Texte inédit pour le site de Ballast
Gêne, honte et autocensure peuvent survenir lorsqu’on se retrouve à devoir prendre la parole, à s’exprimer dans des milieux sociaux qui ne nous sont pas familiers. L’assurance s’effrite, l’aplomb vacille, les trajectoires individuelles se trouvent ainsi heurtées parce qu’il faut, sans cesse, dissimuler un accent ou une langue qui laisserait paraître son origine sociale, sa provenance géographique. Parler une langue illégitime, sans ambages, c’est être en accord avec soi-même et s’émanciper de toute domination sociale. Francophone et italophone d’origine sicilienne, traductrice et féministe, Eugenia Fano nous livre une autoanalyse sociolinguistique et le récit intime d’une reconquête de la langue sicilienne à travers la littérature et la traduction.
Jusqu’à l’âge de 35 ans, j’ai souvent essayé de dompter le sentiment de honte et de culpabilité attaché à mes origines sociales. Ces deux affects gravitaient dans mon corps comme des milliers de petites entraves lorsque je me retrouvais dans un milieu différent du mien. Je sentais alors ma langue s’alourdir, et j’enviais en silence la grâce naturelle qui émanait des gestes des autres et l’aisance qui se dégageait de leur être quand ils parlaient. La honte et la culpabilité vis-à-vis de nos propres origines ne sont toutefois pas seulement le fruit de notre subjectivité ; elles sont également la somme de tous les regards, de tous les mots méprisants qui ont dardé nos aïeux, nos parents, et qui sont arrivés jusqu’à nous. De ce fait, essayer de comprendre ce sentiment de honte, d’en reconstituer la mémoire à travers certains moments politiques, linguistiques et économiques clés, permettrait à une personne de ne pas « s’excuser » de sa présence dans un milieu social qui ne lui serait pas destiné.
« En Sicile, les lois linguistiques qui eurent cours pendant les deux décennies fascistes ont affecté psychologiquement et intimement les classes laborieuses. »
En Italie, et plus particulièrement en Sicile, les lois linguistiques qui eurent cours pendant les deux décennies fascistes ont affecté psychologiquement et intimement les classes laborieuses — et plus spécifiquement les femmes provenant des milieux paysans. Ma grand-mère, issue de cette classe sociale, m’a transmis la honte linguistique du sicilien, donc le mépris de ses propres origines, ce qui a entravé par la suite mon itinéraire de femme et de mère. Après bien des années, l’œuvre de Goliarda Sapienza — autrice d’origine sicilienne — ainsi que la traduction de certains de ses poèmes m’ont débarrassée de cette honte et ont légitimé la langue de mes aïeux, et par conséquent mes origines sociales.
L’ italien, la langue fasciste des gens comme il faut
En Sicile, les débats sur l’utilisation de la langue insulaire au sein de l’appareil administratif et juridique étaient fréquents et houleux avant l’unification italienne ; ils découlaient d’une géopolitique complexe et violente. L’avènement du Risorgimento (1848-1870) a tranché ces questions linguistiques et imposé l’idiome italien en tant que langue d’État à tous les citoyens de la nouvelle République. Plus tard, le fascisme a mené à bien cette uniformisation linguistique, non seulement pour renforcer une identité nationale mais aussi pour assurer la diffusion de ses idées totalitaires. Mussolini, soutenu dans les années 1920 par le grand patronat, concrétise en effet, via tous les canaux institutionnels et médiatiques, une hégémonie culturelle et économique au sein des classes subalternes encore exténuées par la Grande Guerre. C’est qu’il s’agissait pour la bourgeoisie de repousser — notamment — le vent révolutionnaire communiste qui provenait de l’Est, et de maintenir un mode de production capitaliste. Dès les années 1930, des réformes linguistiques et scolaires se succéderont et seront imposées à la population. Des lois interdisent les parlers régionaux et les langues minoritaires et rendent obligatoires la fascistissime, la langue de la patrie. Des squadristes1 surveillent et forcent des communautés linguistiques à parler l’italien ; l’État, les médias et les institutions culturelles exercent une violence symbolique en propageant un mépris à l’encontre de ceux qui ne parlent pas la langue moderne. Ainsi, une langue italienne épurée, endoctrinée et endoctrinante rassemble en quelques années, en exerçant une hégémonie culturelle sur la jeunesse italienne et les classes laborieuses — hormis celle des paysans — sous une même bannière : obéissance à Dieu, au Duce et à la patrie.
Les ressorts intérieurs de la honte sociale
Je suis née en Belgique. Mes parents, tous deux d’origine sicilienne, décidèrent très tôt de m’envoyer en Sicile. Leur vie laborieuse ne pouvait pas convenir à mon rythme d’enfant. Mon père travaillait dans une usine sidérurgique et ma mère était femme de chambre dans un hôtel à Bruxelles. Je vécus chez mes grands-parents maternels de 3 à 6 ans. À mon arrivée sur l’île, je parlais le français. Là-bas, j’allais dans une école tenue par des sœurs, laquelle avait été, quarante ans plus tôt, l’orphelinat dans lequel avait grandi ma grand-mère Carolina. Le sicilien y était proscrit. À partir des années 1930, Mussolini interdit les dialectes par le biais d’une campagne systématique de dénigrement des idiomes locaux, en rabattant leurs locuteurs au rang de rustres, de gens sans éducation soi-disant réticents au progrès.
« Ce sentiment d’infériorité plus diffus chez les femmes s’imposa avec une telle puissance impérative et coercitive, qu’il traversa le temps pour arriver jusqu’aux personnes de ma génération. »
J’ai pu constater que la majorité des femmes nées dans les années 1940 et issues du milieu paysan de Sicile faisaient l’effort de parler la langue nationale, tandis que leurs époux maintenaient le sicilien en toutes circonstances et répondaient par un splendide silence à qui s’était adressé à eux en italien. À cette époque, sur l’île, les lieux de vie familiale des paysans étaient distincts de leurs lieux de travail. Les travailleurs agricoles vivaient à l’intérieur des villages et non, comme le voudrait le lieu commun, dans des masures perdues de quelque vallée brûlée par un soleil ardent2. Ceci pourrait expliquer cette pratique linguistique liée au genre, mais ce n’est pas suffisant pour comprendre les ressorts intérieurs de la honte sociale. Les hommes, en effet, travaillaient en journée dans les champs, revenaient le soir au village, tandis que les femmes y restaient pour s’occuper de la maison, des enfants et des anciens. Par la force des choses, en raison des contraintes de leur quotidien, celles-ci se trouvaient plus en contact que leur mari ou leur frère avec les maîtres d’école, les prêtres et les notables qui se distinguaient des classes subalternes en parlant la langue moderne. Leur supériorité de classe se marquait ainsi et soumettait les femmes du peuple à un mépris sans doute destiné à leur rappeler combien elles ne faisaient pas partie du monde cultivé, civilisé. Ce sentiment d’infériorité, plus diffus chez les femmes, s’est imposé avec une telle force impérative et coercitive qu’il a traversé le temps pour arriver jusqu’aux personnes de ma génération.
Penser que ce sentiment d’infériorité sociale ressenti par le genre féminin était uniquement véhiculé par la langue des nantis est cependant insatisfaisant. En effet, propriétaires de rien, pas même de leur corps, non seulement elles étaient témoins de la vie somptuaire des « gens comme il faut », mais elles effectuaient des tâches quotidiennes qui n’avaient aucune valeur aux yeux de la société. Contrairement aux hommes, elles n’appartenaient à aucune corporation, ne pouvaient tirer aucune fierté d’un savoir-faire, puisque le travail domestique était — et est toujours — universellement invisibilisé et dévalorisé. Les rôles maternel et éducatif constituaient leurs uniques atours dans l’existence. S’engager à comprendre l’italien, à le parler, était pour elles une façon de se rehausser, de s’approprier quelque chose, d’effacer un tant soit peu leur origine et de donner une chance d’élévation sociale à leurs petits garçons. Les paysans étaient donc moins soumis à ces injonctions sociolinguistiques que leurs épouses. Et s’ils étaient des « gens de peu », ils le sentaient sans doute moins que les femmes.
La langue noble des femmes et la langue paysanne des hommes
Je comprends pourquoi, dès ma prime enfance, dans les années 1980, par une sorte de pré-savoir, j’ai senti à la façon dont les femmes se comportaient sur le plan linguistique en dehors de la sphère privée qu’il valait mieux parler en italien qu’en sicilien. En effet, lorsqu’elles s’adressaient par exemple à un médecin ou à un avocat, je voyais qu’elles n’étaient pas naturelles : elles redoublaient d’efforts pour faire bonne figure. Elles versaient ainsi dans un « hypercorrectisme » qui, ironie du sort, les rabattait à un rang inférieur. Ma grand-mère parlait quant à elle un italien « impeccable », puisqu’elle avait été éduquée chez les sœurs. Elle s’adressait à ses enfants et à son entourage, à l’exception de son mari, dans cet idiome. Malgré ses origines sociales, c’est à travers la maîtrise de cette langue étatique et religieuse qu’elle tenait à se distinguer des autres. Et sans doute aussi, mais c’est mon interprétation, pour rappeler à mon grand-père qui était fermier combien elle avait été mal mariée, mal destinée. Elle exigeait également que son mari ne me parle que dans la langue « noble ».
« Le sicilien s’imposa ainsi dans ma vie comme une langue, à la fois intime et cachée, intime parce que cachée : une langue érotique. »
Dans l’espace domestique, le père de ma mère était entravé lorsqu’il voulait me parler et jouer avec moi. Parfois, pour embêter sa femme ou pour se moquer de son raffinement, il poussait la chansonnette en sicilien. Elle se fâchait et je riais sous le regard complice de mon grand-père. Ce n’était qu’une fois qu’on se retrouvait à la ferme, située à quelques kilomètres du village, en tête-à-tête ou avec d’autres paysans, que le sicilien se révélait à moi sans pudeur et sans manières. Dans ce decorum peuplé d’animaux, j’avais du plaisir à entendre parler et blasphémer ces saint-jean-baptiste que rien n’avait fait plier. Le sicilien s’imposa ainsi dans ma vie comme une langue, à la fois intime et cachée, intime parce que cachée : une langue érotique.
Quelquefois, pour me séparer symboliquement d’une grand-mère obsédée par la propreté, par les apparences et par la langue divine, je sortais un rosaire en sicilien : des mots grossiers s’échappaient d’entre mes dents comme un joli chapelet nacré. Et elle, qui avait été éduquée et formée par la casuistique religieuse, avait le don de me culpabiliser avec beaucoup de douceur.
– Sais-tu pourquoi la Vierge Marie a été désignée par Notre Seigneur pour être la mère de Jésus ?
– Non, pourquoi ?
– Parce qu’elle ne disait jamais de gros mots. Et elle ne parlait qu’en italien.
– Et Dieu, il l’a choisie que pour ça ?
– Oui, et ce sont de belles qualités ! Tu ne trouves pas ?
– Alors, moi aussi je peux être la maman de Jésus ?
– Oui, bien sûr ! Mais d’un autre Jésus.
– Je veux être la maman d’un autre Jésus.
– Oh, c’est vrai ? Mais alors que te reste-t-il à faire ?
– Ne plus dire de vilains mots et ne parler qu’en italien.
– Eh bien, voilà, mon cœur. C’est merveilleux, ma petite-fille !
Et elle me serrait contre sa poitrine qui sentait toujours bon le savon.
À l’école, lorsque des mots douteux de « paysans » détonnaient dans nos bouches d’enfant, une des sœurs n’hésitait pas à affirmer, tout en pointant du doigt un magnifique crucifix de deux mètres, que si on parlait cette langue, Jésus allait pleurer. On y croyait sans y croire, mais on avait tout même l’impression que son regard nous suivait de là-haut. D’ailleurs, lors de la récréation, dans cette immense salle baroque, nous nous attroupions rarement à ses pieds. Ainsi, le tribunal linguistique fasciste de l’époque avait changé de juge et c’était le fils de Dieu qui siégeait désormais en nous. Peu à peu, j’eus honte du sicilien puisqu’il n’était pas la langue des vertus. Et à l’église, lorsque mes yeux fixaient les tableaux de la mise en croix de Jésus, j’imaginais que ses bourreaux à la peau tannée ne parlaient que le sicilien. Mon grand-père continuait quant à lui de me parler dans sa langue maternelle, de m’aimer et de me faire rire à travers elle. À mon insu, je me mis à distance de ce « langage », malgré sa dimension affective, embarrassée par lui comme s’il était devenu une partie honteuse qu’il me fallait cacher.
Le sicilien : la langue de la révolte intérieure
« Si j’avais parlé l’italien dans mon quartier avec mes amis, ils m’auraient taxée de
raffinéeoud’intellectuelle. »
Je revins à Bruxelles vers l’âge de 6 ans. Je vivais dans un quartier populaire habité et régi par une grande majorité de familles siciliennes. Mon père travaillait à l’usine la journée et dans son atelier situé à l’arrière de notre maison le soir. Ma mère était devenue femme au foyer depuis la naissance de mon frère et de ma sœur. Elle n’était confrontée, me semble-t-il, à aucune violence symbolique sociale, hormis à celle de mon père. J’étais passionnée par l’école et la lecture. Mes parents nous parlaient en français, parfois en sicilien, et l’italien était entretenu, pendant les vacances d’été, par la musique et les cours du mercredi après-midi. Au début de mon adolescence, je voyais le monde de façon incandescente : toute intervention parentale dans mon univers m’était insupportable et me faisait flamber. J’étais ivre de lectures et celles-ci venaient aiguiser mon sens de l’observation (souvent manichéen), et créer un fossé entre ma classe sociale et mon individualité. Toutefois, vers l’âge de 14 ans, je recommençai à parler le sicilien en famille et dans ma communauté. J’avais saisi l’efficacité sémantique de cette langue : le sicilien, langue concise, permet en effet d’évoquer des images mentales très précises. Il se compose d’une multitude de métaphores et de dictons résumant des situations parfois délicates. Ainsi, des phrases très imagées peuvent être lancées en guise de riposte et laissent l’interlocuteur désarmé. Bref, les énoncés envoyés au bon moment peuvent faire mouche.
De plus, si j’avais parlé l’italien dans mon quartier avec mes amis, ils m’auraient taxée de « raffinée » ou d’« intellectuelle ». Je répondais en sicilien à mes parents lorsque je voulais les blesser, pour me révolter contre une éducation extrêmement machiste. Je me servais parfois de cette langue pour critiquer les travers de notre culture, mais aussi pour rester incluse dans le groupe. Lors des réunions familiales ou des fêtes religieuses, mon amie Lucia et moi enfilions des robes à fleurs et inventions des sketches dans cet idiome. Nous nous attaquions à l’obsession des parents pour la virginité de leur fille, à la frustration des femmes mariées, à la bêtise de la culture catholique et surtout à la différence d’éducation entre les filles et les garçons. Je ne pense pas que nos petites saynètes révolutionnaient les mentalités mais elles faisaient rire aux larmes nos assemblées. À cette époque, je pouvais utiliser le sicilien librement et sans en avoir honte puisqu’il ne souffrait d’aucune stigmatisation sociale ou religieuse, tout en étant consciente de son statut. Comme dans mon enfance, je me servais à nouveau de cette langue qui, certes, représentait cette fois l’ordre établi de mon milieu, mais à travers laquelle je pouvais le dénoncer, m’amuser et être reconnue par mes pairs. Je retrouvais ainsi le plaisir de subvertir les règles de ma communauté en me servant du sicilien comme j’avais eu du plaisir à le faire en provoquant ma grand-mère dans l’enfance.
Le transfuge de classe : une langue et des origines sociales à cacher
À 21 ans, je me suis arrachée à ma famille et au « quartier ». J’avais accumulé de l’argent, discrètement, et je pus louer une chambre. Je me suis inscrite à l’université. Annie Ernaux et Didier Eribon, pour ne citer qu’eux, ont admirablement décrit cet abîme qui se creuse entre un individu et sa classe sociale quand il la quitte : il n’y a pas de transfuge de classe qui ne s’accompagne d’une rupture nette, et souvent douloureuse, d’avec le milieu d’origine. D’ailleurs, il faut oser payer le prix de cet arrachement : une exclusion définitive du noyau familial, surtout quand on est une fille. À la faculté des langues et lettres romanes, je découvris que je n’avais pas les mêmes codes culturels que les autres étudiants et que je devais redoubler d’efforts lors des examens puisque mon école ne m’avait pas formée à l’excellence. Les professeurs de la filière italienne provenant de la péninsule considéraient que le sicilien était un dialecte. Ce point de vue vint raviver le complexe d’infériorité qui avait été porté par ma grand-mère. La littérature, jusque-là un appui qui me distinguait des personnes de ma communauté et qui m’aidait à les supporter, n’avait plus aucun effet dans mon nouveau milieu. Le sentiment d’extranéité était à son apogée.
« Il faut oser payer le prix de cet arrachement : une exclusion définitive du noyau familial, surtout quand on est une fille. »
Les auteurs insulaires étudiés étaient Tomasi di Lampedusa et Pirandello. Ce dernier avait d’ailleurs fait le choix de renoncer au sicilien pour écrire en italien. Ces auteurs auraient pu constituer un rempart intellectuel qui m’aurait légitimée intérieurement, mais ce ne fut pas le cas, car je ne partageais pas les mêmes préoccupations littéraires et narratives qu’eux. C’étaient des hommes, et ils provenaient d’une classe privilégiée. Si nous nous étions penchés sur Leonardo Sciascia (auteur pour lequel j’ai une grande admiration), j’aurais peut-être pu m’accrocher à ce « re-père », à un des traits de ses personnages, pour ensuite re-légitimer la langue de mon grand-père et de mes origines. Mais aujourd’hui, j’imagine que cela n’aurait eu aucun effet sur ma honte, puisque les écrits de mon compatriote au sujet de la langue sicilienne la réduisent à une espèce de folklore mourant, et ses personnages féminins me ramènent au contenu stéréotypé des fabliaux, qu’il s’agisse de belles femmes vénales ou de simplettes victimes de leur ignorance.
Mes camarades italiens étaient originaires de la péninsule, ce qui m’indiquait que le métier de leurs parents n’était pas le même que celui des miens. En général, ils travaillaient à la Commission européenne ou exerçaient une profession libérale. Là aussi, les stéréotypes sur les Siciliens et les réflexions sur le Mezzogiorno3 rongé par la mafia étaient vivaces. Je n’argumentais pas, trop occupée que j’étais à essayer de comprendre les nouveaux codes, à m’y adapter et à m’émanciper. Je me suis même surprise à me taire pendant les cours de littérature italienne, à ne jamais lire un texte à haute voix, de peur que l’on découvre mon origine géographique. Goliarda Sapienza, l’autrice sicilienne de L’Art de la joie, avait écrit dans Le Fil d’une vie que pour devenir comédienne à Rome, elle s’était âprement exercée à effacer son accent méridional. Lors de son audition d’entrée, l’examinateur lança : « Donc, voyons un peu… maintenant que vous prononcez bien les mots, voyons un peu… »
Deux ans après mon inscription à l’université, je rencontrai un étudiant en linguistique. Il avait mon âge et il venait de Russie. Il parlait l’espagnol, l’anglais et bien entendu la langue de son pays d’accueil. J’étais servie. Il adorait mon exotisme social, et moi le sien. J’étais transportée dans le pays glacial de son enfance marquée par l’antisémitisme, il me racontait les faits extraordinaires de sa famille d’intellectuels, et me transmettait ses références littéraires. J’étais conquise, complètement. Grâce à cette union romantique et sociologiquement inespérée, j’imaginais que tous les indices dénonçant mes origines sociales allaient être effacés. Après quatre ans, nous avons désiré un enfant. Et notre vœu fut très vite exaucé.
Le coup de grâce symbolique et linguistique : l’art de l’émancipation
« Le sicilien devint une langue poétique maîtrisée par une femme, pour rendre compte de préoccupations de femmes. »
Je ne voyais toujours pas mes parents. En 2005, j’étais enceinte d’un garçon. Entre temps, mon compagnon finissait une thèse de doctorat en linguistique. Très tôt, et contre toute attente, le choix du prénom du bébé devint une source de dispute entre nous, et le choix de la langue qu’on allait lui parler devint dans la foulée la source de notre premier conflit. Le russe était la langue que le père allait utiliser avec l’enfant, et l’italien était étrangement désapprouvé ; quant à la langue des paysans, elle était naturellement rejetée par l’un comme l’autre. L’idiome paternel jouissait d’un capital symbolique important, et j’avais accepté d’emblée la légitimité de cette loi implicite. Quant à la langue italienne, pour des raisons qui me sont obscures, elle était difficilement admise de la part du père. Sans doute ne voulait-il pas que toute l’Italie, qu’il associait aux ouvriers, n’entrât dans sa maison ? Lui fallait-il bannir cette langue pour ne pas entacher son fils de bâtardise sociale ?
Après mon accouchement, un juge-linguiste se plaça à côté du berceau du nouveau-né et se mit à m’énoncer ce qui distingue le bon goût du mauvais, blessant la langue italienne et la mettant au même rang que la sicilienne. Toutes ces discussions autour du prénom et de la langue maternelle se soldèrent par une forme de chantage : « D’accord, on lui met le nom de mon grand-père de Leningrad, et tu peux lui parler en italien. » Ce marchandage fut un coup de grâce pour mon amour-propre et pour mes croyances : depuis mon adolescence, j’avais grandi avec « la conviction profonde que le savoir et les bonnes manières étaient la marque d’une excellence intérieure, innée4 ». Notre famille composée de deux origines sociales, de deux cultures religieuses différentes et de trois langues diamétralement opposées était fêlée. Il fallait se rendre à l’évidence : la vie de chacun de nous aurait été un chemin de croix. Nous nous sommes par la suite séparés. J’admis enfin le fait que les gens qui avaient accès au savoir et à la culture n’étaient pas forcément meilleurs ou davantage bienveillants que les ouvriers. Une fois cette découverte sociologique acquise et tenue pour vérité, je pris mon enfant et allai voir mes parents. Pendant cette période, la littérature fut, comme dans mon adolescence, une boussole. Je lisais pendant l’allaitement L’Art de la joie, en italien. Goliarda Sapienza avait créé Modesta ; c’était comme si l’héroïne avait été cousue sur mesure rien que pour moi. Ce personnage féminin déconstruisait l’ordre établi de son quotidien, réinventait une nouvelle morale et assumait ses choix de vie. Et puis elle affrontait les critiques et assumait son désir. Ainsi, je sentis qu’il fallait élaborer d’autres paradigmes existentiels pour échapper aux rôles que le patriarcat avait assignés à mon sexe, et à mon fils.
Bien des années plus tard, en 2013, le sicilien acquit un tout autre statut pour moi. L’association féministe dont j’étais membre organisait un festival théâtral. Dans ce cadre, je me lançai dans l’écriture d’un dialogue d’outre-tombe entre Goliarda Sapienza et Alda Merini. Cette dernière était une poétesse de Milan qui avait écrit et vécu la majeure partie de sa vie dans un asile avant la loi Basaglia5. J’avais intitulé cette pièce Alda VS Goliarda. Il m’avait semblé intéressant de faire dialoguer, dans les limbes, ces deux femmes pour révéler leur façon d’être au monde. Pour des besoins de dramaturgie, je voulais que chacune des comédiennes récitât en même temps les poèmes des autrices qu’elles incarnaient. Je découvris ainsi la poésie sicilienne de Goliarda qui n’existait pas en français. Je me mis à la traduire, et ce fut une épiphanie : je saisis que le langage de mon grand-père pouvait être une langue littéraire. Le sicilien devint une langue poétique maîtrisée par une femme, pour rendre compte de préoccupations de femmes. Il fallut cette rencontre littéraire et ce cadre artistique féministe pour que le sicilien, au-delà de mon goût pour la littérature et de mon itinéraire social, me revienne comme une langue à part entière — une langue paternelle, charnelle et érotique, dépouillée de toute honte sociale.
Je revois encore mon grand-père dans le local de La società dei contadini (« Le club des paysans ») situé sur la place du village, assis à califourchon sur une chaise, le dossier devant lui, son regard aux murmures arabes qui me souriait. S’il était en vie aujourd’hui, je lui aurais soufflé ce poème, en sicilien, de Goliarda Sapienza :
Si putissi viririti
n’autra vota
ti vuria diri
ca ora sacciu
cu eri
ca ora sacciu
a to forza
lu tu caluri.
Si je pouvais te voir
encore une fois
je voudrais te dire
qu’à présent je sais qui tu étais
qu’à présent je connais ta force
et ta chaleur6.
Photographie de bannière : Aaron Wexler | www.aaronwexler.com
Photographie de vignette : photographie de la grand-mère maternelle d’Eugenia Fano, Studio Cinefoto Cardillo, Sicile, 1966
- Équipes de forces paramilitaires réprimant par la violence les mouvements sociaux organisés par les socialistes et les communistes après la Première Guerre mondiale en Italie. Ces groupes nés avant le fascisme italien sont devenus le bras droit de Mussolini.[↩]
- Voir à ce sujet Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile : des origines à nos jours, Pluriel, 2018.[↩]
- Ensemble des régions péninsulaires et insulaires du sud de l’Italie.[↩]
- Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.[↩]
- La loi Basaglia, ou loi 180, est une réforme du système psychiatrique italien. Adoptée en 1978, elle a introduit des changements importants dans les soins psychiatriques, a permis de mettre l’accent sur une meilleure prise en charge des patients au sein des communautés plutôt que sur la défense de la société ; elle a ainsi contribué à mettre fin aux maltraitances exercées sur les malades.[↩]
- Goliarda Sapienza, Ancestrale, poesie scelte, La Vita Felice, Milan, 2013. Traduction d’Eugenia Fano.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Nicolas Mathieu : « Nommer les choses jusqu’à ce qu’elles soient insupportables », mai 2021
☰ Lire notre article « Le chien de Diogène : imaginaire, mémoire et politique », Adeline Baldacchino, septembre 2019
☰ Lire notre article « Goliarda Sapienza : vivre absolument », David Guilbaud, février 2019
☰ Lire notre abécédaire d’Annie Ernaux, décembre 2018
☰ Lire notre article « Annie Ernaux — ne pas (se) raconter d’histoires », Laélia Véron, novembre 2017
☰ Lire notre article « Traduire ? Accomplir son voyage dans la langue », Maya Mihindou, juin 2016