Bruno Remaury : « Donner sa forme au monde »


Entretien inédit pour le site de Ballast

En trois livres, entre fic­tion et essai, ce sont tour à tour l’es­pace, le temps et le rap­port à la nature des choses qu’a obser­vés Bruno Remaury. Si cet anthro­po­logue de for­ma­tion a tou­jours écrit, son regard lit­té­raire sur la moder­ni­té com­mence tout juste à être publié — il fal­lait trou­ver la forme. Dans Le Monde hori­zon­tal (2019), l’au­teur jux­ta­pose les peintres et les grandes routes éta­su­niennes, une décou­verte archéo­lo­gique et la catas­trophe minière de Courrières pour décrire cette nou­velle ère his­to­rique où le mythe cède sa place à la rai­son comp­table et froide. Rien pour demain (2020) montre, depuis les tran­chées comme en dehors, que « le cours du monde [a fini] pour de bon d’être immuable et cyclique pour deve­nir linéaire et pro­gres­sif ». Se croisent alors, pêle-mêle, la Grande Guerre, Peter Pan et la ratio­na­li­sa­tion du tra­vail en usine. Enfin, L’Ordre des choses (2021) s’at­tache à décrire la sou­daine prise de dis­tance, en Occident, des humains avec ce qui les envi­ronne. L’infinie sin­gu­la­ri­té des objets, des bêtes et des plantes se voit caté­go­ri­sée, tan­dis qu’a­vec la dis­pa­ri­tion du dieu Pan, c’est « le grand désordre pro­di­gieux du monde » qu’on enterre. Ses ouvrages en poche, nous retrou­vons l’é­cri­vain dans une ferme for­ti­fiée, sur les marges de la Beauce.


« L’œuvre n’a d’in­té­rêt que si elle est un per­pé­tuel com­bat avec le large incon­nu », a écrit Jean Giono dans Pour saluer Melville. Quel serait le vôtre, de large inconnu ?

Il ne vous aura pas échap­pé que ce qui m’intéresse est pré­ci­sé­ment la manière dont la moder­ni­té a chan­gé les cadres de pen­sée avec les­quels on consi­dère le monde qui nous entoure. Le large incon­nu, c’est ça. Ce que je me demande, c’est ce que nous avons aujourd’hui devant les yeux lorsque nous nous levons chaque matin. Quels ins­tru­ments avons-nous pour le com­prendre ? Je suis fas­ci­né par la manière dont les humains pensent le monde — ce n’est pas pour rien si j’ai fait des études d’anthropologie. Certains pas­sages du Monde hori­zon­tal le montrent de manière très directe : com­ment pense-t-on le temps, la mort, l’altérité ou l’animal à la Préhistoire ? Aujourd’hui, on dis­pose de quelques réponses ration­nelles mais on a des héri­tages qui font que nous ne sommes pas seule­ment dans une socié­té rigide, nor­mée, scien­ti­fique. Nous venons de quelque part. Ce sont ces héri­tages qui m’intéressent. Comment les choses ont évo­lué ou non, ce sur quoi elles buttent. Notre regard sur le monde est une immen­si­té trou­blante et bou­le­ver­sante. Je pense que depuis tout petit, la ques­tion que je me pose est « Qu’est-ce que je vois ? », et donc « Comment est-ce que je com­prends ce que je vois ? ».

À pro­pos de la moder­ni­té, deux pos­tures sou­vent s’affrontent cari­ca­tu­ra­le­ment lorsqu’il s’agit d’avoir une pers­pec­tive cri­tique : anti­mo­derne ou post­mo­derne. Comment naviguez-vous ?

« Ce sont ces héri­tages qui m’intéressent. Comment les choses ont évo­lué ou non, ce sur quoi elles buttent. Notre regard sur le monde est une immen­si­té trou­blante et bouleversante. »

Une des carac­té­ris­tiques de la moder­ni­té est d’avoir don­né aux choses une forme stricte et défi­nie. Le mot moder­ni­té n’y a pas échap­pé. La moder­ni­té est tout ce qui ne serait pas du pas­sé. Il y a des obses­sions pour les oppo­si­tions binaires dans la pen­sée humaine. Ne pas être moderne serait être anti­mo­derne. Non. C’est beau­coup plus com­pli­qué. Si on se lais­sait por­ter par les concepts de façon un peu plus fluide, on s’apercevrait que dans la moder­ni­té il y a des choses a‑modernes — elles étaient là avant et ne sont pas par­ties. Et inver­se­ment. Il y a une cer­taine mélan­co­lie dans ce que j’écris, notam­ment sur la manière dont s’est cou­pé notre lien à la nature, et je suis loin d’être le seul à la res­sen­tir. Le simple fait, d’ailleurs, de par­ler de la nature comme quelque chose d’extérieur à soi est un pro­blème. Le slo­gan [zadiste, ndlr] qui veut que « Nous ne défen­dons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » est magni­fique, en plus d’être un chiasme réus­si. Mais ceux qui portent ce slo­gan sont ran­gés par­mi les anti­mo­dernes. Comme si on ne pou­vait cri­ti­quer le pro­grès sans lui paraître oppo­sé. On a besoin d’une vraie cri­tique, d’une cri­tique ana­ly­tique : qu’est-ce que la moder­ni­té, qu’est-ce qui en son sein n’est pas moderne, qu’est-ce qui y est utile et effi­cace ou au contraire dan­ge­reux ? Au lieu de ça, on condamne. Le concept de Lumières l’illustre bien : il est deve­nu com­plè­te­ment cal­ci­fié. C’est une sta­tue, pour les uns de marbre, pour les autres de sel, à laquelle on ne peut pas tou­cher. Si on ques­tionne les Lumières, on y est aus­si­tôt oppo­sés : on réi­fie trop ce type de notion, ce qui empêche une com­mu­ni­ca­tion entre là d’où nous venons et là où nous sommes aujourd’hui.

Un cri­tique lit­té­raire disait qu’à mesure que vos livres parais­saient, vous éla­bo­riez une « ency­clo­pé­die alter­na­tive » de la moder­ni­té. Une manière de ques­tion­ner, jus­te­ment, le geste des Lumières…

Une ency­clo­pé­die qui fonc­tion­ne­rait sous forme d’in­dices et de traces, par méta­phores, asso­cia­tions, frag­ments — pour­quoi pas ? Dans son abé­cé­daire, Gilles Deleuze dit qu’il admire l’é­ru­di­tion mais que, pour sa part, il n’a pas de savoir de réserve. Très modes­te­ment, je pour­rais dire la même chose. Je n’ai pas d’é­ru­di­tion. J’ai une assez bonne mémoire visuelle, je me sou­viens de frag­ments, mais rien de plus — contrai­re­ment à ce que mes livres laissent pen­ser. Cela me met dans une posi­tion démiur­gique, comme si j’a­vais sur un pupitre un orgue à par­fum et qu’il me suf­fi­sait de sélec­tion­ner. Non. Je ne sais jamais ce que j’ai, ce que je vais trou­ver, mais j’ai des pistes. Typiquement, je ne sais pas com­ment arrive Piero di Cosimo dans L’Ordre des choses [peintre ita­lien du XVIe siècle, ndlr]. Je sais seule­ment com­ment il arrive dans ma vie. Je le découvre jeune, dans les années 1970, de manière hasar­deuse, puis je l’ou­blie. Mais une chose m’a­mène à une autre, puis à lui, et je me rends compte qu’il a peint exac­te­ment ce que je veux dire : alors je lis tout ce que je peux et, l’es­pace d’un moment, je deviens un petit éru­dit. Puis j’ou­blie, de nou­veau. Je vou­lais seule­ment m’as­su­rer que ce que j’é­tais en train de dire ne repre­nait pas les pro­pos d’un autre qui le disait mieux. Tant que je peux faire dire quelque chose à quelqu’un qui l’a vrai­ment dite dans une époque anté­rieure, je le fais. Quel inté­rêt de réin­ven­ter quand ça a été magni­fi­que­ment dit une pre­mière fois ? Parfois, les faits sont plus riches que la fic­tion — en cela je rejoins tout à fait le grand Marcel Cohen. Dans mon pro­chain livre, je parle beau­coup de fas­cisme. En cours d’é­cri­ture, assez tard, j’ai lu l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner. Ce livre génial m’a ter­ras­sé. Alors j’ai enle­vé ce que j’a­vais écrit et j’ai mis Sebastian Haffner à la place. Je n’al­lais pas m’ap­pro­prier une idée que je trou­vais chez lui par­fai­te­ment énoncée.

[Encre de Victor Hugo]

De la même manière, quand j’ai tra­vaillé sur la catas­trophe de Courrières, j’ai lu moins les livres d’his­to­riens que les compte-ren­dus de presse de l’é­poque. À l’é­poque, le jour­na­lisme était fait par des plumes. Courrières est un feuille­ton, des pleines pages chaque jour. Je les lis et tombe un jour sur cette phrase : un homme sort de la mine, voit une lumière à pro­pos de laquelle il est écrit que « c’é­tait le lumi­gnon fumeux du her­cheur1 des son­ne­ries ». C’est un tableau que l’on décroche et met dans son propre texte. Comme si une voix, par-delà le temps, disait ce dont on avait besoin. Ça a l’air un peu tarte dit comme ça, mais ça me conduit à l’i­dée que l’on n’est pas un auteur pur, qu’on se trouve plu­tôt à la confluence de voix que l’on est allé cher­cher et qui passent à tra­vers soi. Une phrase de Valéry dit : « Je suis le lieu où s’ac­com­plit l’œuvre. » Je n’aime ni le mot accom­plis­se­ment ni celui d’œuvre, mais j’ap­pré­cie l’i­dée. Dire que l’é­cri­vain est un lieu dans lequel les choses convergent, lieu qu’il res­ti­tue avec une forme qui lui est propre ou, quelques fois, en res­pec­tant la forme ori­gi­nelle, c’est une pro­po­si­tion de tra­vail qui me parle. Quand ça se passe, je sais que je suis au bon endroit. Donner une forme au monde, c’est aus­si recon­naître qu’une phrase peut être plus intel­li­gente que ce que l’on n’é­cri­ra jamais, parce qu’elle est vraie, elle vient de l’en­droit sur lequel on écrit.

« Un mécon­tent, pas un chef. Pas un fon­da­teur : un trouble-fête. Et si nous vou­lions nous le repré­sen­ter tel qu’en lui-même, dans la soli­tude de son métier et de ses visées, nous ver­rions ceci : un chif­fon­nier au petit matin ». Voici com­ment Walter Benjamin décri­vait l’un de ses contem­po­rains. Un chif­fon­nier de la lit­té­ra­ture, ça serait une image qui vous parle ?

« Donner une forme au monde, c’est aus­si recon­naître qu’une phrase peut être plus intel­li­gente que ce que l’on n’é­cri­ra jamais, parce qu’elle est vraie, elle vient de l’en­droit sur lequel on écrit. »

J’aime cette image, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’applique com­plè­te­ment. Oui, parce que le chif­fon­nier est un archéo­logue à sa façon, et rentre dans les grandes choses par les petites : le moindre rebut dit autant que le monu­ment. Non, parce que je mélange aux plus petites des choses impor­tantes — Léonard de Vinci, pour prendre un exemple — et des détails au sein de ces choses — le rap­port de Léonard de Vinci à l’eau, à la grotte, à l’obscurité. Donc, plu­tôt faire usage de tout. Il y a un entre­tien de Foucault que j’aime beau­coup à pro­pos de Bachelard où il dit que ce qui est remar­quable chez ce der­nier, c’est qu’il peut jux­ta­po­ser des grands phi­lo­sophes aus­si bien qu’un obs­cur poète mineur du XVIe siècle. De manière un peu alam­bi­quée, Foucault ajoute que Bachelard « fait jouer sa culture contre la culture » — un éclec­tisme qui est bien celui du chif­fon­nier, qui entre en ten­sion avec les grandes réfé­rences. Parmi les chif­fons, il peut y avoir une magni­fique étoffe.

Dans Le Monde hori­zon­tal vous employez les mêmes mots à pro­pos de Marie, un per­son­nage fic­tif, et de Vinci : ils sont dans ce récit moins pour ce qu’ils sont que pour la place dans laquelle ils se trouvent dans l’é­poque qui est la leur. Comment s’élaborent des per­son­nages de prime abord si différents ?

De manière un peu pom­peuse, je pour­rais dire qu’un per­son­nage serait comme un regard sur un regar­deur. Ce qui m’intéresse n’est pas qui est ce per­son­nage, mais ce qu’il voit. Le théo­ri­cien de la lit­té­ra­ture Gérard Genette dit quelque chose de proche, lorsqu’il écrit qu’une époque se défi­nit aus­si bien par ce qu’elle pro­duit que par ce qu’elle regarde. Ce qui m’intéresse dans les époques et les mondes que je touche, où on passe par exemple de Christophe Colomb à la der­nière impé­ra­trice de Chine, c’est com­ment ils étaient regar­dés par leurs contem­po­rains. Typiquement, Monsieur de Saint-Martin, dans L’Ordre des choses, c’est cet homme des Lumières qui bas­cule et devient un homme sau­vage qui vit au plus près des bêtes. Ce livre porte sur les lisières, les échanges entre les humains, la nature en géné­ral et l’animal en par­ti­cu­lier. Quand je convoque ou ren­contre un per­son­nage, ce qui m’intéresse est ce qu’il voit. C’est pour ça qu’ils sont très peu carac­té­ri­sés, qu’il n’y a pas de recours à la psy­cho­lo­gie. C’est le per­son­nage en tant que témoin presque uni­ver­sel, repré­sen­ta­tif de son temps, de son milieu, de son contexte. C’est ain­si, par exemple, que dans Rien pour demain j’ai construit ces trois sol­dats qui se ren­contrent pen­dant la Première Guerre puis se séparent par la suite. Comment ces hommes-là recons­truisent un rap­port avec le monde, posi­tif ou néga­tif, après cette horreur ?

[Encre de Victor Hugo]

Ce qui m’a atti­ré vers le tex­tile pen­dant une période a été le goût des étoffes — mes méta­phores s’en res­sentent. Dans le pro­ces­sus d’écriture, on a des fils à notre dis­po­si­tion qu’on entre­croise dans un cer­tain ordre. Ce qu’il y a d’intéressant dans la tapis­se­rie, c’est qu’on tra­vaille sur de micro-motifs — mes per­son­nages — mais qu’on ne doit jamais perdre le motif d’ensemble — le pay­sage que je m’efforce de dérou­ler. L’une des tech­niques de tapis­se­rie implique que le lis­sier enroule le tis­su à mesure qu’il le fabrique ; il ne ver­ra la tapis­se­rie ter­mi­née qu’à la fin, en le dérou­lant. Dans les deux cas, il y a l’idée d’un tra­vail qui avance par petits motifs pour en consti­tuer un grand. Des fois on enlève des choses à l’issue de l’élaboration. Dans le pro­chain livre, par exemple, qui aura pour titre Le Pays des jouets, devait se trou­ver Solange, un per­son­nage que j’aime beau­coup et qui y figu­rait dès le début de l’é­cri­ture. Une fois le livre ter­mi­né, pour­tant, je l’ai enle­vée, alors même qu’elle m’avait deman­dé un tra­vail fou. Autre exemple, pour Le Monde hori­zon­tal, c’est toute une par­tie sur l’architecture gothique et plus par­ti­cu­liè­re­ment à pro­pos du rêve de Suger, l’évêque de Saint-Denis, que j’ai fina­le­ment enle­vée. Je garde ces bouts de tapis­se­ries et en ferait peut-être un jour un pot-pourri !

Vos livres sont ouverts, dites-vous. Mais à pre­mière vue, pour­tant, ils semblent très struc­tu­rés : un début et une fin à chaque fois simi­laires, des motifs qui se répètent…

« Quand je convoque ou ren­contre un per­son­nage, ce qui m’intéresse est ce qu’il voit en tant que témoin presque uni­ver­sel, repré­sen­ta­tif de son temps, de son milieu, de son contexte. »

C’est le pay­sage d’ensemble qui n’est pas clos. Un per­son­nage pour­rait en chas­ser un autre. Par exemple, dans Le Monde hori­zon­tal il y a tout un pas­sage sur saint Christophe. Pourquoi ? Parce que Christophe Colomb s’appelle Christophe. Si son pré­nom avait été dif­fé­rent il n’y aurait pas eu ce pas­sage. Que celui qui ouvre la voie des Amériques porte le même pré­nom que le saint qui fait voya­ger le monde sur ses épaules a quelque chose d’évocateur. Je choi­sis sim­ple­ment ce qui me parle — et me parle par­fois presque comme une voix par-des­sus l’é­paule, à l’o­reille. Le sys­tème qui déve­loppe mon fil nar­ra­tif est clos, mais ce fil, lui, reste ouvert. J’aime bien l’idée que le texte ne soit pas com­plè­te­ment ver­rouillé, que le livre soit un tis­su de frag­ments. Si demain je repre­nais L’Ordre des choses, peut-être que j’enlèverais un per­son­nage pour en mettre un autre. Il y a aus­si, je l’ai dit, ce goût pour l’ar­chive et le docu­ment que je tiens de mon par­cours aca­dé­mique. On en revient au chif­fon­nier. Mais avec Internet comme outil. Prenons Isaac, ce vété­ran de la Seconde Guerre qui revient aux États-Unis et se fait tabas­ser à mort, dans Le Monde hori­zon­tal : lorsque j’ar­rive à retrou­ver en ligne, scan­né, le compte-ren­du écrit à la main du méde­cin qui l’a exa­mi­né et que je peux tra­duire, alors, puis dire, que le pro­nos­tic est « dégé­né­res­cence bila­té­rale du globe ocu­laire droit », je trouve cette phrase sublime — d’au­tant plus que c’est un fait brut. De nou­veau, Marcel Cohen n’est pas loin.

Oui, de nouveau !

C’est le plus grand écri­vain fran­çais vivant. Il a voué toute se vie aux faits. Il m’a fait pas­ser il y a peu un texte qu’il a écrit sur le cinéaste et écri­vain Alexander Kluge. Il y aborde la poro­si­té entre l’i­ma­gi­naire et le réel. Pour lui, il n’y a pas d’i­ma­gi­naire sans réel. C’est le fait qui fera fonc­tion­ner l’i­ma­gi­naire — le chif­fon­nier, encore. Dans son plus beau livre, Sur la scène inté­rieure, il prend des objets (coque­tiers, pho­tos, etc.) et à tra­vers eux retrace les sou­ve­nirs de l’his­toire de sa famille avant qu’elle ne soit entiè­re­ment déci­mée dans les camps. C’est le seul sur­vi­vant. C’est déchi­rant, et ça l’est avec une éco­no­mie de moyens invrai­sem­blable. Sans aucune recherche d’effet.

[Encre de Victor Hugo]

Parmi vos contem­po­rains écri­vains, on pense en vous lisant à Pierre Michon — chez qui la pein­ture est omni­pré­sente, comme chez vous — ou à Éric Vuillard — qui s’ap­puie beau­coup sur la pho­to­gra­phie. D’une pho­to, vous dites d’ailleurs « qu’elle n’existe que dans le désir de l’his­toire »… Une famille d’é­cri­ture semble se dessiner. 

S’inscrire dans cette filia­tion — Sebald, Cohen, Michon : des écri­vains qu’on pour­rait dire de la chro­nique — me parle évi­dem­ment. On pour­rait dire qu’on est tous les enfants de Walter Benjamin. Vuillard aus­si, oui. L’école qui m’in­té­resse est celle que Benjamin a décrite dans son essai sur « Le conteur ». J’ai lu ce texte une pre­mière fois, l’ai admi­ré, avant de le relire deux plus tard et de le com­prendre vrai­ment. Tout ce que je m’ef­for­çais de faire deve­nait lim­pide. Il me fal­lait par­ler du monde, non pas au sens où je le mai­tri­se­rais ou me l’ap­pro­prie­rais, mais plus modes­te­ment de lui tour­ner autour et de mon­trer la mul­ti­pli­ci­té des regards qui sont por­tés sur lui. Raconter le monde par le tru­che­ment de ceux qui l’ont arpen­té à une époque ou une autre, en un lieu ou un autre. Être com­pa­ré à ces auteurs me fait tou­jours énor­mé­ment plai­sir. Leur œuvre est là, évi­dente ; pour ma part, c’est un tra­vail en cours.

La forme qui se répète, les varia­tions autour de la moder­ni­té : un cycle semble se des­si­ner. En aviez-vous conscience dès le commencement ?

« L’omniscience, ce rêve de l’humanisme à la Renaissance — j’ai tout lu, j’ai tout com­pris, j’ai tout fait — ne sera jamais résolue. »

On com­mence à consi­dé­rer ces livres suc­ces­sifs comme un tout, et c’est bien ce qui s’é­la­bore. On se ren­dra compte, plus tard, que j’é­cris un seul livre en plu­sieurs livrai­son. Tout est déjà là, même le sur­titre. Mais il ne faut pas s’en­fer­mer — le livre reste ouvert.

Vous par­liez de mélan­co­lie. C’est un motif en effet très pré­sent. Parmi les qua­li­fi­ca­tifs employés par la cri­tique pour qua­li­fier vos livres, on trouve d’ailleurs « intran­quilli­té », « mélan­co­lie dif­fuse », « inquié­tude lucide »…

Je dois être quelqu’un d’assez mélan­co­lique. Mais il y a aus­si que le regard que portent les humains sur le monde est lui-même mélan­co­lique. On n’en fera jamais le tour. On croit l’avoir fait et bien des aspects ont été explo­rés. Mais on n’y arri­ve­ra pas. L’omniscience, ce rêve de l’humanisme à la Renaissance — j’ai tout lu, j’ai tout com­pris, j’ai tout fait — ne sera jamais réso­lue. L’autre grand sujet por­teur de mélan­co­lie, c’est le spec­tacle de l’anéantissement, qui nous ren­voie à Benjamin et nous amène aus­si à Sebald. Je défi­nis la mélan­co­lie dans Rien pour demain comme « non pas la contem­pla­tion de la fin mais la seule évo­ca­tion de sa pos­si­bi­li­té même ». Je suis fas­ci­né par l’eschatologie et je ne suis pas le seul. On ne peut pas regar­der l’histoire de la moder­ni­té sans voir toutes les mani­fes­ta­tions de l’an­goisse incoer­cible de sa fin. On n’en sor­ti­ra jamais.

[Encre de Victor Hugo]

Les comp­tines, les ritour­nelles et les ren­gaines sont éga­le­ment omni­pré­sentes dans vos ouvrages. Est-ce une manière d’affronter, de faire face à cette angoisse-là ?

C’est essen­tiel­le­ment une ques­tion de forme. On reste dans la tapis­se­rie. Il y a le motif cen­tral et, autour, la frise. Je suis très sen­sible à la ques­tion du rythme et à la scan­sion. La comp­tine, comme le conte, donne une forme au monde. Je suis pas­sion­né par la ques­tion du rituel, chose dont la moder­ni­té nous a un peu pri­vé — enfin, ils se sont trans­for­més, ce qui n’en est pas moins res­pec­table. Les rituels donnent sa forme au monde et le rendent habi­table. Ce « large hori­zon », pour reprendre votre cita­tion de Giono, ou cette immen­si­té fait peur. Soit on arrive à l’embrasser à bras-le-corps, ce dont je ne suis pas capable, soit on se donne des formes, on s’entoure de signes. Et ça, c’est à la fois Pollock qui danse sur sa toile, ou le fait de racon­ter des his­toires sur Instagram, ou s’envelopper de musique ou d’ob­jets. Oui, c’est don­ner sa forme au monde.


Illustration de ban­nière : Victor Hugo


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  1. Ouvrier qui, au fond de la mine, fait cir­cu­ler les wagons char­gés de mine­rai, avant la méca­ni­sa­tion.

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