Entretien inédit | Ballast
« La rage de Pierre Bergounioux est ancienne, inépuisable, elle le jette contre les choses et le temps, elle se retourne contre lui, elle le mord, le lacère, lui montre constamment les crocs, elle ne désarme pas ; lui non plus. » Qui de mieux que Marie-Hélène Lafon pour présenter en peu de mots son camarade, enseignant et écrivain, comme elle ? Figure de la littérature contemporaine et voix forte d’un monde paysan qu’il a vu disparaître, Pierre Bergounioux est l’auteur de romans, qui l’ont fait connaître au mitan des années 1980, avant de se consacrer à des essais et à des récits. Leur dénominateur commun : donner un texte aux « contrées retardataires » et à leurs habitants qui, avant, n’en avaient pas eu, tout en exigeant, inlassablement, une égalité pleine et entière pour tout citoyen. Nous l’avons rencontré en Corrèze, où il est né, a grandi, et revient chaque année pour retrouver la forêt et sculpter des statuettes en ferraille. Premier volet de notre échange : la littérature.
Vous avez commencé à écrire dans les années 1980, après une décennie passée à militer au sein du Parti communiste français. Pourquoi n’avoir pas produit une littérature directement militante ?
Je me suis avisé, sur le tard, dans un département déshérité de la périphérie, que le moyen le plus sûr de conjurer les ombres qui m’environnaient, c’était l’écrit — le catalyseur, le révélateur. Lui seul peut percer, dissoudre l’énigme du monde. En principe, les gens de ma sorte n’ont pas voix au chapitre. Nous devions remettre sur des tiers le soin de nous dire qui nous étions. Les philosophes appellent ça le pour-autrui. Le nôtre était énorme, plantureux, dénigrant tandis que le pour-soi — la conscience de nous-mêmes — était obscur, chétif, vacillant. Nous étions aliénés. Notre sens était dans d’autres mains. La littérature est, par essence, dissidente : je ne vois pas l’intérêt de transcrire ce que tout le monde sait, dit. En revanche, infinité de choses sont tapies dans l’ombre, qui, sous des dehors bénins, anodins, sont grosses de conséquences, et celles-ci, généralement funestes. Ce sont — je cite Proust — « cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant ». Ou bien on se détourne craintivement de ces ombres hostiles, ou bien on marche à leur rencontre pour « livrer bataille », comme dit, cette fois, Descartes.
Qu’est-ce qui vous a mené vers ce type de questionnement, au moment où d’autres, la plupart, en demeuraient à l’écart ?
Les temps changeaient. J’avais quitté à 17 ans ma sous-préfecture pour étudier dans de plus en plus grandes villes : Limoges, Bordeaux, Paris. L’exil est amer et salutaire. J’ai fréquenté les enseignements secondaire, supérieur, quand mes ascendants, mes compatriotes, à quelques rares exceptions près, quittaient l’école à 13 ou 14 ans pour prendre un travail dans les environs. J’ai découvert les fastes de la culture lettrée.
Écrire est-il dangereux ?
« L’histoire de la littérature s’apparente à une suite à peu près ininterrompue de persécutions. »
Oui, en ceci qu’on avance une autre version du réel, de la vie, qui attire automatiquement des ennuis à son auteur. L’histoire de la littérature s’apparente à une suite à peu près ininterrompue de persécutions. Ça commence dès ses débuts. Rabelais fuit Paris pour Rome dans le fourgon du cardinal du Bellay. Molière est inquiété, Diderot embastillé, à l’encontre de Rousseau est signifié un décret de prise de corps, ses livres sont dépecés et brûlés de la main du bourreau en place publique, sa maison lapidée par des paysans qui ne l’ont pas lu. Voltaire vit à Ferney, sur la frontière, et la porte de derrière donne sur la Suisse. Flaubert et Baudelaire sont traînés devant le tribunal correctionnel, Hugo exilé, Zola assassiné, Sartre plastiqué…
Que se passe-t-il lorsqu’à votre tour vous vous mettez à écrire ?
J’ai peur.
De ce qu’il peut se passer ?
Non, de l’infirmité de mon esprit, de son incapacité à épouser la chose. Le vieil Hegel évoque « le sombre de la pensée ». Et Goethe, sur son lit de mort : « Plus de lumière. »
Vous écrivez quelque part dans votre premier Carnet de notes comment, au début des années 1980, vous commencez à jeter des idées sur le papier. Vous êtes dans votre voiture, vous vous saisissez d’une facture et y annotez quelques idées, avant que ça ne travaille et s’accumule. Que se passe-t-il à ce moment précis ? Dressez-vous un plan que vous vous évertuez à remplir ? Ou bien les idées s’ajoutent-elles les unes aux autres sans que vous sachiez quelle sera la suivante ?
C’est ça, c’est plutôt ça. C’est le simple fait d’oser, quand je suis frappé depuis la nuit des temps d’une indignité régionale, ethnique, générique. Il n’appartient pas à quelqu’un de ma sorte de proposer, d’opposer au monde des mots qui lui seraient à peu près assortis. La littérature est le fait de groupes installés dans l’honneur et l’opulence, la noblesse terrienne, la bourgeoisie citadine septentrionale. Je ne reprendrai pas le décompte des noms à particule imprimés sur la couverture des classiques.
C’est tard dans l’histoire de la littérature mais, par exemple, Giono : un petit employé méridional. Est-ce parce qu’il arrive justement à un moment où c’est devenu possible ?
Je ne sais trop. Il possédait une imagination très vive, dans la splendeur de la Provence, et puis cette ascendance italienne. J’ai enseigné aux Beaux-Arts de Paris. Chose curieuse, la moitié de mes collègues portaient des noms transalpins, Penone, Buraglio, Cremonini, Tosani… Le chef de l’atelier de métallerie s’appelait Salerno. « Tout de même », comme dit Crainquebille. L’axiome de la philosophie de l’Histoire est que tout le passé demeure présent dans les structures objectives et la subjectivité des agents qui font l’Histoire. Les vivants que je croisais dans les couloirs de la rue Bonaparte, avec leurs noms en i et en o rappelaient, sans y faire autrement réflexion, les siècles où l’Italie avait été l’atelier de l’Europe. Les peintres, les sculpteurs, les musiciens attachés à la Cour de France ont été longtemps des Italiens. Giono était d’origine italienne. Un garçonnet sensible, malheureux — son père meurt tôt —, écoute avec attention ce que dit le maître d’école, perçoit l’éclat, la force des écrits, poèmes et morceaux choisis, qu’on lui fait lire et, le moment venu, se risque à évoquer, la plume à la main, Manosque, le plateau de Valensol, les âmes fortes et les pérégrinations d’Angelo Pardi, hussard sur les toits, au temps du choléra.
Les régions riches ont donné surabondance d’écrivains. La Normandie, Pierre Corneille, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert ; le Berry, Alain Fournier, George Sand. Quand je traverse cette contrée pour rentrer en Corrèze, je vois son beau visage plein sur les panneaux du syndicat d’initiative et je lève le pied une fraction de seconde à l’entrée de La Châtre, où son père est mort, tout jeune, d’une chute de cheval. Je passe aussi à proximité du pays du Grand Meaulnes, le livre merveilleux qu’Alain Fournier a tiré de l’encrier avant de mourir au combat. Une idée saugrenue m’a effleuré la cervelle. Si on rajoutait aux couleurs conventionnelles des cartes géographiques — bleu des rivières et des étangs, rouge des routes, vert des prés et des bois — une teinte grise pour marquer la couverture symbolique du pays, Paris serait noir de textes entassés ; la Normandie, la Bourgogne, la basse Aquitaine, ardoisées ; le Centre gorge de pigeon et le Limousin d’un blanc virginal. Pas de texte. Une succursale du silence.
On y trouve pourtant des poètes qui écrivent en occitan : Marcelle Delpastre, par exemple.
« C’est maintenant, seulement, que je vois dans ce qui a été produit lors des années 1970 et trié par la main souveraine du temps, ce qui valait, ce qui survit. »
Elle est restée prisonnière, à mes yeux du moins, de l’esprit du lieu. J’avais pour voisin un photographe qui se voulait peintre. Il peignait comme au XVIIIe siècle, frais vallons, aimables chaumières, clairs ruisseaux. Personne ne lui avait parlé de Duchamp. Il ignorait qu’Yves Klein, au même moment, barbouillait des dames de peinture bleue et les appliquait directement sur la toile. Je me souviens encore d’un documentaire montrant Niki de Saint Phalle en train de tirer au fusil sur ses tableaux. Mon voisin envoyait régulièrement ses travaux aux galeries et salons parisiens. On devait les lui retourner avec un commentaire condescendant ou acide, ironique. Il s’est pendu dans son grenier, à deux mètres de nous — mon frère et moi — qui dormions dans une chambre mansardée, de l’autre côté du mur mitoyen, sous les combles. Je pense encore à lui.
Ce souvenir est terrible.
Il l’est, oui. Je n’ai pas compris, alors. J’avais 13 ou 14 ans. Ça n’est qu’après que j’ai mesuré l’intérêt vital qu’il engageait dans la peinture. Mais faute d’avoir fréquenté les bons endroits, les écoles d’art, la grande ville, ses contemporains, il ne savait rien ou presque de ce qui se passait sur la terre et vivait, peignait au passé. Personne ne nous dira ce qu’il faut faire, mais des enseignants qualifiés indiqueront aux jeunes artistes ce qu’ils doivent éviter, ce qui est dépassé. À charge ensuite, pour eux, de tracer le visage plastique de l’heure qu’il est, tel qu’il s’imposera, comme l’évidence même, trente ou quarante années après. C’est maintenant, seulement, que je vois dans ce qui a été produit lors des années 1970 et trié par la main souveraine du temps, ce qui valait, ce qui survit. Il faut quatre décennies.
Quatre décennies, pourquoi ?
Je ne sais pas vraiment. Le temps qu’il faut pour que l’incertitude essentielle du présent — le seul temps réel — se dissipe, qu’il se fige en passé.
Sur les quarante années qui viennent de passer, est-ce que vous avez en tête quelques œuvres, travaux, dont vous êtes certain qu’ils resteront ? Et d’autres qui vous ont marqué et qui ont disparu ?
Ah oui ! Sous chaque rubrique du tableau des productions de l’esprit, j’ai mes noms, mes titres. Je me défie de moi-même pour les raisons que je ne cesse de répéter, à savoir que je sors de la vieille Corrèze et que je porte en moi mon principal ennemi : le legs des âges antérieurs, une étrangeté première, profonde aux formes élaborées, savantes, citadines de la pensée. Mais je sais très précisément quels sont ceux qui ont contribué à me décrasser la cervelle. Je distingue, en littérature, ce qui comptait dès ce temps-là de ce qui a pu faire illusion, un instant, avant de s’évanouir.
À qui songez-vous, par exemple ?
En vrac, le grand Sam, Beckett, le texte incohérent, lamentable, admirable de l’immédiat après-guerre, du désastre. Dans un registre différent, la stupeur, l’effarement de Claude Simon. Il avait exactement l’âge de mon père et comme lui, comme Albert Camus, Henri Thomas, plus d’un million d’autres, il était devenu, à peine né, orphelin de père. Pas d’ombre tutélaire penchée sur leur enfance et les périls qui s’amoncellent à nouveau. Quel titre donner au papier qu’on me demandait, à son sujet ? « Bon Dieu ! » Ce sont les mots qui nous montent aux lèvres quand ce qui arrive excède, pulvérise, anéantit tout ce en quoi on croyait que consistait la réalité. En 1940, Claude Simon part à cheval à la rencontre de l’ennemi héréditaire. Il est pris à partie par des bombardiers — « Bon Dieu ! » — puis son peloton est décimé par des parachutistes. L’armée française retarde d’une génération, d’une guerre. Une fois ou deux par livre, on trouve, au détour d’un paragraphe, « Bon Dieu ! » quand un personnage du récit ou Claude Simon lui-même est confronté à quelque chose qui dépasse son entendement, balaie le réel — ce qu’il prenait pour tel.
Et dans les sciences sociales ?
« C’est une question terrible que vous me posez là, et c’est la question. »
Des gens comme Lévi-Strauss ont fait date, et puis l’immense Pierre Bourdieu, des historiens français comme Duby, Le Roy Ladurie. Des Anglo-Saxons aussi : Eric Hobsbawm et Edward Palmer Thompson, David Landes et Eugen Weber… On a découvert les cours de Ferdinand de Saussure, mort en 1913, dans les années 1960. Des travaux très importants n’avaient pu atteindre la surface, se faire entendre, dans le bruit et la fureur des années 1930 et 1940. Les générations qui auraient dû reprendre, poursuivre la tradition réflexive qui court dans notre pays depuis un demi-millénaire, avaient été sacrifiées. En 1975, les éditions de Minuit publient, grâce aux recherches de Victor Karady, l’intégrale de l’œuvre de Marcel Mauss. Je crois que c’est dans le tome trois qu’il dresse la liste interminable des étudiants, morts à la guerre, qu’ils avaient formés, Émile Durkheim et lui, dont André Durkheim, le fils d’Émile, tué à Salonique. Si la France est tombée dans un affreux abaissement, de 1920 jusqu’en 1960, c’est parce que sa jeunesse, ses forces vives avaient été exterminées.
L’instruction dont vous avez bénéficié a pu faire que vous n’avez pas suivi l’exemple de votre voisin, mais toute personne qui passe par les institutions scolaires, aussi prestigieuses qu’elles soient, n’en vient pas à écrire un livre, à le juger publiable puis à le défendre une fois publié. Comment avez-vous pu, vous, manœuvrer ? Comment vous êtes-vous orienté pour trouver votre manière toute particulière d’écrire ? L’époque était à l’expérimentation, dont les éditions de Minuit étaient d’une certaine façon le siège — Beckett, Simon, Sarraute…
C’est une question terrible que vous me posez là, et c’est la question. Dans toute institution il y a deux sortes de gens, les héritiers et les hérétiques. Les premiers vivent en paix avec eux-mêmes. Ils peuvent expérimenter des formes inédites d’expression — le Nouveau Roman des années 1950, Tel Quel dix ans plus tard. Les seconds se demandent. Ils se savent obscurément frappés d’illégitimité, voués au mutisme. Le monde que j’ai touché en dotation n’avait jamais trouvé de version approchée, élaborée, écrite. Je n’avais pas les moyens ni le temps de chercher quelque formalité originale — remplacer, comme le fait Robbe-Grillet, la narration par la description, évacuer la ponctuation, dénoncer l’effet de réel… Je ne sais quel auteur déclarait n’avoir rien d’autre en vue que ce qui se passe sur la page. Autant dire qu’il vivait en paix avec le monde. Pas moi. La tâche consistait à extorquer leur nom à des choses qui m’affectaient, me blessaient, parfois m’exaltaient au suprême degré, sans que j’aie compris d’abord et durablement pourquoi.
La littérature a, le plus souvent, évité les marges géographiques…
J’en reviens au matérialisme sommaire, vulgaire, que j’ai embrassé dans ma jeunesse et qui m’accompagne dans la vieillesse : la littérature relève de la superstructure. Ce qui est déterminant, « en dernière instance », c’est la production matérielle de l’existence. Mon petit pays a été découpé par les Patriotes constitutionnels, en 1791, dans les « moins bonnes terres » de l’économie politique. On en tirait quatorze quintaux de seigle à l’hectare quand le rendement dépasse cent, de froment, en Beauce, en Brie, en Picardie. Pas de surplus pour financer les services coûteux des écrivains, des artistes qui auraient décrit, en prose ou en vers, nos usages, peint nos visages, nos paysages. Ce que j’avais sous les yeux, c’était le taillis de châtaignier, les tourbières, les landes de bruyère avec trois moutons et la bergère légendaire, les hameaux perdus sous la feuillée quand la littérature affectionne les lieux fameux, les allées tirées au cordeau, par exemple, du jardin du Luxembourg, les balustres, les marronniers décoratifs, les orangers en caisse, les jets d’eau, les dames et les sujets mythologiques en marbre. Gide y promène son lecteur dans Les Faux-monnayeurs et c’est là que s’achève le roman de Faulkner intitulé Sanctuaire. Nos âmes ont été précipitées, avant même que d’éclore, dans un puits de ténèbres. La génération à laquelle j’appartiens a réussi à se hisser, je ne sais comment, jusqu’à la margelle pour jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait autour (« Bon Dieu ! ») et qui ne ressemblait à rien de ce qu’on apercevait au fond du trou. J’ai su d’emblée ce que j’avais à faire, de quoi j’étais tenu de parler, et d’abord pour mon salut, ma propre délivrance.
Pour ce dont il fallait parler, c’est entendu. Mais sur la manière de le faire, sur celle que vous avez adoptée, vous ne dites rien…
S’agissant de ce qu’on appelle le style, comment ne pas invoquer encore le sociologue béarnais qui nous a livré le concept de capital symbolique ? Le plus exorbitant privilège, en la matière, consiste à dire ce qui est. Et Bachelard : « L’erreur est première. La vérité, une erreur rectifiée. » J’ai tenté de porter dans l’ordre de l’écrit, dans le registre de la conscience, un monde que j’avais vécu dans le trouble et l’incompréhension en y incluant la déformation prismatique que cette incompréhension, ce trouble imprimaient aux faits. C’est l’enseignement majeur que nous avons reçu de Faulkner. Il s’avise, en 1927, que la littérature, depuis l’origine, est un artefact, quelque chose qui résulte de l’interférence de l’objet avec les moyens utilisés pour l’observer. Il lit je ne sais quel roman écrit par quelqu’un qui prend l’idée qu’il se fait de l’événement, l’esprit tranquille, le cœur en paix, au coin du feu, pour l’événement même. Or celui-ci diffère du tout au tout selon qu’on y est impliqué corps et âme, dans l’urgence et le tremblement, ou qu’on se le représente de loin, après. Des détails auxquels l’écrivain, dans sa chambre ou son bureau, ne songera pas remplissent l’univers des protagonistes qui ne se soucient pas, eux, de ce qui compte, pour lui : le temps qu’il fait, la qualité du mobilier, des toilettes.
À quels exemples pensez-vous ?
« J’ai tenté de porter dans l’ordre de l’écrit, dans le registre de la conscience, un monde que j’avais vécu dans le trouble et l’incompréhension. »
Le bouclier d’Achille, dans L’Iliade, auquel Homère consacre cinquante vers. En vérité, Hector n’a pas un regard pour la décoration du bouclier. Il guette la lueur qui va surgir dans le regard d’Achille lorsque celui-ci dardera contre lui son javelot. Quand il y va de la vie, on ne prête aucune attention à la tenue de l’adversaire ou, pour des gens de notre temps, à la belle calandre du camion qui s’est déporté sur la gauche et s’apprête à nous heurter frontalement. On a une fraction de seconde pour repousser l’assaut ou donner le coup de volant qui nous sortira de la trajectoire meurtrière. Faulkner, maintenant. Dans La Ville, je crois, Snopes a volé les soupapes de sécurité de la chaudière de l’usine électrique, qui sont en cuivre, pour les revendre. Il les a remplacées par des boulons d’acier. Tout va sauter. Le chauffeur s’en rend compte à la dernière extrémité et bascule le foyer. Mais il se réveille la nuit d’un cauchemar où le manomètre avait les dimensions d’une roue de charrette et l’aiguille, d’un manche de pelle qui mordait sur le rouge. Voilà, c’est ça.
Dans vos premiers romans, il y a certes un peu plus d’action que dans les suivants : dans Ce pas et le suivant, le personnage principal se débat contre la forêt, se bat contre des hommes ; dans La Bête faramineuse, l’enfant traque un mystérieux animal dans le but de le voir, l’attraper, l’abattre. Mais, globalement, un même ton perdure. Quelqu’un comme Olivier Rolin adopte un style différent pour presque chacun de ses livres ; chez vous, il y a un style constant de l’un à l’autre.
Passé un certain âge, notre siège est fait, le ton donné. Peut-être même qu’il l’est d’emblée puisque consubstantiel à notre condition — « l’homme même ». S’y ajoutent, il est vrai, un certain nombre d’inflexions, de modifications inhérentes à la trajectoire individuelle, surtout lorsque celle-ci n’était pas entièrement, irrévocablement prédéterminée. J’ai quitté ma petite patrie, exploré le grand dehors. On m’a permis d’étudier longtemps. J’ai été modelé par un certain nombre de lectures décisives. Marx : ce qu’on raconte est sans importance. Ce qui compte, c’est la place qu’on occupe dans les rapports sociaux de production. La puissance objectivante du marxisme est terrible ! Il était comme prédestiné à couvrir la brutalité des mœurs du peuple russe, qui l’a adopté comme philosophie officielle. Aucune espèce de considération pour quoi que ce soit d’autre. On range son interlocuteur dans une catégorie sociologique — koulak, bourgeois, saboteur — ou politique — trotskyste, opportuniste de droite ou de gauche… Ça a donné les résultats que l’on sait, déportations, persécutions, assassinats, crimes de masse, et porté une atteinte sans doute irréparable à l’idéal communiste.
Il n’y a aucun moyen de se départir, lors de l’écriture, de ses déterminations ?
Elles sont notre essence même. Elles confèrent son poids, son prix, ses effets, son sens à « tout ce qui [m’]arrive », en quoi Wittgenstein faisait consister le monde.
À la différence de Faulkner, la manière que vous avez adoptée pour écrire n’épouse pas la manière dont les gens dont vous parlez parlent, effectivement. D’autres, Giono, Céline, ont essayé. Vous avez choisi un chemin différent, comme Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon.
C’est vrai. Nous sommes du même âge.
Outre l’âge, vous avez quelque chose en commun dans votre manière d’écrire… Et vous venez tous trois de régions reléguées. Marie-Hélène Lafon, comme vous, a un parcours d’enseignante. Elle le rappelle : lorsqu’elle arrive à Saint-Flour, dans le Cantal, elle gagne pour la première fois la ville, et quelle ville !
Ne riez pas ! Pour quelqu’un qui sort d’un hameau perdu comme celui où Marie-Hélène Lafon a vu le jour, Saint-Flour c’est quelque chose. Vous découvrez, un beau jour, que votre univers n’était jamais qu’une chiure de mouche sur le globe terraqué et qu’il importe d’en tirer les conséquences, qui sont infinies.
Tous les trois, donc, avez une même intention : rendre les choses au plus juste, les énoncer le plus clairement qu’il soit.
Vous avez tout dit. Il se peut, puisque c’est par le langage que nous différons de tout ce qui vit, qu’un usage conscient et consciencieux, vétilleux, circonspect du verbe permette que nous soyons en pensée au monde dans toute la mesure où cela se peut. Shakespeare l’a formulé dans son style fulgurant, unique : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans toute ta philosophie. » Soit. Montons à l’assaut du ciel.
Vous mentionnez abondamment l’enfance — la vôtre, celle de vos élèves. À la lecture d’un de vos courts récits, Le Bois du chapitre, qui vous a conduit d’un souvenir jusqu’à Verdun, une question surgit. Vous effectuez un premier retour sur une expérience d’enfance. C’est publié une première fois dans les années 1990. Voilà qu’on le réédite en 2023. Vous opérez alors un deuxième retour — sur le livre, il est ainsi inscrit « relu et corrigé ». Vous vous référez beaucoup à ces souvenirs, mais comme en avançant, dans le temps et vos écrits. Comment se réfère-t-on à une même mémoire à quarante, cinquante ou soixante ans de distance avec les événements ?
« Pour chaque génération se pose la question de savoir ce qu’elle embarque de la précédente et ce qu’elle passe par-dessus bord, sous peine de couler. »
Freud dit quelque part que l’âge adulte ne sert à rien d’autre qu’exaucer les désirs insatisfaits de l’enfant qu’on était. J’ai l’air d’être tout seul face à vous. En vérité, je suis foule. Autour de moi un peuple invisible de nourrissons, de garçonnets, d’adolescents me tirent par la manche parce qu’ils se sont heurtés, en leur temps, à une énigme, comme Œdipe à l’entrée de Thèbes. Leur jeune âge les rendait incapables de comprendre ce qui se passait, ce que ça signifiait. Alors ils se sont tournés vers l’homme mûr qu’ils deviendraient peut-être, avec l’espoir qu’il leur livrerait la réponse. Ils sont là, qui s’attardent jusqu’à ce qu’ils aient obtenu réparation. C’est « l’effet Zeigarnik », du nom de la psychologue russe qui l’a décrit. C’est de ce qui n’a pas trouvé son achèvement qu’on se souvient. Ce qui a abouti se dissipe sans laisser de traces.
Aux questions non élucidées de l’enfant s’ajoute, vous l’avez dit à plusieurs reprises, une certaine déception vis-à-vis des adultes…
Les adultes n’avaient pas qualité pour m’éclairer, pour la raison toute simple qu’ils étaient d’un autre temps, comme vous l’êtes par rapport à nous. Vous avez appareillé pour des rivages inconnus. Nous restons là, sur la grève. Pour chaque génération se pose la question de savoir ce qu’elle embarque de la précédente et ce qu’elle passe par-dessus bord, sous peine de couler. Au nombre de mes premières convictions : ne pas suivre les adultes. Dire oui et n’en rien faire. Schopenhauer note quelque part qu’on n’est jamais aussi intelligent qu’entre deux ou trois et onze ans. Nous formons, avec la voix du dedans, des jugements pénétrants, péremptoires, justes. Untel, dont les autres adultes disent du bien, est un sale type, Unetelle, une sotte quand un autre, effacé, est un homme bon, très estimable. Enfants, on nous a traités sans ménagements. Je le dis encore avec rancune : nos plaisirs et nos peines comptaient pour rien, nos courtes personnes étaient quantité négligeable. Les lycées de garçons étaient des casernes, ceux de jeunes filles, des couvents républicains, les surveillants généraux, les pions, des brutes.
À la maison, on ne nous permettait pas de quitter la table, de jouer, quand les adultes s’attardaient à débiter leurs histoires insipides. Il fallait rester là et se taire. D’où la stupeur mêlée de réprobation lorsque, à 18 ou 19 ans, ans, n’y tenant plus, j’ai mis mon grain de sel dans la tambouille. L’invité était, je me rappelle, quelque chose comme directeur du service des contributions directes de notre sous-préfecture et il nous exposait ses projets de réforme sociale d’une voix riche et profonde. Pas question, bien sûr, de toucher à la propriété des grands moyens de production et d’échange, ce que j’ai relevé. Je commençais à parler à peu près couramment le marxisme-léninisme. Ç’a été comme un coup de pistolet dans un concert.
Deux mots reviennent fréquemment, dans vos réponses comme dans vos livres : l’inquiétude et l’effarement. Comme deux manières d’être.
L’inquiétude, c’est l’absence d’assiette, d’aise, de repos. Quelque chose ne va pas, nous échappe, sur le compte de quoi il importe d’être fixé pour agir mieux, ou moins mal. Au nombre des privilèges qui qualifient les héritiers, la certitude de soi, l’assurance tranquille d’être et de faire exactement, naturellement, comme il faut. Ceux que Sartre, dans La Nausée, appelle les ayants-droit. Il en était, mais lucide, généreux, il a répudié son héritage pour devenir — c’est la fin des Mots — « un homme qui vaut tous les autres et que vaut n’importe qui ».
Et l’effarement ?
« L’écriture permet de capitaliser l’expérience. Sa fixité matérielle résiste à l’oubli. »
Ce serait la modalité subjective sous laquelle l’inquiétude, l’incertitude devant la chose sont vécues. Saint-Simon, duc et pair pourtant, évoque dans ses Mémoires la famille de France : ces gens-là ne sont pas comme nous. Oui. Ils ont tout vu, ils savent tout. À la table du roi, dans le plus magnifique palais du monde, il y a Jean Racine, son historiographe, le maréchal de Turenne, qui gagne toutes les batailles, Tourville, éminent amiral, les artistes les plus réputés, les plus grands musiciens, les meilleurs architectes, Madame de Montespan, « belle comme le jour », bref, ce qu’il y a de mieux sur la Terre. Rien ne saurait surprendre ces puissants et ils sont impénétrables. Louis XIV était parfaitement maître de son visage. Saint-Simon, observateur d’exception pourtant, se heurte à un mur lorsqu’il essaie de percer ses sentiments. Dans les situations officielles, un bourgeois ne rougit pas, ne bafouille pas, ne se dandine pas, à la différence d’un paysan. La psychanalyse n’aide en rien en la matière, la science sociale, si. Sous les dehors de deux individus, ce sont deux classes sociales qui se rencontrent et s’affrontent. L’une possède non seulement d’abondantes ressources, mais les gestes, le langage, la tenue légitimes, l’autre en est dépourvue et, par suite, très peu sûre d’elle-même.
Cet effarement, est-ce que vous l’avez gardé aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous étonne encore ?
Certaines avancées de la civilisation matérielle, la révolution numérique, au premier chef, dont les effets sont comparables et l’emporteront sans doute sur l’invention de l’écriture en Mésopotamie et la découverte de l’imprimerie à Mayence et à Strasbourg.
En quoi ?
L’écriture permet de capitaliser l’expérience. Sa fixité matérielle résiste à l’oubli. Plus besoin de tout reprendre à zéro. On peut mourir lorsqu’on a mis hors de soi, sur du papyrus, du parchemin ou du papier, telle pensée que s’approprieront sans travail ni peine ses petits enfants. La disparition d’un vieillard, dans les sociétés de tradition orale, était une catastrophe. L’écrit change tout. Il inaugure un processus cumulatif. L’imprimerie a mis à la disposition de n’importe qui, de gens comme nous, des biens qui, auparavant, se payaient au poids de l’or. Trois ans de travail pour faire la Bible de Charles V, trois ans ! Tout un ouvroir, des copistes, des enlumineurs. Michel Jullien a consacré un bel ouvrage — Esquisse d’un pendu — à ce livre. J’ai vu la dernière presse d’avant le numérique, une Cameron, je crois, 72 tonnes — un char d’assaut — et 145 mètres de longueur — presque deux stades de foot. Elle crachait deux livres de poche à la seconde. Ils tombaient de la goulotte sur une palette, et quand 500 exemplaires étaient sortis, un film plastique enveloppait le tout qui partait en camion pour des lieux éloignés. Aujourd’hui, je clique deux fois sur Gallica et le texte que je veux consulter me saute aux yeux. Lorsque je rédigeais un mémoire de maîtrise, en 1970, il fallait être à 8 h 30 devant la BNF pour avoir une place, puis attendre une heure et demi qu’un employé soit allé chercher le bouquin que vous aviez demandé dans les profondeurs de termitière de la bibliothèque. La matinée était bien avancée lorsqu’on commençait à travailler. Avec la dématérialisation des signes, les flux d’électrons, a débuté une ère nouvelle. Toute l’information archivée est disponible, à toute heure, de partout.
Revenons un instant sur l’écriture, le moment précis où les premiers mots surviennent. Vous parliez de peur. Vous décrivez souvent votre bureau comme une « table de peine ». Pour le moins, écrire semble quelque chose de difficile, de douloureux. Y a-t-il parfois des moments de joie ?
Non.
Aucun ?
Aucun. Quand bien même est-on venu à bout de la horde des difficultés qui encombrent le chemin de notre sens, on ne peut pas ne pas juger mal ce qu’on a fabriqué. Une réflexion sarcastique d’Ernest Hemingway. Quelqu’un lui demandait : « Dis donc, Ernest, quel livre de toi il faut lire ? » Réponse : « Celui que j’écrirai demain. » Et après un silence : « Demain je suis capable de tout ! » Ou encore, Flaubert : « Nous battons des mélodies à faire danser les ours quand on voudrait atteindre les étoiles. » Nous portons en nous je ne sais quel idéal de perfection sans les moyens d’y accéder.
C’est toujours décevant, insatisfaisant ?
Jamais au grand jamais je n’ai tiré de satisfaction véritable de ce que, au prix des pires peines, j’avais pu obtenir. Je perçois la tragique disproportion, relevée par les Grecs, entre la psyché et la physis. Je souscris aux fulgurations que Shakespeare prête à Macbeth. « La vie n’est qu’une ombre qui passe, […] une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire. » On peine comme des esclaves sans être payé de retour. C’est ça, l’esclavage, l’absence de contrat. Et lorsqu’il me semble obtenir un gain, prendre quelque avantage sur l’adversaire, il s’avère pitoyable. C’était donc ça, ce n’était que ça !
Comment décider d’un livre qu’il est terminé ?
On ne peut pas aller plus loin.
Dès lors que le livre est décrété fini, vous vous en désintéressez ?
Je m’en détourne avec horreur.
Et la suite — le texte imprimé, lu par d’autres ?
Je m’en détache, comme d’un parasite, une marque d’infamie.
Et les recensions, les chroniques, la critique ?
Faulkner, encore : « On ne m’a jamais rien dit, sur mes livres, que je ne sache déjà. »
Lors d’une réédition, relisez-vous certains de vos livres, une page, un paragraphe, plusieurs années après leur parution ?
Jamais. Je fondrais en larmes.
Il y a là un contraste fort avec les mots d’une personne qui tenait, comme vous, un journal que vous avez lu, Virginia Woolf.
Oui, j’ai lu l’intégralité de son Journal en 1981.
Dedans, on s’aperçoit qu’un même schéma se répète et forme une sorte de courbe sinusoïdale : elle éprouve et consigne une appréhension forte à la fin de l’écriture d’un livre, qui a été une souffrance, dans l’attente de plusieurs jugements dont celui de son mari, Léonard Woolf, et éprouve une sorte de peur au moment de la publication.
La peur de l’objectivation.
Y-a-t-il ça aussi chez vous, cette peur, au moment de la publication ?
« On ne peut pas ne pas juger mal ce qu’on a fabriqué. »
Comment y échapper ? C’est une composante ontologique — allons-y ! — de notre être-même. Au nombre des épreuves les plus terribles qui soient, celle d’être perçu, constitué comme objet, dépouillé du sens que nous nous attribuions, de notre indépendance de sujet. On se retrouve dans l’arène, sous les regards du genre humain massé sur les gradins du Colisée.
À la différence de Woolf, c’est quelque chose qui n’apparaît pas, pourtant, dans vos carnets…
J’ai, sur Virginia Woolf, cet avantage inné d’être homme. Elle a énergiquement protesté, dans Une chambre à soi, contre la condition qui était celles des femmes. Mais, en contrepartie, elle est issue de la grande bourgeoisie anglaise. Son nom de jeune fille était Stephen. Son père, brillant philosophe, exerçait à Cambridge ou Oxford. Ses fréquentations, ce sont par exemple John Maynard Keynes, James Strachey, qui acclimate Freud outre-Manche. Imaginez les soirées de Bloomsbury ! L’élite d’un peuple d’élite. Le XIXe siècle est anglais. Le pays règne sur les sept mers et les cinq continents. Il produit les esprits les plus brillants — Keynes, par exemple, qui sauve le capitalisme. J’ai lu sa contribution au Congrès de Versailles. Il chiffre précisément les richesses de l’Allemagne et expose son avis à un parterre de généraux français, britanniques, de financiers. Il dit : les avoirs de l’Allemagne se montent à tant. Les réparations que vous vous proposez de lui infliger la maintiendront dans un état voisin de l’esclavage jusqu’en 1968. Aucun peuple, et certainement pas les Allemands, ne saurait tolérer pareil traitement. Tout peut sortir de là. On ne l’écoute pas. Clemenceau : « Le Boche paiera. » Quinze ans après, Hitler accède à la chancellerie du Reich. Keynes a démissionné pour n’avoir pas su se faire entendre de politiques, de militaires couverts de dorures et, selon lui, parfaitement imbéciles. Voilà le genre d’hommes, de femmes, aussi, que Virginia Woolf fréquente. J’allais oublier : son mari est secrétaire aux Affaires étrangères du Labour Party. Je suis un pauvre Corrézien ! Il va de soi que pareille extraction m’expose plus que quiconque, plus que Mrs Woolf, aux pires sentences. Ça va de soi. Il est inutile d’en parler, de gémir.
Vous parliez du labeur que c’est d’écrire. C’est en tout point opposé à ce que nous disait Eugène Savitzkaya. Vous êtes à peu de choses près de la même génération. Il nous parlait lui aussi de l’écriture comme d’un « combat contre la langue » — mais qui passe pour lui par une grande joie. Et même, ajoutait-il, s’il n’y a pas de joie, il n’y a pas d’écriture.
Nous appartenons à peu près à la même génération, mais tout nous sépare. Ce n’est pas à la langue, comme je l’entends souvent dire, que j’ai affaire, mais à la chose, en tant qu’elle est essentiellement étrangère à ce qui n’est que de moi, c’est-à-dire à ma pensée. On en revient aux deux substances cartésiennes, l’étendue — res extensa — et la pensante — res cogitans. Entre les deux, cette paroi de verre, à l’épreuve des balles, qu’on s’efforce désespérément de briser pour apparier ce qui se passe et ce qu’on pense. Les choses nous sont foncièrement étrangères. Elles ne portent pas de petit macaron plastifié, mentionnant ce qu’elles sont — leur prix, leur poids, leur portée. Elles ne desserrent les dents qu’après que nous les avons longtemps rudoyées, daignant parfois lâcher un mot ou deux qui ne seraient pas mensongers, opposés à leur être véritable. C’est en termes cartésiens que je jugerais de l’étrange habitude d’écrire, de clarifier, autant qu’il est permis, ce qu’il y a, ce qui arrive. Pour tout dire, je suis rarement d’accord avec ce que disent de ce qu’ils font ceux qui écrivent. (rires)
Si ça n’est que rarement, quand est-ce que vous êtes d’accord ?
Quand un écrivain se dit rivé à son bureau comme un galérien à son banc de nage et s’efforce désespérément de vaincre l’opposition que lui fait la mer toujours recommencée. Je conçois qu’on puisse se réjouir d’écrire pour le plaisir, de porter des mots sur le papier. Mais alors un mauvais soupçon s’éveille dans ma cervelle et je me prends à douter que ce qui est écrit dans la joie vaille bien la peine.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
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