Rencontre avec Marc Graciano : le souffle de la littérature


Entretien inédit pour le site de Ballast

Depuis Liberté dans la mon­tagne, publié au début des années 2010, Marc Graciano s’at­tache à façon­ner une langue propre — cher­che­rait-on des équi­va­lents dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine fran­co­phone que rien ne nous vien­drait dans l’im­mé­diat. Voici sept romans qu’il nous mène de manière qua­si conti­nue dans un Moyen Âge fan­tas­mé, où la vio­lence se dis­pute avec la recons­truc­tion et le soin. Les ermites côtoient les ours ; des hommes et des femmes che­minent dans un but qui nous échappe ; sages, parias et gué­ris­seurs se croisent de loin, en retrait des villes. Infirmier psy­chia­trique au quo­ti­dien, Marc Graciano regagne, le soir venu, le four­gon dans lequel il vit. Il y écrit par­fois. Mais c’est à l’é­cart, dans des pay­sages de mon­tagne et de forêt, que la com­po­si­tion de ses textes avance plus volon­tiers — son pro­jet en cours est vaste : un « Grand poème » de plu­sieurs mil­liers de pages, dont quelques mor­ceaux paraissent de temps à autre. Nous le retrou­vons dans un mas­sif de France. Dehors, la pluie tombe sur le son des cloches ; au sec, un chien baille. Son œuvre ne se livre pas tou­jours aisé­ment ; l’au­teur, lui, le fait avec une bon­ho­mie que ses écrits ne pré­sa­geaient pas. 


Vous êtes arri­vé tar­di­ve­ment à l’é­cri­ture : votre pre­mier livre a paru tan­dis que vous aviez 47 ans. Comment se pose, alors, la ques­tion de la forme ?

J’ai été vic­time, en quelque sorte, de la culture actuelle : j’ai essayé d’é­crire de manière blanche, d’a­bord, avec peu de voca­bu­laire. J’essayais de lut­ter contre mon fond, ce que je suis. Puis je me suis déci­dé à écrire comme je le sou­hai­tais vrai­ment — je me sou­viens encore de ce jour pré­cis : ça a été l’im­par­fait, des « et », des vieux mots… Je me suis aper­çu que j’a­vais beau­coup de vieux mots en moi. Alors je les ai mis. Je me suis dit que si le résul­tat avait l’air sur­an­né, ça n’é­tait rien, c’é­tait seule­ment moi. Ça a été le début de Liberté dans la mon­tagne. Depuis, j’es­saie d’être fidèle. Il y a cette cita­tion de Borges que j’aime bien, qui dit en sub­stance que la sin­cé­ri­té, pour un écri­vain, c’est d’être fidèle à son ima­gi­naire. Je ne suis pas dans une lit­té­ra­ture de la véri­té, per­son­nelle ou sociale ; je veux avant tout être sin­cère avec ma manière de chan­ter. Il y a peut-être une immo­des­tie à pen­ser pou­voir ame­ner un rap­port à une langue qui se renou­velle, où les mots ont du corps.

Plutôt que d’une langue neuve, vous par­lez par­fois d’une langue « noëlle »…

« Mais la lit­té­ra­ture contem­po­raine, c’est le non-style, l’é­cri­ture blanche, le degré zéro de l’é­cri­ture… Le grand truc, désor­mais, serait qu’il ne faut pas que l’é­cri­ture se voie. »

La langue noëlle n’est pas une langue ancienne. J’emploie beau­coup ce terme pour par­ler de ce que j’é­cris en ce moment sur Jeanne d’Arc. Écrire sur cette der­nière avec une langue du XVe siècle n’au­rait pas d’in­té­rêt — autant lire les livres de l’é­poque. Le pro­jet est de retrou­ver l’é­lan interne qui ani­mait les pre­miers écri­vains et poètes. Je m’ap­puie beau­coup sur l’an­thro­po­logue Marcel Jousse pour réflé­chir à ça. Il a par­lé de « ryth­mo-mimie », de « mimisme », qu’il dis­tingue de l’i­mi­ta­tion. Il prend l’exemple de l’eu­cha­ris­tie chré­tienne : lorsque les chré­tiens prennent l’hos­tie, ils ne singent pas la scène pre­mière, au moment où le Christ par­ta­gea le pain, mais essaient de revivre en eux ce qu’ont éprou­vé les pre­miers chré­tiens. En recréant le sen­ti­ment, ils recréent le geste. Ce mime, on le fait tous, et les enfants les pre­miers : recréer en soi l’é­lan qu’on ima­gine en l’autre, qui lui fait faire quelque chose, et qui nous fera faire quelque chose ensuite. Si on revient aux mots, l’i­dée est de se mettre dans l’é­tat sup­po­sé de ceux qui ont employé un terme pour la pre­mière fois. La langue noëlle, c’est aus­si une langue per­for­ma­tive1. Pour Barthes et quelques autres, c’est ce qu’il fal­lait ban­nir : ils lui pré­fé­raient une langue neutre — de nou­veau, je ne suis pas vrai­ment dans l’air du temps. Je crois que le lan­gage peut réa­li­ser l’i­ma­gi­naire ; par­fois, je me dis que je suis réa­li­sa­teur avec les mots — ce qui serait la pre­mière défi­ni­tion de poète : le poète confec­tionne, fait des choses avec des mots, fait apparaître.

Ce qu’on pour­rait aus­si appe­ler le « style ».

Je suis tout à fait d’ac­cord avec Céline sur ce point : il n’y a que le style, les his­toires sont tou­jours les mêmes2. C’est ce qui me plaît dans l’é­cri­ture : il s’a­git de trou­ver un style per­son­nel — tout le monde peut trou­ver le sien. Mais la lit­té­ra­ture contem­po­raine, c’est le non-style, l’é­cri­ture blanche, le degré zéro de l’é­cri­ture… Je com­prends sa néces­si­té : on a connu un style à ce point ampou­lé qu’à un moment, ça s’est impo­sé. Mais c’est deve­nu une écri­ture dia­phane. Neurasthénique. Il n’y a pas de den­si­té, pas de prise directe avec le monde, c’est dépri­mant… Beaucoup invoquent Flaubert — faus­se­ment, à mon sens. Son style est remar­quable, au sens pre­mier du terme : on le remarque dans ses livres, il y a une manière, la sienne. Le grand truc, désor­mais, serait qu’il ne faut pas que l’é­cri­ture se voie. Mais moi je veux voir la manière ! Une grande par­tie de la lit­té­ra­ture contem­po­raine me déplaît, pour cette rai­son ; je ne la lis donc pas. En revanche, je conti­nue de lire des cri­tiques. Pour me mettre en colère, par­fois — Le Masque et la plume, par exemple. Eux, en plus de faire du spec­tacle, ils n’aiment pas le style : il leur faut Houellebecq. La cri­tique lit­té­raire, aujourd’­hui, est au Matricule des anges, dans En atten­dant Nadeau, dans La Femelle du requin, dans des revues comme la vôtre, chez des ama­teurs qui écrivent sur Internet…

[Adolf Wölfli]

Y a‑t-il tout de même quelques contem­po­rains que vous appréciez ?

J’aime bien Michon. Même, je l’ad­mire. J’apprécie écou­ter Bergounioux, que je n’ai pas autant lu. Et il y a Quignard. Je dois admettre que j’ai du mal avec la psy­cho­lo­gie. Ça peut don­ner de grandes choses — lorsque Nathalie Sarraute s’empare de l’en­fance, c’est toute l’Enfance qui vient — mais beau­coup dis­sèquent leur per­sonne, emploient le lan­gage socio­lo­gique, font du réa­lisme social. Je pré­fère les vieux mythes, l’i­ma­gi­naire qui porte des élé­ments sym­bo­liques, des arché­types, comme dit Jung. Et là-des­sus, le souffle. Il faut que ça ait de la gueule.

Dans Le Soufi, vous décri­vez le hoche­ment de tête d’un petit homme. Ce serait un « signe de com­pré­hen­sion extrême, en signe que le petit homme ne s’é­ton­nait ni s’hor­ri­fiait aucu­ne­ment, en signe que le petit homme ne jugeait rien, en signe que le petit homme pre­nait acte ». Prendre une image, la déplier, décrire, puis fina­le­ment prendre acte. Serait-ce une défi­ni­tion de votre écriture ?

Je ne réflé­chis pas trop à ce que je fais quand j’é­cris. Ce que je vais dire tient donc à ce que j’ai pu com­prendre depuis quelques années. Je n’ai pas de pré­ten­tion au réa­lisme, his­to­rique ou social. Il s’a­git de faire vivre comme réelles mes images internes, de les réa­li­ser. Je pense qu’il y a quelque chose d’ob­jec­ti­viste, au sens où on a pu le dire concer­nant Hemingway, qui m’a d’ailleurs beau­coup mar­qué. Je décris objec­ti­ve­ment mon ima­gi­naire. Beaucoup d’ac­tions, d’actes : prendre acte de l’exis­tant, oui, avec une sus­pen­sion du juge­ment — ce qui n’est peut-être pas tou­jours vrai. Il y a quelques valeurs morales qui sourdent : on voit bien que le petit homme, dans Le Soufi, est un soi­gnant. C’est un homme bien, du côté du bon. Il n’est pas mora­li­sa­teur, mais il est moral, dans le don, l’of­frande, le soin. Ce qui est bien avec l’i­ma­gi­naire c’est que tout le monde sym­bo­lique affleure : ce petit homme, on pour­rait le rap­pro­cher de bien des figures mythiques.

« Objectiviste », dites-vous. Si on joue le jeu de la défi­ni­tion, on pour­rait avan­cer le mot « natu­ra­liste ». Non comme on l’a dit de Zola, mais à l’ins­tar de celles et ceux qui explorent la nature dans le but d’en décrire toute la diver­si­té. On sent chez vous la volon­té d’é­pui­ser une situa­tion ou une image.

« À une époque de ma vie, j’ai eu la ten­ta­tion de tout décrire : ce que je voyais, ce que je vivais. Je par­tais avec ma bagnole et je tâchais de tout nommer. »

C’est tout à fait ça. Il y a cette d’i­dée d’é­pui­ser l’ob­jet et les mots. D’aller de l’in­fi­ni­ment gros à l’in­fi­ni­ment petit. Dès lors qu’on se rap­proche d’un objet, on peut trou­ver un autre mot pour mieux décrire. Parfois, d’ailleurs, je trouve que je ne vais pas assez loin. J’aimerais m’en­fon­cer dans une des­crip­tion… Il y a des cri­tiques qui parlent du syn­drome de la cas­quette de Charles Bovary, pour cri­ti­quer ça, jus­te­ment. Au début de Madame Bovary, Flaubert décrit la cas­quette de Charles avec tel­le­ment de détails qu’à la fin on ne voit plus la cas­quette. Elle devient un monde. L’écrivain Maxime Du Camp avait deman­dé à Flaubert, je crois, de virer ce pas­sage — il l’a gar­dé. Je com­prends ça et j’aime bien. Dans le même sens, il y a un livre qui m’a mar­qué enfant : L’Homme qui rétré­cit, de Richard Matheson. Au début, le per­son­nage angoisse. Il perd peu à peu sa condi­tion humaine : il est marié mais devient un enfant ; puis il doit se pro­té­ger du chat de la mai­son qui le prend pour une sou­ris ; puis il doit lut­ter contre une arai­gnée. À chaque fois qu’il dimi­nue de taille, tout un monde qu’il ne voyait pas s’ouvre à lui. De la même manière, en lit­té­ra­ture, on peut chan­ger d’é­chelle et cher­cher à épui­ser les choses — ce à quoi on n’ar­rive jamais, puisque c’est infini.

C’est une sorte de flux ?

Il y a quelque chose qui m’emporte, puis j’es­saie d’al­ler jus­qu’au bout, jus­qu’à ce que ça s’é­teigne. Ce que je cherche, c’est ce moment où l’i­mage s’a­nime, m’emporte, et où je n’ai qu’à décrire l’i­mage. Souvent, il y a une dif­fluence — alors je suis retar­dé, parce qu’il y a ça de plus à écrire, puis ça… L’écriture devient un sport de glisse. Dans Le Charivari, un texte à venir, je tente de pous­ser plus loin en ce sens — ce qui, peut-être, n’est pas tel­le­ment digeste pour le lec­teur… À une époque de ma vie, j’ai eu la ten­ta­tion de tout décrire : ce que je voyais, ce que je vivais. Je par­tais avec ma bagnole et je tâchais de tout nom­mer. Mais, le len­de­main, le puits se rem­plis­sait de nou­veau. Cette démarche épuise mais elle est épui­sante, aus­si — les mots peuvent prendre la tête. Je me suis dit qu’il fal­lait que j’u­ti­lise cette obses­sion plu­tôt que de lut­ter contre. C’est cette atti­tude interne qui a pré­cé­dé Liberté dans la mon­tagne. J’accepte « natu­ra­liste », mais je manie des symboles.

[Adolf Wölfli]

Vous vous êtes essayé, avec Au pays de la fille élec­trique, à réécrire un livre pré­cé­dent, Une forêt pro­fonde et bleue, pas­sant d’un ima­gi­naire médié­viste à un autre, contem­po­rain  on retrouve des ancrages tem­po­rels, géo­gra­phiques, des noms de marques. À un moment, on se trouve à l’in­té­rieur d’« un cer­tain hôpi­tal dans un cer­tain dépar­te­ment fran­çais ». Pourquoi avoir trans­po­sé un texte d’i­ma­gi­na­tion dans ce monde moderne que vous ne sem­blez pas tel­le­ment goû­ter ?

Je vou­lais voir si je pou­vais y arri­ver : j’ai du mal à écrire sur le monde actuel. Je dois dire que ce n’est pas le livre que je pré­fère. Mais j’ai reten­té le coup : au prin­temps pro­chain, je vais publier l’his­toire d’une fille qui voyage en cam­ping-car. J’ai trou­vé une uni­té de lieu — ce pour­rait être le Jura ou le Vercors, avec des pistes cal­caires, des places de char­ge­ment de bois. Mais c’est tel­le­ment réduit que ça en devient intem­po­rel. Il aura une forme inter­mé­diaire : ça pour­rait être un temps et un lieu indé­ter­mi­né. Ça sor­ti­ra aux édi­tions du Tripode et ça s’ap­pel­le­ra Shamane parce que cette fille est un peu déjan­tée, déran­gée — au sens de Péguy, lors­qu’il par­lait du Christ : pour lui, « déran­gé », c’est être sor­ti du rang.

L’historien de la lit­té­ra­ture Antoine Compagnon a pro­po­sé six cri­tères pour défi­nir l’an­ti-moder­nisme. Certains sont absents de vos livres — la contre-révo­lu­tion, le pes­si­misme, le péché ori­gi­nel — mais d’autres affleurent, non ? 

Lesquels ?

Le sacré, le style et le sublime.

« C’est pour ça que Péguy écrit sur Jeanne d’Arc, et c’est ça qui m’a don­né envie d’é­crire sur elle : l’i­dée qu’un être neuf peut tout reprendre et refaire. »

Déjà, il faut se méfier du monde moderne, oui. Ses cham­pions ont la capa­ci­té de tout ren­ver­ser. La langue du mana­ge­ment et des com­mu­ni­cants est en train de gagner l’o­ral, mais éga­le­ment l’é­crit. Jaime Samprun dit quelque chose comme ça dans Défense et illus­tra­tion de la nov­langue fran­çaise ; il parle d’une nov­langue orwe­lienne où les mots perdent leur capa­ci­té per­for­ma­tive : ils n’ont plus de corps, plus de sang, ce sont des ersatz de mots. Parfois, ils peuvent même dire l’in­verse de leur sens ori­gi­nel. Semprun, dans mon sou­ve­nir, pré­tend que le fran­çais ne s’y est que trop bien prê­té ces der­niers temps… Lorsque j’ai com­men­cé à écrire, il y avait cette idée de retrou­ver un lan­gage où le mot et la chose sont équi­va­lents. Il s’a­gis­sait, d’une cer­taine manière, de s’op­po­ser au lan­gage poly­sé­mique reven­di­qué par Barthes. Je pré­fère une langue mono­sé­mique : une chose, un mot, et on ne joue pas. J’ai vou­lu retrou­ver un rap­port naïf aux mots : pas d’i­ro­nie, de caus­ti­ci­té, de second degré.

Donc par­tout le pre­mier degré ?

Le monde archaïque où le lan­gage a sa force pre­mière, celle de créer une réa­li­té. Vous disiez « contre-révo­lu­tion », « pes­si­misme », « péché ori­gi­nel », et en effet, je ne suis pas dedans. Je ne suis plus révo­lu­tion­naire, certes : la vio­lence en poli­tique, les grandes masses qui se mettent en mou­ve­ment, je ne suis plus pre­neur. L’Histoire nous a appris que ce sont des mil­lions de morts pour un même résul­tat. Mais je ne suis pas un nos­tal­gique de l’Ancien régime pour autant ! Je m’é­tonne que des per­sonnes comme Péguy et Bernanos en men­tionnent des qua­li­tés. Le péché, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas dans la lit­té­ra­ture du mal, de l’op­po­si­tion entre le bien et le mal. Je ne suis ni pes­si­miste, ni opti­miste. Quelque chose sort et c’est ain­si : je serais proche des boud­dhistes, en ce sens. Il faut prendre le monde comme il est — ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas le chan­ger. Il ne s’a­git pas d’une sou­mis­sion totale au monde. Mais il y a cette idée chère à Péguy, qu’on retrouve chez Nietzsche, d’un éter­nel retour : tout peut rede­ve­nir neuf. C’est pour ça que Péguy écrit sur Jeanne d’Arc, et c’est ça qui m’a don­né envie d’é­crire sur elle aus­si : l’i­dée qu’un être neuf peut tout reprendre et refaire. Mais il y a tout de même des aspects du monde moderne que j’aime bien !

Qui sont ?

Au Moyen Âge, tu ne pou­vais pas te déran­ger. Jeanne d’Arc, elle, s’est dépla­cée, elle s’est même dégen­rée, en par­tie. Elle a fait la guerre, un métier d’homme, elle s’est tra­ves­tie en homme… On pour­rait aller jus­qu’à en faire un per­son­nage trans — parce qu’elle l’é­tait, dans le sens où elle a transgressé.

[Adolf Wölfli]

Beaucoup de vos per­son­nages sont d’ailleurs des reli­gieux en marge, des mys­tiques — un mège, un gyro­vague… Revenons au mot « sacré ».

Mon sacré est maté­ria­liste. J’aime l’i­dée qu’il y ait du sacré et de la poé­sie dans l’exis­tant. Je ne crois pas du tout en un Dieu dis­tinct de sa créa­tion : Dieu, c’est ce qui est. Dieu n’a pas d’es­prit, n’a pas de volon­té, pas de per­sonne ; le monde phy­sique, voi­là Dieu. Donc un infâme tueur autant qu’un soi­gnant. Si la ques­tion du bien et du mal se pose, ce sont les humains qui le font. Ce sacré maté­ria­liste, que j’ai beau­coup de mal à défi­nir, serait ce sen­ti­ment qui sur­git face au monde, à sa beau­té et ses mys­tères. Une per­sonne qui me l’a fait sen­tir est Llewelyn Powys, un fils de pas­teur gal­lois qui a dit ne pas croire en Dieu mais s’est trou­vé pris d’un sen­ti­ment sacré vis-à-vis du monde, qu’il appelle « poé­sie du monde ». Il se sait venir du néant, sait qu’il y retour­ne­ra et que la durée de l’exis­tence est un cli­gne­ment d’œil par rap­port à l’in­fi­ni du cos­mos. Mais, pour­tant, il per­çoit quelque chose — c’est ce sen­ti­ment-là qu’il appelle, comme moi, le sacré. Ce serait quelque chose de plus imma­nent que de trans­cen­dant. Et Powys fait vivre ça en plus de l’é­crire. Il relate par exemple l’ob­ser­va­tion d’une hase [femelle du lièvre, ndlr], qu’il sur­prend en train de boire à un trou d’eau, une mare. Il décrit le son pro­duit quand elle lape l’eau, com­ment ce son s’é­vade dans le cos­mos. C’est magni­fique. Un autre écri­vain me le fait vivre : Mario Rigoni Stern. Dans la des­crip­tion du monde natu­rel, sou­vent, il y a le constat de quelque chose d’i­né­pui­sable, qui échappe au consu­mé­risme. On en revient à la ten­ta­tive d’é­pui­se­ment : ça échoue, on ne peut pas épui­ser le monde — c’est ça, aus­si, qu’ai­maient les anti­mo­dernes et les ren­daient méfiants envers le scien­tisme, par exemple.

Céline disait, pour par­ler du tra­vail for­mel de l’é­cri­vain : « Les peintres ont aban­don­né le sujet peu à peu. J’ai ten­té la même aven­ture. » Et il se réfé­rait à Cézanne, Vlaminck, Picasso… La pein­ture vous travaille-t-elle ?

« Ce sacré maté­ria­liste, que j’ai beau­coup de mal à défi­nir, serait ce sen­ti­ment qui sur­git face au monde, à sa beau­té et ses mystères. »

Non, à part Brueghel et Bosch, pour les images. Mais j’ai tou­jours été un peu fas­ci­né par les minia­tures médié­vales ou les vitraux, pour leur côté lumi­neux. Dans mes livres les choses sont sou­vent lumi­nes­centes, d’ailleurs, opa­les­centes. Les choses émettent une lumière interne. Dans le texte sur Jeanne d’Arc, une scène montre la che­vau­chée qui arrive dans un vil­lage habi­té de petits êtres. Les huttes émettent, comme par elles-mêmes, de la lumière. On peut pen­ser à Rimbaud, aux hal­lu­ci­na­tions, aux Illuminations. Ces der­niers poèmes, à ce pro­pos, devaient s’ap­pe­ler « Coloured plates » à l’o­ri­gine — des assiettes en céra­mique peintes, vive­ment colo­rées. En ce sens, je serais un peu coloriste.

Vous men­tion­niez la cri­tique lit­té­raire. Un écri­vain et tra­duc­teur qu’on appré­cie, Claro, la pra­tique — et vous a salué quelques fois. Nous lui avons deman­dé s’il avait une ques­tion à vous poser. Il nous a suggé­ré la sui­vante : quelles sont vos prin­ci­pales influences poétiques ?

En poé­sie, j’ai eu deux grands « influen­ceurs » — il faut que je fasse atten­tion, je suis plus poreux que je le crois et le reven­dique à la langue moderne. (rires) Rimbaud et Whitman. (Il récite quelques vers.) Dans « Song of Myself » Whitman ne fait que par­ler de sen­sa­tions, de visions, d’ac­tions qu’il voit ; on sent qu’il a un amour infi­ni pour le monde et les humains. Il y a une éner­gie énorme. Il a cette phrase que j’aime beau­coup : « Je ne suis pas conte­nu entre mon cha­peau et mes bottes. » J’aime ces deux poètes pour ce sens vision­naire : avoir des visions et les décrire. Jeune adulte, j’ai été fas­ci­né par Rimbaud, les Illuminations et Une sai­son en enfer, sur­tout. Enfant, on nous pré­sente les pre­mières poé­sies qui sont aus­si très belles : « Ma bohème », « Sensation ». (Il récite ce der­nier poème et conclut : « Voilà, il a tout dit. ») Saint-John Perse aus­si. Pour Emerson, il faut avoir des noms de choses afin de phi­lo­so­pher. Il dit ne pas sou­hai­ter d’un monde qui ne soit pas phy­sique. Saint-John Perse a tout un voca­bu­laire de géo­graphe, de chi­miste. C’est très sen­sa­tion­nel, ou sensuel.

[Adolf Wölfli]

À vous lire, avec ces longues phrases où le pro­pos se reprend sans cesse, on pense for­cé­ment à l’é­cri­vain Claude Simon

Claude Simon ! On n’en a pas par­lé encore, c’est vrai. C’est une per­sonne qui a pu m’in­fluen­cer, oui. Pour faire naître du réel, c’est un vrai poète. Je ne lis pas for­cé­ment ses livres en entier — je crois avoir seule­ment lu L’Acacia et La Route des Flandres. Mais lorsque je prends deux pages de Tryptique, de La Bataille de Pharsale, c’est comme si le réel me sau­tait à la gueule. Leçon de choses m’a mon­tré com­ment créer du réel avec des mots. C’est là que je me suis ren­du compte que j’a­vais du goût pour ça. Chez Simon, ce mor­ceau de réel, c’est tou­jours une scène décrite à tra­vers la mémoire — il admi­rait beau­coup Proust. (Il prend un livre de Claude Simon sur la table, qu’il ne connaît pas, le feuillette et en lit un pas­sage.) « Sous la mon­tagne de nuages la frange san­glante se tein­tait de bistre » : les mots sont justes. On pour­rait se dire qu’il fait seule­ment des effets poé­tiques, mais un mur de nuages, c’est bien une frange. Bon, il y a « san­glante », aus­si. Moi j’au­rais mis « san­guine ». (rires) Claude Simon, au XXe siècle, je le mets au niveau de Proust, Céline, Albert Cohen. Cohen te tient en haleine avec quelque chose d’aus­si simple qu’un fonc­tion­naire qui s’or­ga­nise pour ne rien faire en don­nant l’im­pres­sion de tra­vailler — des dos­siers qu’il tire de ses tiroirs, qu’il replace… Simon c’est pareil, mais lui, il décrit la guerre.

Parmi les vivants, vous par­liez de Pierre Michon : lui aus­si a eu ce rap­port intense, jeune, avec Rimbaud.

« Péguy disait ne pas avoir fait de crise : que socia­liste et chré­tien, c’é­tait la même chose. Il n’est jamais ren­tré dans une église. »

J’avais lu son Rimbaud le fils, ado­les­cent. Puis je l’ai oublié. Je me suis fait l’i­dée, ensuite, qu’il était un écri­vain mini­ma­liste. Puis je l’ai retrou­vé et je me suis aper­çu que c’é­tait un lyrique : il chante les minus­cules, mais il les chante vrai­ment et il chante le monde en même temps. J’ai beau­coup aimé Abbés et Les Onze, où une cri­tique sociale affleure, presque mar­xiste, sur l’accumulation des richesses, géné­ra­tion après géné­ra­tion. Ce que j’aime chez Michon, c’est aus­si sa manière de par­ler de l’ins­pi­ra­tion — il a une belle expres­sion pour la décrire : « le roi vient quand il veut ». Jacques Abeille dit quelque chose d’ap­pro­chant, sur l’é­lan créa­teur. Qui d’autre défend ça aujourd’­hui ? Tout le monde parle de tra­vail, se dépeint en arti­san. Et, encore une fois, tout le monde invoque Flaubert. Pour moi l’é­cri­ture n’est pas un tra­vail. C’est un jeu, éprou­vant par­fois, qui consiste à rendre réel un ima­gi­naire. Je ne rejoins pas Céline sur ce point — je ne crois pas qu’il faille mettre sa peau sur la table — ou Flaubert, qui, en écri­vant Salammbô, ne fait que se plaindre et se com­pare à un bagnard en train de cas­ser des cailloux sur la route. Si c’est tant ingrat, pour­quoi le faire ? Je soup­çonne Flaubert de men­tir. Il devait avoir des moments d’ins­pi­ra­tion, de plai­sir, d’é­lan ! Si on prend la scène des comices, par exemple, dans Madame Bovary, c’est de la poé­sie pure : deux êtres se rap­prochent au milieu d’une foule et il décrit tout, les mou­ve­ments, les bruits… Il dit avoir mis six mois pour l’é­crire. D’accord. Mais dans un pre­mier temps il a dû être por­té par quelque chose.

En remon­tant une éta­gère de librai­rie depuis votre nom, on tombe sur Gracq, dont vous par­ta­gez l’é­di­teur, puis Giono. Dans Les Vraies richesses, il écrit : « Mêlé au mag­ma panique, je suis toutes les vies. Je suis mélan­gé d’arbres, de bêtes et d’élé­ments. » Vous recon­nais­sez-vous dans ces mots ?

Je me recon­nais beau­coup dans le Giono pre­mière manière : Regain, Colline, Un de Baumugnes… Le Giono deuxième main, où il essaye d’al­ler vers Stendhal, j’aime moins. Je pré­fère le Giono panique, pan­théiste. Quand je par­lais du sacré, c’é­tait ça. À cet égard, mes per­son­nages reli­gieux sont plus des mys­tiques que des clé­ri­caux. C’était le cas de Péguy, aus­si. Il disait ne pas avoir fait de crise : que socia­liste et chré­tien, c’é­tait la même chose. Il n’est jamais ren­tré dans une église. Dans la même veine, en ce moment je m’in­té­resse à Simone Weil, je lis La Personne et le sacré. Elle était anti­clé­ri­cale, anar­chiste, elle a ral­lié la colonne Durruti en Espagne. Lorsqu’elle parle de ce qu’elle appelle « l’im­per­son­nel », on n’est pas loin du « soi » boud­dhiste. Selon elle, pour atteindre l’impersonnel, il faut ren­for­cer sa per­sonne avant de s’ou­blier. Weil per­met de dépas­ser l’in­di­vi­dua­lisme de Stirner.

[Adolf Wölfli]

Vous met­tez en scène essen­tiel­le­ment des indi­vi­dus, sauf à un moment : dans Embrasse l’ours, un groupe de bala­dins est décrit col­lec­ti­ve­ment, le seul col­lec­tif envers lequel vous sem­blez mon­trer de la sympathie…

C’est la com­mu­nau­té idéale. Pour moi ce serait ça, l’a­nar­chisme réa­li­sé. Un petit col­lec­tif, presque tri­bal ; un patriarche et une vieille pour seule hié­rar­chie ; un grand paci­fisme. Ils sont un peu hip­pies, aus­si. C’est l’a­nar­chie dans les mon­tagnes d’une cer­taine manière — ce qui devait être le titre de Liberté dans la mon­tagne. Une sorte de petit slo­gan per­son­nel. Pour moi, la mon­tagne a long­temps été un lieu non pas de contre-pou­voir, mais un lieu sans pou­voir : un lieu où on peut s’é­va­der, dis­pa­raître, échap­per aux forces éta­tiques, à la police… Mais c’est peut-être un lieu interne, fina­le­ment. On peut aus­si avoir le sen­ti­ment de quelque chose d’in­tact, enfin — ce qui n’est pour­tant pas tout à fait vrai.

Dans ce même livre, vous com­men­cez par décrire la vie d’une ourse, puis d’un our­son. Comment avez-vous pro­cé­dé ?

« Pour moi ce serait ça, l’a­nar­chisme réa­li­sé. Un petit col­lec­tif, presque tri­bal. C’est l’a­nar­chie dans les mon­tagnes en quelque sorte. »

Ce qui est sûr, c’est que ça n’est pas un repor­tage ani­ma­lier, même si j’en ai regar­dé quelques-uns pour l’é­crire. J’ai lu plu­sieurs livres sur les repré­sen­ta­tions de l’ours. Mais je n’ai pas eu besoin de me docu­men­ter beau­coup — à part pour savoir si les our­sons nais­saient avec des poils ou non. (rires) Ce sont des ani­maux très forts, sym­bo­li­que­ment. Deleuze dit de belles choses sur la manière de faire par­ler les ani­maux ou un idiot ; il parle de « deve­nir ». Stéphane Audeguy, dans Histoire du lion Personne, y est par­ve­nu. Dans mon livre, j’ai essayé de prendre le point de vue de l’ourse, par moments, pour signa­ler qu’elle est bien chez elle. Je crois qu’on a la capa­ci­té de s’i­den­ti­fier à un ani­mal, à ce qu’on ima­gine qu’il per­çoit — ce qu’on appelle de l’i­den­ti­fi­ca­tion pro­jec­tive en psy­cho­lo­gie. On en revient au « mimisme ».

On voit, ces temps-ci, une recru­des­cence d’é­crits sou­cieux de sai­sir au plus près la vie ani­male.

« Zoopoétique », « éco­poé­tique », « géo­poé­tique »… En fait, ça m’in­quiète un peu. J’ai peur que ça devienne un cou­rant. Dans les années 1990, par­ler de la nature était has been. Aujourd’hui, il n’y a plus que ça ! Ça va rem­pla­cer l’au­to­fic­tion et la bio­fic­tion. Certains le font bien : chez Corti, par exemple, dans la col­lec­tion Biophilia, où les livres sont sou­vent bien écrits. Mais cer­tai­ne­ment que Gallimard va en faire une col­lec­tion, ou qu’ils vont en ache­ter une déjà constituée…

[Adolf Wölfli]

Votre entre­prise lit­té­raire n’est pas banale, vous main­te­nez une langue que vous savez être peu acces­sible et vous sem­blez mener une exis­tence qui n’est pas conven­tion­nelle. Ça donne quelle « place », ça, dans le monde lit­té­raire français ?

Si je devais en occu­per une, ce serait celle dont nous par­lions : recréer une langue neuve, trou­ver un che­min vers le pre­mier sens des mots. Au fond, je suis un anti­mo­derne prêt à toutes les folies du monde moderne ! On est dans un monde où tout flue, comme le dit Zygmunt Bauman. Soit ! Mais pour accom­pa­gner ces mou­ve­ments, il ne faut pas une nov­langue de com­mu­ni­cants — sinon on est fou­tus. Il faut une langue enra­ci­née dans le monde phy­sique, faite de noms de choses.

À la marge ne signi­fie pas néces­sai­re­ment en dehors des messes mar­chandes. Pour signi­fier son rap­port à l’in­dus­trie lit­té­raire, Claro refuse le prin­cipe même des prix.

Je l’aime bien pour ça, jus­te­ment ! Je fais de même, quels que soient les prix. C’est un posi­tion­ne­ment éthique. Déjà, en tant que lec­teur, je n’ai jamais tenu compte d’un quel­conque prix : on dirait le cham­pion­nat de France des écri­vains. Mais il y a un risque à vous confier publi­que­ment ce refus : ça pour­rait sem­bler une manière d’at­ti­rer l’at­ten­tion, une posi­tion qui serait per­çue comme stra­té­gique… À tort, évidemment.


Photographie de vignette : Jean-Luc Bertini
Illustration de ban­nière : Carlo Zinelli


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  1. Se dit d’un verbe dont l’é­non­cia­tion consti­tue simul­ta­né­ment l’ac­tion qu’il exprime.[]
  2. « Des écri­vains, ne m’intéressent que les gens qui ont un style. S’ils n’ont pas de style, ils ne m’intéressent pas. Mais des his­toires, il y en a plein la rue : j’en vois par­tout des his­toires, plein les com­mis­sa­riats, plein les cor­rec­tion­nelles, plein votre vie. Tout le monde a une his­toire, mille his­toires. C’est rare un style, Monsieur. Un style ? Il y en a un, deux, trois par géné­ra­tion. » Intervention de Louis-Ferdinand Céline dans l’é­mis­sion « Lecture pour tous », ani­mée par Pierre Dumayet, en juillet 1957.[]

REBONDS

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