Des usages littéraires et libertaires de la Lune


Texte inédit pour le site de Ballast

À l’heure où l’on encombre l’or­bite ter­restre d’une flotte de satel­lites — le pro­jet Starlink en comp­te­rait 42 000 à terme —, et où d’au­cuns dis­cutent de trans­for­mer le ciel noc­turne en espace publi­ci­taire géant, il importe, avance ici l’é­cri­vaine et poé­tesse Adeline Baldacchino, de se sou­ve­nir du poten­tiel libé­ra­teur des rêve­ries lunaires. Alors on trou­ve­ra, au détour de quelques livres et d’au­tant de siècles, des ailes d’oi­seaux atta­chées, un labo­ra­toire pho­to­gra­phique, des ter­riers et une cer­taine Louise Michel.


Qui n’a pas déjà noté, par une nuit de pleine lune inon­dant la mer, le lien presque magique unis­sant l’imaginaire noc­turne et les rêve­ries lunaires ? Nous sommes, face à l’astre qui se reflète jusque dans nos yeux, comme l’enfant face au miroir aux alen­tours de ses deux ans : mis en demeure de com­prendre si ce que nous voyons n’est qu’un étrange étran­ger, ou le reflet inver­sé de nous-mêmes. Et ne sachant répondre, puisqu’on ne contemple pas la Terre du ciel (hor­mis les astro­nautes et leurs pho­tos, désor­mais), long­temps nous avons esqui­vé la réponse. Peut-être les Sélénites, ou les Lorialets, ces habi­tants pos­sibles de la Lune, étaient-ils presque pareils à nous, mais en mieux ? D’incorrigibles roman­tiques, amou­reux des vents et des étoiles, aptes à se déta­cher de toute gra­vi­ta­tion pour mieux flot­ter sur leur exis­tence, légers et joyeux comme on l’est quand le pou­voir des autres sur nous n’est plus un sujet. À moins qu’ils n’aient été, bien au contraire, de gros insectes aux ten­ta­tions tota­li­taires, exploi­teurs et escla­va­gistes, éle­veurs de bétail lunaire et avides de miné­raux extra-ter­restres comme nous le sommes de pétrole et de gaz de schiste ? Les deux ver­sions existent dans la lit­té­ra­ture, comme elles coha­bitent en nous. Deux mirages pour nous for­cer à choisir.

« La Lune n’est donc pas seule­ment l’objet roman­tique de médi­ta­tions sur le cycle du temps, mais presque tou­jours le sup­port d’une méta­phore politique. »

La Lune n’est donc pas seule­ment l’objet roman­tique de médi­ta­tions sur le cycle du temps, mais presque tou­jours le sup­port d’une méta­phore poli­tique, sociale voire révo­lu­tion­naire. Et nous voi­ci confron­tés à un point de jonc­tion qui mérite toute notre atten­tion : celui de la fic­tion et de l’utopie ; du désir d’inventer des mondes et de réin­ven­ter le nôtre ; mais aus­si, par consé­quent, de la poé­sie de l’imaginaire et de ses usages poli­tiques. Pour y voir un peu plus clair sur cette direc­tion que nous indique un simple rayon de Lune, com­men­çons par quelques rap­pels. La Lune ne nous fait pas seule­ment rêver depuis que l’on peut ima­gi­ner d’y voya­ger, bien au contraire, ni depuis qu’on en déchiffre la forme des cra­tères à l’aide d’un téles­cope ; elle n’a même pas atten­du les deux textes de science-fic­tion ou d’anticipation les plus célèbres (De la terre à la Lune de Jules Verne et Les Premiers hommes dans la Lune d’Herbert-George Wells) pour fas­ci­ner les esprits voya­geurs. Car c’est Lucien de Samosate qui inau­gure, dès le IIe siècle après Jésus-Christ, le thème du voyage fan­tai­siste : dans son Histoire véri­table, des navi­ga­teurs empor­tés dans une tem­pête par leur vais­seau se retrouvent au beau milieu d’une guerre entre roi de la Lune et roi du Soleil ; tan­dis que dans son Icaroménippe, c’est à l’aide d’une aile de vau­tour et d’une aile d’aigle atta­chées dans le dos que le héros Ménippe ral­lie la Lune avec laquelle il entre­prend de dia­lo­guer1. Les deux fan­tas­ma­go­ries peuvent se lire à la fois comme une ode à l’imagination et comme la tra­duc­tion d’une volon­té iro­nique de décons­truc­tion de la cré­du­li­té qu’on pou­vait alors accor­der aux his­to­riens et voya­geurs reve­nant de contrées loin­taines avec, dans leurs besaces lit­té­raires, d’innombrables mythes et légendes pla­cés au même niveau que les affir­ma­tions géo­gra­phiques ou fac­tuelles2.

À la Renaissance, alors que s’impose en 1543, avec la paru­tion d’un trai­té de Copernic, la thèse de l’héliocentrisme pour­tant connue depuis l’Antiquité et défen­due par les savants arabes, le roman de l’Arioste, Roland furieux, fait de la Lune le lieu où s’est réfu­giée la rai­son per­due du che­va­lier Roland, que s’en va retrou­ver le per­son­nage d’Astolphe embar­qué sur le dos d’un hip­po­griffe ou che­val ailé — c’est que la Lune est le lieu par excel­lence où se retrouvent « toutes les choses qui se perdent sur la terre, les répu­ta­tions brillantes que le temps finit par ter­nir, les prières et les vœux indis­crets que les êtres humains élèvent au ciel, les larmes et les sou­pirs d’amants ennuyeux, les pro­jets insen­sés et les dési­rs vains, les flat­te­ries ser­viles et les espé­rances trom­peuses, les conju­ra­tions qui ruinent ceux qui les trament, tous les défauts, les peti­tesses, les pré­ten­tions ridi­cules, les vices cachés, les ver­tus simu­lées et, sur­tout, le bon sens… cette rai­son que Roland a per­due et qu’il faut l’aider à recou­vrer3 ». Avec Kepler, lui-même auteur d’un voyage sur­na­tu­rel sur la Lune en 1634 qui lui per­met d’exposer ses thèses astro­no­miques, et Galilée, qui per­fec­tionne la lunette, on com­mence à pou­voir obser­ver ce dont on rêvait : des mon­tagnes, des val­lées et des gorges, des pay­sages poten­tiel­le­ment sem­blables donc à ceux de la Terre, où il devient plau­sible d’errer un jour. Francis Godwin ima­gine en 1638 le pre­mier Man in the Moon, un cer­tain Domingo Gonzales qui, empor­té par des grues, alu­nit pour décou­vrir un monde uto­pique sans lois ni mal­heurs où il séjour­ne­ra deux ans — l’occasion pour l’évêque anglais qui avait peut-être sui­vi les cours de Giordano Bruno à Oxford de défendre la nou­velle cos­mo­lo­gie et de remettre en cause bien des prin­cipes scien­ti­fiques ou moraux de son époque.

[Ohara Koson]

À par­tir de là, les fic­tions sur la Lune ne ces­se­ront de se mul­ti­plier, la plus célèbre étant sans conteste celle de l’Histoire comique conte­nant les États et Empires de la lune, texte de Savinien Cyrano de Bergerac (nom plus tard repris par Edmond Rostand pour son fameux héros) paru en 1657 : pro­fon­dé­ment ins­pi­ré par Godwin, il y déve­loppe un prin­cipe d’inversion géné­ra­li­sé qui lui per­met d’échapper à l’ethnocentrisme, de regar­der de haut la Terre et fina­le­ment de se livrer, à tra­vers les pro­pos des habi­tants de la Lune, à une cri­tique en règle de l’esprit de son temps et à une médi­ta­tion phi­lo­so­phique auda­cieuse sur le maté­ria­lisme et le sen­sua­lisme. On croise dans son texte les figures héré­tiques de Démocrite et d’Épicure, de Copernic et de Kepler, comme de liber­tins tels Gassendi dont il est le dis­ciple : la Lune devient ce lieu où il est enfin pos­sible de pen­ser à rebours du pla­to­nisme, du chris­tia­nisme et de la morale des chairs tristes.

« La Lune devient ce lieu où il est enfin pos­sible de pen­ser à rebours du pla­to­nisme, du chris­tia­nisme et de la morale des chairs tristes. »

Faut-il situer là l’origine des rêve­ries liber­taires tenant à la Lune ? Sans doute — car sui­vront évi­dem­ment bien des textes, mais ils pui­se­ront de plus en plus dans la science, puis dans la science-fic­tion, pour ima­gi­ner mille machines et moyens de s’approcher de l’astre, oublieux des bonnes rai­sons qu’il peut y avoir de ne vou­loir alu­nir qu’en rêve. En 1835 cepen­dant, deux grands canu­lars redisent la voca­tion poli­tique des diva­ga­tions lunaires : le Great Moon Hoax est un repor­tage en six articles du New York Sun qui relate la folle décou­verte d’une vie extra­ter­restre à la sur­face de la Lune par le grand astro­nome Herschel. Évoquant des êtres lunaires d’un mètre cou­verts de poils roux, se dépla­çant à quatre pattes et volant, il se révèle assez vite pour ce qu’il est, un retour aux cogi­ta­tions amu­sées de Lucien de Samosate sur la cré­du­li­té des hommes. La même année, Edgar Allan Poe avait ten­té dans L’Aventure sans pareille d’un cer­tain Hans Pfaall de racon­ter les aven­tures d’un Hollandais par­ve­nu sur la Lune en bal­lon volant, qui se serait envo­lé de Rotterdam pour échap­per aux dettes — manière de mettre en lumière les limites du capi­ta­lisme indus­triel à l’heure où l’endettement des par­ti­cu­liers devient un drame social.

Dans toute la seconde moi­tié du XIXe siècle tou­te­fois, s’affirme plu­tôt un registre fan­tas­ti­co-scien­ti­fique, affa­mé de nou­velles machines et d’aventures extra­or­di­naires à voca­tion ins­truc­tive, sans véri­tables consé­quences poli­tiques — para­doxe à l’époque la plus poli­tique qui soit. L’exception qui confirme la règle se trouve peut-être du côté des écrits introu­vables4 d’un chef de file du mou­ve­ment des Lumières juif, la Haskalah, Yehudah Leib Gordon (1830–1892), poète litua­nien de langue hébraïque qui mul­ti­pliait les satires ins­pi­rées de La Fontaine et, dans son poème Ba-yareah ba-lay­lah (« Sur la Lune la nuit »), pro­fite d’un voyage vers la Lune pour y décou­vrir un labo­ra­toire pho­to­gra­phique qui lui per­met de décrire — et de cri­ti­quer — la socié­té de son temps. En réa­li­té, la science-fic­tion est alors en train de prendre le pas sur l’utopie : si Dumas raconte un voyage à dos d’aigle vers la Lune en 1860 pour avouer que ce n’était qu’un cau­che­mar du garde-chasse de son enfance, Jules Verne va envoyer ses héros en bou­let de canon De la terre à la lune (1865) puis les pla­cer en orbite Autour de la lune en 1870. On les lira ces textes avec jubi­la­tion, comme des chefs‑d’œuvre de l’imaginaire gra­tuit, mais plus dif­fi­ci­le­ment comme des romans poli­tiques. À la fin du siècle, le savant Constantin Tsiolkovski, à l’origine du pro­gramme spa­tial sovié­tique, fait paraître des romans scien­ti­fiques sur la Lune.

[Ohara Koson]

En 1901, c’est le bri­tan­nique Herbert George Wells qui, dans Les Premiers hommes sur la Lune (dont Borges fait le « conteur admi­rable » du « pur pos­sible » dans un texte sur « Le pre­mier Wells ») ima­gine un per­son­nage de savant fou met­tant au point une matière per­met­tant d’échapper à la gra­vi­ta­tion ter­restre, la cavo­rite. L’exploration de la Lune qui s’ensuit, et la ren­contre avec ses insectes sélé­nites, est pré­texte à une vaste pro­me­nade ima­gi­naire dans un monde qui sol­li­cite les rêveurs sans tout à faire satis­faire les uto­pistes. Ce qui désar­çonne le lec­teur adulte dans ces grands textes de l’imaginaire clas­sique, c’est moins la gra­tui­té — heu­reuse et néces­saire — du roman que leur facul­té presque déce­vante à ne pas aller jusqu’au bout des pos­sibles qu’ils ouvrent et n’explorent pas tout à fait : ce qu’on aime­rait, ne serait-ce pas que Verne ou Wells nous aient emme­nés encore un tout petit peu plus loin ? De l’autre côté du miroir magique où l’explorateur Michel Ardan et ses amis Nicholl et Barbican, le négo­ciant Bedford et son ingé­nieur Cavor plongent par curio­si­té pure, quand ils auraient pu ten­ter par la même occa­sion de nous rame­ner une sorte de jour­nal intel­lec­tuel des possibles.

« Rêver la Lune pou­vait enfin rede­ve­nir poli­ti­que­ment néces­saire, à condi­tion d’aller bien au-delà de l’imaginaire du voyage qui pré­va­lait jusque-là. »

C’est ici que le XXIe siècle peut venir nous conso­ler un peu : peut-être fal­lait-il que la lit­té­ra­ture se sente obli­gée de retrou­ver le point de jonc­tion, voire de fusion, entre l’imaginaire et la poli­tique après avoir déchan­té de la seule tech­nique. Peut-être aus­si fal­lait-il sim­ple­ment que notre regard sur la Lune se méta­mor­phose après avoir com­pris que le fait d’y poser les pieds ne chan­ge­rait pas le monde lui-même. Ce qui était le cœur de l’impossible étant deve­nu l’un des registres de l’aventure humaine, il ne suf­fi­sait plus de croire que l’homme pro­pul­sé dans l’espace devien­drait plus sage et plus paci­fique, plus tolé­rant et plus juste. Alors, rêver la Lune pou­vait enfin rede­ve­nir poli­ti­que­ment néces­saire, à condi­tion de bri­ser tous les cadres et d’aller bien au-delà de l’imaginaire du « voyage » qui pré­va­lait jusque-là.

Deux auteurs au moins se sont aven­tu­rés sur ce che­min, d’une manière que tout oppose, et à 40 ans d’intervalle. Ils illus­trent toute la dif­fé­rence entre une approche liber­ta­rienne et liber­taire — ce qui oblige à com­men­cer par quelques mots au sujet de cette dif­fé­rence poli­tique cru­ciale, mais déli­cate à tra­duire : en anglais, un seul mot, liber­ta­rian, confond en effet les deux notions, ce qui tend en pra­tique à une confis­ca­tion du terme par les liber­ta­riens au sens fran­çais, des anar­cho-capi­ta­listes convain­cus que le libé­ra­lisme éco­no­mique et poli­tique repré­sente le nec plus ultra de la seule liber­té pos­sible et ima­gi­nable, celle de l’individu. A contra­rio, le liber­taire au sens fran­çais, que l’on devra tra­duire en anar­chist en anglais, est celui qui accorde à la liber­té une place certes cen­trale, mais en y ajou­tant une pas­sion pour l’égalité dans la pro­prié­té des res­sources natu­relles notam­ment. Alors que le liber­ta­rien de droite croit à la réduc­tion de l’État aux seules fonc­tions réga­liennes de la défense ou de la police et ne jure que par la libre dis­po­si­tion de soi, de son corps, de son capi­tal cap­té par le jeu d’une appro­pria­tion ori­gi­nelle due aux rap­ports de force (cha­cun peut s’approprier ce qui n’est à per­sonne d’autre) et échan­geable sur un mar­ché, le liber­taire de gauche sou­tient que tout n’est pas appro­priable, dis­cute le droit de pro­prié­té, peut-être plus ou moins col­lec­ti­viste — il englobe des par­ti­sans du mutuel­lisme prou­dho­nien, du coopé­ra­ti­visme inté­gral, de l’égalité sous toutes ses formes et dans tous ses registres, loin de la reven­di­ca­tion libé­rale indi­vi­dua­liste et contractualiste.

[Ohara Koson]

Bref, alors que le liber­ta­rien est un pre­mier de cor­dée par­ti­san de la réus­site solaire du self-made man et de « l’illusion méri­to­cra­tique5 », ne rêve que de s’acheter une île pour y faire régner sa propre loi, prend pour modèle les enva­his­seurs de l’espace à la Elon Musk et les trans­hu­ma­nistes à la Ray Kurzweill, le liber­taire cohé­rent est à l’inverse un héri­tier de Louise Michel et de Rosa Luxembourg, d’Emma Goldman et de Makhno, des com­mu­nistes liber­taires et des anar­chistes anti-auto­ri­taires. S’il se refuse à ver­ser dans le fos­sé de l’égalitarisme for­ce­né, c’est pour évi­ter de se retrou­ver embar­qué avec les paran­gons du sta­li­nisme et les par­ti­sans de la révo­lu­tion au pas de l’oie. Comme Panaït Istrati et les héros écra­sés du Michel Ragon de La Mémoire des vain­cus, il ne cède ni sur la liber­té, ni sur l’égalité.

« On y vit dans des sortes de ter­riers sou­ter­rains, on y est gou­ver­né par une Autorité dictatoriale. »

Cette dis­tinc­tion posée, l’on com­pren­dra beau­coup mieux la dif­fé­rence entre Robert Heinlein, auteur amé­ri­cain d’une très célèbre Révolte sur la Lune parue en 1966 (The Moon is a harsh mis­tress en anglais) et la tri­lo­gie de la Lune de Johan Héliot, auteur fran­çais, récem­ment réedi­tée par Mnémos pour inclure ses trois volumes : La Lune seule le sait (2000), La Lune n’est pas pour nous (2005), et La Lune vous salue bien (2007). Ce qui par­tait plu­tôt bien, chez Heinlein que l’on qua­li­fie par­fois d’anarchiste, finit en réa­li­té en apo­lo­gie cynique de l’extrême indi­vi­dua­lisme ; tan­dis qu’Héliot par­vient à faire de la poli­tique sans le dire en res­sus­ci­tant les figures de Louise Michel et de Victor Hugo, conçus comme mère et père fon­da­teurs d’une colo­nie de résis­tants sélé­nites liber­taires. Que se passe-t-il donc sur leur Lune ? Chez Heinlein (qu’on retrou­ve­ra affu­blé du petit nom de Bob dans la tri­lo­gie d’Héliot pleine de réfé­rences et de clins d’œil), la Lune de 2075 est peu­plée de des­cen­dants de bagnards, les Lunatiques ne pou­vant ral­lier la Terre une fois habi­tués à la gra­vi­ta­tion allé­gée qui y règne. On y vit dans des sortes de ter­riers sou­ter­rains, on y est gou­ver­né par une Autorité dic­ta­to­riale qui confisque les récoltes pour les envoyer sur Terre et qui contrôle les habi­tants par le biais d’un super­or­di­na­teur nom­mé Mike. Un infor­ma­ti­cien est embar­qué sans trop le savoir ni le vou­loir dans une révolte orches­trée par une série de conju­rés impro­bables, sans véri­table ossa­ture poli­tique mais déter­mi­nés à décro­cher leur indé­pen­dance. Le nou­vel État lunaire n’a cepen­dant pas grand-chose d’une uto­pie : on y tra­fique et on y vote, on y fait la guerre et on y négo­cie le pou­voir, on y achète les jour­na­listes et on y recon­ver­tit l’économie pour la tour­ner vers la conquête du sys­tème solaire. Le tout fini­ra bien mal, dans le silence où se mure Mike, le super­or­di­na­teur conscient détruit par une bombe ato­mique. La Lune est tou­jours indé­pen­dante mais elle n’a rien d’un para­dis. Ses révo­lu­tion­naires, aus­si ambi­tieux et dépour­vus de morale que ses anciens diri­geants, ne font que recon­duire l’éternel retour de l’hubris, le pou­voir fou ne se nour­ris­sant que de consom­ma­tion et d’excès. Tout aura chan­gé pour que rien ne change.

De la tri­lo­gie de la Lune, on sort autre­ment ras­sé­ré­né. Si la jubi­la­tion qu’elles pro­voquent est un peu la marque des grandes lec­tures uto­piques, alors on n’est pas très loin, notam­ment dans le pre­mier volume, du Graal pour ama­teurs de fan­tai­sie intel­li­gente. L’auteur, dont on fait le père du « steam­punk à la fran­çaise6 », n’y va pas de main-morte quant à l’intrigue : le pre­mier volume raconte une France domi­née par un Napoléon III allié à des extra­ter­restres ins­tal­lés sur la Lune et orga­ni­sant depuis le satel­lite un sou­tien scien­ti­fique et logis­tique au régime en place. Alors que la misère gronde, des rebelles s’organisent, par­mi les­quels un cer­tain Victor (Hugo) ins­tal­lé à Guernesey, qui envoie un cer­tain Jules (Verne) enquê­ter sur la Lune, où il sera aidé par Isidore (Beautrelet, le héros de L’Aiguille creuse de Leblanc, plus célèbre aven­ture d’Arsène Lupin !). Là-bas, Jules doit retrou­ver Louise Michel crou­pis­sant en pri­son et par­ve­nir à contac­ter les extra­ter­restres pour leur faire prendre conscience de l’urgence à sou­te­nir la rébel­lion. On insis­te­ra moins sur les volumes sui­vants, qui se lancent dans une infer­nale sara­bande anti-nazie pour le deuxième, où appa­raissent sans ver­gogne Goering et Hitler, Rommel et Goebbels, anti-amé­ri­caine pour le troi­sième, où l’on croise mafieux et stars de ciné­ma. L’essentiel n’est pas là mais dans le pro­jet sélé­nite : éga­li­taire, liber­taire et col­lec­ti­viste, il pré­tend riva­li­ser avec ceux de la Terre en prou­vant que l’on n’a pas besoin de domi­ner et de mettre aux fers, de s’entretuer et de se tra­hir pour chan­ger le monde. Communiquant par d’étranges opé­ra­tions de télé­pa­thie avec les créa­tures fumeuses mais empa­thiques que consti­tuent les extra­ter­restres Ishkiss, nos rebelles uti­lisent le seul lan­gage qui vaille, celui de la rai­son alliée à l’amour.

[Utagawa Hiroshige]

Faut-il, et peut-on pour autant en tirer des conclu­sions quant aux rela­tions de la lit­té­ra­ture et de la poli­tique, de l’imaginaire et de l’utopie ? Quand Pierre Seghers racon­tait La Résistance des poètes, l’anarchiste Benjamin Péret défen­dait l’idée que la poé­sie enga­gée menait au déshon­neur en se méta­mor­pho­sant en pro­pa­gande ; et les deux se trom­paient pro­ba­ble­ment en s’acharnant à mar­cher sur un seul pied quand la véri­té se pro­mène en acro­bate sur la ligne de crête. Songeons à Oscar Wilde : « Le che­min du para­doxe est le che­min du vrai. Pour éprou­ver la Réalité, il faut la voir sur la corde raide. On ne juge bien des Vérités que lors­qu’elles se font acro­bates. » La lit­té­ra­ture n’a pas besoin de la poli­tique, mais la poli­tique a peut-être besoin de la lit­té­ra­ture. La Résistance ne passe pas seule­ment par les livres, mais les livres qui n’aident pas à résis­ter n’aident pas beau­coup à vivre. Comment com­prendre ce rap­port ambi­gu et pour­tant vital de l’art et de l’action, cette dia­lec­tique per­pé­tuel­le­ment ren­ver­sée ? La gra­tui­té de la créa­tion n’est-elle pas le meilleur gage de la liber­té de l’esprit ? Mettre une œuvre au ser­vice de la poli­tique n’est-il pas le meilleur moyen de plom­ber l’œuvre, voire la poli­tique, minée par la ten­ta­tion médiocre de la cen­sure et du contrôle ?

« La Résistance ne passe pas seule­ment par les livres, mais les livres qui n’aident pas à résis­ter n’aident pas beau­coup à vivre. »

Défendre l’idée d’une ren­contre pos­sible entre l’accomplissement artis­tique et la conscience poli­tique, ce n’est donc évi­dem­ment pas dire qu’un texte lit­té­raire ne vau­drait que par son enga­ge­ment expli­cite envers un par­ti ou une thèse, une idéo­lo­gie ou un dogme mili­tant ; qu’il fau­drait embri­ga­der les écri­vains ou les ral­lier à un dra­peau, fût-il rouge et noir. Non, ce qui est bien plu­tôt en jeu, c’est la capa­ci­té de l’écrivain à tra­duire le monde dans toutes ses nuances, à l’attraper dans les filets de sa sub­jec­ti­vi­té tout en demeu­rant fidèle à un idéal de jus­tice. C’est en 1938 à Mexico qu’André Breton par­vient à for­mu­ler, dans un mani­feste cosi­gné avec Diego Rivera (et pro­ba­ble­ment relu par Trotsky alors réfu­gié sur place !) le prin­cipe même d’un « art révo­lu­tion­naire indé­pen­dant » dont il faut mesu­rer l’audace à l’heure du réa­lisme sovié­tique : « En matière de créa­tion artis­tique, il importe essen­tiel­le­ment que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun pré­texte impo­ser de filière. À ceux qui nous pres­se­raient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consen­tir à ce que l’art soit sou­mis à une dis­ci­pline que nous tenons pour radi­ca­le­ment incom­pa­tible avec ses moyens, nous oppo­sons un refus sans appel et notre volon­té déli­bé­rée de nous en tenir à la for­mule : toute licence en art.

[…] Si, pour le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives maté­rielles, la révo­lu­tion est tenue d’ériger un régime socia­liste de plan cen­tra­li­sé, pour la créa­tion intel­lec­tuelle elle doit dès le début même éta­blir et assu­rer un régime anar­chiste de liber­té indi­vi­duelle. […] De ce qui vient d’être dit il découle clai­re­ment qu’en défen­dant la liber­té de la créa­tion, nous n’entendons aucu­ne­ment jus­ti­fier l’indifférentisme poli­tique et qu’il est loin de notre pen­sée de vou­loir res­sus­ci­ter un soi-disant art pur qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réac­tion. Non, nous avons une trop haute idée de la fonc­tion de l’art pour lui refu­ser une influence sur le sort de la socié­té. Nous esti­mons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de par­ti­ci­per consciem­ment et acti­ve­ment à la pré­pa­ra­tion de la révo­lu­tion. Cependant, l’artiste ne peut ser­vir la lutte éman­ci­pa­trice que s’il s’est péné­tré sub­jec­ti­ve­ment de son conte­nu social et indi­vi­duel, que s’il en a fait pas­ser le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche libre­ment à don­ner une incar­na­tion artis­tique à son monde inté­rieur. » Engagé jusqu’au cou dans la vie de son époque, mais déga­gé de toute éti­quette intel­lec­tuelle en tant qu’elle l’enfermerait dans le car­can d’une école ou d’un mou­ve­ment, « le poète se dégage dans la mesure où l’homme s’engage, et l’homme déga­gé per­met au poète de s’engager », redi­ra autre­ment Pierre Reverdy dans Cette émo­tion appe­lée poé­sie.

[Ohara Koson]

C’est lorsqu’il atteint au plus haut de sa sin­gu­la­ri­té de créa­teur que l’é­cri­vain rejoint aus­si la plus com­mune huma­ni­té, se ren­dant alors capable de contri­buer, comme invo­lon­tai­re­ment, à une prise de conscience qui agit sur le des­tin — du créa­teur et de son lec­teur. Si la poé­sie de pro­pa­gande, comme les romans à thèse, nous tombe bien vite des mains, c’est qu’elle n’atteint ni à la hau­teur du chant qui bou­le­verse jusqu’à convaincre, ni à celle de l’épopée qui emporte jusqu’à entraî­ner. La lit­té­ra­ture qui nous dit quelque chose du monde et des hommes, en plus de nous faire rêver à d’autres mondes et à d’autres hommes, nous embar­que­ra tou­jours plus pro­fon­dé­ment à son bord que celle qui nous pro­mène futi­le­ment sur les marges de la psy­cho­lo­gie humaine ou ne fait que com­men­ter le pré­sent sans offrir aucune pers­pec­tive de radi­ca­li­té. Lorsqu’elle nous fait voir ce que nous n’avions pas vu, le reflet de la Terre dans les yeux des Sélénites, la pos­si­bi­li­té d’une autre Lune qui serait une autre ver­sion de la Terre, lorsqu’elle nous fait entre­voir des rai­sons de se révol­ter qui ne conduisent pas qu’au déses­poir mais aus­si à l’aurore, la lit­té­ra­ture retrouve un peu de ce pou­voir magique qui pré­si­da pro­ba­ble­ment à sa nais­sance, au foyer com­mun des cha­manes et des poètes.

On sait trop que le lan­gage ne suf­fit pas à créer un monde, mais on lit par­fois de la fan­ta­sy pour se per­sua­der du contraire, puisque tout devient pos­sible dans les contes, quand bien même tout nous résis­te­rait dans la réa­li­té. Les rêve­ries de la Lune nous rap­pellent qu’il ne suf­fit pas de vou­loir sub­sti­tuer les uns aux autres : ni de se réfu­gier dans l’inopérante sagesse des mots quand c’est après la vraie vie qu’il faut cou­rir ; ni de jurer par le seul réa­lisme à tous crins en soup­çon­nant lyrisme et ima­gi­na­tion de nous mas­quer la véri­table nature du réel. Magie et action ne sont pas anti­thé­tiques mais com­plé­men­taires. La lit­té­ra­ture peut se faire pré­lude à la révo­lu­tion, comme la révo­lu­tion pour­ra nour­rir les livres qui la racon­te­ront. En atten­dant, pro­mettre la Lune7 reste peut-être le meilleur et le plus par­ta­geable des objec­tifs de l’écrivain et de l’activiste : à tout le moins, ne jamais y renon­cer. Sans illu­sion, dans la pleine connais­sance du tra­gique qui guette tou­jours le voya­geur inter­si­dé­ral, et sans renon­ce­ment, grâce au désir sans cesse recom­men­cé de lire un nou­veau livre, d’écrire une nou­velle page, d’Histoire ou des his­toires qu’on se raconte pour se prou­ver qu’on peut la changer.


Illustration de ban­nière : Hiroshige 
Illustration de vignette : Ohara Koson


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  1. Pour toutes les réfé­rences aux grands clas­siques de la lit­té­ra­ture vers la Lune, voir notam­ment Kaennel, Lucie (2009). La Lune et la lit­té­ra­ture — Miettes de lune recueillies auprès de voya­geurs ima­gi­naires. Hermeneutische Blätter, (1/2):79–92, dis­po­nible en ligne. Gratitude aus­si à Guillemette Jourdain, auteure en 2018 d’un remar­quable mémoire en Sorbonne réa­li­sé sous la direc­tion de Patrick Dandrey pour l’obtention du Master 2 Recherche, men­tion « Littérature, phi­lo­lo­gie, lin­guis­tique », spé­cia­li­té « Lettres Classiques », consa­cré à une antho­lo­gie des voyages vers la Lune de Lucien de Samosate à Georges Méliès, qui a bien vou­lu me com­mu­ni­quer son tra­vail.[]
  2. Pensons par exemple aux notes de Ctésias, méde­cin grec du sou­ve­rain perse Artaxerxès au Ve siècle avant Jésus-Christ, qui rap­porte de ses péré­gri­na­tions en Orient et en Inde quan­ti­té d’histoires impro­bables telle l’existence de ces peuples d’hommes cyno­cé­phales, « à tête de chien », de man­ti­cores, lions à visage humain dotés de queues de scor­pions, ou encore de licornes.[]
  3. Lucie Kaennel, ibid.[]
  4. Mais men­tion­nés par Lucie Kaennel, ibid.[]
  5. Voir à ce sujet le livre épo­nyme de David Guilbaud, L’Illusion méri­to­cra­tique, chez Odile Jacob, 2018.[]
  6. Le steam­punk est un genre uchro­nique inau­gu­ré par les Britanniques, par lequel on croise sou­vent dans les ruines vic­to­riennes de Londres des loups-garous et des zep­pe­lins, des monstres et des robots dans des pay­sages semi-gothiques pleins de machines à vapeur.[]
  7. N’oublions pas que « la Lune » signi­fie aus­si « l’impossible » dans de nom­breuses locu­tions : Rabelais par­lant de « prendre la Lune avec les dents » pour « ten­ter l’impossible », le « pro­met­teur de Lune » qui exis­te­rait depuis 1537 — or, L’Utopie de Thomas More paraît en 1516. Troublante coïn­ci­dence, là encore, de notre insa­tiable voca­tion à de réin­ven­ter le monde et de la méta­phore lunaire ![]

REBONDS

☰ Lire notre article « Le chien de Diogène : ima­gi­naire, mémoire et poli­tique », Adeline Baldacchino, sep­tembre 2019
☰ Lire notre nou­velle « L’archipel des Calabs », Alain Damasio, octobre 2017
☰ Lire notre nou­velle « Demain com­mence aujourd’hui », Alain Damasio, octobre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Pierre Siméon : « La poé­sie comme force d’objection radi­cale », décembre 2015

Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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