Pierre Bergounioux : « La littérature est par essence dissidente » [1/2]


Entretien inédit | Ballast

« La rage de Pierre Bergounioux est ancienne, inépui­sable, elle le jette contre les choses et le temps, elle se retourne contre lui, elle le mord, le lacère, lui montre constam­ment les crocs, elle ne désarme pas ; lui non plus. » Qui de mieux que Marie-Hélène Lafon pour pré­sen­ter en peu de mots son cama­rade, ensei­gnant et écri­vain, comme elle ? Figure de la lit­té­ra­ture contem­po­raine et voix forte d’un monde pay­san qu’il a vu dis­pa­raître, Pierre Bergounioux est l’au­teur de romans, qui l’ont fait connaître au mitan des années 1980, avant de se consa­crer à des essais et à des récits. Leur déno­mi­na­teur com­mun : don­ner un texte aux « contrées retar­da­taires » et à leurs habi­tants qui, avant, n’en avaient pas eu, tout en exi­geant, inlas­sa­ble­ment, une éga­li­té pleine et entière pour tout citoyen. Nous l’a­vons ren­con­tré en Corrèze, où il est né, a gran­di, et revient chaque année pour retrou­ver la forêt et sculp­ter des sta­tuettes en fer­raille. Premier volet de notre échange : la littérature.


Vous avez com­men­cé à écrire dans les années 1980, après une décen­nie pas­sée à mili­ter au sein du Parti com­mu­niste fran­çais. Pourquoi n’a­voir pas pro­duit une lit­té­ra­ture direc­te­ment militante ?

Je me suis avi­sé, sur le tard, dans un dépar­te­ment déshé­ri­té de la péri­phé­rie, que le moyen le plus sûr de conju­rer les ombres qui m’environnaient, c’était l’écrit — le cata­ly­seur, le révé­la­teur. Lui seul peut per­cer, dis­soudre l’énigme du monde. En prin­cipe, les gens de ma sorte n’ont pas voix au cha­pitre. Nous devions remettre sur des tiers le soin de nous dire qui nous étions. Les phi­lo­sophes appellent ça le pour-autrui. Le nôtre était énorme, plan­tu­reux, déni­grant tan­dis que le pour-soi — la conscience de nous-mêmes — était obs­cur, ché­tif, vacillant. Nous étions alié­nés. Notre sens était dans d’autres mains. La lit­té­ra­ture est, par essence, dis­si­dente : je ne vois pas l’intérêt de trans­crire ce que tout le monde sait, dit. En revanche, infi­ni­té de choses sont tapies dans l’ombre, qui, sous des dehors bénins, ano­dins, sont grosses de consé­quences, et celles-ci, géné­ra­le­ment funestes. Ce sont — je cite Proust — « cette grande nuit impé­né­trée et décou­ra­geante de notre âme que nous pre­nons pour du vide et pour du néant ». Ou bien on se détourne crain­ti­ve­ment de ces ombres hos­tiles, ou bien on marche à leur ren­contre pour « livrer bataille », comme dit, cette fois, Descartes.

Qu’est-ce qui vous a mené vers ce type de ques­tion­ne­ment, au moment où d’autres, la plu­part, en demeu­raient à l’écart ?

Les temps chan­geaient. J’avais quit­té à 17 ans ma sous-pré­fec­ture pour étu­dier dans de plus en plus grandes villes : Limoges, Bordeaux, Paris. L’exil est amer et salu­taire. J’ai fré­quen­té les ensei­gne­ments secon­daire, supé­rieur, quand mes ascen­dants, mes com­pa­triotes, à quelques rares excep­tions près, quit­taient l’école à 13 ou 14 ans pour prendre un tra­vail dans les envi­rons. J’ai décou­vert les fastes de la culture lettrée.

Écrire est-il dangereux ?

« L’histoire de la lit­té­ra­ture s’apparente à une suite à peu près inin­ter­rom­pue de persécutions. »

Oui, en ceci qu’on avance une autre ver­sion du réel, de la vie, qui attire auto­ma­ti­que­ment des ennuis à son auteur. L’histoire de la lit­té­ra­ture s’apparente à une suite à peu près inin­ter­rom­pue de per­sé­cu­tions. Ça com­mence dès ses débuts. Rabelais fuit Paris pour Rome dans le four­gon du car­di­nal du Bellay. Molière est inquié­té, Diderot embas­tillé, à l’en­contre de Rousseau est signi­fié un décret de prise de corps, ses livres sont dépe­cés et brû­lés de la main du bour­reau en place publique, sa mai­son lapi­dée par des pay­sans qui ne l’ont pas lu. Voltaire vit à Ferney, sur la fron­tière, et la porte de der­rière donne sur la Suisse. Flaubert et Baudelaire sont traî­nés devant le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel, Hugo exi­lé, Zola assas­si­né, Sartre plastiqué…

Que se passe-t-il lorsqu’à votre tour vous vous met­tez à écrire ?

J’ai peur.

De ce qu’il peut se passer ?

Non, de l’infirmité de mon esprit, de son inca­pa­ci­té à épou­ser la chose. Le vieil Hegel évoque « le sombre de la pen­sée ». Et Goethe, sur son lit de mort : « Plus de lumière. »

Vous écri­vez quelque part dans votre pre­mier Carnet de notes com­ment, au début des années 1980, vous com­men­cez à jeter des idées sur le papier. Vous êtes dans votre voi­ture, vous vous sai­sis­sez d’une fac­ture et y anno­tez quelques idées, avant que ça ne tra­vaille et s’accumule. Que se passe-t-il à ce moment pré­cis ? Dressez-vous un plan que vous vous éver­tuez à rem­plir ? Ou bien les idées s’ajoutent-elles les unes aux autres sans que vous sachiez quelle sera la suivante ?

C’est ça, c’est plu­tôt ça. C’est le simple fait d’oser, quand je suis frap­pé depuis la nuit des temps d’une indi­gni­té régio­nale, eth­nique, géné­rique. Il n’appartient pas à quelqu’un de ma sorte de pro­po­ser, d’opposer au monde des mots qui lui seraient à peu près assor­tis. La lit­té­ra­ture est le fait de groupes ins­tal­lés dans l’honneur et l’opulence, la noblesse ter­rienne, la bour­geoi­sie cita­dine sep­ten­trio­nale. Je ne repren­drai pas le décompte des noms à par­ti­cule impri­més sur la cou­ver­ture des classiques.

[Stéphane Burlot | Ballast]

C’est tard dans l’histoire de la lit­té­ra­ture mais, par exemple, Giono : un petit employé méri­dio­nal. Est-ce parce qu’il arrive jus­te­ment à un moment où c’est deve­nu possible ?

Je ne sais trop. Il pos­sé­dait une ima­gi­na­tion très vive, dans la splen­deur de la Provence, et puis cette ascen­dance ita­lienne. J’ai ensei­gné aux Beaux-Arts de Paris. Chose curieuse, la moi­tié de mes col­lègues por­taient des noms trans­al­pins, Penone, Buraglio, Cremonini, Tosani… Le chef de l’atelier de métal­le­rie s’appelait Salerno. « Tout de même », comme dit Crainquebille. L’axiome de la phi­lo­so­phie de l’Histoire est que tout le pas­sé demeure pré­sent dans les struc­tures objec­tives et la sub­jec­ti­vi­té des agents qui font l’Histoire. Les vivants que je croi­sais dans les cou­loirs de la rue Bonaparte, avec leurs noms en i et en o rap­pe­laient, sans y faire autre­ment réflexion, les siècles où l’Italie avait été l’atelier de l’Europe. Les peintres, les sculp­teurs, les musi­ciens atta­chés à la Cour de France ont été long­temps des Italiens. Giono était d’origine ita­lienne. Un gar­çon­net sen­sible, mal­heu­reux — son père meurt tôt —, écoute avec atten­tion ce que dit le maître d’école, per­çoit l’éclat, la force des écrits, poèmes et mor­ceaux choi­sis, qu’on lui fait lire et, le moment venu, se risque à évo­quer, la plume à la main, Manosque, le pla­teau de Valensol, les âmes fortes et les péré­gri­na­tions d’Angelo Pardi, hus­sard sur les toits, au temps du choléra.

Les régions riches ont don­né sur­abon­dance d’écrivains. La Normandie, Pierre Corneille, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert ; le Berry, Alain Fournier, George Sand. Quand je tra­verse cette contrée pour ren­trer en Corrèze, je vois son beau visage plein sur les pan­neaux du syn­di­cat d’initiative et je lève le pied une frac­tion de seconde à l’entrée de La Châtre, où son père est mort, tout jeune, d’une chute de che­val. Je passe aus­si à proxi­mi­té du pays du Grand Meaulnes, le livre mer­veilleux qu’Alain Fournier a tiré de l’encrier avant de mou­rir au com­bat. Une idée sau­gre­nue m’a effleu­ré la cer­velle. Si on rajou­tait aux cou­leurs conven­tion­nelles des cartes géo­gra­phiques — bleu des rivières et des étangs, rouge des routes, vert des prés et des bois — une teinte grise pour mar­quer la cou­ver­ture sym­bo­lique du pays, Paris serait noir de textes entas­sés ; la Normandie, la Bourgogne, la basse Aquitaine, ardoi­sées ; le Centre gorge de pigeon et le Limousin d’un blanc vir­gi­nal. Pas de texte. Une suc­cur­sale du silence.

On y trouve pour­tant des poètes qui écrivent en occi­tan : Marcelle Delpastre, par exemple.

« C’est main­te­nant, seule­ment, que je vois dans ce qui a été pro­duit lors des années 1970 et trié par la main sou­ve­raine du temps, ce qui valait, ce qui survit. »

Elle est res­tée pri­son­nière, à mes yeux du moins, de l’esprit du lieu. J’avais pour voi­sin un pho­to­graphe qui se vou­lait peintre. Il pei­gnait comme au XVIIIe siècle, frais val­lons, aimables chau­mières, clairs ruis­seaux. Personne ne lui avait par­lé de Duchamp. Il igno­rait qu’Yves Klein, au même moment, bar­bouillait des dames de pein­ture bleue et les appli­quait direc­te­ment sur la toile. Je me sou­viens encore d’un docu­men­taire mon­trant Niki de Saint Phalle en train de tirer au fusil sur ses tableaux. Mon voi­sin envoyait régu­liè­re­ment ses tra­vaux aux gale­ries et salons pari­siens. On devait les lui retour­ner avec un com­men­taire condes­cen­dant ou acide, iro­nique. Il s’est pen­du dans son gre­nier, à deux mètres de nous — mon frère et moi — qui dor­mions dans une chambre man­sar­dée, de l’autre côté du mur mitoyen, sous les combles. Je pense encore à lui.

Ce sou­ve­nir est terrible.

Il l’est, oui. Je n’ai pas com­pris, alors. J’avais 13 ou 14 ans. Ça n’est qu’après que j’ai mesu­ré l’intérêt vital qu’il enga­geait dans la pein­ture. Mais faute d’avoir fré­quen­té les bons endroits, les écoles d’art, la grande ville, ses contem­po­rains, il ne savait rien ou presque de ce qui se pas­sait sur la terre et vivait, pei­gnait au pas­sé. Personne ne nous dira ce qu’il faut faire, mais des ensei­gnants qua­li­fiés indi­que­ront aux jeunes artistes ce qu’ils doivent évi­ter, ce qui est dépas­sé. À charge ensuite, pour eux, de tra­cer le visage plas­tique de l’heure qu’il est, tel qu’il s’imposera, comme l’évidence même, trente ou qua­rante années après. C’est main­te­nant, seule­ment, que je vois dans ce qui a été pro­duit lors des années 1970 et trié par la main sou­ve­raine du temps, ce qui valait, ce qui sur­vit. Il faut quatre décennies.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Quatre décen­nies, pourquoi ? 

Je ne sais pas vrai­ment. Le temps qu’il faut pour que l’incertitude essen­tielle du pré­sent — le seul temps réel — se dis­sipe, qu’il se fige en passé.

Sur les qua­rante années qui viennent de pas­ser, est-ce que vous avez en tête quelques œuvres, tra­vaux, dont vous êtes cer­tain qu’ils res­te­ront ? Et d’autres qui vous ont mar­qué et qui ont disparu ?

Ah oui ! Sous chaque rubrique du tableau des pro­duc­tions de l’esprit, j’ai mes noms, mes titres. Je me défie de moi-même pour les rai­sons que je ne cesse de répé­ter, à savoir que je sors de la vieille Corrèze et que je porte en moi mon prin­ci­pal enne­mi : le legs des âges anté­rieurs, une étran­ge­té pre­mière, pro­fonde aux formes éla­bo­rées, savantes, cita­dines de la pen­sée. Mais je sais très pré­ci­sé­ment quels sont ceux qui ont contri­bué à me décras­ser la cer­velle. Je dis­tingue, en lit­té­ra­ture, ce qui comp­tait dès ce temps-là de ce qui a pu faire illu­sion, un ins­tant, avant de s’évanouir.

À qui son­gez-vous, par exemple ?

En vrac, le grand Sam, Beckett, le texte inco­hé­rent, lamen­table, admi­rable de l’immédiat après-guerre, du désastre. Dans un registre dif­fé­rent, la stu­peur, l’effarement de Claude Simon. Il avait exac­te­ment l’âge de mon père et comme lui, comme Albert Camus, Henri Thomas, plus d’un mil­lion d’autres, il était deve­nu, à peine né, orphe­lin de père. Pas d’ombre tuté­laire pen­chée sur leur enfance et les périls qui s’amoncellent à nou­veau. Quel titre don­ner au papier qu’on me deman­dait, à son sujet ? « Bon Dieu ! » Ce sont les mots qui nous montent aux lèvres quand ce qui arrive excède, pul­vé­rise, anéan­tit tout ce en quoi on croyait que consis­tait la réa­li­té. En 1940, Claude Simon part à che­val à la ren­contre de l’ennemi héré­di­taire. Il est pris à par­tie par des bom­bar­diers — « Bon Dieu ! » — puis son pelo­ton est déci­mé par des para­chu­tistes. L’armée fran­çaise retarde d’une géné­ra­tion, d’une guerre. Une fois ou deux par livre, on trouve, au détour d’un para­graphe, « Bon Dieu ! » quand un per­son­nage du récit ou Claude Simon lui-même est confron­té à quelque chose qui dépasse son enten­de­ment, balaie le réel — ce qu’il pre­nait pour tel.

Et dans les sciences sociales ?

« C’est une ques­tion ter­rible que vous me posez là, et c’est la question. »

Des gens comme Lévi-Strauss ont fait date, et puis l’immense Pierre Bourdieu, des his­to­riens fran­çais comme Duby, Le Roy Ladurie. Des Anglo-Saxons aus­si : Eric Hobsbawm et Edward Palmer Thompson, David Landes et Eugen Weber… On a décou­vert les cours de Ferdinand de Saussure, mort en 1913, dans les années 1960. Des tra­vaux très impor­tants n’avaient pu atteindre la sur­face, se faire entendre, dans le bruit et la fureur des années 1930 et 1940. Les géné­ra­tions qui auraient dû reprendre, pour­suivre la tra­di­tion réflexive qui court dans notre pays depuis un demi-mil­lé­naire, avaient été sacri­fiées. En 1975, les édi­tions de Minuit publient, grâce aux recherches de Victor Karady, l’intégrale de l’œuvre de Marcel Mauss. Je crois que c’est dans le tome trois qu’il dresse la liste inter­mi­nable des étu­diants, morts à la guerre, qu’ils avaient for­més, Émile Durkheim et lui, dont André Durkheim, le fils d’Émile, tué à Salonique. Si la France est tom­bée dans un affreux abais­se­ment, de 1920 jusqu’en 1960, c’est parce que sa jeu­nesse, ses forces vives avaient été exterminées.

L’instruction dont vous avez béné­fi­cié a pu faire que vous n’avez pas sui­vi l’exemple de votre voi­sin, mais toute per­sonne qui passe par les ins­ti­tu­tions sco­laires, aus­si pres­ti­gieuses qu’elles soient, n’en vient pas à écrire un livre, à le juger publiable puis à le défendre une fois publié. Comment avez-vous pu, vous, manœu­vrer ? Comment vous êtes-vous orien­té pour trou­ver votre manière toute par­ti­cu­lière d’écrire ? L’époque était à l’expérimentation, dont les édi­tions de Minuit étaient d’une cer­taine façon le siège — Beckett, Simon, Sarraute

C’est une ques­tion ter­rible que vous me posez là, et c’est la ques­tion. Dans toute ins­ti­tu­tion il y a deux sortes de gens, les héri­tiers et les héré­tiques. Les pre­miers vivent en paix avec eux-mêmes. Ils peuvent expé­ri­men­ter des formes inédites d’expression — le Nouveau Roman des années 1950, Tel Quel dix ans plus tard. Les seconds se demandent. Ils se savent obs­cu­ré­ment frap­pés d’illégitimité, voués au mutisme. Le monde que j’ai tou­ché en dota­tion n’avait jamais trou­vé de ver­sion appro­chée, éla­bo­rée, écrite. Je n’avais pas les moyens ni le temps de cher­cher quelque for­ma­li­té ori­gi­nale — rem­pla­cer, comme le fait Robbe-Grillet, la nar­ra­tion par la des­crip­tion, éva­cuer la ponc­tua­tion, dénon­cer l’effet de réel… Je ne sais quel auteur décla­rait n’avoir rien d’autre en vue que ce qui se passe sur la page. Autant dire qu’il vivait en paix avec le monde. Pas moi. La tâche consis­tait à extor­quer leur nom à des choses qui m’affectaient, me bles­saient, par­fois m’exaltaient au suprême degré, sans que j’aie com­pris d’abord et dura­ble­ment pourquoi.

[Stéphane Burlot | Ballast]

La lit­té­ra­ture a, le plus sou­vent, évi­té les marges géographiques…

J’en reviens au maté­ria­lisme som­maire, vul­gaire, que j’ai embras­sé dans ma jeu­nesse et qui m’accompagne dans la vieillesse : la lit­té­ra­ture relève de la super­struc­ture. Ce qui est déter­mi­nant, « en der­nière ins­tance », c’est la pro­duc­tion maté­rielle de l’existence. Mon petit pays a été décou­pé par les Patriotes consti­tu­tion­nels, en 1791, dans les « moins bonnes terres » de l’économie poli­tique. On en tirait qua­torze quin­taux de seigle à l’hectare quand le ren­de­ment dépasse cent, de fro­ment, en Beauce, en Brie, en Picardie. Pas de sur­plus pour finan­cer les ser­vices coû­teux des écri­vains, des artistes qui auraient décrit, en prose ou en vers, nos usages, peint nos visages, nos pay­sages. Ce que j’avais sous les yeux, c’était le taillis de châ­tai­gnier, les tour­bières, les landes de bruyère avec trois mou­tons et la ber­gère légen­daire, les hameaux per­dus sous la feuillée quand la lit­té­ra­ture affec­tionne les lieux fameux, les allées tirées au cor­deau, par exemple, du jar­din du Luxembourg, les balustres, les mar­ron­niers déco­ra­tifs, les oran­gers en caisse, les jets d’eau, les dames et les sujets mytho­lo­giques en marbre. Gide y pro­mène son lec­teur dans Les Faux-mon­nayeurs et c’est là que s’achève le roman de Faulkner inti­tu­lé Sanctuaire. Nos âmes ont été pré­ci­pi­tées, avant même que d’éclore, dans un puits de ténèbres. La géné­ra­tion à laquelle j’appartiens a réus­si à se his­ser, je ne sais com­ment, jusqu’à la mar­gelle pour jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait autour (« Bon Dieu ! ») et qui ne res­sem­blait à rien de ce qu’on aper­ce­vait au fond du trou. J’ai su d’emblée ce que j’avais à faire, de quoi j’étais tenu de par­ler, et d’abord pour mon salut, ma propre délivrance.

Pour ce dont il fal­lait par­ler, c’est enten­du. Mais sur la manière de le faire, sur celle que vous avez adop­tée, vous ne dites rien…

S’agissant de ce qu’on appelle le style, com­ment ne pas invo­quer encore le socio­logue béar­nais qui nous a livré le concept de capi­tal sym­bo­lique ? Le plus exor­bi­tant pri­vi­lège, en la matière, consiste à dire ce qui est. Et Bachelard : « L’erreur est pre­mière. La véri­té, une erreur rec­ti­fiée. » J’ai ten­té de por­ter dans l’ordre de l’écrit, dans le registre de la conscience, un monde que j’avais vécu dans le trouble et l’incompréhension en y incluant la défor­ma­tion pris­ma­tique que cette incom­pré­hen­sion, ce trouble impri­maient aux faits. C’est l’enseignement majeur que nous avons reçu de Faulkner. Il s’avise, en 1927, que la lit­té­ra­ture, depuis l’origine, est un arte­fact, quelque chose qui résulte de l’interférence de l’objet avec les moyens uti­li­sés pour l’observer. Il lit je ne sais quel roman écrit par quelqu’un qui prend l’idée qu’il se fait de l’événement, l’esprit tran­quille, le cœur en paix, au coin du feu, pour l’événement même. Or celui-ci dif­fère du tout au tout selon qu’on y est impli­qué corps et âme, dans l’urgence et le trem­ble­ment, ou qu’on se le repré­sente de loin, après. Des détails aux­quels l’écrivain, dans sa chambre ou son bureau, ne son­ge­ra pas rem­plissent l’univers des pro­ta­go­nistes qui ne se sou­cient pas, eux, de ce qui compte, pour lui : le temps qu’il fait, la qua­li­té du mobi­lier, des toilettes.

À quels exemples pensez-vous ?

« J’ai ten­té de por­ter dans l’ordre de l’écrit, dans le registre de la conscience, un monde que j’avais vécu dans le trouble et l’incompréhension. »

Le bou­clier d’Achille, dans L’Iliade, auquel Homère consacre cin­quante vers. En véri­té, Hector n’a pas un regard pour la déco­ra­tion du bou­clier. Il guette la lueur qui va sur­gir dans le regard d’Achille lorsque celui-ci dar­de­ra contre lui son jave­lot. Quand il y va de la vie, on ne prête aucune atten­tion à la tenue de l’adversaire ou, pour des gens de notre temps, à la belle calandre du camion qui s’est dépor­té sur la gauche et s’apprête à nous heur­ter fron­ta­le­ment. On a une frac­tion de seconde pour repous­ser l’assaut ou don­ner le coup de volant qui nous sor­ti­ra de la tra­jec­toire meur­trière. Faulkner, main­te­nant. Dans La Ville, je crois, Snopes a volé les sou­papes de sécu­ri­té de la chau­dière de l’usine élec­trique, qui sont en cuivre, pour les revendre. Il les a rem­pla­cées par des bou­lons d’acier. Tout va sau­ter. Le chauf­feur s’en rend compte à la der­nière extré­mi­té et bas­cule le foyer. Mais il se réveille la nuit d’un cau­che­mar où le mano­mètre avait les dimen­sions d’une roue de char­rette et l’aiguille, d’un manche de pelle qui mor­dait sur le rouge. Voilà, c’est ça.

Dans vos pre­miers romans, il y a certes un peu plus d’action que dans les sui­vants : dans Ce pas et le sui­vant, le per­son­nage prin­ci­pal se débat contre la forêt, se bat contre des hommes ; dans La Bête fara­mi­neuse, l’enfant traque un mys­té­rieux ani­mal dans le but de le voir, l’attraper, l’abattre. Mais, glo­ba­le­ment, un même ton per­dure. Quelqu’un comme Olivier Rolin adopte un style dif­fé­rent pour presque cha­cun de ses livres ; chez vous, il y a un style constant de l’un à l’autre.

Passé un cer­tain âge, notre siège est fait, le ton don­né. Peut-être même qu’il l’est d’emblée puisque consub­stan­tiel à notre condi­tion — « l’homme même ». S’y ajoutent, il est vrai, un cer­tain nombre d’inflexions, de modi­fi­ca­tions inhé­rentes à la tra­jec­toire indi­vi­duelle, sur­tout lorsque celle-ci n’était pas entiè­re­ment, irré­vo­ca­ble­ment pré­dé­ter­mi­née. J’ai quit­té ma petite patrie, explo­ré le grand dehors. On m’a per­mis d’étudier long­temps. J’ai été mode­lé par un cer­tain nombre de lec­tures déci­sives. Marx : ce qu’on raconte est sans impor­tance. Ce qui compte, c’est la place qu’on occupe dans les rap­ports sociaux de pro­duc­tion. La puis­sance objec­ti­vante du mar­xisme est ter­rible ! Il était comme pré­des­ti­né à cou­vrir la bru­ta­li­té des mœurs du peuple russe, qui l’a adop­té comme phi­lo­so­phie offi­cielle. Aucune espèce de consi­dé­ra­tion pour quoi que ce soit d’autre. On range son inter­lo­cu­teur dans une caté­go­rie socio­lo­gique — kou­lak, bour­geois, sabo­teur — ou poli­tique — trots­kyste, oppor­tu­niste de droite ou de gauche… Ça a don­né les résul­tats que l’on sait, dépor­ta­tions, per­sé­cu­tions, assas­si­nats, crimes de masse, et por­té une atteinte sans doute irré­pa­rable à l’idéal communiste.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Il n’y a aucun moyen de se dépar­tir, lors de l’écriture, de ses déterminations ?

Elles sont notre essence même. Elles confèrent son poids, son prix, ses effets, son sens à « tout ce qui [m’]arrive », en quoi Wittgenstein fai­sait consis­ter le monde.

À la dif­fé­rence de Faulkner, la manière que vous avez adop­tée pour écrire n’épouse pas la manière dont les gens dont vous par­lez parlent, effec­ti­ve­ment. D’autres, Giono, Céline, ont essayé. Vous avez choi­si un che­min dif­fé­rent, comme Pierre Michon ou Marie-Hélène Lafon.

C’est vrai. Nous sommes du même âge.

Outre l’âge, vous avez quelque chose en com­mun dans votre manière d’écrire… Et vous venez tous trois de régions relé­guées. Marie-Hélène Lafon, comme vous, a un par­cours d’enseignante. Elle le rap­pelle : lorsqu’elle arrive à Saint-Flour, dans le Cantal, elle gagne pour la pre­mière fois la ville, et quelle ville !

Ne riez pas ! Pour quelqu’un qui sort d’un hameau per­du comme celui où Marie-Hélène Lafon a vu le jour, Saint-Flour c’est quelque chose. Vous décou­vrez, un beau jour, que votre uni­vers n’était jamais qu’une chiure de mouche sur le globe ter­ra­qué et qu’il importe d’en tirer les consé­quences, qui sont infinies.

Tous les trois, donc, avez une même inten­tion : rendre les choses au plus juste, les énon­cer le plus clai­re­ment qu’il soit.

Vous avez tout dit. Il se peut, puisque c’est par le lan­gage que nous dif­fé­rons de tout ce qui vit, qu’un usage conscient et conscien­cieux, vétilleux, cir­cons­pect du verbe per­mette que nous soyons en pen­sée au monde dans toute la mesure où cela se peut. Shakespeare l’a for­mu­lé dans son style ful­gu­rant, unique : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans toute ta phi­lo­so­phie. » Soit. Montons à l’assaut du ciel.

Vous men­tion­nez abon­dam­ment l’enfance — la vôtre, celle de vos élèves. À la lec­ture d’un de vos courts récits, Le Bois du cha­pitre, qui vous a conduit d’un sou­ve­nir jusqu’à Verdun, une ques­tion sur­git. Vous effec­tuez un pre­mier retour sur une expé­rience d’enfance. C’est publié une pre­mière fois dans les années 1990. Voilà qu’on le réédite en 2023. Vous opé­rez alors un deuxième retour — sur le livre, il est ain­si ins­crit « relu et cor­ri­gé ». Vous vous réfé­rez beau­coup à ces sou­ve­nirs, mais comme en avan­çant, dans le temps et vos écrits. Comment se réfère-t-on à une même mémoire à qua­rante, cin­quante ou soixante ans de dis­tance avec les événements ?

« Pour chaque géné­ra­tion se pose la ques­tion de savoir ce qu’elle embarque de la pré­cé­dente et ce qu’elle passe par-des­sus bord, sous peine de couler. »

Freud dit quelque part que l’âge adulte ne sert à rien d’autre qu’exau­cer les dési­rs insa­tis­faits de l’enfant qu’on était. J’ai l’air d’être tout seul face à vous. En véri­té, je suis foule. Autour de moi un peuple invi­sible de nour­ris­sons, de gar­çon­nets, d’adolescents me tirent par la manche parce qu’ils se sont heur­tés, en leur temps, à une énigme, comme Œdipe à l’entrée de Thèbes. Leur jeune âge les ren­dait inca­pables de com­prendre ce qui se pas­sait, ce que ça signi­fiait. Alors ils se sont tour­nés vers l’homme mûr qu’ils devien­draient peut-être, avec l’espoir qu’il leur livre­rait la réponse. Ils sont là, qui s’attardent jusqu’à ce qu’ils aient obte­nu répa­ra­tion. C’est « l’effet Zeigarnik », du nom de la psy­cho­logue russe qui l’a décrit. C’est de ce qui n’a pas trou­vé son achè­ve­ment qu’on se sou­vient. Ce qui a abou­ti se dis­sipe sans lais­ser de traces.

Aux ques­tions non élu­ci­dées de l’enfant s’ajoute, vous l’avez dit à plu­sieurs reprises, une cer­taine décep­tion vis-à-vis des adultes…

Les adultes n’avaient pas qua­li­té pour m’éclairer, pour la rai­son toute simple qu’ils étaient d’un autre temps, comme vous l’êtes par rap­port à nous. Vous avez appa­reillé pour des rivages incon­nus. Nous res­tons là, sur la grève. Pour chaque géné­ra­tion se pose la ques­tion de savoir ce qu’elle embarque de la pré­cé­dente et ce qu’elle passe par-des­sus bord, sous peine de cou­ler. Au nombre de mes pre­mières convic­tions : ne pas suivre les adultes. Dire oui et n’en rien faire. Schopenhauer note quelque part qu’on n’est jamais aus­si intel­li­gent qu’entre deux ou trois et onze ans. Nous for­mons, avec la voix du dedans, des juge­ments péné­trants, péremp­toires, justes. Untel, dont les autres adultes disent du bien, est un sale type, Unetelle, une sotte quand un autre, effa­cé, est un homme bon, très esti­mable. Enfants, on nous a trai­tés sans ména­ge­ments. Je le dis encore avec ran­cune : nos plai­sirs et nos peines comp­taient pour rien, nos courtes per­sonnes étaient quan­ti­té négli­geable. Les lycées de gar­çons étaient des casernes, ceux de jeunes filles, des cou­vents répu­bli­cains, les sur­veillants géné­raux, les pions, des brutes.

[Sculptures de l'auteur | Stéphane Burlot | Ballast]

À la mai­son, on ne nous per­met­tait pas de quit­ter la table, de jouer, quand les adultes s’attardaient à débi­ter leurs his­toires insi­pides. Il fal­lait res­ter là et se taire. D’où la stu­peur mêlée de répro­ba­tion lorsque, à 18 ou 19 ans, ans, n’y tenant plus, j’ai mis mon grain de sel dans la tam­bouille. L’invité était, je me rap­pelle, quelque chose comme direc­teur du ser­vice des contri­bu­tions directes de notre sous-pré­fec­ture et il nous expo­sait ses pro­jets de réforme sociale d’une voix riche et pro­fonde. Pas ques­tion, bien sûr, de tou­cher à la pro­prié­té des grands moyens de pro­duc­tion et d’échange, ce que j’ai rele­vé. Je com­men­çais à par­ler à peu près cou­ram­ment le mar­xisme-léni­nisme. Ç’a été comme un coup de pis­to­let dans un concert.

Deux mots reviennent fré­quem­ment, dans vos réponses comme dans vos livres : l’inquiétude et l’effarement. Comme deux manières d’être.

L’inquiétude, c’est l’absence d’assiette, d’aise, de repos. Quelque chose ne va pas, nous échappe, sur le compte de quoi il importe d’être fixé pour agir mieux, ou moins mal. Au nombre des pri­vi­lèges qui qua­li­fient les héri­tiers, la cer­ti­tude de soi, l’assurance tran­quille d’être et de faire exac­te­ment, natu­rel­le­ment, comme il faut. Ceux que Sartre, dans La Nausée, appelle les ayants-droit. Il en était, mais lucide, géné­reux, il a répu­dié son héri­tage pour deve­nir — c’est la fin des Mots — « un homme qui vaut tous les autres et que vaut n’importe qui ».

Et l’ef­fa­re­ment ?

« L’écriture per­met de capi­ta­li­ser l’expérience. Sa fixi­té maté­rielle résiste à l’oubli. »

Ce serait la moda­li­té sub­jec­tive sous laquelle l’inquiétude, l’incertitude devant la chose sont vécues. Saint-Simon, duc et pair pour­tant, évoque dans ses Mémoires la famille de France : ces gens-là ne sont pas comme nous. Oui. Ils ont tout vu, ils savent tout. À la table du roi, dans le plus magni­fique palais du monde, il y a Jean Racine, son his­to­rio­graphe, le maré­chal de Turenne, qui gagne toutes les batailles, Tourville, émi­nent ami­ral, les artistes les plus répu­tés, les plus grands musi­ciens, les meilleurs archi­tectes, Madame de Montespan, « belle comme le jour », bref, ce qu’il y a de mieux sur la Terre. Rien ne sau­rait sur­prendre ces puis­sants et ils sont impé­né­trables. Louis XIV était par­fai­te­ment maître de son visage. Saint-Simon, obser­va­teur d’exception pour­tant, se heurte à un mur lorsqu’il essaie de per­cer ses sen­ti­ments. Dans les situa­tions offi­cielles, un bour­geois ne rou­git pas, ne bafouille pas, ne se dan­dine pas, à la dif­fé­rence d’un pay­san. La psy­cha­na­lyse n’aide en rien en la matière, la science sociale, si. Sous les dehors de deux indi­vi­dus, ce sont deux classes sociales qui se ren­contrent et s’affrontent. L’une pos­sède non seule­ment d’abondantes res­sources, mais les gestes, le lan­gage, la tenue légi­times, l’autre en est dépour­vue et, par suite, très peu sûre d’elle-même.

Cet effa­re­ment, est-ce que vous l’avez gar­dé aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous étonne encore ?

Certaines avan­cées de la civi­li­sa­tion maté­rielle, la révo­lu­tion numé­rique, au pre­mier chef, dont les effets sont com­pa­rables et l’emporteront sans doute sur l’invention de l’écriture en Mésopotamie et la décou­verte de l’imprimerie à Mayence et à Strasbourg.

En quoi ?

L’écriture per­met de capi­ta­li­ser l’expérience. Sa fixi­té maté­rielle résiste à l’oubli. Plus besoin de tout reprendre à zéro. On peut mou­rir lorsqu’on a mis hors de soi, sur du papy­rus, du par­che­min ou du papier, telle pen­sée que s’approprieront sans tra­vail ni peine ses petits enfants. La dis­pa­ri­tion d’un vieillard, dans les socié­tés de tra­di­tion orale, était une catas­trophe. L’écrit change tout. Il inau­gure un pro­ces­sus cumu­la­tif. L’imprimerie a mis à la dis­po­si­tion de n’importe qui, de gens comme nous, des biens qui, aupa­ra­vant, se payaient au poids de l’or. Trois ans de tra­vail pour faire la Bible de Charles V, trois ans ! Tout un ouvroir, des copistes, des enlu­mi­neurs. Michel Jullien a consa­cré un bel ouvrage — Esquisse d’un pen­du — à ce livre. J’ai vu la der­nière presse d’avant le numé­rique, une Cameron, je crois, 72 tonnes — un char d’assaut — et 145 mètres de lon­gueur — presque deux stades de foot. Elle cra­chait deux livres de poche à la seconde. Ils tom­baient de la gou­lotte sur une palette, et quand 500 exem­plaires étaient sor­tis, un film plas­tique enve­lop­pait le tout qui par­tait en camion pour des lieux éloi­gnés. Aujourd’hui, je clique deux fois sur Gallica et le texte que je veux consul­ter me saute aux yeux. Lorsque je rédi­geais un mémoire de maî­trise, en 1970, il fal­lait être à 8 h 30 devant la BNF pour avoir une place, puis attendre une heure et demi qu’un employé soit allé cher­cher le bou­quin que vous aviez deman­dé dans les pro­fon­deurs de ter­mi­tière de la biblio­thèque. La mati­née était bien avan­cée lorsqu’on com­men­çait à tra­vailler. Avec la déma­té­ria­li­sa­tion des signes, les flux d’électrons, a débu­té une ère nou­velle. Toute l’information archi­vée est dis­po­nible, à toute heure, de partout.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Revenons un ins­tant sur l’écriture, le moment pré­cis où les pre­miers mots sur­viennent. Vous par­liez de peur. Vous décri­vez sou­vent votre bureau comme une « table de peine ». Pour le moins, écrire semble quelque chose de dif­fi­cile, de dou­lou­reux. Y a‑t-il par­fois des moments de joie ?

Non.

Aucun ?

Aucun. Quand bien même est-on venu à bout de la horde des dif­fi­cul­tés qui encombrent le che­min de notre sens, on ne peut pas ne pas juger mal ce qu’on a fabri­qué. Une réflexion sar­cas­tique d’Ernest Hemingway. Quelqu’un lui deman­dait : « Dis donc, Ernest, quel livre de toi il faut lire ? » Réponse : « Celui que j’écrirai demain. » Et après un silence : « Demain je suis capable de tout ! » Ou encore, Flaubert : « Nous bat­tons des mélo­dies à faire dan­ser les ours quand on vou­drait atteindre les étoiles. » Nous por­tons en nous je ne sais quel idéal de per­fec­tion sans les moyens d’y accéder.

C’est tou­jours déce­vant, insatisfaisant ?

Jamais au grand jamais je n’ai tiré de satis­fac­tion véri­table de ce que, au prix des pires peines, j’avais pu obte­nir. Je per­çois la tra­gique dis­pro­por­tion, rele­vée par les Grecs, entre la psy­ché et la phy­sis. Je sous­cris aux ful­gu­ra­tions que Shakespeare prête à Macbeth. « La vie n’est qu’une ombre qui passe, […] une his­toire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire. » On peine comme des esclaves sans être payé de retour. C’est ça, l’esclavage, l’absence de contrat. Et lorsqu’il me semble obte­nir un gain, prendre quelque avan­tage sur l’adversaire, il s’avère pitoyable. C’était donc ça, ce n’était que ça !

Comment déci­der d’un livre qu’il est terminé ?

On ne peut pas aller plus loin.

Dès lors que le livre est décré­té fini, vous vous en désintéressez ?

Je m’en détourne avec horreur.

Et la suite — le texte impri­mé, lu par d’autres ?

Je m’en détache, comme d’un para­site, une marque d’infamie.

Et les recen­sions, les chro­niques, la critique ?

Faulkner, encore : « On ne m’a jamais rien dit, sur mes livres, que je ne sache déjà. »

Lors d’une réédi­tion, reli­sez-vous cer­tains de vos livres, une page, un para­graphe, plu­sieurs années après leur parution ?

Jamais. Je fon­drais en larmes.

Il y a là un contraste fort avec les mots d’une per­sonne qui tenait, comme vous, un jour­nal que vous avez lu, Virginia Woolf.

Oui, j’ai lu l’intégralité de son Journal en 1981.

Dedans, on s’aperçoit qu’un même sché­ma se répète et forme une sorte de courbe sinu­soï­dale : elle éprouve et consigne une appré­hen­sion forte à la fin de l’écriture d’un livre, qui a été une souf­france, dans l’attente de plu­sieurs juge­ments dont celui de son mari, Léonard Woolf, et éprouve une sorte de peur au moment de la publication.

La peur de l’objectivation.

Y‑a-t-il ça aus­si chez vous, cette peur, au moment de la publication ?

« On ne peut pas ne pas juger mal ce qu’on a fabriqué. »

Comment y échap­per ? C’est une com­po­sante onto­lo­gique — allons‑y ! — de notre être-même. Au nombre des épreuves les plus ter­ribles qui soient, celle d’être per­çu, consti­tué comme objet, dépouillé du sens que nous nous attri­buions, de notre indé­pen­dance de sujet. On se retrouve dans l’arène, sous les regards du genre humain mas­sé sur les gra­dins du Colisée.

À la dif­fé­rence de Woolf, c’est quelque chose qui n’apparaît pas, pour­tant, dans vos carnets…

J’ai, sur Virginia Woolf, cet avan­tage inné d’être homme. Elle a éner­gi­que­ment pro­tes­té, dans Une chambre à soi, contre la condi­tion qui était celles des femmes. Mais, en contre­par­tie, elle est issue de la grande bour­geoi­sie anglaise. Son nom de jeune fille était Stephen. Son père, brillant phi­lo­sophe, exer­çait à Cambridge ou Oxford. Ses fré­quen­ta­tions, ce sont par exemple John Maynard Keynes, James Strachey, qui accli­mate Freud outre-Manche. Imaginez les soi­rées de Bloomsbury ! L’élite d’un peuple d’élite. Le XIXe siècle est anglais. Le pays règne sur les sept mers et les cinq conti­nents. Il pro­duit les esprits les plus brillants — Keynes, par exemple, qui sauve le capi­ta­lisme. J’ai lu sa contri­bu­tion au Congrès de Versailles. Il chiffre pré­ci­sé­ment les richesses de l’Allemagne et expose son avis à un par­terre de géné­raux fran­çais, bri­tan­niques, de finan­ciers. Il dit : les avoirs de l’Allemagne se montent à tant. Les répa­ra­tions que vous vous pro­po­sez de lui infli­ger la main­tien­dront dans un état voi­sin de l’esclavage jusqu’en 1968. Aucun peuple, et cer­tai­ne­ment pas les Allemands, ne sau­rait tolé­rer pareil trai­te­ment. Tout peut sor­tir de là. On ne l’écoute pas. Clemenceau : « Le Boche paie­ra. » Quinze ans après, Hitler accède à la chan­cel­le­rie du Reich. Keynes a démis­sion­né pour n’avoir pas su se faire entendre de poli­tiques, de mili­taires cou­verts de dorures et, selon lui, par­fai­te­ment imbé­ciles. Voilà le genre d’hommes, de femmes, aus­si, que Virginia Woolf fré­quente. J’allais oublier : son mari est secré­taire aux Affaires étran­gères du Labour Party. Je suis un pauvre Corrézien ! Il va de soi que pareille extrac­tion m’expose plus que qui­conque, plus que Mrs Woolf, aux pires sen­tences. Ça va de soi. Il est inutile d’en par­ler, de gémir.

[Sculptures de l'auteur | Stéphane Burlot | Ballast]

Vous par­liez du labeur que c’est d’écrire. C’est en tout point oppo­sé à ce que nous disait Eugène Savitzkaya. Vous êtes à peu de choses près de la même géné­ra­tion. Il nous par­lait lui aus­si de l’écriture comme d’un « com­bat contre la langue » — mais qui passe pour lui par une grande joie. Et même, ajou­tait-il, s’il n’y a pas de joie, il n’y a pas d’écriture.

Nous appar­te­nons à peu près à la même géné­ra­tion, mais tout nous sépare. Ce n’est pas à la langue, comme je l’entends sou­vent dire, que j’ai affaire, mais à la chose, en tant qu’elle est essen­tiel­le­ment étran­gère à ce qui n’est que de moi, c’est-à-dire à ma pen­sée. On en revient aux deux sub­stances car­té­siennes, l’étendue — res exten­sa et la pen­sante — res cogi­tans. Entre les deux, cette paroi de verre, à l’épreuve des balles, qu’on s’efforce déses­pé­ré­ment de bri­ser pour appa­rier ce qui se passe et ce qu’on pense. Les choses nous sont fon­ciè­re­ment étran­gères. Elles ne portent pas de petit maca­ron plas­ti­fié, men­tion­nant ce qu’elles sont  leur prix, leur poids, leur por­tée. Elles ne des­serrent les dents qu’après que nous les avons long­temps rudoyées, dai­gnant par­fois lâcher un mot ou deux qui ne seraient pas men­son­gers, oppo­sés à leur être véri­table. C’est en termes car­té­siens que je juge­rais de l’étrange habi­tude d’écrire, de cla­ri­fier, autant qu’il est per­mis, ce qu’il y a, ce qui arrive. Pour tout dire, je suis rare­ment d’accord avec ce que disent de ce qu’ils font ceux qui écrivent. (rires)

Si ça n’est que rare­ment, quand est-ce que vous êtes d’accord ?

Quand un écri­vain se dit rivé à son bureau comme un galé­rien à son banc de nage et s’efforce déses­pé­ré­ment de vaincre l’opposition que lui fait la mer tou­jours recom­men­cée. Je conçois qu’on puisse se réjouir d’écrire pour le plai­sir, de por­ter des mots sur le papier. Mais alors un mau­vais soup­çon s’éveille dans ma cer­velle et je me prends à dou­ter que ce qui est écrit dans la joie vaille bien la peine.


[lire la seconde partie]


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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