisme. Hy Thurman, membre de la Young Patriots Organization, expliquera : « De nombreux habitants du Sud ne le considéraient pas comme un symbole du racisme associé à l’esclavage, mais comme un symbole de la
guerre d’agression du Nord
. Les Sudistes associaient alors, et associent encore aujourd’hui, le drapeau au fait d’être un rebelle. […] Nous voulions parler aux Blancs pauvres des conditions de vie dans les quartiers chics et essayer de les impliquer dans la Young Patriots pour améliorer leurs conditions de vie. De nombreuses approches ont été faites pour amorcer un dialogue : musique country, brutalité policière, sexe, etc. Mais les symboles universels auxquels tous pouvaient se référer étaient le drapeau américain et le drapeau confédéré. Sachant que le drapeau américain ne susciterait pas beaucoup de conversation, l’idée s’est tournée vers le drapeau rebelle. Nous savions qu’il n’y avait que quelques Noirs vivant dans les quartiers chics et nous les respections en essayant de couvrir le drapeau quand nous les voyions. » Nous traduisons [ndlr].↑ - Dans le cadre du programme de contre-espionnage COINTELPRO, le FBI et la police ont assassiné Hampton en pleine nuit, à Chicago, durant son sommeil : un agent infiltré l’avait préalablement drogué. Le militant avait 21 ans [ndlr].↑
- « Political machine » : la notion remonte au XIXe siècle étasunien. Il s’agit d’une organisation conçue aux seules fins de remporter des élections. La victoire advenue, un patron ou un petit groupe de personnes règne sur l’ensemble d’une ville, d’un comté ou d’un État [ndlr].↑
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