Claro : « Il faut que la littérature redevienne quelque chose d’un peu clandestin »


Entretien inédit pour le site de Ballast
Quand la presse lui demande quelle est sa plus belle réus­site, Claro répond : « Savoir répa­rer des chiottes et ne jamais avoir eu de prix lit­té­raire ». De quoi rendre sym­pa­thique. Auteur d’une ving­taine de livres et tra­duc­teur pour le moins pro­li­fique de romans éta­su­niens, l’in­té­res­sé est, depuis peu, édi­teur chez Inculte. En 1986, il publie un pre­mier roman sur Dante et l’Italie ; quelques années après, il com­mence un cycle his­to­rique qui débute avec Fourier, Blanqui et le XIXe siècle, pour s’a­che­ver, vingt ans plus tard, au seuil du nôtre. Son der­nier livre, La Maison indi­gène, est une enquête fami­liale dans l’Algérie colo­ni­sée : une enquête et, sur­tout, un adieu à la fic­tion. Claro roman­cier n’est plus : place au poète. « [M]a mai­son à moi, qui est de papier, et qui n’a de cesse de se frois­ser comme une chair inquiète », a‑t-il écrit quelque part. Nous nous ren­dons au der­nier étage d’un immeuble — his­toire de faire connais­sance et de par­ler, donc, de « papier ».

Vous avez décla­ré un jour croire « qu’un écri­vain a besoin de créer plus ou moins le mythe de sa propre fon­da­tion ». On pense à Giono qui raconte avoir lu les clas­siques par rai­son finan­cière, ou à Faulkner qui s’in­vente une vie de sol­dat en Europe depuis les États-Unis. Quelle est votre fondation ?

J’ai l’im­pres­sion d’é­crire des livres appe­lés à me rem­pla­cer. On peut avoir une vie plus ou moins inté­res­sante, mais l’é­cri­ture prend une telle place dans la jour­née — même quand on n’é­crit pas — qu’ils me semblent plus inté­res­sants. Une vie se vit hors écri­ture, certes, mais elle se décante sans cesse dans le lan­gage. C’est comme si chaque livre était l’or­gane d’un corps par­ti­cu­lier, un corps autre que je construis petit à petit. De livre en livre, j’es­saie d’a­voir une vision de l’es­pace men­tal et phy­sique que je rem­plis — je trouve ça très phy­sique, l’é­cri­ture. Oui, c’est une façon de se rem­pla­cer. Ça ne veut pas dire s’in­ven­ter une vie à tra­vers les livres, mais que chaque livre doit cor­res­pondre à un espace men­tal où je traite de sujets qui m’ont inté­res­sé à un moment ou à un autre, pour qu’ils soient trans­for­més et tiennent un peu plus debout que des évé­ne­ments vécus.

Vous avez pu dire en effet « écrire pour se créer un corps ». Il y aurait donc ce corps qui se tient devant nous, qui nous parle, et celui construit par vos livres, peu à peu.

« Avec ces livres-là je suis allé aus­si loin que je pou­vais dans un tra­vail roma­nesque plus solide. Mais, en fait, ça m’in­dif­fère. Je ne me sens pas roman­cier ; je me sens écrivain. »

Il y a certes des tâton­ne­ments, mais au bout d’un moment vient la conscience, pas for­cé­ment d’une œuvre, mais d’une construc­tion. Il ne s’a­git pas d’ac­cu­mu­ler des livres. On réflé­chit à ce que l’on est en train de faire, on se rend compte d’un cer­tain nombre d’ob­ses­sions, de motifs, d’un vécu qui s’est fau­fi­lé dans les livres et, petit à petit, on s’ef­force d’or­ga­ni­ser ce qu’on fait. Très vite je me suis don­né des pro­grammes — que je les suive ou non : heu­reu­se­ment, les pas de côté existent. Depuis mon troi­sième ouvrage, Livre XIX, j’ai conscience d’une voie à suivre, sans savoir bien sûr si je vais y arriver.

L’écrivain Patrick Deville for­ma­lise ça plus encore. Il écrit prendre une jour­née par an, tou­jours la même, pour faire le point sur son cycle en cours, « Abracadabra », cycle qui devrait conte­nir douze opus à son terme.

Il faut lais­ser son œuvre s’a­ven­tu­rer, car elle a sa logique interne. Elle peut suivre un che­min par­ti­cu­lier, de façon presque auto­nome. Mais on peut, on doit éga­le­ment la contrô­ler en par­tie ; se fixer des contraintes ; creu­ser le sillon entre­vu, tout en tra­vaillant d’autres livres dans la marge. Ce qui est très étrange dans ces pro­grammes — comme celui de Deville — c’est qu’il semble impli­quer une fin. Il fau­drait donc pen­ser le der­nier livre. Si on ne le fait pas, alors le der­nier livre sera celui que la mort inter­rompt — ce qui lais­se­ra l’œuvre inache­vée. Si on pense un par­cours, on se donne l’illu­sion de mieux contrô­ler le sens de l’en­tre­prise — mais bien sûr on peut se faire écra­ser à tout moment. C’est une stra­té­gie de sur­vie, pas une assu­rance contre la mort.

Comment a évo­lué, rétros­pec­ti­ve­ment, votre pro­gramme d’écriture ?

Je vois trois phases. Je ne compte pas les pre­miers livres chez Arléa — des débuts brouillons, disons. Puis je me suis aper­çu que je n’ar­ri­vais pas à par­ler du monde contem­po­rain, des années 1980, 1990. Ça vient de ma culture lit­té­raire d’a­lors, qui était très ancrée dans le XIXe siècle. Je me suis dit que j’al­lais écrire des livres qui avan­ce­raient année par année jus­qu’à atteindre l’é­poque contem­po­raine. Je com­mence donc avec Livre XIX aux édi­tions Verticales, puis j’a­vance plus ou moins chro­no­lo­gi­que­ment, par exemple avec Madman Bovary et Chair élec­trique, qui sont des livres plu­tôt expé­ri­men­taux où la fic­tion déraille à chaque fois — ce que les ventes peuvent d’ailleurs prou­ver ! Mais c’est sur­tout lorsque j’ar­rive chez Actes Sud que j’a­vance plus concrè­te­ment dans « le temps » écrit : avec CosmoZ je repars de Livre XIX, qui s’ar­rê­tait en 1871 à la Commune, pour aller jusque dans les années 1950 ; avec Tous les dia­mants du ciel, j’a­borde les années 1950–60 ; Crash-test reprend dans les années 1960 ; Substance est plus indé­ter­mi­né, mais on peut sup­po­ser qu’on est dans les années 1980–90. Là j’ap­proche du moment où les gens ont des por­tables, des choses comme ça — et là je m’a­per­çois que la fic­tion ne m’in­té­resse plus. Avec ces livres je suis allé aus­si loin que je pou­vais dans un tra­vail roma­nesque plus solide. Mais, en fait, ça m’in­dif­fère. Je ne me sens pas roman­cier ; je me sens écri­vain. Cette période autour de la fic­tion me paraît close et j’en com­mence une troi­sième, qui tien­dra davan­tage du domaine poé­tique, pour le dire vaguement.

[Stéphane Burlot | Ballast]

C’est comme si vous aviez épui­sé une forme : vous inter­ve­nez beau­coup en tant qu’au­teur dans Hors du char­nier natal ; vous jouez sur la typo­gra­phie dans Tous les dia­mants du ciel ; les lettres sont par­fois dis­sé­mi­nées sur une page entière dans CosmoZ

J’ai essayé de com­po­ser avec une forme roma­nesque qui a ses codes et qui m’in­té­res­sait pour son archi­tec­ture mas­sive, les construc­tions que ça per­met­tait ; et, à chaque fois, il me fal­lait faire bégayer ou dérailler la matière et les motifs. Il m’im­porte que le texte se montre comme tel et entame ce pacte avec le lec­teur qui veut qu’on oublie qu’on lit une fic­tion. J’aime bien rap­pe­ler au lec­teur qu’il est en train de lire du lan­gage, des choix lin­guis­tiques, sty­lis­tiques, poé­tiques, sonores. C’est pour ça que j’ai joué avec la typo, entre autres. J’aime bien sen­tir cela dans la lit­té­ra­ture amé­ri­caine quand j’en lis ou tra­duis, atteindre ce moment où le lec­teur est aus­si un peu bri­co­leur. Pour ma part, ça a tou­jours été de manière légère — ça n’est pas La Maison des feuilles par exemple. Mais ça a ses limites. Dans le roman, on ne peut pas tout dyna­mi­ter en per­ma­nence, sinon on passe à autre chose. Je cherche main­te­nant à reve­nir aux sources, c’est-à-dire à un pur (et impur) tra­vail sur le lan­gage, donc à aller vers des textes hors genre — à inven­ter mon propre territoire-poésie.

Votre der­nier livre, La Maison indi­gène, est pour­tant ce que vous avez fait de plus « tenu ».

Oui. Ce livre est à la fois un adieu à la fic­tion et un livre de tran­si­tion qui indique que je peux lais­ser entrer le bio­gra­phique pour en faire autre chose. Il n’y a peut-être que moi qui le res­sente ain­si — je n’ex­pose pas tout. Mais je me pose à pré­sent beau­coup de ques­tions sur cette pas­sion poé­tique que j’ai tou­jours eue. Comme tout le monde, comme n’im­porte quel roman­cier, j’ai écrit des poèmes à 15, 17 ans ; mais si je reprends mon par­cours, ce qui m’in­té­resse c’est la langue, sa puis­sance. Donc : arrê­ter la fic­tion et tra­vailler d’autres formes. Dans La Maison indi­gène je parle de sources poé­tiques, qui peuvent être du côté de mon père, du côté de Sénac… J’ai eu besoin de ce livre pour effec­tuer un décrochage.

Dans un billet de blog, vous écri­vez que le livre ne parle pas, que le résu­mer est incon­gru. Que le livre invite à « machi­ner » le lec­teur. Que vou­liez-vous dire par là ?

« J’aime bien rap­pe­ler au lec­teur qu’il est en train de lire du lan­gage, des choix lin­guis­tiques, sty­lis­tiques, poé­tiques, sonores. »

Je par­tage une vision avec un cer­tain nombre d’é­cri­vains qui est que l’on fabrique son lec­teur. On m’in­ter­ro­geait un jour en me disant « Vous lisez du fran­çais, vous écri­vez du fran­çais », ce à quoi j’ai répon­du que non : je lis du Flaubert, je lis du Proust, je lis du Guyotat, mais je ne lis jamais du fran­çais. À chaque fois c’est la langue très par­ti­cu­lière d’un écri­vain. On peut sup­po­ser que si on don­nait à quel­qu’un qui ne connaît pas le fran­çais un texte de Proust et un autre de Beckett, il trou­ve­rait que ça ne vient pas de la même langue. Donc je n’es­saie pas d’é­crire du fran­çais mais du Claro, en cher­chant à ne pas me paro­dier. Il faut appri­voi­ser et peut-être créer le lec­teur. C’est au moment où tu lis Proust que tu deviens son lec­teur ; ses livres te disent « Il faut que tu apprennes à me lire, à m’ar­ti­cu­ler ». C’est un mode unique, et plus on va le lire, plus on com­prend qu’on ne lit pas du fran­çais mais bien un auteur par­ti­cu­lier. Au fil des années j’ai dû me fabri­quer un lec­to­rat, qui doit se situer entre deux cents et deux mille lec­teurs — autre­ment dit entre zéro et un, puisque tout ça reste abs­trait. Peut-être que ce lec­to­rat me suit et trouve mon par­cours cohé­rent. Si ces lec­teurs et lec­trices m’ont sui­vi, c’est qu’ils ont aimé la langue, et non je ne sais quelle prouesse roma­nesque dont je suis inca­pable. Il y a des rup­tures mais la cohé­rence est là — elle appar­tient à ma langue. Il faut que le lan­gage reste visible, de manière par­fois osten­ta­toire, par­fois plus dis­crète, afin que le « corps-écrit » apparaisse.

Le corps, de nou­veau ! Quelle est donc cette dimen­sion phy­sique de l’écriture ?

Les livres me paraissent plus solides, plus ancrés, plus machi­niques que le corps phy­sique. Je ne sais pas si c’est une vision com­plè­te­ment intel­lec­tuelle ou men­tale, ou, au contraire, car­née et incar­née. C’est une étrange impres­sion que celle que les livres te rem­placent petit à petit… Cela vient, peut-être, de ce que les livres sont moins finis que nous : les lec­tures qu’on en fait peuvent être tel­le­ment dif­fé­rentes, même s’il n’y a que peu de lec­tures. Et on sait qu’un livre peut chan­ger la vie, doit la chan­ger. Donc il suf­fit qu’une per­sonne soit tou­chée, trans­fi­gu­rée par un livre pour qu’il ait fait mouche.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Est-ce que vous recher­chez ce corps éga­le­ment dans vos lectures ?

C’est pareil. Je n’aime pas que ça triche quand j’é­cris, j’aime au contraire sen­tir que je suis tota­le­ment inves­ti. Quand je lis, j’aime sen­tir quand il y a un corps der­rière, oui — et un corps, en pre­mier, c’est une voix. Je tra­vaille chez Inculte, je lis plein de manus­crits, ça ne trompe pas : sou­vent, il n’y a pas de voix. Parfois on sent tout de suite qu’il y a un tra­vail sur la langue, que quelque chose se passe. Un corps se trouve der­rière et veut ré-exis­ter via l’é­cri­ture. Un corps qui n’est pas dans le dire mais dans l’é­crire. Dans les trois quarts des manus­crits, les gens disent : le per­son­nage tra­verse une pièce et il tra­verse une pièce. Or l’é­cri­ture est un détour. Pour écrire, il faut une néces­si­té : celle de dire autre­ment. Ça n’est jamais fron­tal. Un truc qui m’ob­sède, c’est la pre­mière phrase de Madame Bovary : « Nous étions à l’é­tude quand le pro­vi­seur entra. » C’est le plus grand coup d’État de la lit­té­ra­ture fran­çaise ! C’est qui, ce nous ? Il doit y avoir un « je » quelque part. Puis Charles Bovary entre et il y a la des­crip­tion de sa cas­quette. On se foca­lise sur elle. Puis le cha­pitre se ter­mine et le « nous » dis­pa­raît. Flaubert casse tous les codes mais ça ne se voit pas au pre­mier abord. Le nar­ra­teur meurt dans l’é­cole au cours du pre­mier cha­pitre, ano­nyme, invi­sible. La lit­té­ra­ture a cette puis­sance de faire des choses tel­le­ment énormes que per­sonne ne les voit. Si on regarde les manus­crits de Flaubert, on constate qu’il a repris cette pre­mière phrase des dizaines de fois avant d’ar­ri­ver à ce simple « nous ». 

Ou comme le résume l’é­cri­vaine Noémi Lefebvre : « j’é­cris parce que je ne peux pas dire ».

Tout à fait — c’est très inté­res­sant ce qu’elle fait, d’ailleurs. Elle mime le dire pour faire entrer une écri­ture de la dérive.

Le romancier Marc Graciano nous disait récem­ment aimer voir la manière d’un écri­vain. Lui-même pour­rait se défi­nir, en ce sens, comme manié­riste ou manié­ré. Quelle est votre manière à vous ?

« Dans les trois quarts des manus­crits, les gens disent : le per­son­nage tra­verse une pièce et il tra­verse une pièce. Or l’é­cri­ture est un détour. »

Je la connais, for­cé­ment, cette manière, donc je suis obli­gé de lut­ter contre. C’est le para­doxe du style : on écrit, on se construit un style (consciem­ment ou non), qui pro­cède entre autres par tics… Au bout d’un moment on pro­gresse avec un cer­tain lexique, une gram­maire, une syn­taxe qu’on ne va pas chan­ger tous les jours — Deville l’a fait et dis­tingue deux périodes dans son œuvre, par exemple. On tra­vaille à se construire un style, un sys­tème lin­guis­tique qua­si­ment clos qui per­met de bâtir une œuvre et de faire entrer dedans des tas de choses. Mais tout écri­vain doit se méfier : il y a tou­jours le risque, comme je l’ai dit, de se paro­dier. On sait faire ce qu’on fait, c’est là le dan­ger. Il faut évo­luer mais on ne peut pas non plus bou­le­ver­ser tout un sys­tème. Donc il faut non seule­ment tra­vailler à l’é­la­bo­ra­tion du style mais aus­si œuvrer contre sa fixa­tion. Que ça ne devienne pas un sys­tème de tics qui te per­met d’é­crire un texte sur le savon ou sur Madame Bovary en sachant ce que ça va pro­duire. On peut « être contre » de bien des façons, avec des contraintes plus ou moins radi­cales. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut se méfier de son propre style. Prenons Graciano, que vous men­tion­nez : si un jour je sens que je suis capable de le paro­dier, c’est qu’il y aura un pro­blème — mais c’est loin d’être le cas. (rires) Évidemment, tout le monde peut faire des pas­tiches, mais c’est encore autre chose. Il faut être vigi­lant : plus ton écri­ture est cohé­rente et sys­té­mique, plus elle risque d’être figée.

Pour évi­ter cette fixa­tion, Olivier Rolin avance quant à lui que « chaque livre, chaque pro­pos, doit pro­duire lors­qu’il est pro­duit, son propre style ».

Rolin se renou­velle vrai­ment, de façon par­fois radi­cale. Il est très ancré dans son maté­riau bio­gra­phique ; retrai­ter des sen­sa­tions, des évé­ne­ments, ça lui per­met d’in­flé­chir la tona­li­té de chaque livre. Il y a de la tech­nique aus­si : L’Invention du monde est remar­quable pour ça. Je pense qu’il se méfie aus­si de son style, oui. Mais à tout chan­ger, la menace serait de décon­te­nan­cer le lec­teur — et bien sûr tout dépend alors de ton rap­port avec ton lec­to­rat, ce que tu cherches dans ta car­rière lit­té­raire… À ce titre, je trouve admi­rable l’in­flexion de Deville : il n’a pas com­men­cé un cycle comme « Abracadabra » pour avoir le Goncourt ou le Médicis, mais parce que ça répon­dait à une néces­si­té, ce qui a été accom­pa­gné d’un chan­ge­ment d’é­di­teur et donc d’un chan­ge­ment de cos­mo­lo­gie. Mais bon, cher­cher à élar­gir méca­ni­que­ment son lec­to­rat peut deve­nir un piège…

[Stéphane Burlot | Ballast]

Vous êtes édi­teur, par ailleurs. Est-ce que la connais­sance du monde édi­to­rial a des impli­ca­tions dans la pour­suite de votre pro­gramme per­son­nel, dans l’é­la­bo­ra­tion de votre écriture ?

Le pas­sage de chez Verticales à Actes Sud cor­res­pond à un besoin de rup­ture avec les livres publiés chez le pre­mier. Ça a été dou­lou­reux parce qu’Yves Pagès est un ami, mais il faut par­fois repar­tir de zéro, tra­hir peut-être. On change d’é­di­teur et, donc, de regard. Chez Actes Sud, mon édi­trice — Marie-Catherine Vacher — a pris sa retraite juste après la paru­tion de La Maison indi­gène. J’étais dans cette mai­son pour elle, d’une cer­taine manière ; c’é­tait donc le moment de par­tir. En ce qui concerne la suite, je ne crois pas avoir besoin d’un édi­teur atti­tré car il s’a­gi­ra de livres très dif­fé­rents. Mon pro­chain livre paraî­tra au Seuil, dans la col­lec­tion Fiction & Cie, mais j’ai des pro­jets mar­gi­naux, non moins cru­ciaux pour moi, chez dif­fé­rents édi­teurs, ce qui me convient, voire me sou­lage : quand on écrit des choses en dehors de la fic­tion, axées sur la poé­tique, il n’y a pas la pres­sion du roman qui amène à pen­ser que ça pour­rait « mar­cher » un jour. Si tu te mets à pen­ser au nombre de tes lec­teurs, c’est mal bar­ré : tu fais des efforts de lisi­bi­li­té, ton édi­teur te dit que pour tel livre ça pour­rait « décol­ler »… Alors que quand tu écris de la poé­sie, tu es tran­quille : si ton livre se vend à deux cents exem­plaires tu es le roi du pétrole ! Aujourd’hui, en France, les lec­teurs qui lisent un livre pour sa langue sont rares — mille ou deux mille. C’est peu, mais c’est clair. Dans le domaine édi­to­rial de la fic­tion ça part dans tous les sens, et en prime on te fait croire que tu vas « tou­cher un plus large public », que tu pour­ras « décro­cher » un prix — je m’en suis tou­jours protégé.

Vous l’a­vez signa­lé par le refus de tout prix lit­té­raire, à l’ins­tar du Renaudot sur la liste duquel vous n’a­vez pas sou­hai­té figu­rer. Est-ce que vous aime­riez que ça fasse exemple et se dif­fuse, ce refus ?

« Les prix sont à chaque fois de grandes leçons d’hu­mi­lia­tion : c’est ridi­cule, on dirait les comices agricoles ! »

C’est très per­son­nel. Je n’aime pas cette idée hip­pique de concur­rence. Ça me met mal à l’aise d’i­ma­gi­ner être en concur­rence avec des gens, d’i­ma­gi­ner avoir un prix… Bon, vu ce que j’é­cris, je sais que je ne suis pas très concer­né. (rires) Pour le Renaudot, je n’ai pas com­pris : mettre La Maison indi­gène dans la caté­go­rie « roman » alors que ça n’en est pas un… Je leur ai dit : lisez-le avant de mettre ce livre dans telle ou telle caté­go­rie, sinon votre stu­pi­di­té fini­ra par écla­ter au grand jour. Au-delà, je com­prends très bien que des écri­vains aient besoin des prix, ne serait-ce que pour des rai­sons finan­cières. Mais ce sont à chaque fois de grandes leçons d’hu­mi­lia­tion : c’est ridi­cule, on dirait les comices agri­coles ! On reçoit en géné­ral un prix de la part de gens qu’on méprise lit­té­rai­re­ment, si ce n’est humai­ne­ment. On peut en reti­rer 3 000 euros ou vingt mille ventes, et tant mieux — mais c’est là un autre pro­blème. Ça m’au­rait arran­gé, moi aus­si, bien sûr, mais j’ai pré­fé­ré éva­cuer la ques­tion une bonne fois pour toutes. La tra­duc­tion me per­met de vivre cor­rec­te­ment. Les écri­vains qui tentent de vivre de leurs livres n’ont pas les mêmes condi­tions, ce qui les pousse à cher­cher des prix, à faire des rési­dences… Il doit exis­ter deux mille prix en France : si tu n’en obtiens jamais, c’est que tu n’en veux pas ! (rires) Mais les prix, je le redis : c’est malsain.

Vous avan­cez voir dans le carac­tère « acces­sible » d’une écri­ture ou d’un livre une ver­tu sus­pecte. Et vous ajou­tez cette phrase de Borges : « La Bibliothèque est une sphère dont le centre véri­table est un hexa­gone quel­conque, et dont la cir­con­fé­rence est inac­ces­sible. »

Il y a une obses­sion qui se fait pas­ser pour démo­cra­tique, et qui est que la lit­té­ra­ture devrait tirer vers la lisi­bi­li­té. Mais cette tyran­nie du lisible est las­sante et, qui plus est, très sub­jec­tive : Foenkinos ou Zeller, je ne les trouve pas lisibles ; à l’in­verse, lorsque Claude Simon a eu le Nobel, Jérôme Lindon des Éditions de Minuit a dit que les ventes n’a­vaient pas bou­gé. Simon a été beau­coup tra­duit à l’é­tran­ger, mais en France il a été bou­dé parce qu’« illi­sible » — ce avec quoi je ne suis pas d’ac­cord. Il fau­drait repla­cer les choses dans leur contexte lit­té­raire his­to­rique. Dans les années 1960, avec la revue Tel Quel est née une lit­té­ra­ture d’ex­pé­ri­men­ta­tion qui n’é­tait pas pure­ment poé­tique — les poètes sont beau­coup plus avan­cés que les roman­ciers, ce sont les vrais contem­po­rains, alors que les roman­ciers sont res­tés au Jurassique. Cette lit­té­ra­ture pour­tant très ins­tal­lée de manière ins­ti­tu­tion­nelle — au Seuil notam­ment, autour de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche — a créé une psy­chose lorsque sa période s’est ter­mi­née. La lit­té­ra­ture de droite a dit « plus jamais ça », avec des argu­ments divers : Sollers est mao, il nous fait chier ; Denis Roche fait désor­mais de la pho­to ; Pleynet, on ne sait pas le lire… Depuis, il y a une résis­tance vis-à-vis de l’é­cri­ture même. Comme si Barthes en avait trau­ma­ti­sé cer­tains et qu’on ne vou­lait plus entendre par­ler d’é­cri­ture, juste de style, et encore. Il existe désor­mais un style nor­mal, bour­geois, et dès qu’on en fait un peu trop c’est tout de suite « baroque » ou « lyrique ». La lit­té­ra­ture n’a plus le droit d’être dans la recherche. Avant, ça coha­bi­tait : on avait Paul Bourget et Apollinaire, on pou­vait faire aus­si bien des cal­li­grammes que des petits romans de bou­doir. Maintenant, des édi­teurs en viennent à dire que des livres sont trop « lit­té­raires », « sur-écrits ». À la fois, je vois ce qu’ils veulent dire, mais jamais je ne dirais que quel­qu’un comme Guyotat sur-écrit, ça n’au­rait pas de sens ! Il faut d’ailleurs voir l’ac­cueil qui lui a été fait. Il a été consa­cré ante-mor­tem pour Idiotie, son der­nier livre, alors qu’a­vant on le cen­su­rait… Dire que Guyotat est un grand écri­vain en 2020, tu as envie de rétor­quer qu’il fal­lait le lire avant — sauf qu’a­vant on le conspuait, lui et ses lec­teurs. Le pro­blème, c’est qu’il n’y a plus de mou­ve­ments ni d’a­vant-gardes. Et je pense qu’il n’y en aura plus, de même qu’il n’y aura plus de grand écri­vain. Il n’y a plus que Quignard pour croire à cette figure — on pour­ra lui faire un mau­so­lée s’il le sou­haite. Les écri­vains ont beau léguer leurs archives à l’IMEC, c’est fini, et c’est très bien ! Seulement, aujourd’­hui, il y a plus de gens qui écrivent que de gens qui lisent : c’est quand même étrange. C’est qu’il y a cin­quante autres médias dif­fé­rents qui captent l’at­ten­tion, le temps et les neu­rones. Face à ça, il faut que la lit­té­ra­ture rede­vienne quelque chose d’un peu clan­des­tin, y com­pris éco­no­mi­que­ment. Un livre qui est tiré à quatre cents exem­plaires et qui en vend trois cents, c’est un best-sel­ler, même si l’au­teur n’en vit pas.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Les mou­ve­ments ne pour­raient-ils pas naître, jus­te­ment, de cette clandestinité ?

Il faut qu’il y ait un gros bou­le­ver­se­ment de la socié­té der­rière. Le sur­réa­lisme était por­té par des gens qui avaient connu la guerre de 14, le Nouveau roman accom­pagne Mai 68… Mais il existe beau­coup de pare-feux pour évi­ter la consti­tu­tion de ce type de mou­ve­ments. La fic­tion est deve­nue du diver­tis­se­ment et le temps des idéo­lo­gies est révo­lu : créer un mou­ve­ment paraî­trait ridi­cule. Il n’y a plus de droite ni de gauche et tu vas créer un mou­ve­ment lit­té­raire ? Personne ne com­pren­drait. Mais la lit­té­ra­ture a tou­jours évo­lué : les gens qui écrivent s’a­dap­te­ront aux condi­tions. Et si elles sont davan­tage sou­ter­raines, très bien ! C’est comme cette peur que la langue fran­çaise s’ap­pau­vrisse… La langue fran­çaise ne va pas mou­rir ! Et quand bien même la langue serait mena­cée, la lec­ture de moins en moins pré­sente, la lit­té­ra­ture s’en sor­ti­ra tou­jours : on trou­ve­ra tou­jours des gens qui ont besoin d’é­crire et de faire bou­ger la langue.

Inculte, ça n’a pas été un courant ? 

« On est dans un sys­tème tel­le­ment capi­ta­liste que le micro-milieu effraie — donc on ne s’en occupe pas. La poé­sie, c’est une autre éco­no­mie : une ZAD édi­to­riale, en un sens. »

C’est un mythe. On s’est ras­sem­blés parce qu’on avait des inté­rêts lit­té­raires et phi­lo­so­phiques com­muns — Claude Simon, Thomas Bernhard, Gilles Deleuze. Mais ça n’a jamais été un cou­rant lit­té­raire. Chacun avait des écri­tures très dif­fé­rentes. C’était la même chose dans des cou­rants pas­sés, bien sûr : si on prend les sur­réa­listes, il n’y a pas grand-chose de com­mun entre Breton et Artaud. Mais ils avaient une gué­rilla lit­té­raire à mener. Pas nous… À une époque le col­lec­tif Inculte a pu être impor­tant parce qu’on avait une revue. Mais il n’y a plus de col­lec­tif aujourd’­hui : on est pas­sé à autre chose.

Vous avez dit de notre époque : « Je la vois comme un grand super­mar­ché aux rayons vides dont les néons cli­gnotent au rythme d’une musique qui n’en est même pas une. Bref, j’attends les van­dales. » À vous entendre, tant poli­ti­que­ment que lit­té­rai­re­ment, pas le moindre van­dale à l’horizon !

Ah, les van­dales… Il y en a une qui est appa­rue à la ren­trée, c’est Laura Vazquez avec La Semaine per­pé­tuelle. Un livre d’une intel­li­gence et d’un cou­rage incroyables. Je l’a­vais enten­due lire ses poèmes, à Bordeaux, avec une scan­sion remar­quable. Je me deman­dais com­ment elle pour­rait trans­for­mer cette forme ana­pho­rique, ité­ra­tive, mini­ma­liste, en roman. Dans un monde idéal, un livre comme ça devrait avoir le Goncourt, tout ce pour­quoi les prix sont cen­sés exis­ter. Elle, c’est une vraie van­dale, sûre­ment parce qu’elle vient de la poé­sie. Il y a tou­jours eu une scis­sion en France entre les roman­ciers et les poètes, ils ne veulent pas apprendre les uns des autres — deux mondes qui se méprisent cor­dia­le­ment, d’une cer­taine manière. Ce que j’ai aimé dans la lit­té­ra­ture amé­ri­caine, à l’in­verse, c’est que tout ça s’est tou­jours trou­vé mêlé : les grands roman­ciers ont été pétris de poé­sie, les poètes ont lu les roman­ciers, cha­cun a appris des autres. En France, tu demandes à un roman­cier s’il a lu Mathieu Bénézet ou Serge Pey, ça ne lui dit rien, tout comme les poètes se contre­fichent sou­vent des roman­ciers. Dans les années 1980 à 2000, des édi­teurs majeurs ont pour­tant por­té haut et fort les écri­tures poé­tiques — P.O.L, Flammarion. Les gens pou­vaient les lire, ça n’é­tait pas inac­ces­sible. Aujourd’hui, on est dans un sys­tème tel­le­ment capi­ta­liste que le micro-milieu effraie — donc on ne s’en occupe pas. La poé­sie, c’est une autre éco­no­mie : une ZAD édi­to­riale, en un sens. Elle offre une telle recherche sur le lan­gage que toutes les fic­tions à côté deviennent du roman bour­geois sta­tique et gro­tesque. C’est amu­sant. Si la fic­tion ne puise pas dans la poé­sie, elle n’a­bou­tit à rien. En France on ne lit pas les poètes. Tous ne sont pas aus­si obs­curs qu’on l’i­ma­gine. Maintenant que la langue est nor­mée, nor­ma­tive, qua­si­ment de la nov­langue, il faut être vigi­lant : si tu n’as pas de poé­sie qui bouillonne, qui casse et bou­le­verse, ça ne bouge pas.

On dirait que la fic­tion ou le roman ont été pour vous un pur­ga­toire, jus­qu’à ce que vous débou­chiez enfin sur la poésie.

Oui. Il y a comme un par­cours obli­gé. On peut com­men­cer par la poé­sie mais je ne sais pas com­ment on peut pour­suivre exclu­si­ve­ment dans cette voie pour trou­ver des édi­teurs, des sup­ports… Des poèmes ne font pas tou­jours un livre. Si on n’est pas « intro­duit » dans le milieu poé­tique, c’est dif­fi­cile de faire vivre sa poé­sie. Il y a des petits édi­teurs, certes, mais de moins en moins ; les grandes mai­sons d’é­di­tion, à part celles dont on par­lait, n’en font presque plus — Gallimard abreuve son cata­logue sans cohé­rence aucune.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Les recherches et les docu­ments prennent une grande place dans votre tra­vail. Ce sont des sché­mas dans Chair élec­trique, le récit de votre consul­ta­tion des archives de Sénac à Marseille dans La Maison indi­gène

Oui, et ce dès mon pre­mier livre, Ezzelina : j’a­vais fait des recherches sur l’Italie, sur Dante. J’ai tou­jours aimé ça. Ça te four­nit une struc­ture et le texte à venir se nour­rit alors d’autres lit­té­ra­tures : on peut abor­der des textes lit­té­raires, des textes tech­niques, des plans de ville… J’ai par­fois tra­vaillé deux ans sur un objet avant même de me mettre à écrire. L’idée d’un livre est tou­jours venue de recherches. Pour Chair élec­trique, je m’in­té­res­sais à la magie et à l’his­toire de la chaise élec­trique. J’ai appris que Houdini avait ache­té la pre­mière chaise élec­trique, celle de Sing-Sing. Que cette anec­dote soit vraie ou non, elle m’a ame­né à faire un rap­pro­che­ment entre les deux sujets et à « machi­ner » cette col­lu­sion. S’appuyer sur des docu­ments per­met, aus­si, de s’é­loi­gner d’un lan­gage abstrait.

Est-ce que l’é­cri­ture est conco­mi­tante à ce tra­vail de recherche ?

Ça peut être mêlé : une archive est tou­jours por­teuse d’une écri­ture. Il y a une poé­sie de la prose tech­nique, d’un texte d’ar­chi­tec­ture, d’ar­chéo­lo­gie… Barthes disait : « J’ai une mala­die : je vois le lan­gage. » De même je ne peux rien voir sans voir aus­si le lan­gage — c’est patho­lo­gique dans un sens. Je ne peux pas lire un texte tech­nique autre­ment que comme si c’é­tait un texte lit­té­raire. Même un mode d’emploi peut être ins­pi­rant et, moyen­nant quelques sabo­tages, aider à faire bou­ger une écriture.

Vous nous avez par­lé de Claude Simon et de Guyotat. Il y a cette phrase dans La Maison indi­gène : « Rencontre. Choc. Hasard. Et sans doute est-ce l’a­mi­tié qui brasse le mieux les cartes. » Quelles sont vos ami­tiés lit­té­raires, anciennes comme contemporaines ?

« Tu sais que tu échoues à déjouer les lieux com­muns qu’on entend chaque jour avec le lan­gage quo­ti­dien. Mais il faut en avoir conscience et tra­vailler l’échec. »

C’est com­pli­qué. Il y a tou­jours des auteurs qui struc­turent un par­cours. Je les ai tou­jours cités clai­re­ment : Artaud, Guyotat. Pour les vraies ami­tiés, c’est dif­fé­rent. Tu peux être ami avec un écri­vain, t’en­tendre pour des rai­sons théo­riques, avoir des goûts lit­té­raires com­muns, mais ne pas aimer ce que cette per­sonne fait. Je ne suis pas très sociable, je n’ai pas beau­coup d’a­mi­tiés lit­té­raires. Par ailleurs, c’est com­pli­qué de fré­quen­ter des per­sonnes dont on admire la prose. J’ai eu la chance de dîner avec Guyotat : c’é­tait sur­réa­liste ! Il se plai­gnait sans cesse des cou­rants d’air… Je crois que l’é­cri­ture est une pra­tique extrê­me­ment soli­taire. C’est fer­mé. Dans un pre­mier temps, per­sonne ne peut te com­prendre, per­sonne ne peut te lire. Tu com­mu­niques sur des ques­tions extra-lit­té­raires ou para-lit­té­raires, oui, mais on ne parle pas la même langue. J’ai une ami­tié très forte avec Mathias Énard mais ce que j’é­cris est très loin de ce qu’il fait, et inver­se­ment. Ça nous rap­proche, heureusement.

La digres­sion est par­tout dans votre œuvre — ça pour­rait même en être un moteur. D’elle, vous dites dans Comment res­ter immo­bile quand on est en feu que c’est « une épine qu’on offre au pied bles­sé »…

Ce qui m’in­té­resse — mon moteur —, c’est la notion d’é­chec. C’est le prin­cipe même de l’é­cri­ture : tu fais une page et tu retra­vailles ; si tu retra­vailles c’est que tu as d’a­bord échoué. Mais tu ne peux pas pen­ser atteindre la per­fec­tion. Le lan­gage est trop poreux, trop frac­tu­ré. Je pense à cette phrase de Beckett que je res­sasse — au point de las­ser cer­tains peut-être : « Échouer. Échouer encore. Échouer mieux. » Pour moi, c’est ce qui défi­nit la lit­té­ra­ture. On sait qu’on échoue à déjouer les lieux com­muns qu’on entend chaque jour dans le lan­gage quo­ti­dien. Mais il faut en avoir conscience et tra­vailler l’é­chec, que ce soit en prose ou en poé­sie. On ne peut pas dési­rer la per­fec­tion ; il faut que ça reste, com­ment dire… sale. Genet écrit une langue sublime, glo­rieuse, mais c’est une langue sale, frot­tée, raclée, en rai­son de son vécu notam­ment, c’est de la lit­té­ra­ture de ras­ta­quouère, de racleur de cuir. Il faut se méfier de la ten­ta­tion de faire une langue trop belle, tout comme une langue trop réelle. D’une manière ou d’une autre, écrire relè­ve­ra tou­jours de l’é­chec — à cha­cun la charge de for­ger le sien.


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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