Mehdi Charef : « Du peuple immigré »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Mehdi Charef nous attend en fumant une ciga­rette. L’homme, cinéaste et écri­vain, est d’a­bord une voix : basse, rugueuse. Il nous raconte bien­tôt son enfance ; l’Algérie est tout juste indé­pen­dante et Medhi Charef a 10 ans — avec ses frères et sa mère, il débarque en France rejoindre un père qu’il n’a jamais vu, ouvrier dans un pays à recons­truire. Des bidon­villes de Nanterre aux cité de tran­sit, c’est là que cette pre­mière géné­ra­tion d’im­mi­grés vivra durant plus de 10 ans. Cette his­toire, le réa­li­sa­teur du Thé au Harem d’Archimède la donne à vivre dans un roman auto­bio­gra­phique paru début 2019 aux édi­tions Hors d’at­teinte : Rue des Pâquerettes. Le pre­mier tome d’une trilogie. 


Vous écri­vez encore tous vos manus­crits à la main : ça doit sur­prendre vos éditeurs !

J’ai tou­jours gar­dé un lien à l’encre, au sty­lo à plume. Pour moi, l’encre, c’est du sang. J’écris à la main parce que j’ai tou­jours rêvé d’écrire au calame1, sur ces planches uti­li­sées dans les écoles cora­niques, mais mon père ne nous en trou­vait pas.

Ce livre sur votre enfance, Rue des Pâquerettes, sem­blait être en germe dans votre œuvre écrite et ciné­ma­to­gra­phique. Pourquoi le sor­tir maintenant ?

« La géné­ra­tion de mon père est celle qui est arri­vée juste après 1945 car six mil­lions de Français n’avaient plus de logements. »

Pour mes parents, je crois, qui sont encore vivants. J’ai écrit en pen­sant à eux, comme si je ne vou­lais pas qu’ils dis­pa­raissent. On vit la fin de leur époque : celle de la pre­mière géné­ra­tion d’immigrés dont fait par­tie mon père. Elle est celle qui est arri­vée juste après 1945 car six mil­lions de Français n’avaient plus de loge­ments : leurs mai­sons avaient été bom­bar­dées et il fal­lait construire rapi­de­ment. Il n’y avait pas assez de maçons, on a dû faire appel à ce qu’on appe­lait à l’époque « des Algériens ». L’histoire de mon père est liée à celle de mes enfants : eux pen­saient que mes parents avaient tou­jours habi­té là où ils allaient les voir, au troi­sième étage d’une HLM de Genevilliers, avec ascen­seur et salle de bain… J’ai vou­lu racon­ter le récit de leurs pre­mières années : ce jour où ma mère est arri­vée dans le bidon­ville et n’a pas posé tout de suite ses bagages dans la baraque ; où moi, qui ne tenais pas à venir en France, je me disais « Pourvu qu’elle ne les dépose pas et qu’on reparte » ! Mon père avait peur de sa réac­tion. Mais elle est allée s’asseoir au bord d’un lit pour enle­ver ses chaus­sures — ça signi­fiait qu’on allait res­ter. Cette his­toire de mes parents et de mes enfants réunis, c’est toute l’histoire de l’immigration.

Vous envi­sa­giez de repar­tir en Algérie ?

Je me sou­viens de ce type de 75 ans au bord d’une rivière, en train de rapié­cer une outre per­cée et de mettre un bout de chif­fon dedans. J’étais jeune, j’habitais déjà en France mais j’étais par­ti en vacances en Algérie. Personne ne connais­sait son his­toire, à ce mon­sieur : il était par­ti dans les années 1940, ren­tré au pays en 1970 ; il n’avait pas d’histoire en Algérie, pas d’histoire en France. C’est ce que je veux racon­ter, en plu­sieurs volumes, car ni l’Algérie ni la France n’ont eu un mot pour cette immi­gra­tion. Ce n’était pas la conquête de l’Ouest, c’était la conquête du Nord ! Ma mère n’a jamais été contre le fait de par­tir. Elle a tel­le­ment souf­fert de la guerre en Algérie ! Elle tenait à l’hygiène, à la nour­ri­ture, aux vête­ments à mettre à ses enfants… Elle n’a jamais vou­lu y retour­ner. Et per­sonne de cette géné­ra­tion n’y retour­ne­ra plus, désor­mais. Ce n’est pas pour rien s’il y a aujourd’hui des car­rés musul­mans dans les cime­tières de France. Les enfants pré­fèrent res­ter près de leurs parents, ils n’ont pas envie qu’ils repartent. Il se crée quelque chose qui nous fait peur, même à nous : un nou­veau peuple. Ce n’est pas la fin de l’immigration mais le début d’une nou­velle géné­ra­tion qui va res­ter ici et ne pen­se­ra plus à l’Algérie, n’ira plus construire de mai­sons là-bas. Je le découvre. Ces car­rés musul­mans, ça me trouble. Je ne connais­sais que le cime­tière musul­man de Bobigny.

[Association des bidonvilles et des cités de transit]

Vous racon­tez dans votre livre la honte de la colo­ni­sa­tion puis celle d’avoir dû vivre, en France, dans de telles condi­tions, la guerre d’Algérie ter­mi­née. Un mot revient volon­tiers dans la bouche des héri­tiers de l’im­mi­gra­tion : « digni­té ». Comment le recevez-vous ?

Ce qu’il faut voir, c’est que nous, on était tolé­rés parce qu’on tra­vaillait. L’État savait où nous étions : sur les chan­tiers et dans les usines. On avait une mis­sion, il fal­lait construire. On disait de nous : « Ils ne sont pas là pour rien. Ce qu’ils font, c’est pour la France. » L’économie était flo­ris­sante. Pour la nou­velle géné­ra­tion, c’est dif­fé­rent ; elle n’a pas vou­lu faire comme nous alors elle est deve­nue insai­sis­sable. Avec la hausse du chô­mage, on s’est deman­dés : à quoi ils servent ? Il n’y avait plus besoin de construire des HLM, des métros : tout était fait. On s’est inter­ro­gés sur le sort de ceux qui étaient nés ici : qu’al­laient-ils deve­nir ? com­ment allaient-ils s’intégrer ? C’est ça la dif­fé­rence entre ces pre­mières géné­ra­tions d’immigrés et celles d’après : on nous accep­tait. S’il y avait du bou­lot, on ne se pose­rait pas ces ques­tions. C’est ça, la rup­ture. Et comme ils sont nés en France, ils sont fran­çais. La France ne s’habitue pas encore à ce que ces petits gars et ces filles soient fran­çais, fran­çaises. On ne veut pas les voir. Ça m’a fait mal pen­dant des années de me sen­tir « indi­gène ». Je le res­sen­ti­rai toute ma vie ; c’est trop lourd. Pourtant, je suis d’ici, je ne suis plus d’Algérie. Ça au moins, je le sais, c’est pas mal. Je suis du peuple immi­gré — à mes yeux, c’est un peuple.

Qu’est-ce qui pousse un enfant, qui a dû quit­ter son pays pour venir en « métro­pole » puis s’acclimater à un nou­vel ima­gi­naire, à une langue qui n’est pas celle de ses proches ni de ses émo­tions, à faire sienne la langue fran­çaise jus­qu’à se faire écrivain ?

« Ça m’a fait mal pen­dant des années de me sen­tir indi­gène. Je le res­sen­ti­rai toute ma vie ; c’est trop lourd. Pourtant, je suis d’ici, je ne suis plus d’Algérie. »

On ne peut pas faire autre­ment si on veut être autre chose que ce qu’on nous dicte. J’ai ce sou­ve­nir : ça fait une année qu’on est arri­vés en France, une année que l’Algérie est indé­pen­dante. Le prof, mon­sieur Ferez, un ancien ins­tit’ de l’Algérie, nous met­tait debout pour chan­ter La Marseillaise tous les samedis après-midi. Il n’y avait que des Arabes, et quelques Français, et il hur­lait : « Je veux que toute l’école vous entende chan­ter La Marseillaise ! » Si des adultes algé­riens nous avaient enten­dus, ils nous auraient lapi­dés ! Je me sou­ve­nais com­bien ce chant était détes­té en Algérie ! « Qu’un sang impur abreuve nos sillons », c’était nous ! On ren­trait à la mai­son sans rien en dire à per­sonne. Ce prof, il nous disait avec son accent pied noir : « Vous êtes pas prêts de ren­trer en Algérie ! », et il avait rai­son. Quand mon père nous disait « On reste trois ans, le temps d’avoir votre cer­ti­fi­cat d’étude, et avec ça vous pour­rez tra­vailler à la Poste ou être ins­ti­tu­teur au pays », on n’y croyait pas. C’est pour ça que je me suis dépê­ché de piquer tout ce que je pou­vais à l’école pour m’en sor­tir. Le jour où je me suis sur­pris à pen­ser en fran­çais — il ne faut pas croire, ça nous est tous arri­vé —, ça m’a trou­blé. Le jour où on parle avec ses frères et sœurs en fran­çais, dans la mai­son… Nos parents ne disaient rien, ils ne vou­laient pas nous inter­dire de nous « intégrer ».

La langue, c’est un des grands enjeux de la domi­na­tion coloniale. 

Le colon, il faut qu’il t’efface, qu’il te sup­prime. La pre­mière chose, c’était renier la langue arabe. On te dit que ta langue est bar­bare et que la leur, c’est la civi­li­sa­tion. Ton grand-père, alors, c’est quoi ? Rien, il n’est rien ton grand-père. Ça, c’est l’apartheid. Je suis né indi­gène, et j’ai encore du mal à me voir autre­ment. On n’avait pas la bonne langue, pas la bonne reli­gion. En France, il fal­lait renier ce que ma mère por­tait : le haïk. Ça et apprendre à lire mieux que mon père, c’était comme se débar­ras­ser de lui. Je n’avais pas envie de dépas­ser mon père, je savais tout ce qu’il avait sacri­fié, lais­sé der­rière. Une chose m’a tou­jours fas­ci­né : après l’école, cer­tains cou­raient pour ren­trer chez eux, dans le bidon­ville, retrou­ver la robe et la langue arabe de leur mère, sim­ple­ment entendre trois mots et repar­tir. Ceux-là ont mal tour­né quand on nous a mis dans les HLM. Quand on était dans les cités de tran­sit, on n’était qu’entre Tunisiens, Marocains, Algériens, et quelques familles afri­caines. Mine de rien, on se sen­tait en sécu­ri­té. Quand on a démé­na­gé au troi­sième étage d’une HLM, on avait peur : il n’y avait plus d’Algériens, plus de Marocains, et cha­cun sa chambre ! On était dans le centre de la ville et plus à l’écart, comme dans le bidon­ville ou la cité de tran­sit. Beaucoup de gamins de mon âge ont eu du mal à ce moment : il fal­lait vrai­ment affron­ter la France. Tu sen­tais que tu étais face à leurs mai­sons, leurs appar­te­ments ; il n’y avait plus de refuge. Ça m’a fait du mal de quit­ter le bidon­ville, mal­gré le manque d’eau et les toi­lettes — affreuses — qu’on fabri­quait tous les 50 mètres. Perdre les familles avec les­quelles on vivait, c’é­tait perdre une cohé­sion. Nos enfants l’ont recréée.

[Association des bidonvilles et des cités de transit]

Dans votre film Cartouche gau­loise, les enfants construisent une cabane par­ti­cu­liè­re­ment sym­bo­lique. C’était un « refuge », justement ?

La cabane, c’était l’Algérie d’a­vant l’indépendance. On la construi­sait avec des copains fran­çais ! Elle était abri­tée sous un pont : il pou­vait pleu­voir, on était dans la cabane. On pou­vait faire les cons, man­ger dedans, regar­der pas­ser les trains au-des­sus, aller se bai­gner à la rivière. Un jour, un gamin arabe a mis un dra­peau algé­rien sur la cabane ; c’est deve­nu l’Algérie ; mes copains fran­çais sont tous par­tis, ça a été dur. C’est pour ça que le gamin, dans le film, dit : « Moi aus­si, je l’ai construite avec toi, la cabane ! » Il pleure, puis s’en va. En reve­nant en Algérie, il y a 10 ans, pour visi­ter des villes dans les­quelles j’allais tour­ner, on a fait toute la côte avec mon chauf­feur — je ne connais­sais pas assez bien — et je suis tom­bé dans une ville kabyle, Béjaïa. Tu aurais vu la gare ! Elle était sublime, construite par des Français. Des pères fran­çais ont expli­qué à leur fils qu’ici et là, ils avaient ins­tal­lé l’électricité, construit la pis­cine, le stade, l’école de mon pate­lin. Ils se disent qu’ils ont construit l’Algérie. Enfant, qu’est-ce que j’admirais leurs vignes ! Tout était nickel. Pourquoi ? Ils avaient 40 ou 50 indi­gènes qui la tra­vaillaient, leur terre. C’était beau, mais ceux qui tra­vaillaient gagnaient 40 cen­times par jour. Nous, on avait faim, très sou­vent, et les Français ne vou­laient pas le voir. Ils ne vou­laient pas voir la misère. Le bon­heur, ça rend con, et c’était le bon­heur pour eux. Dans les plus beaux domaines, il y avait des peu­pliers superbes, et ils se cachaient der­rière. Comment ça se fait que le colon, pour lui, tu n’existes pas ? Je n’ai tou­jours pas compris.

Vous consa­crez de longues pages à votre grand-mère, qui est la seule per­sonne à qui vous posez « trop » de ques­tions. Ce moment est d’ailleurs une res­pi­ra­tion du livre…

« Nous, on avait faim, très sou­vent, et les Français ne vou­laient pas le voir. Ils ne vou­laient pas voir la misère. Le bon­heur, ça rend con, et c’était le bon­heur pour eux. »

Ma grand-mère était gué­ris­seuse dans le désert. Elle soi­gnait à l’aide de racines, elle avait des poudres de cou­leur qu’elle conser­vait dans des tis­sus, et les gens venaient de loin pour se faire gué­rir de fièvres. Les femmes venaient la voir pour leurs pro­blèmes uri­naires. Quand elle a quit­té ma mère, elle lui a trans­mis ce don : il me semble avoir vu le geste de trans­mis­sion. Pour soi­gner nos otites, ma mère for­mait une pâte à par­tir de racines et de plantes, qu’elle mâchait dans sa bouche et nous cra­chait ensuite dans l’oreille. Un tou­bib fran­çais ver­rait ça, il crie­rait au scan­dale ! (rires) Mais ça soi­gnait très bien. Ma grand-mère m’a expli­qué que ses tatouages et ceux de ma mère étaient la marque de sa tri­bu et de sa reli­gion. Les trois points — comme ceux des francs-maçons ! — peuvent sym­bo­li­ser la nais­sance, la vie, la mort. Ou la terre, le ciel, l’océan. La mère, le père, l’enfant… Le losange : par où on est faits, et par où on naît. Ma mère est très fière de les por­ter, mais il avait fal­lu la cho­per pour la tenir, pour la tatouer sur le visage ; elle devait avoir 15–16 ans et elle n’en vou­lait pas. Quand on a appris la mort de ma grand-mère, on sor­tait de l’école pour man­ger à la mai­son. Ma mère était assise sur une chaise et elle nous a dit : « Votre grand-mère est morte. » Personne n’a rien dit pen­dant tout le repas. On ne pou­vait pas aller en Algérie pour l’enterrer dans les trois jours régle­men­taires ; ça a été dur pour ma mère.

C’est d’ailleurs en pen­sant à votre mère que l’enfant tai­seux que vous étiez hurle un « Non ! » alors qu’il voit par­tir, sans lui, deux per­sonnes sur qui il pou­vait comp­ter : Gwenn, qui veut vous apprendre à « ne pas cour­ber la tête », et Halima, la pros­ti­tuée, qui vous a pris sous son aile. De quoi était char­gé ce « non » ?

Deux per­sonnes que j’aimais bien s’en vont et, pour moi, il n’y avait tou­jours pas d’issue de secours. Qu’est-ce que je vais être, où je vais être ? Mon père n’était pas avec nous pen­dant la guerre, en Algérie, il était en France ; on avait peur. On était avec ma mère et la nuit, ça tirait. Ce « non » est celui qui s’impose depuis cette époque. Quelle issue pour nous, que nos parents ne pou­vaient pas aider ? C’est l’école qui m’a aidé, un peu, à ne pas finir sur un chan­tier. Ce n’est pas l’usine que mon ins­ti­tu­teur envi­sa­geait pour moi, comme voie de secours, comme je tra­vaillais pas trop mal. On te disait : dans l’usine, on n’est pas sale, on a des bottes, on sait lire, on sort avec les sous ; on te dit que tu as de la chance. C’était une petite vic­toire de pas­ser par l’usine. Le dis­cours de mon père — comme celui de toutes les familles arabes — était qu’il fal­lait tra­vailler pour l’aider. On était des familles nom­breuses et même avec les allo­ca­tions fami­liales, on n’y arri­vait pas.

[DR]

Les gens le savent peu, mais on payait un loyer. Ou plu­tôt une rede­vance — ils pou­vaient nous virer quand ils le vou­laient. Dans le bidon­ville, on payait l’eau et l’électricité, et dans la cité de tran­sit, on payait le loyer, les taxes, l’électricité, et on allait ache­ter de quoi chauf­fer chez le char­bon­nier : cha­cun met­tait 15 kilos de char­bon devant sa mai­son. J’ai appris par un mon­sieur qui a tra­vaillé là-des­sus qu’on payait à l’époque le même loyer qu’en HLM. Pendant plus de 10 ans, des gens ont fait payer un loyer à des mil­liers de familles alors qu’on n’avait pas de chauf­fage, de salle de bain, d’eau chaude. La Cetrafa2 est deve­nue très riche. Tu ima­gines l’argent qu’ils ont pu se faire ? Un jour, ils ont eu le culot de me deman­der de venir dans leurs locaux du XVe arron­dis­se­ment pour une inter­view. Et j’ai pu voir tout ce qu’ils avaient ache­té comme immeubles en France et à Paris avec l’argent de nos pères. C’est moi qui payais le loyer, étant le seul à savoir lire et écrire : j’allais voir le gar­dien avec l’argent. Il y a peu, j’ai réa­li­sé, et écrit que pen­dant 10 ans, ils nous avaient tes­té pour voir si on était hygié­ni­que­ment pré­sen­tables pour habi­ter des HLM. Avec la com­pli­ci­té de la mai­rie, et peut-être celle du minis­tère du Logement et de l’Intérieur. Quand ils ont vu qu’on se « tenait bien » et que nos cabanes tom­baient en ruine, mal­gré toutes nos répa­ra­tions… C’est comme ça que mon père est deve­nu pour moi un héros, avec ses 780 euros de retraite. Ce sont des choses qu’on n’apprend pas dans les manuels sco­laires. Mes copains fran­çais l’ont jamais su : pour­quoi des gens comme mon grand-père avaient fait la guerre pour la France ? Pourquoi mon père était venu en France ? On nous a pris pour des arri­vistes venus pour les allo­ca­tions ! C’est res­té pen­dant des années, cette répu­ta­tion. J’en veux tou­jours à l’Éducation natio­nale de n’avoir pas racon­té cette his­toire, comme celle de la guerre — les Français ne vou­laient pas en entendre parler.

« J’aime bien le non de cette femme, il m’enlève de l’amertume », écri­vez-vous à pro­pos de ce que Gwenn, un jeune étu­diant pré­caire, vous raconte de l’action de Rosa Parks…

« Des trots­kystes, des maoïstes, la LCR et des gars du PC sont arri­vés. Chacun nous disait de ne pas écou­ter l’autre. Ils venaient le soir pour nous politiser. »

Gwenn allait deve­nir maoïste et il fumait des P43. Il nous don­nait des cours d’alphabétisation. Il était à la fac de Nanterre avec peu de moyens et vivait avec les Arabes dans les bidonvilles.

Il y avait d’autres mou­vances poli­tiques dans le bidonville ?

Davantage dans la cité de tran­sit. Ça a com­men­cé par des groupes : des trots­kystes, des maoïstes, la LCR et des gars du PC sont arri­vés. Chacun nous disait de ne pas écou­ter l’autre. Ils venaient le soir pour nous poli­ti­ser. Un jour, les maos ont fait un truc qui a fait hur­ler les autres : ils ont pris des gamins, les ont mis dans un car, emme­nés à la plage de Villiers-sur-Mer avec des pan­cartes « Y a pas que les riches qui ont droit aux vacances » ! Carrément une manif sur la plage ! Les autres étaient verts : « Si les CRS étaient venus, ils auraient tapé sur les gamins ; n’écoutez pas les maos, c’est des gau­chistes, ils nous mène­ront dans le mur ! » J’assistais aux réunions poli­tiques étu­diantes, je vou­lais com­prendre. J’allais moins aux réunions avec les ouvriers. Là-bas, ils par­laient rare­ment de l’immigration, mais sur­tout de l’usine. Nos pères les inté­res­saient pour leurs condi­tions de tra­vail d’ouvriers ; ils vou­laient leur faire prendre conscience de leur exploi­ta­tion col­lec­tive, qu’il y avait des syn­di­cats et des outils pour lut­ter et pour s’exprimer. C’est pour ça que Gwenn vou­lait nous apprendre à dire non. « Ne soyez pas comme vos parents », qu’il nous disait. J’avais 15 ans quand j’ai pris conscience que c’était une lutte à mener. Je me suis retrou­vé dans une classe où tous mes copains, des Français, avaient des parents ouvriers qui avaient une meilleure situa­tion que mon père.

[Archives départementales (Serge Santelli)]

Qu’est-ce qui vous a construit poli­ti­que­ment, ensuite ?

Mon père avait ache­té une vieille télé­vi­sion. On com­men­çait à entendre par­ler de Malcolm X et j’étais fas­ci­né par lui. J’étais moins impres­sion­né par Angela Davis, je la trou­vais trop gen­tille ! (rires) Et quand Malcolm a été tué, ça m’a tou­ché. Un jour, au moment des Jeux olym­piques de Mexico en 1968, il s’est pas­sé un truc : des Noirs amé­ri­cains cou­raient le 200 mètres, Tommie Smith et John Carlos. Ils gagnent. Tous les deux ont les médailles, ils montent sur le podium avec Peter Norman. Et là, alors que les dra­peaux com­mencent à mon­ter, que l’hymne amé­ri­cain est lan­cé, ils lèvent tout dou­ce­ment le poing en même temps que le dra­peau. Je me mets à avoir les larmes aux yeux. Le dra­peau se lève, le poing se lève, ils baissent la tête. Et au bout du poing des Afro-amé­ri­cains, un gant noir. Je me lève et je dis : « Ça y est, on est libé­rés ! » Mon père est là, il ne com­prend pas. J’avais jamais rien vu de plus beau et de plus fort que ça.

D’autres figures vous ont marqué ?

« Et là, alors que les dra­peaux com­mencent à mon­ter, que l’hymne amé­ri­cain est lan­cé, ils lèvent tout dou­ce­ment le poing en même temps que le drapeau. »

Jimi Hendrix et Jim Morrison… Et l’histoire de la chan­teuse de blues Bessie Smith morte, à cause d’un acci­dent de voi­ture, dans un hôpi­tal pour per­sonnes noires après avoir été refu­sée par l’hôpital des Blancs. Cette his­toire-là me rame­nait à celle du frère de ma mère, tué par les Français. Je l’ai vu mort ; on a cou­ru der­rière les camions pour voir dans quel char­nier ils allaient le mettre, lui et d’autres. On cou­rait der­rière les camions sur la route de pierre, mais dès qu’ils ont été sur le gou­dron, tout le monde a lais­sé tom­ber. Ma mère était forte, elle ne s’arrêtait pas de cou­rir et je cou­rais der­rière elle… Elle hur­lait « non » en cla­mant le nom des cadavres… Dans Cartouche gau­loise, je le raconte. Les Français avaient tué la femme qui don­nait à man­ger aux clan­des­tins qui se cachaient dans les trous. Ma mère, cette femme, elle lui a mis une belle robe, elle l’a net­toyée, elle l’a maquillée. Elle mar­mon­nait des prières. Moi j’étais petit et je me disais : quand est-ce qu’elle aura ter­mi­né, j’ai envie de ren­trer à la mai­son… (il sou­rit)

Quel est le lien pro­fond que vous sen­tez entre Bessie Smith, Malcolm X et Tommy Smith ? 

Au-delà de l’exploitation, c’est cette même sen­sa­tion d’humiliation. Cette même façon d’être igno­rés par des gens plus puis­sants que nous. Petit, je la vou­lais, l’indépendance ! On avait peur des sol­dats fran­çais. Ils nous domi­naient comme si nous avions débar­qué sur leurs terres. Quand ils débar­quaient dans la mon­tagne, les hommes se sau­vaient. Ils pou­vaient prendre et tuer n’importe qui ! Je les ai vus cou­rir après des ber­gers qu’ils pre­naient pour des moud­ja­hi­dines et leur tirer des­sus. Ils tiraient sur les ber­gers car cer­tains fai­saient pas­ser des mes­sages. À force, on a pré­fé­ré nous envoyer, mon frère et moi, tout petits, faire les ber­gers. Car les bêtes, il fal­lait bien qu’elles sortent ! Qu’elles aillent là où il y a de l’herbe et de l’eau. On nous envoyait nous, en se disant qu’ils ne tire­raient pas sur les enfants. On par­tait à 5 heures du matin et le soir les bêtes nous rame­naient. Il y avait un chef par­mi elles, une vieille vache : elle par­tait la pre­mière et tout le monde la sui­vait, chiens com­pris. Quand il y a eu l’indépendance, ça a été cinq jours de fête dans mon vil­lage. Toutes les tri­bus y sont des­cen­dues, on n’a pas dor­mi pen­dant cinq nuits.

[Association des bidonvilles et des cités de transits]

Vous nous par­liez du haïk. Le New York Times a récem­ment titré : « Hijab, une fixa­tion fran­çaise ». Comment vivez-vous cette obses­sion natio­nale, depuis la fin des années 1980 ?

J’ai fait des ate­liers d’écriture avec des femmes qui por­taient le voile et je leur ai deman­dé d’écrire un auto­por­trait. Il y en a une qui m’a écrit sous forme de poème : « Mon hijab ne me serre pas la cer­velle, il n’est pas ce qui m’empêche de pen­ser, d’être, d’évoluer, ni d’être une femme. » Le tapage autour de ça, c’est parce qu’on veut nous faire res­ter éter­nel­le­ment indi­gène. La gauche qui s’insurge du voile a une men­ta­li­té de colon.

« Parce que la mémoire his­to­rique fut trop sou­vent ratu­rée, l’écrivain doit fouiller cette mémoire, à par­tir de traces par­fois latentes qu’il a repé­rées dans le réel […]. Parce que le temps antillais fut sta­bi­li­sé dans le néant d’une non-his­toire impo­sée, l’écrivain doit contri­buer à réta­blir sa chro­no­lo­gie tour­men­tée4. » L’écrivain Édouard Glissant oppose, dans son œuvre, les monu­ments de pierre des vain­queurs aux « traces » du pas­sage et des luttes des des­cen­dants d’esclave et de la colo­ni­sa­tion… En voyez-vous, des traces ?

J’habite le nord de l’Île-de-France et mes parents le sud, à Gennevilliers. Quand je passe à Bezons, Nanterre, Sartrouville ou Saint-Germain-en-Laye, je vois les traces qu’a lais­sées mon père. Il était capable de me mon­trer les endroits où il avait bêché pour faire pas­ser le gaz, les sta­tions de métro qu’ils avaient creu­sées après les années 1960. En pre­nant le bus, il me racon­tait qu’il s’arrêtait de creu­ser pour regar­der la course des che­vaux dans l’hippodrome ; qu’à tel endroit, il s’était pris une tran­chée sur la tête (ce qui l’a ren­du un peu bos­su). C’est ça les traces qu’il nous reste, car nos parents ne savaient pas lire et écrire. Ces traces, on les voit en ban­lieue… Beaucoup d’Arabes habitent la ban­lieue. Les traces tu les vois aus­si sur leurs corps : le dos, les mains. J’ai tou­jours eu honte d’être écri­vain : regar­dez, hier je me suis mis de l’encre sur mes doigts : c’est ça le pire acci­dent qu’il puisse m’arriver ! (rires) Un jour, je suis allé voir un proche sur son lit d’hôpital, peu avant sa mort. Un homme — qu’est-ce qu’il était beau ! — me confie que quand ils allaient voir leurs familles en Algérie, au début, ils auraient dû y aller avec leurs bleus de tra­vail et leurs bottes au lieu des cos­tards, des cadeaux et des belles valises. Les Algériens, là-bas, ils croyaient qu’on était heu­reux. Quand il y a eu l’indépendance, l’Algérie n’a pas par­lé des émi­grés, alors que ça bas­ton­nait. Pourtant, toutes les familles devaient don­ner 5 francs au FLN… À cet homme, à l’hôpital, j’ai dit : « Tu te sou­viens El haj’5, quand vous alliez tra­vailler avec vos mar­teaux-piqueurs et qu’il fai­sait ‑10 degrés dehors ? » Il par­lait peu ; il m’a répon­du « سيف » [sayf], ça veut dire « l’épée ». L’épée de Damoclès au-des­sus de leur tête. Il y a eu un silence, der­rière ce mot, que j’ai admiré.


Photographie ban­nière et por­trait : Cyrille Choupas


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  1. Roseau taillé en pointe uti­li­sé pour l’écriture et la cal­li­gra­phie.
  2. Organisme en charge de récol­ter les paie­ments et de l’entretien des lieux.
  3. Paquet de ciga­rettes ven­dues par quatre.
  4. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.
  5. Ce terme désigne une per­sonne qui a effec­tué le pèle­ri­nage à la Mecque ; il est uti­li­sé, plus lar­ge­ment, comme un signe de res­pect envers une per­sonne âgée.

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