Demain commence aujourd’hui


Texte inédit pour le site de Ballast

Dans le cadre de notre semaine consa­crée à l’é­cri­vain de science-fic­tion Alain Damasio, nous publions l’une de ses nou­velles, inédite — on y croise des camions auto­nomes, une ZAD et des auto­routes occu­pées. 


Ce matin-là, quand Lupicin hisse ses quatre-vingt-dix kilos de colère dans la cabine de son quinze tonnes, il n’a qu’un café acide et brû­lant dans le ventre — et des envies de meurtre. La veille, le DRH vient de lui annon­cer la fin bru­tale de sa car­rière. Dans trois petits mois, il sera rem­pla­cé par un camion auto­nome, géo­pi­lo­té à dis­tance, un fou­tu TrackTruck fabri­qué par une filiale de Gogol. L’entreprise fami­liale, le res­pect de la des­cen­dance, les Hénokiens… tout ça a volé en éclat. Les chauf­feurs font face à la grande fau­cheuse : elle a un QI d’IA1 et ne boit pas de café.

Sur le quai du port Édouard-Herriot, dans ce prin­temps qui ne vient pas, le ciel blan­chit à peine et Lupicin a froid. Il est cinq heures du mat’, un por­tique rou­lant achève de char­ger un unique conte­neur sur son bahut, il jette un œil à la pesée et quelque chose déconne. Il connaît le poids d’un conte­neur plein, il sait ce moment où les pneus encaissent, où son monstre fait le dos rond et se tasse — et là, on lui a clai­re­ment char­gé un contai­ner vide.

Alors il se dit que sa mise au pla­card a déjà com­men­cé. Piqué au vif, il des­cend sur le quai, insul­tant le gru­tier qui n’en peut mais, et il grimpe sur sa remorque. Il cherche la réfé­rence du pro­duit trans­por­té, là où elle devrait être. Nada. À la place s’étale une phrase, taguée au pochoir, dans une typo bizarre et qui dit : « Demain com­mence aujourd’hui ».

- Qu’est-ce que c’est que ce mer­dier ? bou­gonne Lupicin.

Plus étrange encore, le conte­neur n’est pas ver­rouillé. Alors il l’ouvre d’un geste rageur en fai­sant pivo­ter les tringles, his­toire d’en avoir le cœur net. Le double bat­tant baille dans un braille­ment rouillé, le volume est sombre, il pénètre à l’intérieur sans bien savoir pour­quoi — quand une rafale lui rabat les portes. Le noir tombe aus­si­tôt, plein et par­fait. Secoué par la trouille, Lupicin palpe fré­né­ti­que­ment les poches de son blou­son fati­gué : le por­table est res­té dans le camion ! Tant bien que mal, il recule, le souffle court, son bro­de­quin per­cute un objet qui val­dingue dans un tohu-bohu métal­lique. Il se fige. Au sol, l’objet pro­jette un long ovale de lumière blanche et éclaire, au bout, la porte du container.

Illustration : Popcube

Lupicin se baisse et prend en main ce qui res­semble furieu­se­ment à une lampe-torche, n’était-ce son poids, qui est anor­ma­le­ment lourd pour un si petit objet, et son manche qui semble se ther­mo­for­mer au contact de sa paume et rap­pel­le­rait, pour un geek, une vague épée-laser. Surtout, dès qu’il serre l’objet, la lumière s’intensifie, elle en devient presque dense, concrète, nei­geuse ; il a ce sen­ti­ment qu’il pour­rait la tou­cher. Devant lui, la porte du contai­ner encaisse sou­dain un flux stro­bo­sco­pique. La lumière s’adoucit à nou­veau, son cône des­si­nant un joli cercle sur la paroi de métal et Lupicin se prend son troi­sième choc en moins de vingt-quatre heures. Sans doute le plus violent. Car ce qu’il voit pen­dant quinze secondes, c’est le métal de la porte rouiller à une vitesse hal­lu­ci­nante avant de par­tir en den­telle brune et en copeaux.

Il res­sort, plus stu­pé­fié que pani­qué, en enjam­bant le cercle par­fait décou­pé dans la tôle, saute de la plate-forme et court se res­ser­vir un café. Dans la cahute, il y a trois col­lègues bri­sés de cin­quante-cinq ans, comme lui, qui débla­tèrent sur Gogol, l’expérience sacri­fiée, les algo­rithmes et la grève géné­rale. Lupicin hoche la tête, absent, et file aux toi­lettes exa­mi­ner sa décou­verte. Sur la lampe, il découvre une bague tac­tile avec des chiffres qui s’allument quand il la mani­pule — 1, 5, 8, 24 — ça va jusqu’à cent. Le manche est main­te­nant par­fai­te­ment adap­té à sa poigne et lorsqu’il prend l’objet avec deux doigts, il peut lire tout autour du cylindre « Demain… com­mence… aujourd’hui ». Fichtre !

Sans trop com­prendre, il va se laver les mains et, réglant la bague sur 5, pointe le fais­ceau de la lampe sur le robi­net où l’on lit « Aqualys ». Le robi­net se met briè­ve­ment à fuir puis se trans­forme en miti­geur. Aqualys devient Aqualians, le logo se moder­nise. Lupicin effleure la molette et passe à 20 : la vasque s’assouplit et s’allonge, une signa­ture des­ca­liente brille fugi­ti­ve­ment, un écran dis­cret, comme inté­gré dans la résine, appa­raît sur le miti­geur qui n’est plus en acier. À 35 affi­ché sur la bague, le fais­ceau éclaire un vor­tex de brume tiède qui tourne entre deux lames cour­bées — il y plonge une main et la res­sort propre et séchée !

Lupicin éclaire main­te­nant les toi­lettes, une intui­tion folle est mon­tée en lui, il est tout à fait réveillé main­te­nant, et même sur­vol­té : lorsqu’il aper­çoit le seau de sciure, au cran 10, il n’attend pas la suite des méta­mor­phoses et se pré­ci­pite dehors pour remon­ter dans son camion. Là, tan­dis qu’il vise son tableau de bord, la bague seule­ment au cran 1, il voit son pare-brise s’opacifier, le volant et les pédales dis­pa­raître, l’espace se rétré­cir sur lui et se rem­plir de ser­veurs, de diodes et de cap­teurs. Il ne sait plus ce qui est vrai, il ne se sent plus là, il flotte et doit éteindre la lampe pour retrou­ver l’épaisseur de son corps, de son siège et le moel­leux de son volant matelassé.

De retour au mess, Lupicin vote avec ses col­lègues la grève illi­mi­tée et les opé­ra­tions tor­tues. Et il rentre chez lui, com­plè­te­ment son­né par l’avalanche de coups de poing qui boxent son cer­veau. Est-ce qu’il est en train de cra­quer ? Le pur burn-out. De pas­ser de l’autre côté ? Qui a pu fabri­quer cet objet ? Qui l’a mis dans ce contai­ner ? Pourquoi le sien ? Pourquoi lui ? Scotché sur son lit, il ferme et rouvre les yeux, serre l’objet et le relâche, vou­drait qu’il dis­pa­raisse comme il est venu sauf qu’il est bien là, tiède dans sa main, redou­table. Il n’est pas encore sûr pour la bague mais il pense qu’un cran équi­vaut à un an. Un an dans le futur. Il se relève pour aller tes­ter le pneu de sa voi­ture. 20 000 kilo­mètres par an, 6 mil­li­mètres en moins envi­ron. Ça colle. Au cran 2, le pneu est à nou­veau neuf…

À midi, lorsque sa femme rentre pour déjeu­ner en trombe, Lupicin est dans un état d’excitation abso­lue, d’euphorie sac­ca­dée, de déroute. Il n’ose encore rien dire et laisse Célia repar­tir tan­dis qu’il met en joue dans sa mai­son tout ce qui lui vient en tête, comme un magi­cien auquel on aurait offert un nou­veau sort.

Projeté vers le futur, son fri­go se couvre d’un écran tac­tile, la liste des courses y appa­raît, les dates de péremp­tion cli­gnotent en rouge… Dans son salon, sa télé s’incurve en arc puis l’écran dis­pa­raît pour un mur blanc. Son fau­teuil est un trône moto­ri­sé, un siège de pilote domes­tique qui semble tout pou­voir régir. Soumises au cône nei­geux de sa torche, ses baies vitrées se teintent aus­si, deviennent briè­ve­ment des miroirs avant d’afficher l’océan à la place du jar­di­net où coule la fon­taine Hydralians devant la balan­çoire qui ne sert plus à sa fille de seize ans qu’à fumer des joints.

En visant la porte d’entrée, il voit émer­ger l’œil triste d’une camé­ra réver­sible dedans-dehors, la ser­rure sept points, les mes­sages auto­ma­tiques de remer­cie­ments pour les invi­tés qui repartent. Dans le garage, le scoo­ter s’efface pour la vision d’un glis­seur, le vélo est un totem de rouille pri­vé de roues et la voi­ture, tra­gi­que­ment, a dis­pa­ru. Lupicin a un ser­re­ment au cœur. Il espé­rait entre­voir une Tesla hybride, un bolide fuse­lé. Mais non. Retraite de merde, songe-t-il, ou éco­los à la con. Putain d’avenir !

Lorsqu’il revient dans sa chambre et s’assoit sur son lit, face à son miroir, Lupicin a sou­dain une idée braque, dan­ge­reuse pour sa san­té men­tale, mal­saine aus­si, il le sait. Pourtant, il règle, bra­vache, la bague sur 30 et pointe le fais­ceau de la torche sur son visage, en le déca­lant légè­re­ment pour voir le résul­tat dans la glace. On pour­rait presque croire qu’il a un revol­ver sur la tempe.

- 55 + 30, ça fait 85 ans, mec… On va voir à quoi tu res­sem­ble­ras quand tu seras un vioque, se motive-t-il.

Illustration : Popcube

Il se croyait fort, mais d’un coup, il crève de trouille et ferme les yeux, en panique. Lorsqu’il les rouvre, il n’y a plus de reflet dans le miroir. Il regarde encore, change l’éclairage, se rap­proche au cas où… Le miroir est… vide de lui. Il sent sa pomme d’Adam qui bloque et il déglu­tit. Il a sou­dain très chaud, puis très froid. En trem­blant, il redes­cend la bague à dix ans, se tient debout, pau­pières closes, puis ose se regar­der en face. « Soixante-cinq ans », mur­mure-t-il. « Allez, juste quelques rides… »

Le miroir reste déses­pé­ré­ment vide.

- Bon Dieu, j’ai même pas dix ans à vivre…

Est-ce la fatigue cumu­lée, le choc de l’annonce, la sen­sa­tion de deve­nir dingue mais Lupicin vacille et s’effondre incons­cient sur son lit. La torche encore allu­mée rebon­dit sur la moquette et retombe face au miroir, le fais­ceau pile en face, avec la bague déré­glée sur 40. S’auto-éclairant grâce au reflet, la torche mute rapi­de­ment, elle rétré­cit, se minia­tu­rise puis se ré-étoffe d’année en année, affi­nant et per­fec­tion­nant ses capacités.

Une heure plus tard, le bruit de la porte d’entrée, ouverte à toute volée par sa fille Adèle, réveille Lupicin. Elle hurle dans son smart­phone sur son petit ami, comme d’hab’. Lupicin est vaseux, son regard tombe sur ses pieds et découvre une sorte de camé­ra-fusil com­plexe, assez volu­mi­neuse, qui doit bien faire vingt kilos. Dès qu’il la sou­lève, une voix andro­gyne lui glisse :

- Quel mode désirez-vous ?
– Je ne sais pas… Qui êtes-vous ?
– Souhaitez-vous une simple vision du futur ou sa réalisation ?
– Sa… sa réalisation ?
– Fulepp ou éventail ?
– Pardon ?
– Futur le plus pro­bable ou éven­tail des futurs ?
– Euh… éventail…
– Quelle échéance ?
– Il faut payer ?
– Vous sou­hai­tez un saut de com­bien d’années dans le futur ?
– Vingt… vingt ans ?
– Je vous laisse main­te­nant choi­sir la réa­li­té que vous sou­hai­tez futu­ri­ser avec la penvisée…
– La quoi ?
– La visée de pen­sée. Pensez à une réa­li­té, je vais la maté­ria­li­ser dans le futur pour vous…

Lupicin entend les pas traî­nants de sa fille mon­ter l’escalier de bois, le casque rivé aux oreilles, jouant à Candy Crush tout en par­lant shit, profs et petits copains. Décontenancé, il a un ins­tant oublié la voix andro­gyne, un ins­tant il est par­ti tout là-bas, dans l’avenir, dans le sou­ci inces­sant que lui donne sa fille, sau­vage et cocoo­née pour­tant, blo­quée en pleine crise d’ado, satu­rée de gad­gets, de snaps et de tweets, d’acné et de révolte, de paresse déli­bé­rée pour exas­pé­rer son père et d’intelligence gâchée par le monde qu’on lui offre et qui la révulse. Il pense à elle et se demande ce qu’elle sera dans dix ans, dans vingt ans, dans cet uni­vers diri­gée par des IA per­son­na­li­sées et des algo­rithmes omni­po­tents — sauf qu’il ne se le dit pas comme ça, il se dit juste : qu’est-ce qu’elle va deve­nir, nom de Dieu ?

Illustration : Popcube

- Papa ? papa ?! entend-il sou­dain crier, d’une voix qui se noie… Papa, je me sens mal… T’es là ? Viens, j’ai le ver­tige… Vite !
– Je suis là Adèle !

Venu du palier, la voix de sa fille lui paraît subi­te­ment très mûre. Il pose la main sur la poi­gnée de porte de sa chambre, encore flot­tantet le temps qu’il l’ouvre, la durée se dilate de façon hyper­bo­lique : le pan­neau s’efface et, pen­dant ce qui lui semble durer une éter­ni­té, il voit sa fille se méta­mor­pho­ser le long de vingt ful­gu­rantes années, dans une suc­ces­sion de scènes poignantes.

Il y a d’abord les pre­mières manifs anti-robots, les Nuits Demain, les occu­pa­tions d’autoroutes. Puis ce FabLab qu’elle bâtit en pleine cam­pagne, le bivouac qui devient un camp, puis un vil­lage avec des ate­liers, des tiers-lieux, une can­tine bio, un pôle numé­rique, des rires. Il voit Adèle modé­li­ser un meuble, des lampes, des tablettes, un émet­teur radio. Des objets élé­gants sortent de ses mains, elle rayonne au milieu d’une com­mu­nau­té de hackers joyeux qui fabriquent des bright­phones libres sans marque, elle sou­rit devant un ciné­ma de plein air, dans une ZAD où elle pré­sente un film sur les luttes des camion­neurs, son père appa­raît à l’écran. La scène se brouille et Lupicin voit main­te­nant une mai­son en bois avec un toit végé­ta­li­sé sur lequel joue un enfant qui lui res­semble. Dans le jar­din, Adèle vient poser un bou­quet de fleurs sau­vages sur une tombe où on lit « Lupicin Cabaud, 1960–2021 ». Un flash encore et le pan­neau sculp­té d’une ville qu’on inau­gure — ruban cou­pé, foule, fête. On lit des­sus « Utopôle, Cité Émergente » et des­sous, tou­jours ce man­tra « Demain com­mence aujourd’hui ».

Lupicin par­vient enfin sur le palier, Adèle est devant lui : elle a trente-six ans pen­dant quelques secondes. Les secondes qu’il lui faut pour prendre conscience de ce que sa pen­sée a fait, empê­cher Adèle de réa­li­ser son âge et régler aus­si­tôt le futu­ri­seur sur zéro pour la rame­ner aus­si vite que pos­sible à son état de jeune fille, en priant. Miraculeusement, ça marche… Elle a à nou­veau seize ans.

- Trop relou cette beuh ! J’me suis fait un bête de film, wouah…
– Tu vas arrê­ter tout : la beuh, le shit, les cham­pis, tout. Et te remettre à l’escalade.
– À l’escalade ? T’es hard hé, papa. Ça fait mal au bras. Je suis cre­vée là. On en reparle demain si tu veux…
– Demain com­mence aujourd’hui, Adèle…

Adèle dévi­sage alors son père, les yeux écar­quillés, elle retire son casque qui lui échappe des mains et semble se figer dans une rémi­nis­cence ver­ti­gi­neuse, un furieux effet de déjà-vu.

- J’aime… bien cette phrase. Tu ne me l’a déjà dite, non ?

Lupicin a un sou­rire désar­mé, magni­fique. Il prend sa fille dans ses bras, comme si elle devait dis­pa­raître demain.
Il sait main­te­nant qu’il a cinq ans à vivre, pas un de plus. Mais qu’il les vivra plus inten­sé­ment que jamais, pour lui trans­mettre le plus beau de ce qu’il est, de ce qu’il sait.


16 juin 2016


Visuel de cou­ver­ture : http://www.phonophore.fr
Tous les des­sins sont de David Popcube


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Alain Damasio

Né en 1969, écrivain de science-fiction et cofondateur du studio Dontnod Entertainment.

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