Rencontre avec Marc Graciano : le souffle de la littérature


Entretien inédit pour le site de Ballast

Depuis Liberté dans la mon­tagne, publié au début des années 2010, Marc Graciano s’attache à façon­ner une langue propre — cher­che­rait-on des équi­va­lents dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine fran­co­phone que rien ne nous vien­drait dans l’immédiat. Voici sept romans qu’il nous mène de manière qua­si conti­nue dans un Moyen Âge fan­tas­mé, où la vio­lence se dis­pute avec la recons­truc­tion et le soin. Les ermites côtoient les ours ; des hommes et des femmes che­minent dans un but qui nous échappe ; sages, parias et gué­ris­seurs se croisent de loin, en retrait des villes. Infirmier psy­chia­trique au quo­ti­dien, Marc Graciano regagne, le soir venu, le four­gon dans lequel il vit. Il y écrit par­fois. Mais c’est à l’écart, dans des pay­sages de mon­tagne et de forêt, que la com­po­si­tion de ses textes avance plus volon­tiers — son pro­jet en cours est vaste : un « Grand poème » de plu­sieurs mil­liers de pages, dont quelques mor­ceaux paraissent de temps à autre. Nous le retrou­vons dans un mas­sif de France. Dehors, la pluie tombe sur le son des cloches ; au sec, un chien baille. Son œuvre ne se livre pas tou­jours aisé­ment ; l’auteur, lui, le fait avec une bon­ho­mie que ses écrits ne pré­sa­geaient pas. 


Vous êtes arri­vé tar­di­ve­ment à l’écriture : votre pre­mier livre a paru tan­dis que vous aviez 47 ans. Comment se pose, alors, la ques­tion de la forme ?

J’ai été vic­time, en quelque sorte, de la culture actuelle : j’ai essayé d’écrire de manière blanche, d’abord, avec peu de voca­bu­laire. J’essayais de lut­ter contre mon fond, ce que je suis. Puis je me suis déci­dé à écrire comme je le sou­hai­tais vrai­ment — je me sou­viens encore de ce jour pré­cis : ça a été l’imparfait, des « et », des vieux mots… Je me suis aper­çu que j’avais beau­coup de vieux mots en moi. Alors je les ai mis. Je me suis dit que si le résul­tat avait l’air sur­an­né, ça n’était rien, c’était seule­ment moi. Ça a été le début de Liberté dans la mon­tagne. Depuis, j’essaie d’être fidèle. Il y a cette cita­tion de Borges que j’aime bien, qui dit en sub­stance que la sin­cé­ri­té, pour un écri­vain, c’est d’être fidèle à son ima­gi­naire. Je ne suis pas dans une lit­té­ra­ture de la véri­té, per­son­nelle ou sociale ; je veux avant tout être sin­cère avec ma manière de chan­ter. Il y a peut-être une immo­des­tie à pen­ser pou­voir ame­ner un rap­port à une langue qui se renou­velle, où les mots ont du corps.

Plutôt que d’une langue neuve, vous par­lez par­fois d’une langue « noëlle »…

« Mais la lit­té­ra­ture contem­po­raine, c’est le non-style, l’écriture blanche, le degré zéro de l’écriture… Le grand truc, désor­mais, serait qu’il ne faut pas que l’écriture se voie. »

La langue noëlle n’est pas une langue ancienne. J’emploie beau­coup ce terme pour par­ler de ce que j’écris en ce moment sur Jeanne d’Arc. Écrire sur cette der­nière avec une langue du XVe siècle n’aurait pas d’intérêt — autant lire les livres de l’époque. Le pro­jet est de retrou­ver l’élan interne qui ani­mait les pre­miers écri­vains et poètes. Je m’appuie beau­coup sur l’anthropologue Marcel Jousse pour réflé­chir à ça. Il a par­lé de « ryth­mo-mimie », de « mimisme », qu’il dis­tingue de l’imitation. Il prend l’exemple de l’eucharistie chré­tienne : lorsque les chré­tiens prennent l’hostie, ils ne singent pas la scène pre­mière, au moment où le Christ par­ta­gea le pain, mais essaient de revivre en eux ce qu’ont éprou­vé les pre­miers chré­tiens. En recréant le sen­ti­ment, ils recréent le geste. Ce mime, on le fait tous, et les enfants les pre­miers : recréer en soi l’élan qu’on ima­gine en l’autre, qui lui fait faire quelque chose, et qui nous fera faire quelque chose ensuite. Si on revient aux mots, l’idée est de se mettre dans l’état sup­po­sé de ceux qui ont employé un terme pour la pre­mière fois. La langue noëlle, c’est aus­si une langue per­for­ma­tive1. Pour Barthes et quelques autres, c’est ce qu’il fal­lait ban­nir : ils lui pré­fé­raient une langue neutre — de nou­veau, je ne suis pas vrai­ment dans l’air du temps. Je crois que le lan­gage peut réa­li­ser l’imaginaire ; par­fois, je me dis que je suis réa­li­sa­teur avec les mots — ce qui serait la pre­mière défi­ni­tion de poète : le poète confec­tionne, fait des choses avec des mots, fait apparaître.

Ce qu’on pour­rait aus­si appe­ler le « style ».

Je suis tout à fait d’accord avec Céline sur ce point : il n’y a que le style, les his­toires sont tou­jours les mêmes2. C’est ce qui me plaît dans l’écriture : il s’agit de trou­ver un style per­son­nel — tout le monde peut trou­ver le sien. Mais la lit­té­ra­ture contem­po­raine, c’est le non-style, l’écriture blanche, le degré zéro de l’écriture… Je com­prends sa néces­si­té : on a connu un style à ce point ampou­lé qu’à un moment, ça s’est impo­sé. Mais c’est deve­nu une écri­ture dia­phane. Neurasthénique. Il n’y a pas de den­si­té, pas de prise directe avec le monde, c’est dépri­mant… Beaucoup invoquent Flaubert — faus­se­ment, à mon sens. Son style est remar­quable, au sens pre­mier du terme : on le remarque dans ses livres, il y a une manière, la sienne. Le grand truc, désor­mais, serait qu’il ne faut pas que l’écriture se voie. Mais moi je veux voir la manière ! Une grande par­tie de la lit­té­ra­ture contem­po­raine me déplaît, pour cette rai­son ; je ne la lis donc pas. En revanche, je conti­nue de lire des cri­tiques. Pour me mettre en colère, par­fois — Le Masque et la plume, par exemple. Eux, en plus de faire du spec­tacle, ils n’aiment pas le style : il leur faut Houellebecq. La cri­tique lit­té­raire, aujourd’hui, est au Matricule des anges, dans En atten­dant Nadeau, dans La Femelle du requin, dans des revues comme la vôtre, chez des ama­teurs qui écrivent sur Internet…

[Adolf Wölfli]

Y a-t-il tout de même quelques contem­po­rains que vous appréciez ?

J’aime bien Michon. Même, je l’admire. J’apprécie écou­ter Bergounioux, que je n’ai pas autant lu. Et il y a Quignard. Je dois admettre que j’ai du mal avec la psy­cho­lo­gie. Ça peut don­ner de grandes choses — lorsque Nathalie Sarraute s’empare de l’enfance, c’est toute l’Enfance qui vient — mais beau­coup dis­sèquent leur per­sonne, emploient le lan­gage socio­lo­gique, font du réa­lisme social. Je pré­fère les vieux mythes, l’imaginaire qui porte des élé­ments sym­bo­liques, des arché­types, comme dit Jung. Et là-des­sus, le souffle. Il faut que ça ait de la gueule.

Dans Le Soufi, vous décri­vez le hoche­ment de tête d’un petit homme. Ce serait un « signe de com­pré­hen­sion extrême, en signe que le petit homme ne s’étonnait ni s’horrifiait aucu­ne­ment, en signe que le petit homme ne jugeait rien, en signe que le petit homme pre­nait acte ». Prendre une image, la déplier, décrire, puis fina­le­ment prendre acte. Serait-ce une défi­ni­tion de votre écriture ?

Je ne réflé­chis pas trop à ce que je fais quand j’écris. Ce que je vais dire tient donc à ce que j’ai pu com­prendre depuis quelques années. Je n’ai pas de pré­ten­tion au réa­lisme, his­to­rique ou social. Il s’agit de faire vivre comme réelles mes images internes, de les réa­li­ser. Je pense qu’il y a quelque chose d’objectiviste, au sens où on a pu le dire concer­nant Hemingway, qui m’a d’ailleurs beau­coup mar­qué. Je décris objec­ti­ve­ment mon ima­gi­naire. Beaucoup d’actions, d’actes : prendre acte de l’existant, oui, avec une sus­pen­sion du juge­ment — ce qui n’est peut-être pas tou­jours vrai. Il y a quelques valeurs morales qui sourdent : on voit bien que le petit homme, dans Le Soufi, est un soi­gnant. C’est un homme bien, du côté du bon. Il n’est pas mora­li­sa­teur, mais il est moral, dans le don, l’offrande, le soin. Ce qui est bien avec l’imaginaire c’est que tout le monde sym­bo­lique affleure : ce petit homme, on pour­rait le rap­pro­cher de bien des figures mythiques.

« Objectiviste », dites-vous. Si on joue le jeu de la défi­ni­tion, on pour­rait avan­cer le mot « natu­ra­liste ». Non comme on l’a dit de Zola, mais à l’instar de celles et ceux qui explorent la nature dans le but d’en décrire toute la diver­si­té. On sent chez vous la volon­té d’épuiser une situa­tion ou une image.

« À une époque de ma vie, j’ai eu la ten­ta­tion de tout décrire : ce que je voyais, ce que je vivais. Je par­tais avec ma bagnole et je tâchais de tout nommer. »

C’est tout à fait ça. Il y a cette d’idée d’épuiser l’objet et les mots. D’aller de l’infiniment gros à l’infiniment petit. Dès lors qu’on se rap­proche d’un objet, on peut trou­ver un autre mot pour mieux décrire. Parfois, d’ailleurs, je trouve que je ne vais pas assez loin. J’aimerais m’enfoncer dans une des­crip­tion… Il y a des cri­tiques qui parlent du syn­drome de la cas­quette de Charles Bovary, pour cri­ti­quer ça, jus­te­ment. Au début de Madame Bovary, Flaubert décrit la cas­quette de Charles avec tel­le­ment de détails qu’à la fin on ne voit plus la cas­quette. Elle devient un monde. L’écrivain Maxime Du Camp avait deman­dé à Flaubert, je crois, de virer ce pas­sage — il l’a gar­dé. Je com­prends ça et j’aime bien. Dans le même sens, il y a un livre qui m’a mar­qué enfant : L’Homme qui rétré­cit, de Richard Matheson. Au début, le per­son­nage angoisse. Il perd peu à peu sa condi­tion humaine : il est marié mais devient un enfant ; puis il doit se pro­té­ger du chat de la mai­son qui le prend pour une sou­ris ; puis il doit lut­ter contre une arai­gnée. À chaque fois qu’il dimi­nue de taille, tout un monde qu’il ne voyait pas s’ouvre à lui. De la même manière, en lit­té­ra­ture, on peut chan­ger d’échelle et cher­cher à épui­ser les choses — ce à quoi on n’arrive jamais, puisque c’est infini.

C’est une sorte de flux ?

Il y a quelque chose qui m’emporte, puis j’essaie d’aller jusqu’au bout, jusqu’à ce que ça s’éteigne. Ce que je cherche, c’est ce moment où l’image s’anime, m’emporte, et où je n’ai qu’à décrire l’image. Souvent, il y a une dif­fluence — alors je suis retar­dé, parce qu’il y a ça de plus à écrire, puis ça… L’écriture devient un sport de glisse. Dans Le Charivari, un texte à venir, je tente de pous­ser plus loin en ce sens — ce qui, peut-être, n’est pas tel­le­ment digeste pour le lec­teur… À une époque de ma vie, j’ai eu la ten­ta­tion de tout décrire : ce que je voyais, ce que je vivais. Je par­tais avec ma bagnole et je tâchais de tout nom­mer. Mais, le len­de­main, le puits se rem­plis­sait de nou­veau. Cette démarche épuise mais elle est épui­sante, aus­si — les mots peuvent prendre la tête. Je me suis dit qu’il fal­lait que j’utilise cette obses­sion plu­tôt que de lut­ter contre. C’est cette atti­tude interne qui a pré­cé­dé Liberté dans la mon­tagne. J’accepte « natu­ra­liste », mais je manie des symboles.

[Adolf Wölfli]

Vous vous êtes essayé, avec Au pays de la fille élec­trique, à réécrire un livre pré­cé­dent, Une forêt pro­fonde et bleue, pas­sant d’un ima­gi­naire médié­viste à un autre, contem­po­rain  on retrouve des ancrages tem­po­rels, géo­gra­phiques, des noms de marques. À un moment, on se trouve à l’intérieur d’« un cer­tain hôpi­tal dans un cer­tain dépar­te­ment fran­çais ». Pourquoi avoir trans­po­sé un texte d’imagination dans ce monde moderne que vous ne sem­blez pas tel­le­ment goû­ter ?

Je vou­lais voir si je pou­vais y arri­ver : j’ai du mal à écrire sur le monde actuel. Je dois dire que ce n’est pas le livre que je pré­fère. Mais j’ai reten­té le coup : au prin­temps pro­chain, je vais publier l’histoire d’une fille qui voyage en cam­ping-car. J’ai trou­vé une uni­té de lieu — ce pour­rait être le Jura ou le Vercors, avec des pistes cal­caires, des places de char­ge­ment de bois. Mais c’est tel­le­ment réduit que ça en devient intem­po­rel. Il aura une forme inter­mé­diaire : ça pour­rait être un temps et un lieu indé­ter­mi­né. Ça sor­ti­ra aux édi­tions du Tripode et ça s’appellera Shamane parce que cette fille est un peu déjan­tée, déran­gée — au sens de Péguy, lorsqu’il par­lait du Christ : pour lui, « déran­gé », c’est être sor­ti du rang.

L’historien de la lit­té­ra­ture Antoine Compagnon a pro­po­sé six cri­tères pour défi­nir l’anti-modernisme. Certains sont absents de vos livres — la contre-révo­lu­tion, le pes­si­misme, le péché ori­gi­nel — mais d’autres affleurent, non ? 

Lesquels ?

Le sacré, le style et le sublime.

« C’est pour ça que Péguy écrit sur Jeanne d’Arc, et c’est ça qui m’a don­né envie d’écrire sur elle : l’idée qu’un être neuf peut tout reprendre et refaire. »

Déjà, il faut se méfier du monde moderne, oui. Ses cham­pions ont la capa­ci­té de tout ren­ver­ser. La langue du mana­ge­ment et des com­mu­ni­cants est en train de gagner l’oral, mais éga­le­ment l’écrit. Jaime Samprun dit quelque chose comme ça dans Défense et illus­tra­tion de la nov­langue fran­çaise ; il parle d’une nov­langue orwe­lienne où les mots perdent leur capa­ci­té per­for­ma­tive : ils n’ont plus de corps, plus de sang, ce sont des ersatz de mots. Parfois, ils peuvent même dire l’inverse de leur sens ori­gi­nel. Semprun, dans mon sou­ve­nir, pré­tend que le fran­çais ne s’y est que trop bien prê­té ces der­niers temps… Lorsque j’ai com­men­cé à écrire, il y avait cette idée de retrou­ver un lan­gage où le mot et la chose sont équi­va­lents. Il s’agissait, d’une cer­taine manière, de s’opposer au lan­gage poly­sé­mique reven­di­qué par Barthes. Je pré­fère une langue mono­sé­mique : une chose, un mot, et on ne joue pas. J’ai vou­lu retrou­ver un rap­port naïf aux mots : pas d’ironie, de caus­ti­ci­té, de second degré.

Donc par­tout le pre­mier degré ?

Le monde archaïque où le lan­gage a sa force pre­mière, celle de créer une réa­li­té. Vous disiez « contre-révo­lu­tion », « pes­si­misme », « péché ori­gi­nel », et en effet, je ne suis pas dedans. Je ne suis plus révo­lu­tion­naire, certes : la vio­lence en poli­tique, les grandes masses qui se mettent en mou­ve­ment, je ne suis plus pre­neur. L’Histoire nous a appris que ce sont des mil­lions de morts pour un même résul­tat. Mais je ne suis pas un nos­tal­gique de l’Ancien régime pour autant ! Je m’étonne que des per­sonnes comme Péguy et Bernanos en men­tionnent des qua­li­tés. Le péché, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas dans la lit­té­ra­ture du mal, de l’opposition entre le bien et le mal. Je ne suis ni pes­si­miste, ni opti­miste. Quelque chose sort et c’est ain­si : je serais proche des boud­dhistes, en ce sens. Il faut prendre le monde comme il est — ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas le chan­ger. Il ne s’agit pas d’une sou­mis­sion totale au monde. Mais il y a cette idée chère à Péguy, qu’on retrouve chez Nietzsche, d’un éter­nel retour : tout peut rede­ve­nir neuf. C’est pour ça que Péguy écrit sur Jeanne d’Arc, et c’est ça qui m’a don­né envie d’écrire sur elle aus­si : l’idée qu’un être neuf peut tout reprendre et refaire. Mais il y a tout de même des aspects du monde moderne que j’aime bien !

Qui sont ?

Au Moyen Âge, tu ne pou­vais pas te déran­ger. Jeanne d’Arc, elle, s’est dépla­cée, elle s’est même dégen­rée, en par­tie. Elle a fait la guerre, un métier d’homme, elle s’est tra­ves­tie en homme… On pour­rait aller jusqu’à en faire un per­son­nage trans — parce qu’elle l’était, dans le sens où elle a transgressé.

[Adolf Wölfli]

Beaucoup de vos per­son­nages sont d’ailleurs des reli­gieux en marge, des mys­tiques — un mège, un gyro­vague… Revenons au mot « sacré ».

Mon sacré est maté­ria­liste. J’aime l’idée qu’il y ait du sacré et de la poé­sie dans l’existant. Je ne crois pas du tout en un Dieu dis­tinct de sa créa­tion : Dieu, c’est ce qui est. Dieu n’a pas d’esprit, n’a pas de volon­té, pas de per­sonne ; le monde phy­sique, voi­là Dieu. Donc un infâme tueur autant qu’un soi­gnant. Si la ques­tion du bien et du mal se pose, ce sont les humains qui le font. Ce sacré maté­ria­liste, que j’ai beau­coup de mal à défi­nir, serait ce sen­ti­ment qui sur­git face au monde, à sa beau­té et ses mys­tères. Une per­sonne qui me l’a fait sen­tir est Llewelyn Powys, un fils de pas­teur gal­lois qui a dit ne pas croire en Dieu mais s’est trou­vé pris d’un sen­ti­ment sacré vis-à-vis du monde, qu’il appelle « poé­sie du monde ». Il se sait venir du néant, sait qu’il y retour­ne­ra et que la durée de l’existence est un cli­gne­ment d’œil par rap­port à l’infini du cos­mos. Mais, pour­tant, il per­çoit quelque chose — c’est ce sen­ti­ment-là qu’il appelle, comme moi, le sacré. Ce serait quelque chose de plus imma­nent que de trans­cen­dant. Et Powys fait vivre ça en plus de l’écrire. Il relate par exemple l’observation d’une hase [femelle du lièvre, ndlr], qu’il sur­prend en train de boire à un trou d’eau, une mare. Il décrit le son pro­duit quand elle lape l’eau, com­ment ce son s’évade dans le cos­mos. C’est magni­fique. Un autre écri­vain me le fait vivre : Mario Rigoni Stern. Dans la des­crip­tion du monde natu­rel, sou­vent, il y a le constat de quelque chose d’inépuisable, qui échappe au consu­mé­risme. On en revient à la ten­ta­tive d’épuisement : ça échoue, on ne peut pas épui­ser le monde — c’est ça, aus­si, qu’aimaient les anti­mo­dernes et les ren­daient méfiants envers le scien­tisme, par exemple.

Céline disait, pour par­ler du tra­vail for­mel de l’écrivain : « Les peintres ont aban­don­né le sujet peu à peu. J’ai ten­té la même aven­ture. » Et il se réfé­rait à Cézanne, Vlaminck, Picasso… La pein­ture vous travaille-t-elle ?

« Ce sacré maté­ria­liste, que j’ai beau­coup de mal à défi­nir, serait ce sen­ti­ment qui sur­git face au monde, à sa beau­té et ses mystères. »

Non, à part Brueghel et Bosch, pour les images. Mais j’ai tou­jours été un peu fas­ci­né par les minia­tures médié­vales ou les vitraux, pour leur côté lumi­neux. Dans mes livres les choses sont sou­vent lumi­nes­centes, d’ailleurs, opa­les­centes. Les choses émettent une lumière interne. Dans le texte sur Jeanne d’Arc, une scène montre la che­vau­chée qui arrive dans un vil­lage habi­té de petits êtres. Les huttes émettent, comme par elles-mêmes, de la lumière. On peut pen­ser à Rimbaud, aux hal­lu­ci­na­tions, aux Illuminations. Ces der­niers poèmes, à ce pro­pos, devaient s’appeler « Coloured plates » à l’origine — des assiettes en céra­mique peintes, vive­ment colo­rées. En ce sens, je serais un peu coloriste.

Vous men­tion­niez la cri­tique lit­té­raire. Un écri­vain et tra­duc­teur qu’on appré­cie, Claro, la pra­tique — et vous a salué quelques fois. Nous lui avons deman­dé s’il avait une ques­tion à vous poser. Il nous a suggé­ré la sui­vante : quelles sont vos prin­ci­pales influences poétiques ?

En poé­sie, j’ai eu deux grands « influen­ceurs » — il faut que je fasse atten­tion, je suis plus poreux que je le crois et le reven­dique à la langue moderne. (rires) Rimbaud et Whitman. (Il récite quelques vers.) Dans « Song of Myself » Whitman ne fait que par­ler de sen­sa­tions, de visions, d’actions qu’il voit ; on sent qu’il a un amour infi­ni pour le monde et les humains. Il y a une éner­gie énorme. Il a cette phrase que j’aime beau­coup : « Je ne suis pas conte­nu entre mon cha­peau et mes bottes. » J’aime ces deux poètes pour ce sens vision­naire : avoir des visions et les décrire. Jeune adulte, j’ai été fas­ci­né par Rimbaud, les Illuminations et Une sai­son en enfer, sur­tout. Enfant, on nous pré­sente les pre­mières poé­sies qui sont aus­si très belles : « Ma bohème », « Sensation ». (Il récite ce der­nier poème et conclut : « Voilà, il a tout dit. ») Saint-John Perse aus­si. Pour Emerson, il faut avoir des noms de choses afin de phi­lo­so­pher. Il dit ne pas sou­hai­ter d’un monde qui ne soit pas phy­sique. Saint-John Perse a tout un voca­bu­laire de géo­graphe, de chi­miste. C’est très sen­sa­tion­nel, ou sensuel.

[Adolf Wölfli]

À vous lire, avec ces longues phrases où le pro­pos se reprend sans cesse, on pense for­cé­ment à l’écrivain Claude Simon

Claude Simon ! On n’en a pas par­lé encore, c’est vrai. C’est une per­sonne qui a pu m’influencer, oui. Pour faire naître du réel, c’est un vrai poète. Je ne lis pas for­cé­ment ses livres en entier — je crois avoir seule­ment lu L’Acacia et La Route des Flandres. Mais lorsque je prends deux pages de Tryptique, de La Bataille de Pharsale, c’est comme si le réel me sau­tait à la gueule. Leçon de choses m’a mon­tré com­ment créer du réel avec des mots. C’est là que je me suis ren­du compte que j’avais du goût pour ça. Chez Simon, ce mor­ceau de réel, c’est tou­jours une scène décrite à tra­vers la mémoire — il admi­rait beau­coup Proust. (Il prend un livre de Claude Simon sur la table, qu’il ne connaît pas, le feuillette et en lit un pas­sage.) « Sous la mon­tagne de nuages la frange san­glante se tein­tait de bistre » : les mots sont justes. On pour­rait se dire qu’il fait seule­ment des effets poé­tiques, mais un mur de nuages, c’est bien une frange. Bon, il y a « san­glante », aus­si. Moi j’aurais mis « san­guine ». (rires) Claude Simon, au XXe siècle, je le mets au niveau de Proust, Céline, Albert Cohen. Cohen te tient en haleine avec quelque chose d’aussi simple qu’un fonc­tion­naire qui s’organise pour ne rien faire en don­nant l’impression de tra­vailler — des dos­siers qu’il tire de ses tiroirs, qu’il replace… Simon c’est pareil, mais lui, il décrit la guerre.

Parmi les vivants, vous par­liez de Pierre Michon : lui aus­si a eu ce rap­port intense, jeune, avec Rimbaud.

« Péguy disait ne pas avoir fait de crise : que socia­liste et chré­tien, c’était la même chose. Il n’est jamais ren­tré dans une église. »

J’avais lu son Rimbaud le fils, ado­les­cent. Puis je l’ai oublié. Je me suis fait l’idée, ensuite, qu’il était un écri­vain mini­ma­liste. Puis je l’ai retrou­vé et je me suis aper­çu que c’était un lyrique : il chante les minus­cules, mais il les chante vrai­ment et il chante le monde en même temps. J’ai beau­coup aimé Abbés et Les Onze, où une cri­tique sociale affleure, presque mar­xiste, sur l’accumulation des richesses, géné­ra­tion après géné­ra­tion. Ce que j’aime chez Michon, c’est aus­si sa manière de par­ler de l’inspiration — il a une belle expres­sion pour la décrire : « le roi vient quand il veut ». Jacques Abeille dit quelque chose d’approchant, sur l’élan créa­teur. Qui d’autre défend ça aujourd’hui ? Tout le monde parle de tra­vail, se dépeint en arti­san. Et, encore une fois, tout le monde invoque Flaubert. Pour moi l’écriture n’est pas un tra­vail. C’est un jeu, éprou­vant par­fois, qui consiste à rendre réel un ima­gi­naire. Je ne rejoins pas Céline sur ce point — je ne crois pas qu’il faille mettre sa peau sur la table — ou Flaubert, qui, en écri­vant Salammbô, ne fait que se plaindre et se com­pare à un bagnard en train de cas­ser des cailloux sur la route. Si c’est tant ingrat, pour­quoi le faire ? Je soup­çonne Flaubert de men­tir. Il devait avoir des moments d’inspiration, de plai­sir, d’élan ! Si on prend la scène des comices, par exemple, dans Madame Bovary, c’est de la poé­sie pure : deux êtres se rap­prochent au milieu d’une foule et il décrit tout, les mou­ve­ments, les bruits… Il dit avoir mis six mois pour l’écrire. D’accord. Mais dans un pre­mier temps il a dû être por­té par quelque chose.

En remon­tant une éta­gère de librai­rie depuis votre nom, on tombe sur Gracq, dont vous par­ta­gez l’éditeur, puis Giono. Dans Les Vraies richesses, il écrit : « Mêlé au mag­ma panique, je suis toutes les vies. Je suis mélan­gé d’arbres, de bêtes et d’éléments. » Vous recon­nais­sez-vous dans ces mots ?

Je me recon­nais beau­coup dans le Giono pre­mière manière : Regain, Colline, Un de Baumugnes… Le Giono deuxième main, où il essaye d’aller vers Stendhal, j’aime moins. Je pré­fère le Giono panique, pan­théiste. Quand je par­lais du sacré, c’était ça. À cet égard, mes per­son­nages reli­gieux sont plus des mys­tiques que des clé­ri­caux. C’était le cas de Péguy, aus­si. Il disait ne pas avoir fait de crise : que socia­liste et chré­tien, c’était la même chose. Il n’est jamais ren­tré dans une église. Dans la même veine, en ce moment je m’intéresse à Simone Weil, je lis La Personne et le sacré. Elle était anti­clé­ri­cale, anar­chiste, elle a ral­lié la colonne Durruti en Espagne. Lorsqu’elle parle de ce qu’elle appelle « l’impersonnel », on n’est pas loin du « soi » boud­dhiste. Selon elle, pour atteindre l’impersonnel, il faut ren­for­cer sa per­sonne avant de s’oublier. Weil per­met de dépas­ser l’individualisme de Stirner.

[Adolf Wölfli]

Vous met­tez en scène essen­tiel­le­ment des indi­vi­dus, sauf à un moment : dans Embrasse l’ours, un groupe de bala­dins est décrit col­lec­ti­ve­ment, le seul col­lec­tif envers lequel vous sem­blez mon­trer de la sympathie…

C’est la com­mu­nau­té idéale. Pour moi ce serait ça, l’anarchisme réa­li­sé. Un petit col­lec­tif, presque tri­bal ; un patriarche et une vieille pour seule hié­rar­chie ; un grand paci­fisme. Ils sont un peu hip­pies, aus­si. C’est l’anarchie dans les mon­tagnes d’une cer­taine manière — ce qui devait être le titre de Liberté dans la mon­tagne. Une sorte de petit slo­gan per­son­nel. Pour moi, la mon­tagne a long­temps été un lieu non pas de contre-pou­voir, mais un lieu sans pou­voir : un lieu où on peut s’évader, dis­pa­raître, échap­per aux forces éta­tiques, à la police… Mais c’est peut-être un lieu interne, fina­le­ment. On peut aus­si avoir le sen­ti­ment de quelque chose d’intact, enfin — ce qui n’est pour­tant pas tout à fait vrai.

Dans ce même livre, vous com­men­cez par décrire la vie d’une ourse, puis d’un our­son. Comment avez-vous pro­cé­dé ?

« Pour moi ce serait ça, l’anarchisme réa­li­sé. Un petit col­lec­tif, presque tri­bal. C’est l’anarchie dans les mon­tagnes en quelque sorte. »

Ce qui est sûr, c’est que ça n’est pas un repor­tage ani­ma­lier, même si j’en ai regar­dé quelques-uns pour l’écrire. J’ai lu plu­sieurs livres sur les repré­sen­ta­tions de l’ours. Mais je n’ai pas eu besoin de me docu­men­ter beau­coup — à part pour savoir si les our­sons nais­saient avec des poils ou non. (rires) Ce sont des ani­maux très forts, sym­bo­li­que­ment. Deleuze dit de belles choses sur la manière de faire par­ler les ani­maux ou un idiot ; il parle de « deve­nir ». Stéphane Audeguy, dans Histoire du lion Personne, y est par­ve­nu. Dans mon livre, j’ai essayé de prendre le point de vue de l’ourse, par moments, pour signa­ler qu’elle est bien chez elle. Je crois qu’on a la capa­ci­té de s’identifier à un ani­mal, à ce qu’on ima­gine qu’il per­çoit — ce qu’on appelle de l’identification pro­jec­tive en psy­cho­lo­gie. On en revient au « mimisme ».

On voit, ces temps-ci, une recru­des­cence d’écrits sou­cieux de sai­sir au plus près la vie ani­male.

« Zoopoétique », « éco­poé­tique », « géo­poé­tique »… En fait, ça m’inquiète un peu. J’ai peur que ça devienne un cou­rant. Dans les années 1990, par­ler de la nature était has been. Aujourd’hui, il n’y a plus que ça ! Ça va rem­pla­cer l’autofiction et la bio­fic­tion. Certains le font bien : chez Corti, par exemple, dans la col­lec­tion Biophilia, où les livres sont sou­vent bien écrits. Mais cer­tai­ne­ment que Gallimard va en faire une col­lec­tion, ou qu’ils vont en ache­ter une déjà constituée…

[Adolf Wölfli]

Votre entre­prise lit­té­raire n’est pas banale, vous main­te­nez une langue que vous savez être peu acces­sible et vous sem­blez mener une exis­tence qui n’est pas conven­tion­nelle. Ça donne quelle « place », ça, dans le monde lit­té­raire français ?

Si je devais en occu­per une, ce serait celle dont nous par­lions : recréer une langue neuve, trou­ver un che­min vers le pre­mier sens des mots. Au fond, je suis un anti­mo­derne prêt à toutes les folies du monde moderne ! On est dans un monde où tout flue, comme le dit Zygmunt Bauman. Soit ! Mais pour accom­pa­gner ces mou­ve­ments, il ne faut pas une nov­langue de com­mu­ni­cants — sinon on est fou­tus. Il faut une langue enra­ci­née dans le monde phy­sique, faite de noms de choses.

À la marge ne signi­fie pas néces­sai­re­ment en dehors des messes mar­chandes. Pour signi­fier son rap­port à l’industrie lit­té­raire, Claro refuse le prin­cipe même des prix.

Je l’aime bien pour ça, jus­te­ment ! Je fais de même, quels que soient les prix. C’est un posi­tion­ne­ment éthique. Déjà, en tant que lec­teur, je n’ai jamais tenu compte d’un quel­conque prix : on dirait le cham­pion­nat de France des écri­vains. Mais il y a un risque à vous confier publi­que­ment ce refus : ça pour­rait sem­bler une manière d’attirer l’attention, une posi­tion qui serait per­çue comme stra­té­gique… À tort, évidemment.


Photographie de vignette : Jean-Luc Bertini
Illustration de ban­nière : Carlo Zinelli


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  1. Se dit d’un verbe dont l’énonciation consti­tue simul­ta­né­ment l’action qu’il exprime.[]
  2. « Des écri­vains, ne m’intéressent que les gens qui ont un style. S’ils n’ont pas de style, ils ne m’intéressent pas. Mais des his­toires, il y en a plein la rue : j’en vois par­tout des his­toires, plein les com­mis­sa­riats, plein les cor­rec­tion­nelles, plein votre vie. Tout le monde a une his­toire, mille his­toires. C’est rare un style, Monsieur. Un style ? Il y en a un, deux, trois par géné­ra­tion. » Intervention de Louis-Ferdinand Céline dans l’émission « Lecture pour tous », ani­mée par Pierre Dumayet, en juillet 1957.[]

REBONDS

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