Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité »


Semaine « Résistances afro-américaines »

Essayiste et ancienne pro­fes­seure en Californie, Angela Davis a figu­ré, en 1970, sur la liste des dix fugi­tifs les plus recher­chés par le FBI. Candidate par deux fois à la vice-pré­si­dence des États-Unis pour le Parti com­mu­niste, elle a quit­té ce der­nier en 1991. Socialiste, anti­ra­ciste, fémi­niste, végane et éco­lo­giste : c’est à une pleine et entière éman­ci­pa­tion poli­tique que la mili­tante convie. L’un des membres de notre rédac­tion l’a ren­con­trée à plu­sieurs reprises dans le cadre d’un ouvrage paru aux édi­tions Haymarket Books : nous tra­dui­sons ici l’une de ces ren­contres. Elle a pour fil rouge les connexions pos­sibles entre luttes anti­ra­cistes, fémi­nistes et anti-impéralistes. 


Vous mili­tez depuis des décen­nies. Qu’est-ce qui vous fait continuer ?

Nous n’avons pas d’autre pos­si­bi­li­té que de res­ter opti­mistes. L’optimisme est une néces­si­té abso­lue, même si ce n’est qu’un opti­misme de la volon­té, allié, comme disait Gramsci, au pes­si­misme de l’in­tel­li­gence. Ce qui me fait conti­nuer, ce sont les nou­veaux modes de col­lec­ti­vi­té. Je ne sais pas si j’aurais sur­vé­cu en l’ab­sence de mou­ve­ments de résis­tance col­lec­tive — de com­mu­nau­tés de lutte. Quoi que je fasse, je m’y sens tou­jours direc­te­ment reliée ; nous vivons dans une ère où il faut encou­ra­ger le sens du col­lec­tif. Notamment parce que le néo­li­bé­ra­lisme tente de for­cer les gens à se pen­ser uni­que­ment en termes indi­vi­duels et non col­lec­tifs. C’est dans la col­lec­ti­vi­té qu’on trouve des réser­voirs d’espoir et d’optimisme.

Le racisme est un pro­blème sys­té­mique, n’est-ce-pas ?

« C’est dans la col­lec­ti­vi­té qu’on trouve des réser­voirs d’espoir et d’optimisme. »

Tout à fait. C’est un phé­no­mène très com­plexe. Il y a des élé­ments struc­tu­rels très impor­tants dans le racisme et, bien sou­vent, ils ne sont pas pris en compte quand on débat de la fin du racisme ou du com­bat que l’on mène contre lui. Il y a aus­si l’impact sur le psy­chisme — c’est là qu’intervient la per­sis­tance des sté­réo­types : pen­dant des siècles, les Noirs ont été repré­sen­tés comme des sous-hommes et des cri­mi­nels. Ces sys­tèmes de repré­sen­ta­tion sont visibles dans l’en­semble des modes de com­mu­ni­ca­tion — et en par­ti­cu­lier les médias ; ils façonnent en par­tie les inter­ac­tions sociales et font donc per­du­rer les sté­réo­types. La ques­tion qui se pose est de savoir pour­quoi, jusqu’à aujourd’­hui, il n’y a pas eu d’ef­fort sérieux de com­pré­hen­sion de l’impact du racisme sur les ins­ti­tu­tions et les atti­tudes indi­vi­duelles. Tant que nous ne pour­rons pas répondre au racisme par une approche large de ce type, les sté­réo­types perdureront.

En obser­vant l’his­toire des luttes anti­ra­cistes aux États-Unis, on constate qu’au­cun chan­ge­ment notable n’est attri­buable uni­que­ment au pou­voir pré­si­den­tiel, aus­si pro­gres­siste qu’il ait vou­lu être. Toutes les évo­lu­tions pas­sées résultent de mou­ve­ments de masse, depuis l’époque de l’esclavage jus­qu’à la guerre de Sécession, dans laquelle c’est l’implication des Noirs qui a réel­le­ment déter­mi­né l’issue du conflit. On croit qu’Abraham Lincoln y a cam­pé le rôle prin­ci­pal : il a aidé à la cause mais le chan­ge­ment vient de ces esclaves, femmes et hommes — et le rôle des femmes n’est pas recon­nu — qui ont déci­dé eux-mêmes de s’émanciper et de rejoindre l’armée de l’Union. Sans par­ler du mou­ve­ment abo­li­tion­niste. Lors du mou­ve­ment de lutte pour les droits civiques, on constate que ce sont ces mou­ve­ments qui ont pous­sé les gou­ver­ne­ments à agir. Je ne vois pas pour­quoi les choses seraient dif­fé­rentes aujourd’hui. Les mou­ve­ments ont besoin de temps pour se déve­lop­per et mûrir. Ils ne se pro­duisent pas spon­ta­né­ment. Ils appa­raissent comme le résul­tat d’un dur tra­vail d’organisation, qui s’ef­fec­tue la plu­part du temps en cou­lisses. Je dirais que ces 20 der­nières années, il y a eu un effort per­ma­nent d’organisation des luttes contre les vio­lences poli­cières, le racisme, contre les pri­sons et le com­plexe car­cé­ral indus­triel. La conscience poli­tique est bien plus éle­vée dans nombre de com­mu­nau­tés que ce qu’on croit. Il y a une com­pré­hen­sion popu­laire des liens entre les vio­lences poli­cières racistes et les ques­tions sys­té­miques. Le com­plexe car­cé­ral indus­triel n’est pas sans points com­muns avec le sys­tème des pri­sons secrètes et de la tor­ture, uti­li­sés par la CIA, comme cela a été révé­lé1. Les bases existent pour construire un mou­ve­ment, mais, en l’é­tat, je ne dirais pas qu’il en existe un qui soit organisé.

[Black Live Matters, Michigan, 2014 | Patrick Record | AP | SIPA]

Quelles leçons, en la matière, avons-nous tiré des années 1960 et 1970 ?

Nous avons appris dans ces années-là que les mou­ve­ments de masse peuvent pro­vo­quer des chan­ge­ments sys­té­miques. Si l’on consi­dère toutes les lois deve­nues effec­tives, le Civil Rights Acts, par exemple, ou le Voting Rights Act, on voit bien que tout cela ne découle pas d’un pré­sident qui aurait pris des mesures extra­or­di­naires. C’est un abou­tis­se­ment por­té par des gens qui ont lut­té et mani­fes­té. Je me sou­viens qu’en 1963, durant la période de lutte pour les droits civiques, avant la Marche sur Washington, il y a eu une croi­sade des enfants à Birmingham, en Alabama. Les enfants s’é­taient orga­ni­sés pour faire face aux puis­sants canons à eau et à la police de Bull Connor. Il y a bien sûr eu des oppo­sants à cette mani­fes­ta­tion — même Malcolm X esti­mait qu’il n’é­tait pas oppor­tun que des enfants soient confron­tés à un tel dan­ger —, mais ces der­niers vou­laient par­ti­ci­per. Et ces images d’enfants fai­sant face aux chiens et aux canons à eau ont fait le tour du monde ; cela a contri­bué à ce qu’une conscience glo­bale émerge sur la bru­ta­li­té du racisme. Cela a consti­tué une avan­cée extra­or­di­naire. On oublie sou­vent le rôle qu’ont joué les plus jeunes pour bri­ser le silence mas­quant le racisme. Mais ce n’est pas, en défi­ni­tive, le type de chan­ge­ment dont nous avons réel­le­ment besoin : nous n’avons tou­jours pas assis­té à la trans­for­ma­tion éco­no­mique et à d’autres chan­ge­ments struc­tu­rels néces­saires pour com­men­cer à éra­di­quer le racisme.

Comment les mou­ve­ments popu­laires peuvent-ils faire pres­sion sur les poli­ti­ciens les plus hostiles ?

« Sous de nom­breux aspects, la lutte des Noirs aux États-Unis sert d’emblème à toutes les luttes pour la liberté. »

Lyndon B. Johnson, le pré­sident de l’époque, était l’un de ces hommes poli­tiques com­plè­te­ment hos­tiles : il fer­mait les yeux sur le racisme. C’est pour­tant sous son gou­ver­ne­ment que des lois impor­tantes ont été votées. Les mou­ve­ments peuvent donc for­cer des poli­ti­ciens hos­tiles à prendre des mesures. Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud : qui aurait pu pen­ser que de Klerk aurait pris la posi­tion qu’il a fina­le­ment adop­tée ? Ce résul­tat a été le fait des mou­ve­ments au sein du pays, sou­te­nus par le mou­ve­ment sud-afri­cain hors du pays et par une cam­pagne de soli­da­ri­té internationale.

Vous avez fait allu­sion un jour au fait que l’élection d’Obama a pu, d’une cer­taine manière, repré­sen­ter un obs­tacle en la matière…

Il faut doré­na­vant envi­sa­ger la poli­tique des Noirs dans un sens plus large. On ne peut pas la pen­ser aujourd’hui de la même manière qu’on le fai­sait aupa­ra­vant. Sous de nom­breux aspects, la lutte des Noirs aux États-Unis sert d’emblème à toutes les luttes pour la liber­té. Dès lors, dans la sphère poli­tique ayant trait à la ques­tion noire, je dois éga­le­ment inclure les luttes de genre ou celles contre la répres­sion de l’immigration. Je trouve qu’il est impor­tant de se réfé­rer à ce que l’on nomme sou­vent la « tra­di­tion radi­cale noire ». Elle est liée non seule­ment aux Noirs, mais à tous ceux qui luttent pour la liber­té. Il faut donc consi­dé­rer dans cette optique le futur comme ouvert. Il est évident que la liber­té des Noirs, dans un sens res­treint, n’a pas encore été conquise — compte tenu notam­ment du fait qu’une très large part de cette com­mu­nau­té est plon­gée dans la pau­vre­té, qu’un nombre incroya­ble­ment dis­pro­por­tion­né de Noirs est en pri­son, pris dans les mailles du com­plexe car­cé­ral indus­triel… Mais il faut aus­si prendre en compte la popu­la­tion lati­no et la popu­la­tion indi­gène, les Américains d’o­ri­gine. Il nous faut voir la manière dont le racisme anti­mu­sul­man a pros­pé­ré en se fon­dant sur le racisme anti­noir. Tout est beau­coup plus com­pli­qué aujourd’hui : je ne dirai jamais qu’il faut envi­sa­ger uni­que­ment la libé­ra­tion des Noirs — notam­ment au vu de l’é­mer­gence d’une classe moyenne noire ! Obama est emblé­ma­tique de cette ascen­sion des indi­vi­dus noirs, non seule­ment en poli­tique, mais aus­si dans les hié­rar­chies éco­no­miques. Et cela ne va pas néces­sai­re­ment trans­for­mer les condi­tions de vie de la majo­ri­té des Noirs.

[Washington D.C., 24 septembre 2016 | Zach Gibson | AFP | Getty Images]

En Afrique du Sud, l’ascension d’un sec­teur noir de la popu­la­tion, très puis­sant et très riche — une bour­geoi­sie noire, si vous vou­lez —, n’a jamais vrai­ment été prise en compte. La pos­si­bi­li­té d’une telle ascen­sion n’a pas été envi­sa­gée, en tout cas pas publi­que­ment, pen­dant la période de lutte contre l’apartheid. On pen­sait qu’une fois que les Noirs auraient conquis le pou­voir éco­no­mique et poli­tique, la liber­té éco­no­mique serait alors ins­tau­rée pour tous : on voit que ce n’est pas néces­sai­re­ment le cas… On retrouve la même situa­tion aux États-Unis. Je me suis par ailleurs fré­quem­ment ren­due au Brésil ces der­niers temps, et ce pays est à la veille d’avancées majeures en ce qui concerne le racisme. Ils ont l’opportunité de choi­sir de suivre l’exemple des États-Unis ou de l’Afrique du Sud, ou bien d’opter pour une voie qui prenne davan­tage en compte le fac­teur éco­no­mique. Un élé­ment que l’on peut obser­ver dans la période récente, et que je trouve extrê­me­ment impor­tant, est le déve­lop­pe­ment de cam­pagnes de soli­da­ri­té qui ont fait conver­ger dif­fé­rentes luttes. Les Palestiniens, qui se sont ins­pi­rés des luttes des Noirs aux États-Unis, devraient en retour les ins­pi­rer dans la pour­suite de leur lutte pour la liber­té. Et peut-être les Palestiniens peuvent-ils prendre conscience des pro­blèmes inhé­rents au fait d’es­ti­mer que l’accession d’individus noirs au pou­voir peut tout chan­ger. Ce qui va mener les Palestiniens à la liber­té sera autre­ment plus com­pli­qué que l’ac­ces­sion à l’argent.

Que peuvent appor­ter au mou­ve­ment de libé­ra­tion pales­ti­nien le fémi­nisme noir et la lutte des Noirs ?

« La ques­tion pales­ti­nienne est de plus en plus pré­sente dès lors qu’il est ques­tion, plus lar­ge­ment, de jus­tice sociale. »

Je ne crois pas que j’exprimerais cela ain­si, parce que je pense que la soli­da­ri­té implique tou­jours une sorte de mise en com­mun. Aux États-Unis, on a ten­dance à se croire les meilleurs en tout : cette posi­tion de don­neur de leçons vis-à-vis de tous ceux qui luttent de par le monde ne me convient pas. Je crois au par­tage des expé­riences. Les avan­cées du fémi­nisme noir, tout comme celles des fémi­nismes des femmes de cou­leur, peuvent pro­po­ser des idées, des expé­riences et des ana­lyses aux Palestiniens. Et, réci­pro­que­ment, ces fémi­nismes ont à apprendre de la lutte des Palestiniens et des fémi­nistes pales­ti­niennes. Je songe par exemple à la notion d’intersectionnalité qui a carac­té­ri­sé ces types de fémi­nisme, selon laquelle on ne peut pas sim­ple­ment consi­dé­rer le genre comme iso­lé de la race, de la classe, de la sexua­li­té, de la natio­na­li­té, des capa­ci­tés, de toute une varié­té de ques­tions. Les Palestiniens, ou les per­sonnes impli­quées dans la lutte pales­ti­nienne, ont don­né de cela une expres­sion qui a contri­bué à ce qu’aux États-Unis, les gens donnent à la notion d’intersectionnalité une accep­tion plus large.

En quoi la lutte pour la Palestine a‑t-elle chan­gé au cours des der­nières années ?

Des chan­ge­ments vrai­ment impor­tants se sont pro­duits. La ques­tion de la liber­té pales­ti­nienne a été mar­gi­na­li­sée bien trop long­temps ; c’est ain­si que bien des gens aux États-Unis sont consi­dé­rés comme pro­gres­sistes… sauf en ce qui concerne la Palestine. Je reprends le terme de la mili­tante Rebecca Vilkomerson, qui parle des « PEP » pour dési­gner les pro­gres­sistes à l’ex­cep­tion de la Palestine [Progressive Except Palestine, ndlr]. Aujourd’hui cela change. L’impact du sio­nisme, jus­qu’i­ci enva­his­sant, perd de sa force. Sur tous les cam­pus uni­ver­si­taires, l’organisation des Students for Justice in Palestine connaît un réel essor : elle ras­semble aujourd’­hui un grand nombre de per­sonnes qui ne sont pas for­cé­ment des Palestiniens, des Arabes ou des musul­mans, et qui en sont deve­nus des membres actifs. Le sujet pales­ti­nien est de plus en plus pré­sent dès lors qu’il est ques­tion, plus lar­ge­ment, de jus­tice sociale. Selon ma propre expé­rience, je devais tou­jours m’attendre à des résis­tances ou des oppo­si­tions lorsque j’abordais ce sujet aupa­ra­vant : il est désor­mais de plus en plus admis. C’est lié à ce qui se passe en Palestine même, à l’es­sor du mou­ve­ment de soli­da­ri­té avec la Palestine dans le monde, et pas seule­ment aux États-Unis. Ici, c’est lié en par­ti­cu­lier au nombre crois­sant de gens qui s’associent aux mou­ve­ments noir, amé­rin­dien et lati­no, et qui ont incor­po­ré la Palestine dans leurs pla­te­formes de reven­di­ca­tion. J’ai par­lé aux mani­fes­tants de Ferguson des tweets des mili­tants pales­ti­niens qui don­naient des conseils sur la façon de gérer cela ! La connexion directe que faci­litent les réseaux sociaux a éga­le­ment joué un rôle.

[Manifestation à Gaza, 6 décembre 2017 | AP Photo | Adel Hana]

Comment les étu­diants envi­sagent-ils leurs rela­tions avec le monde exté­rieur, sur­tout depuis que les uni­ver­si­tés sont deve­nues des ins­ti­tu­tions d’élite ? L’uni­ver­si­té de Californie à Los Angeles (UCLA) en four­nit un bon exemple…

Certainement ! L’UCLA a his­to­ri­que­ment été le centre de tout un ensemble de luttes liées à la com­mu­nau­té, au sens large du terme. Mon propre com­bat s’y est mené ! Mais aujourd’hui, les oppo­si­tions étu­diantes qui contestent les fron­tières de l’université, et la ten­ta­tive d’en faire un bas­tion de l’élitisme néo­li­bé­ral, sont extrê­me­ment impor­tants. Dans le cas de l’organisation Students for Justice in Palestine, le fait d’as­so­cier les cam­pus de tout le pays à la cam­pagne Boycott, dés­in­ves­tis­se­ment et sanc­tions (BDS) n’a pas seule­ment ren­for­cé le mou­ve­ment BDS, cela a per­mis aux étu­diants de remettre en cause la pri­va­ti­sa­tion des pri­sons. Et, sur de nom­breux cam­pus ayant lut­té contre les entre­prises qui pro­fitent de l’occupation de la Palestine, les luttes ont éga­le­ment ciblé les entre­prises pro­fi­tant de la pri­va­ti­sa­tion des pri­sons. Ces deux ques­tions sont, sur de nom­breux points, inti­me­ment asso­ciées — et ce n’est qu’un exemple par­mi tant d’autres.

En quoi le mou­ve­ment pour la cause pales­ti­nienne est-il simi­laire, ou dif­fé­rent, de celui qui s’op­po­sait autre­fois à l’apartheid ?

« Plus per­sonne, au sein du mou­ve­ment anti­ra­ciste, ne peut avan­cer qu’il est pos­sible de rem­por­ter la vic­toire tant que la manière dont inter­viennent le genre, la sexua­li­té, la classe et la natio­na­li­té n’est pas pris en considération. »

Il y a beau­coup de simi­la­ri­tés entre les deux. La cam­pagne BDS a choi­si de suivre la voie tra­cée par la lutte anti-apar­theid, dans une pers­pec­tive de soli­da­ri­té plus glo­bale, via la méthode du boy­cott de masse. La dif­fé­rence réside dans l’existence d’un lob­by sio­niste puis­sant. Il y avait évi­dem­ment à l’é­poque l’in­fluence d’un puis­sant lob­by pro-apar­theid, mais pas celle du lob­by sio­niste, dont l’emprise s’é­tend jus­qu’aux églises noires : l’État d’Israël a déployé des efforts signi­fi­ca­tifs pour recru­ter des repré­sen­tants noirs. J’ignore s’il y eut le même niveau de sophis­ti­ca­tion à l’époque du mou­ve­ment anti-apar­theid. Il ne fait pas de doute que l’État d’Israël a appris de ce mou­ve­ment. Mais, en même temps, je ne pense pas qu’on ait jamais vu, au niveau de la base, une affi­ni­té avec la lutte en Palestine telle qu’elle existe aujourd’hui dans les groupes mili­tants. J’ai eu l’occasion de par­ti­ci­per à une table ronde lors de la confé­rence de l’Association natio­nale d’études des femmes, la NWSA. Cette der­nière n’avait jamais pris posi­tion sur la ques­tion pales­ti­nienne : lors d’une grande plé­nière ras­sem­blant peut-être 2 500 per­sonnes, durant un débat sur la Palestine, quelqu’un a deman­dé que l’on vote publi­que­ment l’a­dop­tion par la NWSA d’une posi­tion forte de sou­tien à la cam­pagne BDS. Quasiment tout le monde s’est levé. C’est com­plè­te­ment nou­veau. Il y avait peut-être 10 ou 20 per­sonnes qui sont res­tées assises — les applau­dis­se­ments duraient, et ça a été une expé­rience très exal­tante. Il faut constam­ment faire des connexions : lorsque nous lut­tons contre la vio­lence raciste, que ce soit à Ferguson, pour Michael Brown ou Eric Garner à New York, nous ne devons pas oublier ce qui nous relie à la Palestine. Il faut s’engager dans une démarche d’intersectionnalité à plu­sieurs niveaux. Il faut tou­jours mettre l’accent là-des­sus pour que les gens se rap­pellent que rien n’arrive de manière com­plé­te­ment iso­lée ; quand on voit la police répri­mer une mani­fes­ta­tion à Ferguson, il faut aus­si pen­ser à la police et à l’armée israé­lienne répri­mant les mani­fes­ta­tions dans les Territoires occupés.

Quel est le plus grand suc­cès en matière de fémi­nisme que vous avez pu obser­ver au cours de votre vie ?

Tous les mou­ve­ments, y com­pris fémi­nistes, sont à leur apo­gée dès lors qu’ils com­mencent à affec­ter la vision et la pers­pec­tive de ceux qui ne leur étaient pas néces­sai­re­ment asso­ciés. Les fémi­nistes radi­cales, ou les fémi­nistes anti­ra­cistes radi­cales, sont impor­tantes parce qu’elles ont influen­cé la manière dont on pense aujourd’­hui les luttes en faveur de la jus­tice sociale — sur­tout chez les jeunes. Plus per­sonne, au sein du mou­ve­ment anti­ra­ciste, ne peut avan­cer qu’il est pos­sible de rem­por­ter la vic­toire tant que la manière dont inter­viennent le genre, la sexua­li­té, la classe et la natio­na­li­té n’est pas pris en consi­dé­ra­tion dans les luttes anti­ra­cistes. Autrefois, les luttes pour la liber­té étaient per­çues comme étant des luttes mas­cu­lines. La liber­té pour les Noirs était réduite à la liber­té de l’homme noir — il suf­fit de voir des figures comme Malcolm X, et bien d’autres. Mais ce n’est plus pos­sible aujourd’hui. D’ailleurs, le fémi­nisme n’est pas une manière de voir que seules les femmes devraient adop­ter : cela doit, de plus en plus, être la manière de voir adop­tée par tous les genres. La tra­di­tion radi­cale noire doit désor­mais s’engager dans les luttes contre le racisme anti­mu­sul­man : sans doute le racisme aujourd’hui le plus virulent.


Photographie de ban­nière : Cuba, années 1970 | DR
Portrait d’Angela Davis en vignette : Jeff Vespa | WireImage
Traduit de l’an­glais par Jean Ganesh, pour Ballast, en col­la­bo­ra­tion avec Frank Barat, coau­teur, avec Angela Davis, de Freedom Is a Constant Struggle : Ferguson, Palestine, and the Foundations of a Movement (Haymarket Books, 2015)


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  1. Voir, par exemple, ce rap­port d’Amnesty inter­na­tio­nal.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Femmes, noires et com­mu­nistes contre Wall Street — par Claudia Jones », décembre 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Angela Davis appelle à la résis­tance col­lec­tive », jan­vier 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Eryn Wise : « Nous vivons un moment his­to­rique », décembre 2016
☰ Lire notre article « Trump — Ne pleu­rez pas, orga­ni­sez-vous ! », Richard Greeman, novembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis : « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015


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