Ainsi que l’indiquait récemment Bastamag, les forces de l’ordre françaises ont tué 478 individus en l’espace des quatre dernières décennies : 94 % de sexe masculin, la moitié ayant moins de 25 ans et 60 % n’étant pas armés. Le théâtre L’Échangeur recevait le mois dernier, à Bagnolet, la philosophe Elsa Dorlin (autrice de Se défendre), l’éducatrice Assa Traoré (coautrice de Lettre à Adama, son frère, tué par des gendarmes en juillet 2016) et Mamadou Camara (frère de Gaye Camara, tué par la police en janvier 2018). La rencontre était animée par Rosa Moussaoui, grand reporter à L’Humanité. Nous avons assisté à cet échange — centré sur la question de la violence — et le rendons aujourd’hui accessible, par écrit, à celles et ceux qui n’ont pu s’y rendre.
Rosa Moussaoui : Comment expliques-tu, alors que vous êtes victimes de la violence de la police, que l’on puisse vous transformer en coupables et criminaliser toute ta famille ?
Assa Traoré : La lutte qui s’est mise en place fait partie des conséquences que l’on paie : l’acharnement, la répression et les menaces de mort. Tout à l’heure, dans une pièce de théâtre, les jeunes rappelaient que la pièce d’identité est un papier important. Dans nos quartiers, quand on n’a pas ses papiers sur soi, un contrôle de police mène à des violences, à la garde à vue. Je reprends du début, toujours, pour qu’on comprenne l’acharnement. Ce jour-là, aux alentours de 17 heures, mon frère Bagui est assis à une terrasse de café à Beaumont-sur-Oise et subit un contrôle d’identité. Adama passe en vélo avec son bob, son bermuda et sa chemise à fleurs — il fait beau, il avait envie de faire un tour de vélo. Quand il voit Bagui se faire contrôler, il décide de pédaler le plus vite possible sur son vélo. C’est son anniversaire, il vient d’avoir 24 ans, il ne veut pas se faire contrôler car il n’a pas sa pièce d’identité sur lui. Adama en connaît très bien les conséquences. Son interpellation se fera en deux temps : d’abord au niveau de la mairie à 200 mètres du contrôle de Bagui — il se fera violenter et frapper par deux gendarmes en civil. Un individu viendra défendre Adama ; ne comprenant pas la scène, il pensera qu’Adama se fait agresser. Cet individu va s’interposer et se fera frapper. Adama réussira à s’échapper vers l’appartement d’une personne qu’il connaît : tout se passera dans cet endroit. Mon frère n’est pas un surhomme, n’a pas de pouvoir, il ne traversait pas les murs et n’était pas armé. Il va se mettre le ventre contre le sol. Les trois gendarmes entreront dans l’appartement et se mettront sur lui. Adama portera leurs 250 kilos sur le corps. Il va subir un placage ventral par des militaires lourdement armés. Eux-mêmes l’admettront lors de leur première audition. Adama les a prévenus qu’il n’arrivait plus à respirer. Ils traîneront mon frère jusqu’à un véhicule, le prenant chacun par un bras. Dans ce véhicule, Adama leur redira, de nouveau, qu’il n’arrive plus à respirer : il piquera de la tête et urinera sur lui. Ce jour-là, ils auront eu le droit de mort sur la vie de mon frère.
« Ils diront à mon frère et à Tata :
Si on vous dit quelque chose, vous n’allez pas mal le prendre ?Ils annonceront à Yacouba la mort d’Adama. [Assa Traoré] »
Si vous venez à Beaumont, vous le verrez, l’hôpital est à moins de 300 mètres de la gendarmerie. Mais ils vont le garder cinq minutes en voiture, l’emmener à la gendarmerie, le jetteront au sol dans la cour comme un chien ; ils nous diront lui avoir apporté les premiers soins. Dans les semaines qui suivront, notre avocat Yassine Bouzrou s’apercevra qu’il manque le rapport des pompiers et exigera que ce rapport réapparaisse sous peine de porter plainte contre le Samu. Ce rapport indique que les pompiers ne savaient pas qu’ils étaient appelés par une gendarmerie, n’ayant en main qu’une adresse sans précision ; ils devront faire plusieurs allers-retours pour comprendre qu’il s’agissait bien de la gendarmerie. Une fois arrivés, les pompiers devront eux-mêmes descendre pour ouvrir et fermer les barrières afin de pénétrer dans la cour. Ils y trouveront Adama menottes au poignet, ventre contre le sol. Ils demanderont à lui retirer les menottes, ce que refuseront les gendarmes. Ils insisteront. « Il est jeune, on ne peut pas le laisser mourir. » On va lui retirer les menottes. Sa mort officielle est proclamée à 19h05. Ainsi se termine sa journée. Une journée qui, pour nous, n’est pas terminée.
Je n’étais pas là, j’étais partie pour mon travail. […] Aux alentours de 20 heures, quelqu’un viendra chercher Samba pour le prévenir qu’Adama a fait un malaise, en lui disant d’aller à l’hôpital. Samba va appeler sa mère, Mama, et la mère d’Adama, qu’on appelle « Tata ». Ils ne le trouveront pas à l’hôpital et appelleront les pompiers, qui vont les basculer vers la gendarmerie. Tata arrive vers 21 heures à la gendarmerie et demande à voir son fils. Chose impossible, lui dit-on. Elle leur parle d’avocat, pour Adama, et dira cette phrase que seuls nos mamans et nos papas des quartiers prononcent devant des gendarmes : « S’il arrive quelque chose à mon fils, je porterai plainte contre vous. » Ce jour-là, elle ne partira pas. Quinze minutes plus tard, un autre de mes frères, Cheikné, viendra également devant la gendarmerie avec trois sandwichs : un pour Bagui, un pour l’ami de Bagui, l’autre pour Adama. Dans cette ville de moins de 10 000 habitants, tout le monde sent vite qu’il y a un problème. Les amis et la famille vont venir devant la gendarmerie, réclamant Adama. Aux alentours de 23 heures, mon frère Yacouba met le pied dans l’embrasure de la porte de la gendarmerie afin de parler à un gradé. Celui-ci demandera qui est la mère d’Adama et la fera entrer. Ils diront à mon frère et à Tata : « Si on vous dit quelque chose, vous n’allez pas mal le prendre ? » Ils annonceront à Yacouba la mort d’Adama. Yacouba deviendra hystérique, sautant dans tous les sens, se jetant à terre. Les gendarmes le gazeront, les gazeront, gazeront la foule dehors. C’est à ce moment-là que le combat va commencer. Je reprendrai l’avion le lendemain. Mon frère Yacouba est emprisonné depuis le 19 juin 2017 pour intrusion dans les locaux de la gendarmerie et violence contre les gendarmes, ce soir du 19 juillet [2016]. Il passe en jugement le 3 juillet [2018] pour cette affaire : quatre gendarmes ont porté plainte contre lui.
Si on est là aujourd’hui, au théâtre de l’Échangeur à Bagnolet, c’est pour dire qu’un combat local a permis un combat national, international même. Les gens de notre quartier se révolteront, exigeant le corps d’Adama. Quand les médias arriveront, les gens de Beaumont ne permettront à personne de parler à leur place : ce sont eux qui organiseront une conférence. On pleurera une journée. Puis le système de criminalisation va commencer. Mon frère ne sera pas la victime mais les gendarmes le deviendront. Dans un premier temps, on parlera « d’un jeune homme de 24 ans, mort » : il n’aura pas de prénom ; ensuite, on dira qu’il est « un délinquant ». On dira que c’est « un voyou », que sa famille est « mafieuse ». Ce procédé consistant à sortir la carte de la criminalisation n’est pas nouveau — on en parle dans le livre. On contrera tout de suite cette stratégie. Ensuite, le procureur Yves Jannier annoncera que les causes de la mort de mon frère étaient d’origine cardiaque, parlera d’une possible et grave infection sous l’emprise de l’alcool et de la drogue. On contrera ces versions. Tout ça se passe dans les trois jours. Lors de la première autopsie, on nous appellera pour nous proposer de rapatrier le corps directement au Mali puisque, selon notre religion [l’islam, ndlr], le corps doit être enterré dans les trois jours. Les passeports étaient prêts pour tout le monde, les billets d’avion, tout pouvait se faire vite. Nous leur rappellerons alors qu’Adama était aussi français. La France a conscience qu’une partie de sa population ne sait pas utiliser ses droits correctement. Or, sans droit, on n’a pas accès à la justice. Et accepter que le corps de mon frère soit emmené au Mali aurait empêché une seconde autopsie. Les militants qui nous entouraient nous ont mis en garde : il ne faudra pas prendre son corps. Ce geste sera violent : on va refuser la dépouille et exiger cette seconde autopsie afin de prouver qu’Adama n’était pas mort sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool, ni de cause cardiaque ou d’infection. Nous prouverons qu’il est mort asphyxié. Le placage ventral qu’il a subi est interdit dans plusieurs pays frontaliers en Europe et dans plusieurs États américains. Notre avocat exigera que l’affaire de mon frère soit dépaysée, au vu de sa mauvaise gestion. Pendant trois semaines, dans notre quartier, on est restés debout. Nuit et jour. Il y avait des hélicoptères au-dessus de nos têtes ; notre quartier était devenu une zone de guerre, parce qu’ils avaient tué Adama. Pour revenir aux répressions et à l’acharnement, il faut bien voir tout ça, il faut savoir que faire muter un procureur — ancien chef anti-terroriste venu terminer sa carrière dans le Val-d’Oise —, ça se paie. Quand on fait dépayser1 une affaire, qu’on révèle les mensonges en plein jour, ça se paie. Ma famille va subir un acharnement à la hauteur de notre mobilisation.
Rosa Moussaoui : Dernièrement, vous avez organisé un évènement avec votre collectif, à Boyenval, et des militaires ont été déployés. Peux-tu revenir là-dessus ?
« Nous sommes face aux systèmes les plus puissants, l’État et la justice, qui nous ont déclaré la guerre et ont fait de nous des soldats ; ils considèrent nos quartiers comme une zone de guerre. [Assa Traoré] »
Assa Traoré : Les images parlent d’elles-mêmes. Ce qu’il s’est passé ce jour-là, c’est ce qu’on dénonce depuis le début. Nous organisons régulièrement des évènements pour les enfants et les habitants : une manière de remercier nos soutiens et l’occasion de passer un bon moment. Nous avions invité Aya Cissoko, championne du monde de boxe, qui viendra avec plusieurs boxeurs professionnels. Il y aura des familles, des mamans, des papas… Ce jour-là, on aura la visite de la BAC, de l’armée, des militaires du plan Vigipirate, venus en camions blindés et pas dans des fourgonnettes comme à Paris. La BAC ne descendra pas mais des militaires resteront près de trois quarts d’heure avec leurs armes sur le terrain. En leur posant la question, on a appris que les gendarmes leur ont demandé de venir. Voilà ce qu’il se passe quand on organise un évènement dans notre quartier. Nous sommes face aux systèmes les plus puissants, l’État et la justice, qui nous ont déclaré la guerre et ont fait de nous des soldats ; ils considèrent nos quartiers comme une zone de guerre, mettant sous le nez de nos enfants des armes lourdes. Ces images sont choquantes. Nous sommes en état de guerre.
Rosa Moussaoui : Ton livre, Elsa, s’ouvre sur deux récits : l’un en Guadeloupe dans la période esclavagiste et le second évoque l’affaire Rodney King, qui se passe aux États-Unis. Cet Africain-Américain est brutalisé par la police, la scène est filmée, les images circulent, et c’est ça qui provoquera les émeutes de Los Angeles en 1994. Tu racontes comment, en analysant les images tout au long du procès, on présente finalement Rodney King comme l’agresseur des policiers. Comment s’est opéré ce renversement ?
Elsa Dorlin : Dans l’histoire étatsunienne des violences policières et de la persécution des Africains-Américains, l’année 1991, date de l’affaire Rodney King, est une date charnière. C’est un jeune chauffeur de taxi de 26 ans qui se fait prendre en poursuite par une patrouille de police pour excès de vitesse. Petit à petit, plusieurs autres arriveront, ainsi que des hélicoptères. Lorsque Rodney King s’arrête, il tente de fuir car il sait très bien ce que c’est dans cet État de Californie de se faire arrêter quand tu es africain-américain. Des dizaines de policiers l’encercleront et le sortiront violemment de la voiture. Ils le rouent de coups et le laissent pour mort sur le bitume. Il aura un certain nombre de blessures graves — fractures de la mâchoire et de l’épaule, jambe cassée, visage lacéré. Cette scène sera filmée par un riverain et fera le tour du monde. Pour le spectateur de cette vidéo, c’est une scène de lynchage caractérisé : par le nombre de policiers présents, par la démesure des moyens utilisés, par la violence des coups portés sur un homme seul et désarmé. Rien n’est fait pour maîtriser la personne mais bien pour abîmer son corps. Sur 36 policiers entendus suite au dépôt de plainte de la famille, quatre seront poursuivis pour usage excessif de la force. C’est déjà un chef d’accusation qui euphémise la réalité. Lors de ce premier procès, les policiers reprendront la vidéo et la diffuseront, non pas en continu mais image par image : dès que Rodney King y lève le bras pour se défendre d’un coup de matraque ou essayer de se relever, les avocats parleront d’un geste d’agression.
Rodney King sera décrit comme un molosse, grand, fort, n’ayant aucune sensibilité à la douleur — ce qui serait une caractéristique des jeunes hommes africains-américains, capables de déployer une force énorme. Chaque geste d’autodéfense pour sa vie sera considéré comme un geste d’agression pour légitimer l’usage excessif de la violence par les forces de police. Ils seront tous les quatre acquittés par un jury essentiellement composé de personnes blanches (à l’exception d’un Chicano), les avocats de la défense ayant récusé tous les jurés africains-américains. Il y aura un second procès, cette affaire ayant évidemment suscité des émeutes et une mobilisation sans précédent. Rodney King expliquera avoir juste essayé de survivre. Les policiers convoqueront la légitime défense face à une menace objective expliquant l’usage d’une telle force. Ça s’arrêtera là. L’ensemble des militants intellectuels états-uniens qui ont travaillé sur cette affaire montreront que faire d’une victime un agresseur et une menace doit se faire en racontant une histoire, derrière : cette histoire est celle du racisme, de l’esclavage et de la colonisation — des idéologies impériales qui, depuis la Traite, ont construit le corps noir comme intrinsèquement menaçant et ont dénié aux corps des hommes noirs toute possibilité d’agir : ils ne feraient rien, ne travailleraient pas. Toute l’idéologie raciste de l’inaction. En revanche, une seule action leur serait possible, et c’est la violence. On transforme des individus en violents-nés. Toute violence qui s’exerce sur les minorités noires serait forcément légitime puisque ne faisant que répondre à cette violence première.
Rosa Moussaoui : Continuons sur la généalogie coloniale de ces violences policières, puisque les cibles principales sont les héritiers de l’immigration post-coloniale. L’épisode le plus massif et meurtrier, en France, serait le 17 octobre 1961. L’appareil policier est-il marqué par cette histoire de la colonisation et des systèmes répressifs mis au point contre les colonisés ?
« De mars à mai 1967, il y a eu en Guadeloupe l’un des plus grands mouvements sociaux indépendantistes et révolutionnaires. [Elsa Dorlin] »
Elsa Dorlin : On peut faire une généalogie des systèmes répressifs mis en place dès la période de l’esclavage à partir de la fin du XVIIe. Tout au long du siècle suivant, il y a un déploiement de forces répressives dans les colonies afin de tenir en respect la population servile, alors plus nombreuse que les colons ; il fallait trouver des façons de mater les esclaves et de leur passer toute envie de se révolter, de façon exemplaire. On aura donc des brutalisations extrêmes. Le corps esclave n’est pas seulement un corps que l’on peut gâcher et remplacer à volonté, épuiser au travail, un corps tuable et épuisable, c’est un corps qu’il faut brutaliser et blesser de façon exemplaire pour casser en lui tout élan de résistance. Ça passera par des tortures, aux États-Unis et ailleurs, comme le recours au lynchage, à l’humiliation ou l’émasculation des corps avant la pendaison. Il y a aussi tous les processus plus indirects qui consistent à désarmer les minorités : leur interdire l’accès aux armes, aux outils, à l’éducation… à tout ce qui pourrait constituer des ressources pour la défense de soi. Ça passe également par des systèmes juridiques complètement inégalitaires qui créaient des coupables a priori. Ce n’est pas une justice. Et tout le mouvement du Black Power aux États-Unis considère que la justice américaine est une justice raciale servant un système raciste.
Un autre exemple historique fondamental qu’il faut rappeler, à l’heure où l’on fête Mai 68 en France — et enlever cette mémoire des mouvements de résistance sert à les désarmer —, c’est que, de mars à mai 1967, il y a eu en Guadeloupe l’un des plus grands mouvement sociaux indépendantistes et révolutionnaires contre le racisme des colons et celui des forces militaro-policières. Il a été réprimé dans le sang, fait des dizaines de morts ; des militants indépendantistes ont été tirés à vue dans les rues et jusque dans les veillées des premiers morts, où la police est revenue tirer. Des centaines de personnes ont été torturées dans les caves de Pointe-à-Pitre — on n’a toujours pas retrouvé certains corps. On ne sait même pas combien de morts il y a eu. Cette action de mai 1967 en Guadeloupe, c’est Pierre Bolotte, un préfet venu d’Algérie ayant participé à la répression dans le sang des révoltés et insurgés de la bataille d’Alger, qui en aura la charge. En 1971, c’est ce même homme qui sera nommé préfet de la Seine-Saint-Denis, et c’est lui qui créera la BAC. Il y a des hommes bien précis qui ont permis ce relais en termes de maintien de l’ordre, de pratiques de brutalisation des corps et de violence, qui se sont transmises dans les bataillons en Algérie puis dans les DOM jusqu’en Métropole, dans les quartiers. Ces techniques ont des similitudes et une histoire commune. Quand on parle d’une gestion coloniale, on parle d’une violence brutalisante qui sert à faire en sorte que des vies ne soient pas dignes d’être défendues, voire que des personnes méritent d’être tuées.
Rosa Moussaoui : Tout ce mouvement autour des violences policières a laissé relativement indifférents les gens des centres-villes — pour aller vite. En 2016, avec la loi Travail et la répression des manifestations étudiantes, la question des violences policières s’est posée sur des jeunes gens d’autres classes sociales. On parle beaucoup de convergence mais vous dites, Assa, que la convergence ne doit pas se faire dans un seul sens…
Assa Traoré : Je préfère parler d’« alliance ». C’est vrai que c’est une expression que j’ai beaucoup entendue, « convergence des luttes ». C’est à la mode mais ça ne marche pas réellement. Alors faisons des alliances face à ce système puissant. Aujourd’hui, on se bat contre un système. Quand on gagnera le combat pour Adama, ça ne sera plus un combat qui appartiendra à la famille Traoré ; nous voulons que ce soit un combat rassembleur. La France a toujours divisé son peuple : il y a une partie de la population qui est soulagée quand l’autre est oppressée. Pour renverser ce système, il faut un peuple soudé. On parle dans ce sens depuis le début, on pense que ça peut devenir encore plus important. C’est vrai qu’il a fallu attendre les manifestations contre la loi Travail pour qu’une partie de la population des centres-villes prenne conscience de ce que nous subissons depuis plus de quarante ans dans nos quartiers : on le rappelle aujourd’hui. Comme Elsa le disait, on peut remonter jusqu’à l’esclavage et la colonisation. Nous étions d’ailleurs en Guadeloupe, il y a un an, pour les commémorations de mai 1967 avec le LKP et Elie Domota. C’est un système qui pointe du doigt tous les Adama Traoré, depuis leur orientation professionnelle. Adama est mort à cause d’un système où, dans ces quartiers, nos frères ne sont pas considérés comme des personnes. Quand ces gendarmes et policiers viennent dans les quartiers, ils les tutoient, ils les frappent, ils les tuent. Quand on vient tuer Adama Traoré, ce n’est pas inscrit sur un calendrier. Ni le viol de Théo, ni Gaye Camara, tués d’une balle dans la tête. Nous sommes tous face à un même système d’oppression qui ne nous met pas au même niveau.
« Les colonies ont été un laboratoire d’expérimentations d’un certain nombre de techniques de répression et de pouvoir, qui ont ensuite été généralisées. [Elsa Dorlin] »
On me demande souvent pourquoi je n’use pas du mot « racisme » dans mon livre. Je raconte mon histoire. Si, en entendant cette histoire, vous ne voyez ni ne sentez le racisme, c’est qu’il y a un problème. Je ne fais pas de thèse sur le sujet. Je ne suis pas là pour mettre une disquette pour vous convaincre. En allant à la boulangerie, vous pouvez être spectateur d’un acte raciste, on ne devrait pas avoir besoin de le dire pour qu’il y ait une réaction. Ces violences policières, bien évidemment que ce sont des actes racistes. On a tué mon frère parce qu’il venait des quartiers populaires, parce qu’il s’appellait Adama Traoré et qu’il était noir. Je n’ai pas besoin de dire « racisme » pour qu’on puisse suivre ce combat. On a été plusieurs fois dans des facs, à Tolbiac, Paris 8, Nanterre… On y parle partout de convergence. Je leur ai dit d’arrêter avec ce mot car ce n’est pas suivi d’actes. Combien de personnes sont venues à Beaumont dans une mobilisation ? Ou pour une mobilisation autour d’une autre personne victime de violences ? Nous, quand on vient et qu’on se déplace dans Paris, ce n’est pas juste pour rassurer vos consciences en vous permettant d’écouter un débat sur les violences policières et vous donner l’impression d’avoir participé au combat. Non. Ça va dans les deux sens. On a aussi entendu que les quartiers populaires devaient venir dans le centre-ville se joindre aux mobilisations. Il y a quarante ans, où étaient ceux des centres-villes quand déjà ils se faisaient frapper, humilier par la police ? Vous ne devez pas rester spectateur de ce qu’il se passe. Car toutes les lois qui passent actuellement, nous en sommes les premiers cobayes, nous les subirons en premier lieu dans les quartiers. Alors, quand il y a un combat, il faut faire face ensemble. Faisons des alliances. On viendra soutenir vos luttes : faites de même. Il nous faut être aussi forts et puissants que ceux qui sont tombés avant nous.
Rosa Moussaoui : Elsa Dorlin, l’une des dispositions de l’état d’urgence permet de retenir quelqu’un pendant quatre heures sans notification de garde à vue. On s’est aperçu que c’était une disposition déjà applicable aux étrangers suspectés d’être en situation irrégulière, simplement étendue à l’ensemble de la population et appliquée lors de ces manifestations. Les dispositifs répressifs réservés aux étrangers et descendants d’étrangers sont-ils en train d’être étendus ?
Elsa Dorlin : On constate que les colonies ont été un laboratoire d’expérimentations d’un certain nombre de techniques de répression et de pouvoir, qui ont ensuite été généralisées. Des dispositions mises en place pendant l’esclavage ont été étendues à la Métropole. Assa, tu parlais des papiers d’identité : la création du passeport, des papiers d’identité dans l’histoire française correspond aux billets de circulation des esclaves dans les colonies sucrières. Ceux-ci ne pouvaient quitter leur habitation sans ce papier et, sans lui, étaient considérés comme en fuite, donc arrêtés et exécutés. L’idée du passeport comme moyen de repérer un individu, de le soumettre à la possession d’un papier pour échapper à une violence à laquelle il n’échappe pas est un exemple parlant. Récemment, les mobilisations ont permis de prendre la mesure d’un risque de mort sociale — pas de transports, pas de service public, pas d’infrastructures, pas de possibilités de circuler, pas d’accès à l’emploi, à des ressources qui permettent de vivre — mais aussi d’un risque de mort directe : peur d’être blessé ou tué par la police. […] Si vous occupez un lieu, vous aurez à faire à des techniques de répression ultraviolentes. En janvier, au moment de l’abandon du projet de l’aéroport et la mise en place d’un dispositif militaro-policier dans la ZAD, un gendarme expliquait dans une interview que c’était un dispositif « inédit » en Métropole mais tout à fait classique dans l’histoire policière des DOM-TOM ! Il terminait l’entretien en signalant le risque de blessés, et peut-être de morts. Cela signifie donc que, dans les DOM-TOM, on a pris le risque d’exposer des individus au fait de mourir, simplement parce qu’ils s’étaient soulevés — un risque qui semble assumé aujourd’hui auprès de populations qui, auparavant, n’y étaient pas exposées ; ce qui est inédit.
Achille Mbembe parle du « devenir nègre » du monde pour montrer que, progressivement, des populations commencent à subir le même sort que celles qui le subissent depuis des décennies. Ça ne signifie pas que tout le monde est exposé aux mêmes risques, mais que c’est une exposition graduée. Ça signale que c’est le même dispositif qui opprime selon des modalités différentes. C’est important de le comprendre dans les mouvements sociaux. J’entends complètement la critique sur le terme de « convergence », qu’il y a ceux qui se déplacent et ceux qui restent à la même place : comment décentrer le point de référence des mouvements sociaux ? On peut alors parler d’« alliance » mais aussi de « coalition » — terme intéressant car il apporte l’idée qu’on n’est pas forcément en accord sur tout, qu’on n’a pas tous la même expérience vécue de la domination, mais qu’on a bien compris que ces expériences graduellement distinctes amènent à réfléchir aux mêmes enjeux face à un même dispositif. Prenons un exemple : j’ai une passion pour le Black Panther Party, qui a utilisé la violence. Il y a eu toute une réflexion sur l’autodéfense politique : il s’agissait non seulement d’acquérir des outils pour se défendre mais aussi, et surtout, d’affirmer que l’autodéfense politique commence en prenant soin de nos vies, de l’intérieur. Faire des fêtes, manger ensemble, organiser l’école, etc. Toute cette autodéfense affective permet de tenir. Dans le Black Panther Party, il y a la figure de Fred Hampton, militant et intellectuel, qui se fera assassiner par le FBI. C’est lui qui a fondé une coalition sans précédent aux États-Unis, dans les années 1970, entre des groupes communistes, radicaux féministes lesbiens LGBT, écologistes, chicanos, native americans et révolutionnaires africains-américains. Il l’a appelée « The Rainbow Coalition », l’Arc-en-ciel des luttes. Il s’est fait tuer d’une balle dans la tête devant sa femme enceinte de sept mois. Ce qui fait le plus peur, donc, c’est précisément l’alliance. C’est de se rassembler pour combattre ensemble.
Rosa Moussaoui : Laissons la parole à Mamadou Camara, le frère de Gaye Camara.
« Si c’est nous qui avions tué des policiers, on ne serait pas là pour parler aujourd’hui. On serait venus nous chercher chez nous. [Mamadou Camara] »
Mamadou Camara : Je suis le grand frère de Gaye Camara, assassiné par la police dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018 à Épinay-sur-Seine2. L’histoire de Gaye est compliquée. On a voulu le faire passer pour un voleur de voiture, ce qui n’était pas le cas. On a voulu salir sa mémoire, alors qu’il a été assassiné dans son véhicule. Le préfet de Seine-et-Marne a prévenu le maire de notre ville, puis le maire a prévenu la présidente d’une association, qui a appelé un ami de Gaye qui nous a appelés autour de 13 heures, mercredi, pour nous dire que Gaye avait eu un problème avec la police, sans plus de précisions. C’est aux alentours de 16 heures qu’un ami proche est parti au commissariat taper un scandale pour avoir plus d’informations sur où il se trouvait ; les policiers ont précisé que cela s’était passé à Épinay. Cet ami proche m’a appelé, on est partis avec mon cousin et ma sœur nous a rejoints. Ils n’avaient pas la force de nous le dire en face, mais ils savaient que Gaye avait été touché à la tête par la police. On est partis directement au commissariat. Ma sœur et moi nous avons été reçus par un OPJ [officier de la police judiciaire, ndlr] qui nous a expliqué que notre frère avait eu un problème avec la police en ayant tenté de forcer un barrage. Il était à ce moment-là entre la vie et la mort. Quand ils ont tiré sur Gaye, ils ont eu accès, ensuite, à ses coordonnées, sa carte d’identité, sa carte grise, son permis de conduire. Mais ils n’ont pas trouvé utile de nous prévenir, ils ont attendu dix-sept heures après les faits. Ils ont attendu longtemps avant d’appeler le Samu, l’ont emmené à la l’hôpital Lariboisière, sous « X », au lieu de prévenir la famille. Cela a laissé du temps à la police pour coordonner ses versions. Le procureur de Bobigny n’a pas trouvé utile d’arrêter les policiers, de les mettre en garde à vue. Gaye a reçu une balle mortelle à la tête mais les policiers en ont tiré huit.
Mon petit frère n’avait pas le profil d’un délinquant. Et même s’il l’avait eu, aucune personne ne mérite de mourir d’une balle dans la tête. C’est pas la jungle. Les lois sont faites pour tout le monde. Quand des personnes commettent des erreurs, il y a un système judiciaire ; les policiers sont faits pour arrêter des jeunes qui font des erreurs mais ils n’ont pas le droit d’ôter la vie des gens. Ce n’est pas nouveau. Quand j’ai eu 18 ans, j’ai aussi été victime d’une bavure policière. Mais je n’aurais jamais imaginé un jour faire face à une telle situation et devoir enterrer mon petit frère. L’État et la justice donnent le droit à des policiers d’ôter la vie. Je ne voudrais pas entendre qu’un autre jeune subisse la même chose. Ça fait longtemps qu’on nous fait passer pour des voyous, pour des racailles. On est quand même nés en France, on a grandi ensemble, on veut un avenir meilleur pour nous et nos enfants. Nous contribuons aussi à faire marcher ce pays puisque nous sommes des travailleurs. En tuant Gaye, ils ont tué quelqu’un d’inconnu des services de police. […] Quand on casse et qu’on brûle des choses en bas de nos quartiers, c’est la révolte. On demande une justice, pas l’affrontement avec la police. Si c’est nous qui avions tué des policiers, on ne serait pas là pour parler aujourd’hui. On serait venus nous chercher chez nous, on aurait désigné un juge d’instruction, on nous aurait placés en mandat de dépôt en attendant notre jugement. Malheureusement, quatre mois après la mort de mon petit frère, la plainte que nous avons déposée à la police des polices, par le biais de notre avocat monsieur Bouzrou, n’a rien donné. Le procureur de Bobigny n’a désigné aucun juge d’instruction. Pourtant, il y a des témoins, Gaye n’était pas seul. Il était avec un ami et un cousin, cousin qui se sent coupable de n’être pas mort avec lui ce jour-là. Mais il faut que tout ça cesse. Ce ne sont pas des animaux qu’on tue. Même pour les animaux qu’on tue, il y a des associations qui se lèvent pour s’y opposer. On ne demande pas à être violents, on veut une justice. Ce sont des vies humaines qu’on arrache, des familles entières laissées dans le désarroi. Des familles entières sont détruites. Et Gaye, dans la famille, était l’homme à tout faire, tout reposait sur lui, même s’il n’était pas l’aîné.
Aujourd’hui, la justice et l’État ont donné le feu vert à la police pour tirer dans les quartiers. Mais nos vies à nous valent quelque chose. […] Si on demande une justice, c’est pour ne pas en arriver à devoir se défendre par nous-mêmes. Sans justice, les jeunes issus des quartiers populaires la feront eux-mêmes et ce sera triste. Quand on fait justice nous-mêmes, on est vite en prison avec des peines à deux chiffres. Alors que, quand on l’exige, on nous met des bâtons dans les roues, on est obligés de se battre sur des années. […] Les policiers qui commettent des erreurs de ce genre doivent être placés en garde à vue, jugés par des juges. Quand on fait des erreurs, c’est ce qui nous arrive ; la police, elle, reprend son travail comme si de rien n’était, avec le droit de tuer. Mais ce n’est pas nouveau pour nous, dans les quartiers. La police rentre dans les quartiers et c’est la guerre ; ils nous contrôlent, nous tutoient, ils n’ont aucun respect. Comment respecter l’uniforme si ceux qui le portent ne le respectent pas ? Les juges, les procureurs les soutiennent et les défendent. Ils défendent l’indéfendable, pourtant, puisque les vies sont ôtées.
Une personne du public : Le problème de l’IGS [Inspection générale des services, ndlr], c’est que ça reste la police qui enquête sur la police. Ne faudrait-il pas mettre en place un organe d’enquête indépendant ?
« Ce n’est pas un problème de déontologie mais de politique générale, de transformation de l’État actuel. [Elsa Dorlin] »
Assa Traoré : Il est tout à votre honneur d’accompagner une partie de la jeunesse [La question est posée par une employée du ministère de la Justice, ndlr]. Mais avant que cette jeunesse n’arrive chez vous, il n’y a pas d’infrastructures dédiées pour elle : les quartiers sont vidés, tués. Je suis à Sarcelles ; quand les jeunes viennent seuls à Pôle emploi, ils sont mal reçus, et le reste du temps, mal accompagnés… Il y a un rejet. Effectivement, il y a des policiers qui sont bons, des gendarmes qui sont bons : la question n’est pas de mettre tout le monde dans le même panier. Aujourd’hui, on a ces policiers qui ne dénoncent pas ce que font les mauvais policiers. Tant que des gendarmes et des policiers ne dénonceront pas ce qu’il se passe au sein de leur gendarmerie ou le comportement de certains de leurs collègues pendant des interpellations, on n’avancera pas. Pour le moment, pour quatre policiers lors d’une interpellation, on a un policier violent et trois qui le couvrent. Dans d’autres pays frontaliers, les enquêtes se font par des services indépendants. Aujourd’hui, si je suis là, si le frère de Gaye est là, c’est que la justice ne nous est pas due. C’est comme si on la quémandait, alors qu’elle nous est due, en France. Quand on demande « Justice et Vérité », on est réprimandés et frappés ! J’ai trois frères qui sont en prison, un quatrième bientôt, et Bagui qui risque plus de trente ans alors qu’il est le témoin principal de la mort d’Adama. Quand Adama est arrivé dans cette gendarmerie menottes au poignet, la gendarmerie était pleine : aucun gendarme n’a dénoncé la situation, ce sont les pompiers qui ont réagi ! Il faut changer leur système de formation. Je ne suis pas sûre, aujourd’hui, que les policiers sachent faire la différence entre un acte raciste et non raciste.
Rosa Moussaoui : Vous répondriez par l’autodéfense politique ?
Elsa Dorlin : […] Dans un État de droit, en démocratie, les forces de police sont censées avoir des règles, une déontologie et des pratiques très surveillées ; autrement, c’est un blanc-seing pour tuer. La mise en place de l’état d’urgence au nom du terrorisme a surtout inquiété des militants et des personnes qui étaient déjà surveillées pour actions subversives. L’État se transforme peu à peu en État répressif. Toutes les structures, telles que la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse, ndlr] si on lui donnait les moyens, devraient permettre un véritable accompagnement et, dans un véritable État social, fournir des ressources garantissant des conditions vivables, y compris à des personnes qui commettent un délit et sont confrontées à la police et la justice. Ce n’est pas un problème de déontologie, mais de politique générale, de transformation de l’État actuel. […]
Une personne du public : Jusqu’à quel point n’est-il pas légitime de devenir violent ? Il y a sans doute une forme de violence qui mènerait à l’échec. Mais il y a peut-être des formes de violence qui réveilleraient ces autorités sourdes à cette misère sociale, à ces injustices. Quel type de violence pourrait apporter un progrès dans cette société folle ? Ce qui me rend admiratif dans votre combat, c’est la manière dont vous convertissez votre révolte… alors que c’est insupportable, ce qui vous arrive. Comment convertir la révolte ?
Assa Traoré : La violence est présente, elle est palpable. Mais il ne faut pas répondre comme eux le souhaiteraient. Ils n’attendent que ça. C’est pour ça qu’on va nous réprimander, nous mettre en prison pour un rien. Aujourd’hui mes frères vont en prison pour « outrage et rébellion ». Voila comment ça se passe en France. Ils essaient de casser nos combats. Ce que je dis depuis le début, vu le degré de la violence à laquelle on fait face, c’est qu’il faut qu’il y ait une révolution. Des gens se sont levés, en France et dans d’autres pays, se sont battus, ont été dans la rue. C’est bien de se voir, oui, de parler, de faire des manifestations, mais il faudrait s’organiser comme on l’a fait avant nous, comme l’ont fait nos anciens pour nos droits. Renversons ce système, pour que dans vingt ans on parle de la France qui s’est levée ! On en est arrivés à un tel stade qu’il faut qu’on se lève tous.
« Ce que je dis depuis le début, vu le degré de la violence à laquelle on fait face, c’est qu’il faut qu’il y ait une révolution. [Assa Traoré] »
Elsa Dorlin : Comment fait-on pour ne pas être violent ? Avant même qu’on n’exprime la moindre rage, on peut être abattu. Fanon le disait : l’un des moyens les plus efficaces pour perpétuer la domination, c’est d’indiquer aux dominés la façon dont ils doivent se soulever. On crée un piège : soulevez-vous dans la violence ! La question de l’autodéfense ne peut pas être prise en bloc. Le Black Panther Party est en cela un exemple : il y a eu un stade où ils ont décrété qu’ils ne seraient pas violents. Qu’ils ne casseraient ni ne brûleraient ce qu’il y aurait matière à casser et brûler, ce qui aurait pourtant été légitime. Ils ont choisi de sortir dans la rue, de créer leurs propres groupes de déontologie, de prendre le Code civil, des carnets, des crayons, et ils se sont mis à suivre toutes les patrouilles de police dans les quartiers. Et dès qu’il y avait une altercation, ils la signalaient. Cette idée de l’autodéfense, d’aller vers des stratégies qui déjouent les ruses du pouvoir, il faut les inventer maintenant. […] Les zadistes nous ont permis de comprendre qu’on fait tous face à la question de la violence, qu’il est important de savoir qu’en faire, comment la retourner, comment en faire une force de résistance. On dit beaucoup des groupes féministes qu’elles ne font que parler et se plaindre, mais si, à un moment donné, les mouvements féministes basculaient dans l’autodéfense violente, l’action directe, cela deviendrait un mouvement inédit — et bien plus stratégique, car inattendu. Ce serait très intéressant que tous les mouvements sociaux prennent un peu la responsabilité de la violence, qu’elle ne soit pas laissée aux personnes qui sont historiquement stigmatisées comme violentes, pour devenir l’avant-garde de la révolution et de l’autodéfense active. Et que les mouvements considérés comme pacifistes passent à l’action directe.
Photographie de bannière et de vignette : Maya Mihindou | Ballast
- Le dépaysement judiciaire consiste à dessaisir la juridiction originelle pour renvoyer l’affaire à un autre tribunal.[↩]
- « Mardi peu avant minuit, à Épinay-sur-Seine, une voiture avec trois hommes à bord s’approche d’une Mercedes signalée volée, qui fait l’objet d’une surveillance policière. L’un des suspects se fait interpeller à peine monté dans la Mercedes. Pour fuir, les autres foncent en voiture vers les policiers
à pied
qui faisaient barrage, selon la source policière. Trois fonctionnaires ouvrent le feu, tirant à huit reprises, a précisé cette source. Le conducteur, atteint à la tête, a été transporté à l’hôpital. Les deux autres hommes ont été placés en garde à vue. » AFP|Europe 1, 17 janvier 2018[↩]
REBONDS
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