Entretien inédit pour le site de Ballast
Bien sûr, nous condamnons tous l’exploitation économique, le racisme, la domination masculine et l’homophobie. Bien sûr. Mais cette évidence de la lutte s’effondre dès lors qu’il est question des animaux : la dignité, bien sûr, mais seulement pour le petit cercle des humains. Les victimes de l’exploitation animale sont autrement plus nombreuses, pourtant, que celles causées par les abominations sus-mentionnées — on dira, offusqué, que ce n’est « pas pareil ». Ça ne l’est pas, en effet : les hommes oppriment au grand jour leurs semblables mais suppriment les bêtes à l’ombre — les sociétés industrialisées, supposément transparentes et hostiles à la violence, planquent leurs abattoirs. Ce mois-ci, plusieurs manifestations (à Paris, Kyoto, Sydney, Los Angeles ou Buenos Aires) ont exigé leur fermeture. Le romancier Vincent Message monte au front avec Défaite des maîtres et possesseurs : ses pages mettent en scène un futur proche, si proche qu’on peine à le situer, dans lequel l’Homo sapiens n’est plus l’espèce dominante. Une autre, « supérieure », traite les humains de la même façon que nous traitons les animaux au quotidien. Un roman, proche du conte philosophique, qui appelle à penser l’émancipation dans toute sa cohérence.
Votre livre tient en un geste : un déplacement. Vous ne bondissez pas dans le temps, comme la science-fiction le veut parfois, vous faites un pas de côté, un détour : cette modestie du mouvement a-t-elle partie liée à votre langue ? Le cri ne paraît pas définir votre travail…
Je tenais effectivement à une économie de mouvements. La science-fiction est un genre qui joue un rôle fondamental dans l’anticipation des problèmes politiques ou écologiques de notre présent, mais le dépaysement très fort sur lequel elle repose souvent a tendance à tenir à distance : beaucoup de lecteurs n’y reconnaissent pas leur monde, et ont le sentiment, partant, que ce qui est dit ne les concerne pas. Je pars du principe au contraire qu’il n’y a pas besoin de réagencer beaucoup les éléments de notre réel pour que la violence des rapports de domination qui y sont en vigueur apparaisse dans tout ce qu’elle a d’insoutenable : il suffit de décrire un air partout aussi irrespirable qu’il l’est aujourd’hui à Delhi ou Pékin ; de montrer, dans une ville qui ressemble à nos métropoles occidentales, des industries reposant sur le type d’exploitation des plus faibles en place dans tous les ateliers du monde, de l’Afrique à l’Asie ; et, surtout, de parler de l’élevage industriel en imaginant que les corps qui y sont engraissés, abattus, découpés, ne sont pas des corps d’animaux mais des corps de femmes et d’hommes. Je crois qu’il y a tout de même, dans la radicalité du projet, quelque chose qui est de l’ordre du cri de colère et d’alarme. Mais ce n’est pas le texte qui doit être animé par ces affects : c’est, idéalement, dans la tête du lecteur que cela doit se mettre à crier.
« [La matrice] est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité », dit Morpheus à Néo, dans le premier Matrix. Votre narrateur évoque le conditionnement normatif : nous ne sommes pas des salauds, nous nous contentons de reproduire les schémas inculqués. Le « savoir » est d’ailleurs un motif de votre histoire. La vérité serait-elle une conquête, plus qu’un héritage ?
« Parler de l’élevage industriel en imaginant que les corps qui y sont engraissés, abattus, découpés, ne sont pas des corps d’animaux mais des corps de femmes et d’hommes. »
Malo Claeys, le narrateur, rassemble à certains moments du roman ses souvenirs de la dizaine d’années qu’il a passée à l’inspection des élevages et des abattoirs. Il a grandi dans un monde où il était normal que les hommes soient dominés, et normal de manger leur chair. Ce n’est que sous l’effet d’un sentiment d’usure d’une part, et de sa rencontre avec Iris d’autre part, qu’il prend peu à peu conscience que la situation faite aux hommes repose sur une série de coups de force et constitue une injustice insupportable. Je dirais que là où il y a héritage, il doit y avoir droit d’inventaire : dans le système des savoirs et des discours que nous transmettent les générations précédentes, il y a des choses qui décrivent adéquatement le réel, et des impensés, au contraire, qui en laissent de grands pans dans l’ombre. Se dégager des préjugés, des conditionnements, cela suppose toujours un grand effort : on se secoue, un poids tombe des épaules, mais on se retrouve un peu tout seul, d’abord. Peut-être faut-il considérer que chaque génération doit créer ses propres Lumières.
Vous évoquez « le système », à plusieurs reprises (de la même façon que Sartre parlait du colonialisme) : autrement dit, des structures et des institutions collectives. Quelle est la place de la responsabilité individuelle dans ce dispositif ? Pourquoi Malo Claeys, et d’autres, décident-ils un jour de briser ces déterminations ?
Je parle de système, car l’exploitation du vivant en est un : elle existe sur toute la planète, elle s’industrialise partout, progressivement, selon des méthodes exportées, elle n’est remise en cause que par des voix minoritaires. Qui dit système dit aussi qu’il est impossible de n’y changer qu’un élément. Si, par exemple, on décide que les animaux dans les élevages industriels doivent être traités selon leurs besoins physiologiques et affectifs, on multiplie le coût de production de la viande par dix, par vingt, et le reste du fonctionnement de la filière ne tient plus. Dans un système, en d’autres termes, chaque élément est justifié par un faisceau de contraintes ; le modifier, c’est devoir gérer ensuite une réaction en chaîne ; et les grands effets produits par ces petites modifications sont généralement l’excuse invoquée pour ne toucher à rien. Cela étant, le mot « système » me gêne toujours un peu, quand il laisse croire à l’existence d’un espace homogène, où tout va dans le même sens. Il y a des forces contradictoires dans un système. C’est simplement que certaines l’emportent sur les autres et dominent ; et que leur domination petit à petit devient plus aisée, parce qu’elle se stabilise en un certain nombre de règles et d’institutions qui la naturalise. Mais ces règles et institutions n’existent pas en l’air : elles sont créées et maintenues par des acteurs individuels ; ce qui veut dire que d’autres peuvent venir et les faire évoluer. Malgré son conditionnement initial, Malo Claeys prend un jour conscience qu’il possède ce pouvoir d’agir : un pouvoir limité, bien sûr, très faible – mais le pouvoir paraît toujours faible à ceux qui le manient. Il décide de ne plus compter au nombre des attentistes, mais de se mettre à lutter contre l’assujettissement des hommes, et d’inciter autour de lui d’autres gens à faire de même. Il s’attelle à cette tâche, même si elle lui semble impossible, car on ne peut plus fermer les yeux sur une injustice qu’on a vue. Les prises de conscience, une fois qu’elles ont eu lieu, ne se défont et ne s’oublient pas.
Le conte philosophique, auquel on pourrait rattacher votre livre, permettait notamment, au XVIIIe siècle, de contourner la censure en ayant recours à d’autres niveaux de compréhension. Que peut ce genre dans notre époque de liberté d’expression ?
« Les prises de conscience, une fois qu’elles ont eu lieu, ne se défont et ne s’oublient pas. »
Nous pouvons effectivement nous réjouir de bénéficier, dans nos sociétés, d’une grande liberté d’expression. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur ses limites. Elles sont moins juridiques, aujourd’hui, que médiatiques. Les idées qui remettent en cause l’ordre dominant de façon frontale ont du mal à trouver des relais dans les médias de masse. Cela n’a rien d’étonnant, puisque ces médias sont pour la plupart des entreprises possédées par la portion de l’élite économique qui profite de cet ordre. Ceux qui portent la contestation ne sont donc invités à s’y faire entendre que très épisodiquement, à titre de contrepoint, voire parfois d’alibi, pour afficher un pluralisme que tout vient en fait limiter. S’il m’a semblé intéressant de réactualiser le genre du conte philosophique, cela dit, ce n’est pas du fait de cette censure par la marginalisation médiatique qui a remplacé la censure par l’interdiction juridique. C’est que le conte philosophique, chez Voltaire ou chez Swift, est un genre global : il décrit, en peu de pages, une société dans son ensemble. Il participe de la critique générale de l’Ancien Régime portée par les Lumières. Et comme je le laissais entendre plus haut, nous avons besoin de nouvelles Lumières aujourd’hui.
Notre mode de production, notre mode d’organisation sociale créent de la violence, de l’exclusion, des destructions irrémédiables : il faut en sortir en pratique, et pour cela, en sortir par l’imagination est une sorte de premier pas. Ce que permet le conte philosophique, donc, c’est la prise de distance. Malo Claeys, qui fait partie des nouveaux dominants, peut raconter de son point de vue d’arrivant, de nouveau venu qui n’est pas juge et partie, la manière dont fonctionnaient les sociétés humaines. Et il nous apprend aussi au fil des pages les règles qui régissent la société que ses congénères ont créée. Dans les deux cas, nous sommes assez dépaysés ou assez loin pour en percevoir l’agencement systémique, alors que dans notre vie quotidienne nous sommes pris dans le mouvement, accaparés par la vie pratique et les affaires courantes, coupés le plus souvent de toute possibilité de distinguer un horizon ou de gagner une position de léger surplomb depuis laquelle se dégagerait une vue d’ensemble.
« Malgré nos grands discours », écrivez-vous. Cet adverbe importe. Est-ce parce que l’homme – ainsi que l’espèce « supérieure » que vous mettez en scène – est un être de parole, et d’idéaux, qu’il a accès à la contradiction et doit donc en payer le prix : se justifier, se renier, progresser ? Les animaux non-humains semblent exemptés de cet effort…
« L’existence même des abattoirs est en contradiction avec tout notre imaginaire : nous prétendons vivre dans des sociétés civilisées, pacifiées, raffinées. »
Peut-être faut-il, ici, citer la phrase dans laquelle l’expression apparaît. C’est, comme dans tout le roman, Malo qui parle : « Nous devions prendre conscience que les abattoirs étaient la honte de notre société, son cœur noir et sanglant que nos descendants pointeraient pour nous démontrer comment nous avions pu, malgré nos grands discours, rester barbares et frustes. » De ce que se racontent les animaux non-humains, nous ne savons pas grand-chose. On a longtemps considéré qu’ils ne pouvaient pas avoir de langage. Aujourd’hui, les progrès de l’éthologie montrent que certaines espèces ont des formes de communication très élaborées. Peut-être n’ont-ils pas de langage abstrait, mais nous ne pouvons que le supposer – et s’ils en avaient un, nous ne serions peut-être pas capables de le comprendre. Mais même en laissant de côté la comparaison avec les autres animaux, il est indéniable que nous sommes des êtres de discours, oui. Quand nous construisons quelque chose, nous construisons aussi, parallèlement, ou en amont, ou en aval, le récit ou l’argumentaire qui justifient la construction. Et pour revenir au problème précis qu’évoque Malo à cet endroit, nous sommes dans des sociétés dont le seuil de tolérance à la violence physique directe a baissé. Nos dirigeants ne cessent de condamner ce type de violence. Elle s’exerce pourtant chaque heure de chaque jour, dans les élevages et les abattoirs, contre les animaux. Ce ne sont bien sûr pas les seuls endroits où elle s’exerce, mais ce sont des endroits où elle est particulièrement intense, puisqu’elle change la mort en une routine, en un process industriel banal. En cela, l’existence même des abattoirs est en contradiction flagrante avec tout notre imaginaire politique et culturel : nous prétendons vivre dans des sociétés civilisées, pacifiées, raffinées, mais nous tuons 65 milliards d’animaux terrestres par an, 1000 milliards d’animaux marins, sans exprimer de scrupules et sans que cela corresponde à une nécessité.
Diriez-vous que votre récit est une critique philosophique de l’humanisme ?
Je ne sais pas… Le travail que je mène se situe du côté du roman, pas de la philosophie. Les situations que vivent mes personnages les amènent à s’interroger sur des phénomènes qui ont aussi fait l’objet d’analyses philosophiques, et à y réfléchir, mais ils le font en individus ordinaires, pas en professionnels de l’exercice de la pensée. Ce qui me paraît clair, simplement, à regarder l’évolution des sciences humaines depuis une cinquantaine d’années, c’est que l’humanisme contemporain ne s’arrête pas aux hommes : il s’intéresse aux non-humains, aux animaux, à tout le vivant ; et par là même il perd son nom, glisse vers d’autres dénominations. Les écologistes, aujourd’hui, sont sans doute les plus proches de ce qu’a été historiquement l’esprit de l’humanisme – si on entend par là une forme de pensée qui prend en considération les droits fondamentaux et les aspirations des individus, et essaye de construire un monde où ils soient respectés.
Vous parlez de « sensibilité de femme » et de « sentimentalisme » : accusations classiques à l’endroit de ceux qui défendent les animaux. La viande est généralement associée, plus ou moins implicitement, à la virilité. Sans en dire trop, le personnage d’Iris est traité avec ambivalence : on ne sait plus si c’est la femme ou la viande en elle qui est visée, le temps d’un chapitre. Était-ce conscient ?
« Il y a une articulation très forte entre consommation de viande, affirmation du pouvoir phallique et définition de l’homme comme un être de raison. »
Oui, tout à fait. La cause animale a longtemps été considérée comme une affaire de si peu d’importance qu’on peut l’abandonner aux femmes – qui par ailleurs ne s’en préoccuperaient, dans le discours macho, que parce qu’elles sont « trop sensibles ». Nous sortons, lentement, difficilement, d’une culture qui a exalté la force virile et le courage guerrier pendant des millénaires. L’ombre portée de cette conception du monde ne va pas disparaître en un jour. Derrida parle à ce propos de « carnophallologocentrisme ». Le terme peut faire peur, mais ce qu’il dit est pourtant limpide : il y a une articulation très forte entre consommation de viande, affirmation du pouvoir phallique et définition de l’homme comme un être de raison. Et ce sont pour des raisons exactement inverses que quelqu’un comme Gandhi pouvait, lui, défendre le végétalisme et chercher des formes de résistance politique non-violente. Dans les univers sociaux où la domination masculine est exacerbée, les femmes sont considérées comme de la viande : on peut l’entendre au sens sexuel, mais aussi, pourquoi pas, à partir du moment où il y a chosification, en un sens alimentaire.
« Nous parlons des animaux comme si nous n’en étions pas nous-mêmes », écrit la féministe végétarienne Carol J. Adams. Est-ce la « dissociation » que vous évoquez ? Et qui explique pourquoi nous pouvons éliminer des agneaux à la chaîne tout en offrant à nos enfants des peluches à leur effigie ?
Cette idée est présente à la fin du livre, lorsque Malo se rend compte qu’il écrit peut-être avant tout pour son fils Yanis, et pour la génération à laquelle celui-ci appartient : « Quand tu étais petit, Yanis, un petit garçon vraiment, ce qu’on attendait d’un enfant était qu’il reconnaisse les animaux dans des livres d’images, qu’il découvre l’étendue du monde en connaissant leurs noms, les bruits qu’ils font, qu’il grandisse protégé par le bestiaire des fables, et que parallèlement il se mette à manger tout ce qu’on élève sur terre, tout ce qui nage dans les mers, pour qu’entre dans sa tête, un petit plus chaque jour et un peu plus à chaque bouchée, comme si c’était chose naturelle, l’idée de notre domination. Mais quand viendra ton tour… peut-être que tu élèveras un enfant avec le but bien différent qu’il apprenne à se nourrir sans épuiser la terre ni faire souffrir inutilement. » Le cas de l’éducation des jeunes enfants me paraît particulièrement intéressant – puisque c’est là que s’origine cette dissociation entre les hommes et les autres animaux. Dans les livres pour enfants, il est toujours question de savoir qui va manger qui, qui va réussir par la ruse à ne pas être mangé, etc. Et les personnages sont des enfants menacés par les ogres et les loups, ou des animaux anthropomorphes qui cherchent à échapper à leurs prédateurs. Si on représentait aux enfants la manière dont la viande et le poisson sont produits, il y a fort à parier que beaucoup, entourés au moins mentalement d’animaux dignes d’empathie, ne pourraient pas consentir à les manger, parce qu’ils verraient là, à bon droit, une grande contradiction.
« Croire à l’égalité », dit l’un de vos personnages. L’antispécisme ne relève sans doute pas de la croyance, à vos yeux, mais de la rationalité scientifique. Au temps de faire le reste, pour l’imposer dans le large public, à l’instar de la rotondité de la Terre ou de la loi de l’attraction universelle ?
Je ne sais pas si l’antispécisme est comparable aux faits scientifiques que vous mentionnez, au sens où les questions qu’il soulève sont aussi d’ordre éthique. Les personnes qui veulent défendre leur mode de vie carnivore ont tendance à objecter aux végétariens qu’il y a des inégalités évidentes entre les escargots et les lions, et les lions et les hommes. Elles insistent sur le fait que l’Homo sapiens est une espèce tout à fait exceptionnelle. Mais cette exceptionnalité, qui n’est pas niable, est précisément ce qui doit nous inciter à penser ce que sont nos devoirs vis-à-vis du vivant, au lieu de réclamer l’extension sans limites de nos privilèges. L’acculturation de ce constat prendra sans doute du temps. Mais il faut noter qu’elle renoue avec le savoir de beaucoup de sociétés pré-modernes, qui n’opposaient pas nature et culture, et se pensaient comme des collectifs dont les non-humains étaient des membres à part entière. L’antispécisme, en d’autres termes, ne pose pas à mon sens l’égalité de fait entre toutes les espèces, mais la nécessité de considérer à parts égales les intérêts de chaque espèce. On entend souvent dire – c’est une autre objection – qu’on ne peut pas toujours savoir quels sont les intérêts d’une espèce dont le fonctionnement physiologique et mental est loin du nôtre. Mais il n’est pas difficile de se rendre compte que l’intérêt des animaux d’élevage n’est pas de vivre une vie d’enfermement avant de connaître une mort précoce et douloureuse, et que l’intérêt de tous les animaux qui habitent les forêts du cercle équatorial ou les grands récifs coralliens n’est pas de disparaître de façon irréversible en même temps que leur habitat.
Votre livre questionne la place du bourreau : il n’est plus défini une fois pour toutes, semble-t-il. La justice en devient relative : quantité d’hommes se battent, chaque jour, contre les injustices sociales et économiques, contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, mais cela ne les empêche pas d’être les complices, voire les acteurs, de massacres à vaste échelle. Que disent vos pages : la lutte est-elle sans fin ou pourrait-on la remporter si l’on se bornait à être plus cohérents ?
« La cohérence parfaite est peut-être inatteignable : cela n’empêche pas que l’on gagne à en faire un horizon régulateur. »
Accomplir le projet inachevé des Lumières, comme je le disais plus haut, c’est vouloir progresser toujours, donc s’auto-critiquer sans cesse. Et c’est, partant, se rendre compte de violences que nous commettons au quotidien sans en avoir conscience. Si on s’efforce de lutter contre l’injustice sociale, mais qu’on ne voit pas que la condition faite aux animaux est aussi une grande injustice, et qui n’a aucun caractère de nécessité, on est un progressiste encore peu éclairé, qui porte d’épaisses œillères. Être vivant, c’est forcément consommer des ressources : on ne peut pas, en ce sens, ne rien détruire ou ne faire de mal à personne. Mais on peut s’efforcer de minimiser l’impact qu’on a sur le vivant. La cohérence parfaite est peut-être inatteignable : cela n’empêche pas que l’on gagne à en faire un horizon régulateur. Quant à la lutte, elle est sûrement sans fin, oui : car s’il y a dans ce monde des destructions irréversibles, les constructions, elles, doivent toujours s’entretenir, se consolider, lutter contre les régressions qui guettent, ne pas se faire rattraper par le désordre qu’elles réussissent un moment à contenir.
Vous lancez : « Qui veut être le maître se perd » — ce maître, déjà en titre, que vous empruntez bien sûr à Descartes. Que trouverait l’homme, en cessant de se nourrir de bêtes ?
Je n’aime pas trop dire « l’homme », c’est trop grand, cela homogénéise trop, mais disons « nous ». Nous nous définirions comme ceux qui prennent soin du vivant, au lieu d’être ceux qui le détruisent. Nous créerions les conditions d’un avenir moins incertain : car la violence que nous infligeons aux écosystèmes, il n’est plus à prouver qu’elle se retourne chaque jour contre nous. Nous nous donnerions le temps de mieux connaître les autres animaux – il y a tellement d’espèces dont nous ne savons presque rien ! – et nous leur laisserions les territoires dont ils ont besoin. Nous inventerions des formes de coexistence : elles n’iraient jamais de soi (la coexistence ne va pas non plus de soi entre hommes), mais elles seraient source d’espoir et de joie.
Dans un entretien, vous évoquez votre désir de tenir les deux bouts : le fond et la forme littéraire. L’argument et le plaisir du texte. Redoutiez-vous, en l’écrivant, que le militant en vous écrase le créateur ?
Je ne distinguerais pas fond et forme : en littérature, ils ne font qu’un. Et je ne me définirais pas non plus comme « un militant » : c’est trop essentialiste. Nous n’avons pas intérêt, je pense, à opposer « les militants » et « les non-militants » ou « les végétariens » et « les carnivores ». Nous sommes ce que nous faisons, chaque jour, et ce que nous faisons varie, comme notre énergie ou nos convictions. Nous circulons tous entre des modes de pensée et d’action différents, selon nos sphères d’activité et les moments de nos vies, nous ne sommes pas réductibles à une identité. Ce dont je parlais plutôt, c’est de ma volonté de pratiquer une littérature inclusive : qui n’oppose pas (comme certaines avant-gardes littéraires ont eu tendance à le faire au XXe siècle) l’action et la réflexion, la création d’une forme-sens et la construction de l’intrigue. Ce qu’il y a de beau dans le roman, c’est qu’il peut tout faire à la fois : offrir les plaisirs du dépaysement, d’une langue qui porte une vision du monde décalée par rapport à celle que nous réserve la vie courante, mais nous confronter aussi au réel, se nourrir des idées qui dans ce réel nous paraissent les plus précieuses ou les plus décisives. Je ne comprends pas bien la doxa selon laquelle les idées n’auraient pas leur place dans la fiction. Elles ne l’ont pas si elles sont plaquées, ou si l’intrigue sert de prétexte à leur démonstration brutale. Mais si elles nous intéressent dans la vie, pourquoi n’en irait-elle pas de même dans le roman, pourquoi les personnages que nous créons ne pourraient-ils pas eux aussi les croiser sur leur route, se passionner pour certaines d’entre elles, se sentir déchirés par d’autres ? Nous sommes des êtres de réflexion et de méditation, des êtres de raison et de rêve : les histoires que nous racontons sont peut-être plus belles si elles s’efforcent de rendre justice à toutes nos composantes.
REBONDS
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