Alain Damasio : « Tu ne peux pas porter un mouvement d’extrême gauche si tu ne fais que répéter des slogans » [1/4]


Entretien inédit pour le site de Ballast

Alain Damasio est l’un des auteurs incon­tour­nables de la science-fic­tion fran­çaise : une poé­tique toute per­son­nelle, un appel à la résis­tance poli­tique irri­gué de vita­lisme. Dès La Zone du Dehors, pre­mier roman publié en 1999, ses per­son­nages incarnent une exis­tence orien­tée vers le « dehors » : des figures de ré-vol­tés ten­tant d’échapper à une socié­té futu­riste sclé­ro­sée par l’hyper-contrôle de ses citoyens. Chez Damasio, qui se dit lui-même « phi­lo­sophe raté », les figures tuté­laires de Foucault, Nietzsche et Deleuze ne sont jamais loin — ces deux der­niers ins­pi­re­ront son second ouvrage, La Horde du Contrevent. Romans, nou­velles, mais aus­si jeux vidéo, pro­duc­tions sonores et scé­na­rios ; il mul­ti­plie les sup­ports, quitte à aga­cer son édi­teur et à « s’éparpiller1 », comme il l’avoue. Nous l’avons ren­con­tré à Marseille, autour d’un café, atte­lé à son troi­sième roman, Les Furtifs. Un entre­tien que nous vous pro­po­sons, tout au long de cette semaine que nous lui consa­crons, en quatre volets.


Comment lier art et enga­ge­ment sans ver­ser dans la propagande ?

Il y a une chose essen­tielle qui dif­fé­ren­cie l’art de la pro­pa­gande. La pro­pa­gande, comme disait Foucault, c’est l’art de « conduire des conduites », de créer quelque chose dans un registre argu­men­ta­tif afin d’amener les gens à adop­ter cer­tains com­por­te­ments. Il y a une vraie volon­té de mani­pu­ler la liber­té des per­sonnes, de la cana­li­ser vers des points consi­dé­rés comme rele­vant de la véri­té. La grande dif­fé­rence et la grande chance, pour nous, artistes, c’est que nous sommes des « ouvreurs » : on ouvre le crâne des gens. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à ce point où un déclic se fait, où les gens, sim­ple­ment, ouvrent les yeux, les oreilles et par­viennent à quelque chose d’autre. L’art doit per­mettre le décol­le­ment de la norme subie au quo­ti­dien. Il t’ouvre sur l’émotion, sur la per­cep­tion, mais ne les ferme pas. La dif­fé­rence vient aus­si du registre. Entre un registre poé­tique et un registre argu­men­ta­tif, il y a une énorme dif­fé­rence. Toute la pro­pa­gande relève de l’argumentatif : tu accu­mules des argu­ments qui te conduisent à une « véri­té », tu réduis le cône jusqu’à tou­cher ce que tu veux faire croire aux gens. L’art opère en sens inverse : c’est un cône d’ouverture. Ce n’est pas si évident que ça, à l’écrit : des amis extrê­me­ment lit­té­raires me reprochent de trop fer­mer cer­taines de mes pro­duc­tions écrites. Je n’en ai pas l’impression, mais c’est possible.

Engagé, mili­tant… Que choisir ?

« Nous, artistes, nous sommes des ouvreurs : on ouvre le crâne des gens. »

Engagé, de façon cer­taine, mais « enga­gé », c’est très large. Je consi­dère qu’un artiste, à par­tir du moment où il dis­pose d’une parole publique, même mini­male, engage à une res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de ceux qui vont le décou­vrir, le lire, le suivre ; il a dès lors un impact et ne peut plus faire les choses de façon neutre. Ceci étant, j’ai tou­jours dit que je ne me consi­dé­rais pas comme un mili­tant. J’aimerais en être un, au concret, au quo­ti­dien. La véri­té, s’il y en a une, c’est que ma mili­tance consiste à créer tout le temps. Je tra­vaille énor­mé­ment, dans beau­coup de domaines, et c’est comme cela que j’ai l’impression d’agir sur le monde. Parfois, j’aimerais être sur des actions toutes simples, concrètes, sobres, qui dépassent la mani­fes­ta­tion et les tracts ; en même temps, la chance que j’ai, c’est ce don pour créer — autant que je l’utilise au maxi­mum pour aider les mou­ve­ments et y contri­buer avec ma création.

Dans La Zone du dehors, les per­son­nages prin­ci­paux veulent « insuf­fler de l’air dans les inter­stices » d’une socié­té contrô­lée et cherchent des moyens de le faire. Il y a par exemple cette idée des « cla­meurs », appa­reils cachés qui déclament auto­ma­ti­que­ment un mes­sage unique à ceux qui passent à proximité…

Les cla­meurs, c’est un excellent point. Dans ce livre, je vou­lais vrai­ment créer un cha­pitre de réflexion sur la publi­ci­té. Quelle est la dif­fé­rence entre un groupe d’extrême gauche qui balance des slo­gans et une pub qui va te deman­der d’acheter tel ou tel par­fum ? Ma réponse a été très claire : si je crée des cla­meurs (il y en a qui ont déjà été créées, et j’espère un jour avoir suf­fi­sam­ment de finan­ce­ments pour en géné­rer un maxi­mum), le point fon­da­men­tal serait qu’aucune ne se répète, ne dise le même slo­gan, que chaque cla­meur soit arti­sa­na­le­ment créée, propre à une per­sonne. La cla­meur, pour moi, ne doit pas fer­mer le sens mais gar­der une cer­taine poly­sé­mie poé­tique. Si tu es sur ce mode-là, alors, oui, tu peux pré­tendre ame­ner les gens vers une forme de liber­té. Dans le groupe Zanzibar2, on a le pro­jet de faire de l’affichage avec des blocs de nou­velles assez courtes. Elles se situe­ront dans le registre émo­tion­nel et non argu­men­ta­tif. La diver­si­té est extrê­me­ment impor­tante ; pour moi, tu ne peux pas por­ter un mou­ve­ment d’extrême gauche si tu ne fais que répé­ter des slo­gans redon­dants. Je suis par exemple tou­jours gêné par le slo­gan « ACAB » [acro­nyme pour « All Cops Are Bastards » ; en fran­çais, « Tous les poli­ciers sont des bâtards », ndlr] : c’est cool, « ACAB », mais en quoi amènes-tu les gens vers plus de liber­té en disant cela ? Ce n’est pas suffisant.

Les théo­ri­ciens Ernesto Laclau et Chantal Mouffe assurent que le lan­gage est un ter­rain per­met­tant à la fois de résis­ter et de fédé­rer, en uti­li­sant par­fois les mots comme des « signi­fiants vides » der­rière les­quels cha­cun peut mettre ce qu’il veut y trou­ver. Comment enten­dez-vous cette bataille poli­tique des mots ?

C’est com­plexe. Les mots sont des vec­teurs de cata­lyse et de conver­gence. Mais il est dif­fi­cile de créer des mots qui soient denses, habi­tés, et qui per­mettent en même temps à des gens de se réunir. Je me méfie donc beau­coup du côté « mot-sac » dans lequel on met ce que l’on veut. Il est éga­le­ment facile de faire croire à un concept nou­veau en met­tant un mot nou­veau des­sus. Je vous donne un exemple : j’ai com­men­cé à en avoir marre d’entendre le mot « trans­hu­main », j’ai cher­ché une façon d’y réagir, je me suis dit que « très-humain » était inté­res­sant. Ça me per­met­tait d’éviter « sur­hu­main », « sur­homme », qui res­tent encore conno­tés, asso­ciés au nazisme. Quand tu crées un néo­lo­gisme comme celui-ci, tu per­mets à des gens d’acter leurs posi­tions sans être pié­gés par la réac­tion des trans­hu­ma­nistes, qui ont un dis­cours du genre : « Vous êtes des réacs, vous allez vous éclai­rer à la bou­gie, vous êtes dans le bio­con­ser­va­tisme… » « Très-humain » est un mot qui per­met de s’opposer en disant : « Si ! On a une vita­li­té, on a un mou­ve­ment : on va au bout des capa­ci­tés humaines, de ce que l’humain peut. » Malgré tout, il ne faut pas être dupe : « Très-humain », c’est sur­tout Spinoza, Nietzsche, Deleuze, Jacques Ellul, Ivan Illich — j’ai sim­ple­ment créé un nou­veau syn­cré­tisme. Et on en a par­fois besoin : sou­vent, les gens ne connaissent pas Ellul, n’ont jamais lu Spinoza ni Nietzsche… On a un rôle en tant qu’écrivains : essayer d’amener un peu de nou­veau­té dans les logi­ciels, de trou­ver de nou­velles façons de s’opposer, qui per­mettent de dire : « Enfin quelque chose de nou­veau se passe ! » C’est en cela que je trouve le tra­vail sur les mots intéressant.

Il y a éga­le­ment le mot « volte » — construit en enle­vant le pré­fixe de « révolte » —, que vous uti­li­sez et qui a don­né son nom à votre mai­son d’édition…

« La volte redonne la dimen­sion de ce que c’est qu’être actif, c’est-à-dire de géné­rer un mou­ve­ment par soi-même. »

Oui. « Volte », pour moi, ce n’est pas un jeu de mot : c’est vrai­ment impor­tant. J’ai eu le sen­ti­ment que nous étions pas­sés d’un régime dis­ci­pli­naire à un régime de contrôle. Quand tu dis « révolte », tu es encore dans le régime dis­ci­pli­naire ; tu n’as pas encore com­pris que le pro­blème, ce n’est pas seule­ment les médias, les mul­ti­na­tio­nales et l’État — même si ces forces conti­nuent à être impor­tantes —, mais l’existence de types de pou­voirs bien plus viru­lents, extrê­me­ment dis­sé­mi­nés, dif­fus, dont tu es esclave. Ce n’est pas juste Google, Apple ou Facebook : tout le monde y par­ti­cipe, en est acteur. N’importe qui, en créant un site, fait du desi­gn de la dépen­dance, par­ti­cipe à l’économie de la cap­ta­tion de l’attention. Par rap­port à cela, la volte est impor­tante puisqu’elle n’indique pas uni­que­ment « Je me révolte sur un truc » : encore faut-il échap­per au truc ! Il ne faut pas dire « J’éteins tous les sites et je ne me connecte plus à Internet. » Cela se passe davan­tage dans tes pra­tiques, dans ta prise de conscience. La volte redonne la dimen­sion de ce que c’est qu’être actif, c’est-à-dire de géné­rer un mou­ve­ment par soi-même. Par exemple, la ZAD s’avance en réac­tion contre Vinci ; elle tient de l’ordre de la révolte. Mais, en réa­li­té, ce qu’ils vivent au quo­ti­dien, c’est de la volte, pro­fon­dé­ment : les gens, d’eux-mêmes, génèrent un ensemble de modes de vie qui sont du domaine de l’action, du « On fait ensemble quelque chose ». Et c’est pré­cieux : ce sont eux qui vont mon­trer que du désir est possible.

Dans La Horde du Contrevent, les per­son­nages tentent de trou­ver l’origine d’un vent qui souffle tou­jours dans la même direc­tion. Doit-on y voir une méta­phore d’ordre politique ?

Non, il n’y avait pas d’idée de méta­phore. La vraie dimen­sion poli­tique de La Horde, c’est com­ment un groupe de 23 per­sonnes peut fonc­tion­ner ensemble et aller au bout de ce qu’elles peuvent. J’essaie de tra­vailler sur le lien, en 600 pages. C’est tel­le­ment dur d’être lié, ne serait-ce qu’à 5, à 10, donc à plus forte rai­son à 20… Ce roman montre un groupe en actes, qui va au bout de ce qu’il peut, qui va jusqu’au bout de son cona­tus, qui per­sé­vère dans son être de horde. Nous sommes dans une logique nietz­schéenne : le but était dans le che­min mais n’avait pas de sens — c’était uni­que­ment le « Tu dois » qu’on leur avait don­né. Ils ont été for­més pour aller au bout et, dès lors, vont au bout. Après, il y aura le tome 2, qui sera le « Je veux » et « Je crée ». C’est pour cela qu’il y a quan­ti­té de gens qui ne com­prennent pas la fin, qui se disent qu’« en fait, c’est triste » ; non, ça ne l’est pas : c’est une étape du che­mi­ne­ment. Ils étaient cha­meaux et devien­dront lions, puis enfants3.

Par Cyrille Choupas, pour Ballast

Où en êtes-vous de ce tome 2, d’ailleurs ?

C’est en cours, il est dans ma tête ; j’ai beau­coup de choses dessus…

Vous aimez expé­ri­men­ter d’autres lan­gages que celui de l’écrit : le jeu vidéo, la créa­tion sonore… À quand Alain Damasio scé­na­riste pour la série dys­to­pique Black Mirror ?

J’adorerais ! J’ai trou­vé la sai­son 2 excel­lente ! Quand je l’ai vue, je me suis dit que ce n’était pas la peine que je fasse des séries TV, que je n’étais pas au niveau. Ce que je trouve abso­lu­ment génial, c’est la facul­té qu’ils ont de te mettre dans un malaise pro­di­gieux par rap­port à la tech­no­lo­gie, sans être mora­li­sa­teur ni tech­no­phobe. On les sent tra­ver­sés par la fas­ci­na­tion de la tech­no­lo­gie ; ils nous font tra­ver­ser cette tech­no­lo­gie dans tout son mal-être. Le chef d’œuvre de Black Mirror, c’est l’épisode de Noël [« White Christmas », ndlr]. C’est un chef d’œuvre abso­lu, je le place au zénith ! Il y a une mise en abîme, une nar­ra­tion en pou­pées russes… Par exemple, le fait que tu ne puisses plus voir ta copine parce qu’elle t’a « blo­qué » et qu’elle est toute brouillée à ton regard, ça te tord l’estomac. Tu sors de l’épisode et ça reste en toi, ça ancre une mémoire. Ça devrait être un long-métrage, dans le haut du panier des grands films de SF. Mais c’est dur de faire ça. Dans la sai­son 2, tou­jours, ils traitent de la mémo­ri­sa­tion per­ma­nente [l’épisode « The Entire History of You », ndlr] : tu peux trai­ter ce pro­blème de 500 façons dif­fé­rentes. Je peux le dire parce que j’ai tra­vaillé des­sus durant trois ans, pour le jeu vidéo Remember Me. Eux, ils choi­sissent un axe, c’est la jalou­sie, et c’est extrê­me­ment puis­sant parce que tu es tou­ché émo­tion­nel­le­ment sur plein d’aspects de ta propre vie, de ton propre rap­port à la jalou­sie. Ça t’ouvre à énor­mé­ment de ques­tions. On est dans la poé­sie, l’émotion et la per­cep­tion. Dans la sai­son 3, ils sont vic­times de leur suc­cès et on voit à quel point il est com­pli­qué de créer. Par exemple, l’épisode où ils se co-éva­luent tous : l’idée est très chouette, mais c’est trop linéaire : le scé­na­rio est trop mora­li­sa­teur, démons­tra­tif — ils sortent du registre déran­geant pour entrer dans un registre argu­men­ta­tif. C’est la dif­fé­rence entre l’art et la pro­pa­gande : on en a là un très bon exemple. Mais j’aurais du mal à faire un scé­na­rio qui ne soit pas trop expli­cite ; j’aurais le même pro­blème. Tu veux pous­ser, tu veux aller plus loin, taper plus fort, mais en fai­sant cela tu perds toute la magie de ce que tu fais et tu sors de l’art pour faire de la pro­pa­gande. Si ça se trouve, mon tome 2 de La Horde va être de la merde. Je vous dis ça et, en même temps, je suis conscient de pour­quoi ça peut mer­der, donc peut-être pas…


Lire le deuxième volet



Visuel de cou­ver­ture : http://www.phonophore.fr
Toutes les pho­to­gra­phies d’Alain Damasio sont de Cyrille Choupas, pour Ballast.


image_pdf
  1. Il par­ti­cipe à la créa­tion de Dontnod et tra­vaille sur le scé­na­rio de leur pre­mière pro­duc­tion, Remember me. Il s’intéresse éga­le­ment au tra­vail sonore : sa mai­son d’édition, La Volte, lui per­met d’accompagner la réédi­tion de son second roman d’une bande ori­gi­nale. Il pro­longe ses écrits par des expé­ri­men­ta­tions sonores, par­ti­cipe à la créa­tion d’une série radio­pho­nique dys­to­pique, pro­pose des bal­lades sonores et déclame de la poé­sie sur la scène de la phil­har­mo­nie de Paris, le temps d’un concert élec­tro­nique avec son ami Rone en chef d’orchestre. Récemment, il a éga­le­ment par­ti­ci­pé à une expo­si­tion sur le thème du tra­vail. []
  2. Collectif d’auteurs de science-fic­tion dont fait par­tie Alain Damasio. Dans son « mini­feste », Zanzibar reven­dique « rêver ses textes comme des endroits où se ren­con­trer, où pen­ser et com­men­cer à dés­in­car­cé­rer le futur. »[]
  3. Voir « Les trois méta­mor­phoses », telles qu’énoncées Ainsi par­lait Zarathoustra de Nietzsche.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Vincent Message : « Accomplir le pro­jet inache­vé des Lumières », juin 2016
☰ Lire notre article « Lire Foucault », Isabelle Garo, février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Pierre Siméon : « La poé­sie comme force d’objection radi­cale », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Rolin : « La lit­té­ra­ture m’a per­mis de voir les mul­tiples facettes de la réa­li­té », février 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Kaoutar Harchi : « Mes per­son­nages viennent du désac­cord », jan­vier 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Édouard Louis : « Mon livre a été écrit pour rendre jus­tice aux domi­nés », jan­vier 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Zamora : « Peut-on cri­ti­quer Foucault ? », décembre 2014

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.