La langue retrouvée


Texte inédit pour le site de Ballast

Gêne, honte et auto­cen­sure peuvent sur­ve­nir lorsqu’on se retrouve à devoir prendre la parole, à s’exprimer dans des milieux sociaux qui ne nous sont pas fami­liers. L’assurance s’effrite, l’aplomb vacille, les tra­jec­toires indi­vi­duelles se trouvent ain­si heur­tées parce qu’il faut, sans cesse, dis­si­mu­ler un accent ou une langue qui lais­se­rait paraître son ori­gine sociale, sa pro­ve­nance géo­gra­phique. Parler une langue illé­gi­time, sans ambages, c’est être en accord avec soi-même et s’émanciper de toute domi­na­tion sociale. Francophone et ita­lo­phone d’origine sici­lienne, tra­duc­trice et fémi­niste, Eugenia Fano nous livre une autoa­na­lyse socio­lin­guis­tique et le récit intime d’une recon­quête de la langue sici­lienne à tra­vers la lit­té­ra­ture et la traduction. 


Jusqu’à l’âge de 35 ans, j’ai sou­vent essayé de domp­ter le sen­ti­ment de honte et de culpa­bi­li­té atta­ché à mes ori­gines sociales. Ces deux affects gra­vi­taient dans mon corps comme des mil­liers de petites entraves lorsque je me retrou­vais dans un milieu dif­fé­rent du mien. Je sen­tais alors ma langue s’a­lour­dir, et j’en­viais en silence la grâce natu­relle qui éma­nait des gestes des autres et l’ai­sance qui se déga­geait de leur être quand ils par­laient. La honte et la culpa­bi­li­té vis-à-vis de nos propres ori­gines ne sont tou­te­fois pas seule­ment le fruit de notre sub­jec­ti­vi­té ; elles sont éga­le­ment la somme de tous les regards, de tous les mots mépri­sants qui ont dar­dé nos aïeux, nos parents, et qui sont arri­vés jusqu’à nous. De ce fait, essayer de com­prendre ce sen­ti­ment de honte, d’en recons­ti­tuer la mémoire à tra­vers cer­tains moments poli­tiques, lin­guis­tiques et éco­no­miques clés, per­met­trait à une per­sonne de ne pas « s’excuser » de sa pré­sence dans un milieu social qui ne lui serait pas destiné.

« En Sicile, les lois lin­guis­tiques qui eurent cours pen­dant les deux décen­nies fas­cistes ont affec­té psy­cho­lo­gi­que­ment et inti­me­ment les classes laborieuses. »

En Italie, et plus par­ti­cu­liè­re­ment en Sicile, les lois lin­guis­tiques qui eurent cours pen­dant les deux décen­nies fas­cistes ont affec­té psy­cho­lo­gi­que­ment et inti­me­ment les classes labo­rieuses — et plus spé­ci­fi­que­ment les femmes pro­ve­nant des milieux pay­sans. Ma grand-mère, issue de cette classe sociale, m’a trans­mis la honte lin­guis­tique du sici­lien, donc le mépris de ses propres ori­gines, ce qui a entra­vé par la suite mon iti­né­raire de femme et de mère. Après bien des années, l’œuvre de Goliarda Sapienza — autrice d’origine sici­lienne — ain­si que la tra­duc­tion de cer­tains de ses poèmes m’ont débar­ras­sée de cette honte et ont légi­ti­mé la langue de mes aïeux, et par consé­quent mes ori­gines sociales.

L’ italien, la langue fasciste des gens comme il faut

En Sicile, les débats sur l’utilisation de la langue insu­laire au sein de l’appareil admi­nis­tra­tif et juri­dique étaient fré­quents et hou­leux avant l’unification ita­lienne ; ils décou­laient d’une géo­po­li­tique com­plexe et vio­lente. L’avènement du Risorgimento (1848–1870) a tran­ché ces ques­tions lin­guis­tiques et impo­sé l’idiome ita­lien en tant que langue d’État à tous les citoyens de la nou­velle République. Plus tard, le fas­cisme a mené à bien cette uni­for­mi­sa­tion lin­guis­tique, non seule­ment pour ren­for­cer une iden­ti­té natio­nale mais aus­si pour assu­rer la dif­fu­sion de ses idées tota­li­taires. Mussolini, sou­te­nu dans les années 1920 par le grand patro­nat, concré­tise en effet, via tous les canaux ins­ti­tu­tion­nels et média­tiques, une hégé­mo­nie cultu­relle et éco­no­mique au sein des classes subal­ternes encore exté­nuées par la Grande Guerre. C’est qu’il s’agissait pour la bour­geoi­sie de repous­ser — notam­ment — le vent révo­lu­tion­naire com­mu­niste qui pro­ve­nait de l’Est, et de main­te­nir un mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Dès les années 1930, des réformes lin­guis­tiques et sco­laires se suc­cé­de­ront et seront impo­sées à la popu­la­tion. Des lois inter­disent les par­lers régio­naux et les langues mino­ri­taires et rendent obli­ga­toires la fas­cis­tis­sime, la langue de la patrie. Des squa­dristes1 sur­veillent et forcent des com­mu­nau­tés lin­guis­tiques à par­ler l’italien ; l’État, les médias et les ins­ti­tu­tions cultu­relles exercent une vio­lence sym­bo­lique en pro­pa­geant un mépris à l’en­contre de ceux qui ne parlent pas la langue moderne. Ainsi, une langue ita­lienne épu­rée, endoc­tri­née et endoc­tri­nante ras­semble en quelques années, en exer­çant une hégé­mo­nie cultu­relle sur la jeu­nesse ita­lienne et les classes labo­rieuses — hor­mis celle des pay­sans — sous une même ban­nière : obéis­sance à Dieu, au Duce et à la patrie.

[Aaron Wexler | aaronwexler.com]

Les ressorts intérieurs de la honte sociale

Je suis née en Belgique. Mes parents, tous deux d’origine sici­lienne, déci­dèrent très tôt de m’envoyer en Sicile. Leur vie labo­rieuse ne pou­vait pas conve­nir à mon rythme d’enfant. Mon père tra­vaillait dans une usine sidé­rur­gique et ma mère était femme de chambre dans un hôtel à Bruxelles. Je vécus chez mes grands-parents mater­nels de 3 à 6 ans. À mon arri­vée sur l’île, je par­lais le fran­çais. Là-bas, j’allais dans une école tenue par des sœurs, laquelle avait été, qua­rante ans plus tôt, l’orphelinat dans lequel avait gran­di ma grand-mère Carolina. Le sici­lien y était pros­crit. À par­tir des années 1930, Mussolini inter­dit les dia­lectes par le biais d’une cam­pagne sys­té­ma­tique de déni­gre­ment des idiomes locaux, en rabat­tant leurs locu­teurs au rang de rustres, de gens sans édu­ca­tion soi-disant réti­cents au progrès.

« Ce sen­ti­ment d’infériorité plus dif­fus chez les femmes s’imposa avec une telle puis­sance impé­ra­tive et coer­ci­tive, qu’il tra­ver­sa le temps pour arri­ver jusqu’aux per­sonnes de ma génération. »

J’ai pu consta­ter que la majo­ri­té des femmes nées dans les années 1940 et issues du milieu pay­san de Sicile fai­saient l’effort de par­ler la langue natio­nale, tan­dis que leurs époux main­te­naient le sici­lien en toutes cir­cons­tances et répon­daient par un splen­dide silence à qui s’était adres­sé à eux en ita­lien. À cette époque, sur l’île, les lieux de vie fami­liale des pay­sans étaient dis­tincts de leurs lieux de tra­vail. Les tra­vailleurs agri­coles vivaient à l’intérieur des vil­lages et non, comme le vou­drait le lieu com­mun, dans des masures per­dues de quelque val­lée brû­lée par un soleil ardent2. Ceci pour­rait expli­quer cette pra­tique lin­guis­tique liée au genre, mais ce n’est pas suf­fi­sant pour com­prendre les res­sorts inté­rieurs de la honte sociale. Les hommes, en effet, tra­vaillaient en jour­née dans les champs, reve­naient le soir au vil­lage, tan­dis que les femmes y res­taient pour s’occuper de la mai­son, des enfants et des anciens. Par la force des choses, en rai­son des contraintes de leur quo­ti­dien, celles-ci se trou­vaient plus en contact que leur mari ou leur frère avec les maîtres d’école, les prêtres et les notables qui se dis­tin­guaient des classes subal­ternes en par­lant la langue moderne. Leur supé­rio­ri­té de classe se mar­quait ain­si et sou­met­tait les femmes du peuple à un mépris sans doute des­ti­né à leur rap­pe­ler com­bien elles ne fai­saient pas par­tie du monde culti­vé, civi­li­sé. Ce sen­ti­ment d’infériorité, plus dif­fus chez les femmes, s’est impo­sé avec une telle force impé­ra­tive et coer­ci­tive qu’il a tra­ver­sé le temps pour arri­ver jusqu’aux per­sonnes de ma génération.

Penser que ce sen­ti­ment d’infériorité sociale res­sen­ti par le genre fémi­nin était uni­que­ment véhi­cu­lé par la langue des nan­tis est cepen­dant insa­tis­fai­sant. En effet, pro­prié­taires de rien, pas même de leur corps, non seule­ment elles étaient témoins de la vie somp­tuaire des « gens comme il faut », mais elles effec­tuaient des tâches quo­ti­diennes qui n’avaient aucune valeur aux yeux de la socié­té. Contrairement aux hommes, elles n’appartenaient à aucune cor­po­ra­tion, ne pou­vaient tirer aucune fier­té d’un savoir-faire, puisque le tra­vail domes­tique était — et est tou­jours — uni­ver­sel­le­ment invi­si­bi­li­sé et déva­lo­ri­sé. Les rôles mater­nel et édu­ca­tif consti­tuaient leurs uniques atours dans l’existence. S’engager à com­prendre l’italien, à le par­ler, était pour elles une façon de se rehaus­ser, de s’approprier quelque chose, d’effacer un tant soit peu leur ori­gine et de don­ner une chance d’élévation sociale à leurs petits gar­çons. Les pay­sans étaient donc moins sou­mis à ces injonc­tions socio­lin­guis­tiques que leurs épouses. Et s’ils étaient des « gens de peu », ils le sen­taient sans doute moins que les femmes.

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La langue noble des femmes et la langue paysanne des hommes

Je com­prends pour­quoi, dès ma prime enfance, dans les années 1980, par une sorte de pré-savoir, j’ai sen­ti à la façon dont les femmes se com­por­taient sur le plan lin­guis­tique en dehors de la sphère pri­vée qu’il valait mieux par­ler en ita­lien qu’en sici­lien. En effet, lorsqu’elles s’adressaient par exemple à un méde­cin ou à un avo­cat, je voyais qu’elles n’étaient pas natu­relles : elles redou­blaient d’efforts pour faire bonne figure. Elles ver­saient ain­si dans un « hyper­cor­rec­tisme » qui, iro­nie du sort, les rabat­tait à un rang infé­rieur. Ma grand-mère par­lait quant à elle un ita­lien « impec­cable », puisqu’elle avait été édu­quée chez les sœurs. Elle s’adressait à ses enfants et à son entou­rage, à l’ex­cep­tion de son mari, dans cet idiome. Malgré ses ori­gines sociales, c’est à tra­vers la maî­trise de cette langue éta­tique et reli­gieuse qu’elle tenait à se dis­tin­guer des autres. Et sans doute aus­si, mais c’est mon inter­pré­ta­tion, pour rap­pe­ler à mon grand-père qui était fer­mier com­bien elle avait été mal mariée, mal des­ti­née. Elle exi­geait éga­le­ment que son mari ne me parle que dans la langue « noble ».

« Le sici­lien s’imposa ain­si dans ma vie comme une langue, à la fois intime et cachée, intime parce que cachée : une langue érotique. »

Dans l’espace domes­tique, le père de ma mère était entra­vé lorsqu’il vou­lait me par­ler et jouer avec moi. Parfois, pour embê­ter sa femme ou pour se moquer de son raf­fi­ne­ment, il pous­sait la chan­son­nette en sici­lien. Elle se fâchait et je riais sous le regard com­plice de mon grand-père. Ce n’était qu’une fois qu’on se retrou­vait à la ferme, située à quelques kilo­mètres du vil­lage, en tête-à-tête ou avec d’autres pay­sans, que le sici­lien se révé­lait à moi sans pudeur et sans manières. Dans ce deco­rum peu­plé d’animaux, j’avais du plai­sir à entendre par­ler et blas­phé­mer ces saint-jean-bap­tiste que rien n’avait fait plier. Le sici­lien s’imposa ain­si dans ma vie comme une langue, à la fois intime et cachée, intime parce que cachée : une langue érotique.

Quelquefois, pour me sépa­rer sym­bo­li­que­ment d’une grand-mère obsé­dée par la pro­pre­té, par les appa­rences et par la langue divine, je sor­tais un rosaire en sici­lien : des mots gros­siers s’échappaient d’entre mes dents comme un joli cha­pe­let nacré. Et elle, qui avait été édu­quée et for­mée par la casuis­tique reli­gieuse, avait le don de me culpa­bi­li­ser avec beau­coup de douceur.

– Sais-tu pour­quoi la Vierge Marie a été dési­gnée par Notre Seigneur pour être la mère de Jésus ?
– Non, pourquoi ?
– Parce qu’elle ne disait jamais de gros mots. Et elle ne par­lait qu’en italien.
– Et Dieu, il l’a choi­sie que pour ça ?
– Oui, et ce sont de belles qua­li­tés ! Tu ne trouves pas ?
– Alors, moi aus­si je peux être la maman de Jésus ?
– Oui, bien sûr ! Mais d’un autre Jésus.
– Je veux être la maman d’un autre Jésus.
– Oh, c’est vrai ? Mais alors que te reste-t-il à faire ?
– Ne plus dire de vilains mots et ne par­ler qu’en italien.
– Eh bien, voi­là, mon cœur. C’est mer­veilleux, ma petite-fille !

Et elle me ser­rait contre sa poi­trine qui sen­tait tou­jours bon le savon.

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À l’école, lorsque des mots dou­teux de « pay­sans » déton­naient dans nos bouches d’enfant, une des sœurs n’hésitait pas à affir­mer, tout en poin­tant du doigt un magni­fique cru­ci­fix de deux mètres, que si on par­lait cette langue, Jésus allait pleu­rer. On y croyait sans y croire, mais on avait tout même l’impression que son regard nous sui­vait de là-haut. D’ailleurs, lors de la récréa­tion, dans cette immense salle baroque, nous nous attrou­pions rare­ment à ses pieds. Ainsi, le tri­bu­nal lin­guis­tique fas­ciste de l’époque avait chan­gé de juge et c’était le fils de Dieu qui sié­geait désor­mais en nous. Peu à peu, j’eus honte du sici­lien puisqu’il n’était pas la langue des ver­tus. Et à l’église, lorsque mes yeux fixaient les tableaux de la mise en croix de Jésus, j’imaginais que ses bour­reaux à la peau tan­née ne par­laient que le sici­lien. Mon grand-père conti­nuait quant à lui de me par­ler dans sa langue mater­nelle, de m’aimer et de me faire rire à tra­vers elle. À mon insu, je me mis à dis­tance de ce « lan­gage », mal­gré sa dimen­sion affec­tive, embar­ras­sée par lui comme s’il était deve­nu une par­tie hon­teuse qu’il me fal­lait cacher.

Le sicilien : la langue de la révolte intérieure

« Si j’avais par­lé l’italien dans mon quar­tier avec mes amis, ils m’auraient taxée de raf­fi­née ou d’intellectuelle. »

Je revins à Bruxelles vers l’âge de 6 ans. Je vivais dans un quar­tier popu­laire habi­té et régi par une grande majo­ri­té de familles sici­liennes. Mon père tra­vaillait à l’usine la jour­née et dans son ate­lier situé à l’arrière de notre mai­son le soir. Ma mère était deve­nue femme au foyer depuis la nais­sance de mon frère et de ma sœur. Elle n’était confron­tée, me semble-t-il, à aucune vio­lence sym­bo­lique sociale, hor­mis à celle de mon père. J’étais pas­sion­née par l’école et la lec­ture. Mes parents nous par­laient en fran­çais, par­fois en sici­lien, et l’italien était entre­te­nu, pen­dant les vacances d’été, par la musique et les cours du mer­cre­di après-midi. Au début de mon ado­les­cence, je voyais le monde de façon incan­des­cente : toute inter­ven­tion paren­tale dans mon uni­vers m’était insup­por­table et me fai­sait flam­ber. J’étais ivre de lec­tures et celles-ci venaient aigui­ser mon sens de l’observation (sou­vent mani­chéen), et créer un fos­sé entre ma classe sociale et mon indi­vi­dua­li­té. Toutefois, vers l’âge de 14 ans, je recom­men­çai à par­ler le sici­lien en famille et dans ma com­mu­nau­té. J’avais sai­si l’efficacité séman­tique de cette langue : le sici­lien, langue concise, per­met en effet d’évoquer des images men­tales très pré­cises. Il se com­pose d’une mul­ti­tude de méta­phores et de dic­tons résu­mant des situa­tions par­fois déli­cates. Ainsi, des phrases très ima­gées peuvent être lan­cées en guise de riposte et laissent l’interlocuteur désar­mé. Bref, les énon­cés envoyés au bon moment peuvent faire mouche.

De plus, si j’avais par­lé l’italien dans mon quar­tier avec mes amis, ils m’auraient taxée de « raf­fi­née » ou d’« intel­lec­tuelle ». Je répon­dais en sici­lien à mes parents lorsque je vou­lais les bles­ser, pour me révol­ter contre une édu­ca­tion extrê­me­ment machiste. Je me ser­vais par­fois de cette langue pour cri­ti­quer les tra­vers de notre culture, mais aus­si pour res­ter incluse dans le groupe. Lors des réunions fami­liales ou des fêtes reli­gieuses, mon amie Lucia et moi enfi­lions des robes à fleurs et inven­tions des sketches dans cet idiome. Nous nous atta­quions à l’obsession des parents pour la vir­gi­ni­té de leur fille, à la frus­tra­tion des femmes mariées, à la bêtise de la culture catho­lique et sur­tout à la dif­fé­rence d’éducation entre les filles et les gar­çons. Je ne pense pas que nos petites say­nètes révo­lu­tion­naient les men­ta­li­tés mais elles fai­saient rire aux larmes nos assem­blées. À cette époque, je pou­vais uti­li­ser le sici­lien libre­ment et sans en avoir honte puisqu’il ne souf­frait d’aucune stig­ma­ti­sa­tion sociale ou reli­gieuse, tout en étant consciente de son sta­tut. Comme dans mon enfance, je me ser­vais à nou­veau de cette langue qui, certes, repré­sen­tait cette fois l’ordre éta­bli de mon milieu, mais à tra­vers laquelle je pou­vais le dénon­cer, m’amuser et être recon­nue par mes pairs. Je retrou­vais ain­si le plai­sir de sub­ver­tir les règles de ma com­mu­nau­té en me ser­vant du sici­lien comme j’avais eu du plai­sir à le faire en pro­vo­quant ma grand-mère dans l’enfance.

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Le transfuge de classe : une langue et des origines sociales à cacher

À 21 ans, je me suis arra­chée à ma famille et au « quar­tier ». J’avais accu­mu­lé de l’argent, dis­crè­te­ment, et je pus louer une chambre. Je me suis ins­crite à l’université. Annie Ernaux et Didier Eribon, pour ne citer qu’eux, ont admi­ra­ble­ment décrit cet abîme qui se creuse entre un indi­vi­du et sa classe sociale quand il la quitte : il n’y a pas de trans­fuge de classe qui ne s’accompagne d’une rup­ture nette, et sou­vent dou­lou­reuse, d’avec le milieu d’origine. D’ailleurs, il faut oser payer le prix de cet arra­che­ment : une exclu­sion défi­ni­tive du noyau fami­lial, sur­tout quand on est une fille. À la facul­té des langues et lettres romanes, je décou­vris que je n’avais pas les mêmes codes cultu­rels que les autres étu­diants et que je devais redou­bler d’efforts lors des exa­mens puisque mon école ne m’avait pas for­mée à l’excellence. Les pro­fes­seurs de la filière ita­lienne pro­ve­nant de la pénin­sule consi­dé­raient que le sici­lien était un dia­lecte. Ce point de vue vint ravi­ver le com­plexe d’infériorité qui avait été por­té par ma grand-mère. La lit­té­ra­ture, jusque-là un appui qui me dis­tin­guait des per­sonnes de ma com­mu­nau­té et qui m’aidait à les sup­por­ter, n’avait plus aucun effet dans mon nou­veau milieu. Le sen­ti­ment d’extranéité était à son apogée.

« Il faut oser payer le prix de cet arra­che­ment : une exclu­sion défi­ni­tive du noyau fami­lial, sur­tout quand on est une fille. »

Les auteurs insu­laires étu­diés étaient Tomasi di Lampedusa et Pirandello. Ce der­nier avait d’ailleurs fait le choix de renon­cer au sici­lien pour écrire en ita­lien. Ces auteurs auraient pu consti­tuer un rem­part intel­lec­tuel qui m’aurait légi­ti­mée inté­rieu­re­ment, mais ce ne fut pas le cas, car je ne par­ta­geais pas les mêmes pré­oc­cu­pa­tions lit­té­raires et nar­ra­tives qu’eux. C’étaient des hommes, et ils pro­ve­naient d’une classe pri­vi­lé­giée. Si nous nous étions pen­chés sur Leonardo Sciascia (auteur pour lequel j’ai une grande admi­ra­tion), j’aurais peut-être pu m’accrocher à ce « re-père », à un des traits de ses per­son­nages, pour ensuite re-légi­ti­mer la langue de mon grand-père et de mes ori­gines. Mais aujourd’hui, j’imagine que cela n’aurait eu aucun effet sur ma honte, puisque les écrits de mon com­pa­triote au sujet de la langue sici­lienne la réduisent à une espèce de folk­lore mou­rant, et ses per­son­nages fémi­nins me ramènent au conte­nu sté­réo­ty­pé des fabliaux, qu’il s’agisse de belles femmes vénales ou de sim­plettes vic­times de leur ignorance.

Mes cama­rades ita­liens étaient ori­gi­naires de la pénin­sule, ce qui m’indiquait que le métier de leurs parents n’était pas le même que celui des miens. En géné­ral, ils tra­vaillaient à la Commission euro­péenne ou exer­çaient une pro­fes­sion libé­rale. Là aus­si, les sté­réo­types sur les Siciliens et les réflexions sur le Mezzogiorno3 ron­gé par la mafia étaient vivaces. Je n’argumentais pas, trop occu­pée que j’é­tais à essayer de com­prendre les nou­veaux codes, à m’y adap­ter et à m’émanciper. Je me suis même sur­prise à me taire pen­dant les cours de lit­té­ra­ture ita­lienne, à ne jamais lire un texte à haute voix, de peur que l’on découvre mon ori­gine géo­gra­phique. Goliarda Sapienza, l’autrice sici­lienne de L’Art de la joie, avait écrit dans Le Fil d’une vie que pour deve­nir comé­dienne à Rome, elle s’était âpre­ment exer­cée à effa­cer son accent méri­dio­nal. Lors de son audi­tion d’entrée, l’examinateur lan­ça : « Donc, voyons un peu… main­te­nant que vous pro­non­cez bien les mots, voyons un peu… »

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Deux ans après mon ins­crip­tion à l’université, je ren­con­trai un étu­diant en lin­guis­tique. Il avait mon âge et il venait de Russie. Il par­lait l’espagnol, l’anglais et bien enten­du la langue de son pays d’accueil. J’étais ser­vie. Il ado­rait mon exo­tisme social, et moi le sien. J’étais trans­por­tée dans le pays gla­cial de son enfance mar­quée par l’antisémitisme, il me racon­tait les faits extra­or­di­naires de sa famille d’intellectuels, et me trans­met­tait ses réfé­rences lit­té­raires. J’étais conquise, com­plè­te­ment. Grâce à cette union roman­tique et socio­lo­gi­que­ment ines­pé­rée, j’imaginais que tous les indices dénon­çant mes ori­gines sociales allaient être effa­cés. Après quatre ans, nous avons dési­ré un enfant. Et notre vœu fut très vite exaucé.

Le coup de grâce symbolique et linguistique : l’art de l’émancipation

« Le sici­lien devint une langue poé­tique maî­tri­sée par une femme, pour rendre compte de pré­oc­cu­pa­tions de femmes. »

Je ne voyais tou­jours pas mes parents. En 2005, j’étais enceinte d’un gar­çon. Entre temps, mon com­pa­gnon finis­sait une thèse de doc­to­rat en lin­guis­tique. Très tôt, et contre toute attente, le choix du pré­nom du bébé devint une source de dis­pute entre nous, et le choix de la langue qu’on allait lui par­ler devint dans la fou­lée la source de notre pre­mier conflit. Le russe était la langue que le père allait uti­li­ser avec l’enfant, et l’italien était étran­ge­ment désap­prou­vé ; quant à la langue des pay­sans, elle était natu­rel­le­ment reje­tée par l’un comme l’autre. L’idiome pater­nel jouis­sait d’un capi­tal sym­bo­lique impor­tant, et j’avais accep­té d’emblée la légi­ti­mi­té de cette loi impli­cite. Quant à la langue ita­lienne, pour des rai­sons qui me sont obs­cures, elle était dif­fi­ci­le­ment admise de la part du père. Sans doute ne vou­lait-il pas que toute l’Italie, qu’il asso­ciait aux ouvriers, n’en­trât dans sa mai­son ? Lui fal­lait-il ban­nir cette langue pour ne pas enta­cher son fils de bâtar­dise sociale ?

Après mon accou­che­ment, un juge-lin­guiste se pla­ça à côté du ber­ceau du nou­veau-né et se mit à m’énoncer ce qui dis­tingue le bon goût du mau­vais, bles­sant la langue ita­lienne et la met­tant au même rang que la sici­lienne. Toutes ces dis­cus­sions autour du pré­nom et de la langue mater­nelle se sol­dèrent par une forme de chan­tage : « D’accord, on lui met le nom de mon grand-père de Leningrad, et tu peux lui par­ler en ita­lien. » Ce mar­chan­dage fut un coup de grâce pour mon amour-propre et pour mes croyances : depuis mon ado­les­cence, j’avais gran­di avec « la convic­tion pro­fonde que le savoir et les bonnes manières étaient la marque d’une excel­lence inté­rieure, innée4 ». Notre famille com­po­sée de deux ori­gines sociales, de deux cultures reli­gieuses dif­fé­rentes et de trois langues dia­mé­tra­le­ment oppo­sées était fêlée. Il fal­lait se rendre à l’évidence : la vie de cha­cun de nous aurait été un che­min de croix. Nous nous sommes par la suite sépa­rés. J’admis enfin le fait que les gens qui avaient accès au savoir et à la culture n’étaient pas for­cé­ment meilleurs ou davan­tage bien­veillants que les ouvriers. Une fois cette décou­verte socio­lo­gique acquise et tenue pour véri­té, je pris mon enfant et allai voir mes parents. Pendant cette période, la lit­té­ra­ture fut, comme dans mon ado­les­cence, une bous­sole. Je lisais pen­dant l’allaitement L’Art de la joie, en ita­lien. Goliarda Sapienza avait créé Modesta ; c’était comme si l’héroïne avait été cou­sue sur mesure rien que pour moi. Ce per­son­nage fémi­nin décons­trui­sait l’ordre éta­bli de son quo­ti­dien, réin­ven­tait une nou­velle morale et assu­mait ses choix de vie. Et puis elle affron­tait les cri­tiques et assu­mait son désir. Ainsi, je sen­tis qu’il fal­lait éla­bo­rer d’autres para­digmes exis­ten­tiels pour échap­per aux rôles que le patriar­cat avait assi­gnés à mon sexe, et à mon fils.

[Aaron Wexler | aaronwexler.com]

Bien des années plus tard, en 2013, le sici­lien acquit un tout autre sta­tut pour moi. L’association fémi­niste dont j’étais membre orga­ni­sait un fes­ti­val théâ­tral. Dans ce cadre, je me lan­çai dans l’écriture d’un dia­logue d’outre-tombe entre Goliarda Sapienza et Alda Merini. Cette der­nière était une poé­tesse de Milan qui avait écrit et vécu la majeure par­tie de sa vie dans un asile avant la loi Basaglia5. J’avais inti­tu­lé cette pièce Alda VS Goliarda. Il m’avait sem­blé inté­res­sant de faire dia­lo­guer, dans les limbes, ces deux femmes pour révé­ler leur façon d’être au monde. Pour des besoins de dra­ma­tur­gie, je vou­lais que cha­cune des comé­diennes réci­tât en même temps les poèmes des autrices qu’elles incar­naient. Je décou­vris ain­si la poé­sie sici­lienne de Goliarda qui n’existait pas en fran­çais. Je me mis à la tra­duire, et ce fut une épi­pha­nie : je sai­sis que le lan­gage de mon grand-père pou­vait être une langue lit­té­raire. Le sici­lien devint une langue poé­tique maî­tri­sée par une femme, pour rendre compte de pré­oc­cu­pa­tions de femmes. Il fal­lut cette ren­contre lit­té­raire et ce cadre artis­tique fémi­niste pour que le sici­lien, au-delà de mon goût pour la lit­té­ra­ture et de mon iti­né­raire social, me revienne comme une langue à part entière — une langue pater­nelle, char­nelle et éro­tique, dépouillée de toute honte sociale.

Je revois encore mon grand-père dans le local de La socie­tà dei conta­di­ni (« Le club des pay­sans ») situé sur la place du vil­lage, assis à cali­four­chon sur une chaise, le dos­sier devant lui, son regard aux mur­mures arabes qui me sou­riait. S’il était en vie aujourd’hui, je lui aurais souf­flé ce poème, en sici­lien, de Goliarda Sapienza :

Si putis­si viririti
n’autra vota
ti vuria diri
ca ora sacciu
cu eri
ca ora sacciu
a to forza
lu tu caluri.

Si je pou­vais te voir
encore une fois
je vou­drais te dire
qu’à pré­sent je sais qui tu étais
qu’à pré­sent je connais ta force
et ta cha­leur6.


Photographie de ban­nière : Aaron Wexler | www.aaronwexler.com
Photographie de vignette : pho­to­gra­phie de la grand-mère mater­nelle d’Eugenia Fano, Studio Cinefoto Cardillo, Sicile, 1966


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  1. Équipes de forces para­mi­li­taires répri­mant par la vio­lence les mou­ve­ments sociaux orga­ni­sés par les socia­listes et les com­mu­nistes après la Première Guerre mon­diale en Italie. Ces groupes nés avant le fas­cisme ita­lien sont deve­nus le bras droit de Mussolini.[]
  2. Voir à ce sujet Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile : des ori­gines à nos jours, Pluriel, 2018.[]
  3. Ensemble des régions pénin­su­laires et insu­laires du sud de l’Italie.[]
  4. Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.[]
  5. La loi Basaglia, ou loi 180, est une réforme du sys­tème psy­chia­trique ita­lien. Adoptée en 1978, elle a intro­duit des chan­ge­ments impor­tants dans les soins psy­chia­triques, a per­mis de mettre l’ac­cent sur une meilleure prise en charge des patients au sein des com­mu­nau­tés plu­tôt que sur la défense de la socié­té ; elle a ain­si contri­bué à mettre fin aux mal­trai­tances exer­cées sur les malades.[]
  6. Goliarda Sapienza, Ancestrale, poe­sie scelte, La Vita Felice, Milan, 2013. Traduction d’Eugenia Fano.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Nicolas Mathieu : « Nommer les choses jus­qu’à ce qu’elles soient insup­por­tables », mai 2021
☰ Lire notre article « Le chien de Diogène : ima­gi­naire, mémoire et poli­tique », Adeline Baldacchino, sep­tembre 2019
☰ Lire notre article « Goliarda Sapienza : vivre abso­lu­ment », David Guilbaud, février 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire d’Annie Ernaux, décembre 2018
☰ Lire notre article « Annie Ernaux — ne pas (se) racon­ter d’his­toires », Laélia Véron, novembre 2017
☰ Lire notre article « Traduire ? Accomplir son voyage dans la langue », Maya Mihindou, juin 2016

Eugenia Fano

Enseigne à l'Académie des Beaux-Art de Bruxelles. Elle organise avec LecargoX un festival féministe. Elle est l'autrice de Alda VS Goliarda, et a traduit en français Maggio' 43 de Davide Enia (éd. Nouvelles scènes) et Medea per strada de Elena Cotugno.

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