Normand Baillargeon : « Le statut moral des animaux est impossible à ignorer »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Dans les pages de leur fameux Manifeste, Marx et Engels ont assi­mi­lé les mili­tants de la pro­tec­tion ani­male à des bour­geois « réfor­ma­teurs en chambre » : ils ont été mieux ins­pi­rés ailleurs. L’auteur du Petit cours d’au­to­dé­fense intel­lec­tuelle, Normand Baillargeon, nous raconte com­ment et pour­quoi il en est venu, en cohé­rence avec ses impli­ca­tions dans le champ anar­chiste, à s’in­té­res­ser à l’é­thique animale.


Comment êtes-vous arri­vé à la ques­tion animale ?

J’ai été for­mé en phi­lo­so­phie au milieu des années 1970, ce qui cor­res­pond au moment où les idées de Peter Singer com­mencent à être dif­fu­sées — son livre, Animal Liberation, est publié en 1975. Or, il est remar­quable que je n’en ai guère enten­du par­ler à l’époque, même en fré­quen­tant l’université en phi­lo­so­phie. La place que prennent aujourd’hui, en phi­lo­so­phie mais aus­si dans la conver­sa­tion démo­cra­tique, les idées de Singer en par­ti­cu­lier, mais aus­si, plus géné­ra­le­ment, toutes les ques­tions rela­tives à l’éthique ani­male, tout cela nous rap­pelle la grande vitesse avec laquelle ces pré­oc­cu­pa­tions ont pro­fon­dé­ment péné­tré la culture, dans de très nom­breux pays. Pour ma part, j’ai com­men­cé trop long­temps après mes études à m’intéresser d’assez près à ces ques­tions — dans les années 1990, je dirais. J’y suis arri­vé par la lec­ture de cer­tains écrits, essen­tiel­le­ment de phi­lo­sophes : Singer et Regan, en par­ti­cu­lier ; mais j’y suis aus­si arri­vé parce que des gens que j’estime m’ont par­lé de ces choses, et notam­ment de condi­tion ani­male et de végé­ta­risme, des gens qui font par­tie de mon quo­ti­dien, pour certain·€es., mais aus­si des militant·€es, de écrivain·€es, des artistes etc., pour qui j’ai de l’estime. Je pense que de ce point de vue mon par­cours doit res­sem­bler à celui de pas mal de gens qui se pré­oc­cupent aujourd’hui d’éthique animale.

« La tra­di­tion occi­den­tale a tenu à consi­dé­rer que les ani­maux avaient été créés pour l’usage et le bon plai­sir des humains. »

Par la suite, j’ai consa­cré un livre aux ani­maux dans la tra­di­tion phi­lo­so­phique, L’Arche de Socrate, en 2012. Il n’y est pas seule­ment ques­tion d’éthique ani­male, puisque j’y parle de tous ces ani­maux qui peuplent la pen­sée et l’imaginaire des phi­lo­sophes depuis tou­jours : mais ce sujet est lui aus­si abor­dé. J’ai aus­si diri­gé un dos­sier de la revue À Bâbord consa­cré à l’éthique ani­male, dans lequel Singer et Regan ont jus­te­ment écrit.

La réflexion sur le sta­tut moral des ani­maux, sur la façon dont on devrait les trai­ter, est donc impor­tante à vos yeux.

Elle l’est. Elle l’est en elle-même, intrin­sè­que­ment, sur le plan intel­lec­tuel et sur le plan éthique. Mais elle l’est aus­si par les ques­tions qu’elle nous amène à sou­le­ver — notam­ment sur notre ali­men­ta­tion, sur notre rap­port à la nature, sur les dom­mages cau­sés à l’environnement, sur l’économie sur le mili­tan­tisme et l’action directe. La tra­di­tion occi­den­tale, aus­si bien phi­lo­so­phique que reli­gieuse, a tenu à consi­dé­rer que les ani­maux avaient été créés pour l’usage et le bon plai­sir des humains et à consi­dé­rer que nous sommes si dif­fé­rents d’eux et eux de nous que nous n’avons pas à adop­ter envers les ani­maux les mêmes normes et manières de faire que nous adop­tons envers les êtres humains. Voyez par exemple La Bible : « Dominez sur les pois­sons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout ani­mal qui se meut sur la terre. » (Genèse, I, 28). Je pense donc que la ques­tion du sta­tut moral des ani­maux est impos­sible à igno­rer et que cha­cun de nous doit l’envisager et se posi­tion­ner sur tout cela. Je peux conce­voir que des gens concluent qu’elle n’est pas prio­ri­taire, voire même impor­tante à leurs yeux : mais cette conclu­sion devra être défen­due par de solides argu­ments. Certes, il en est — même si je ne les trouve pas concluants. Ce que je ren­contre le plus sou­vent, pour ma part, ce sont des gens qui recon­naissent l’intérêt et l’importance de ces ques­tions et enjeux, mais qui ont, pour diverses rai­sons, d’autres prio­ri­tés de militance.

[Kenojuak Ashevak]

Faites-vous le lien entre cette ques­tion et votre enga­ge­ment liber­taire dans un sens plus global ?

L’anarchisme est pour moi plus un archi­pel qu’un conti­nent : on y trouve de nom­breuses familles, sen­si­bi­li­tés, pers­pec­tives théo­riques, espé­rances — et en bout de piste il est bien qu’il en soit ain­si. Mais une ten­dance lourde, consti­tu­tive et fon­da­men­tale des divers anar­chismes est le refus de l’autorité illé­gi­time. Or cette atti­tude anti­au­to­ri­taire, cette volon­té de débus­quer des formes illé­gi­times d’autorité rend, me semble-t-il, sen­sible aux ques­tions sou­le­vées par l’éthique ani­male. Il n’est donc pas éton­nant qu’historiquement, les anar­chistes aient été des pré­cur­seurs sur ces ques­tions, qu’il existe un « green anar­chism » qui pose cer­taines d’entre elles dans le cadre de l’anarchisme ou que l’œuvre d’un auteur comme Murray Bookchin leur fasse une place impor­tante dans son éco­lo­gie. Plus près de nous, Brian Dominick, un anar­chiste amé­ri­cain, a créé le néo­lo­gisme véga­nar­chisme pour sou­li­gner le rap­pro­che­ment, à ses yeux natu­rel, entre végé­ta­risme et anarchisme.

Vous avez inter­viewé Peter Singer, l’un des prin­ci­paux théo­ri­ciens de l’an­tis­pé­cisme, pour la revue Philosophie maga­zine. Est-ce un auteur qui vous a influencé ?

« Il n’est pas éton­nant qu’historiquement, les anar­chistes aient été des pré­cur­seurs sur ces questions. »

Pour une part, on doit les chan­ge­ments sur­ve­nus à pro­pos de la ques­tion ani­male à Darwin et à sa révo­lu­tion­naire idée qu’il n’y a pas de fos­sé infran­chis­sable entre les ani­maux humains et les ani­maux non-humains — on parle d’ailleurs aujourd’hui plus volon­tiers en ces termes, ce qui est révé­la­teur. On doit aus­si le dras­tique chan­ge­ment de men­ta­li­té aux uti­li­ta­ristes du XIXe siècle, notam­ment à Jeremy Bentham, des gens qui pen­saient que c’est sa capa­ci­té de souf­frir qui devait être prise en compte pour déci­der ce qui pou­vait être fait ou non à un être vivant. Puis vient Singer, comme je le disais plus haut, et ce qu’il a accom­pli (avec d’autres, bien sûr, mais il a été le grand ini­tia­teur de tout cela) est remar­quable et on trouve dans la culture contem­po­raine mille traces de cette nou­velle sen­si­bi­li­té envers les ani­maux qui aurait bien éton­né nos ancêtres.

En vrac : la chasse (spor­tive ou autre) semble à plu­sieurs indé­fen­dable ; les zoos ont bien mau­vaise répu­ta­tion, tout comme les cirques, s’ils pos­sèdent des ani­maux non-humains ; leur uti­li­sa­tion comme sujets d’expérimentations semble pro­blé­ma­tique à bien des gens, plus encore s’il s’agit de véri­fier la non-toxi­ci­té de cos­mé­tiques ou de pro­duits domes­tiques ; por­ter un vison est une pro­vo­ca­tion ; les com­bats de coqs ou autres répugnent à de nom­breuses per­sonnes qui voient même d’un très mau­vais œil les courses de che­vaux ; quant à l’animal domes­tique cou­rant, passe encore, mais cer­tains sug­gèrent qu’il devrait être végé­ta­rien : il existe d’ailleurs de la nour­ri­ture végé­ta­rienne pour Toutou et Minou. Je ne suis pas uti­li­ta­riste en éthique — pour ne rien vous cacher, je me sens plu­tôt proche d’Aristote et des éthiques de la ver­tu. Mais sans adhé­rer à son uti­li­ta­risme, on doit, je pense, recon­naître à Singer le grand mérite d’avoir sou­le­vé ces ques­tions et d’en avoir fait des thèmes désor­mais incon­tour­nables, pour un nombre sans cesse crois­sant de per­sonnes, de la conver­sa­tion col­lec­tive. Avec Chomsky, il est un sérieux can­di­dat au titre de plus influent phi­lo­sophe vivant…

[Kenojuak Ashevak]

À quels autres cou­rants de l’é­thique ani­male ou autres auteurs vous intéressez-vous ?

J’ai aus­si lu — et publié, comme je le disais — Tom Regan. J’ai éga­le­ment lu un auteur conser­va­teur, Roger Scruton, qui pense que l’élevage inten­sif des ani­maux que nous consom­mons est une abo­mi­na­tion, mais qui rejette les thèses de Singer et de Regan au pro­fit d’une posi­tion plus proche de la phi­lo­so­phie spon­ta­née de bien des gens. Ce débat m’interpelle et m’intéresse, comme celui entre défen­seurs wel­fa­ristes [par­ti­sans de réformes, ndlr] des ani­maux et abo­li­tion­nistes — je pense à Gary Lawrence Francione.

Que pen­sez-vous du rejet dont fait l’ob­jet l’an­tis­pé­cisme en France ? Et plus spé­ci­fi­que­ment dans cer­taines orga­ni­sa­tions anar­chistes1 ?

« Nos idées passent mal parce que nous les pré­sen­tons de manière exces­si­ve­ment accu­sa­trice, mora­li­sa­trice, dénigrante. »

Je ne connais pas en pro­fon­deur ce débat, mais j’en ai eu des échos. Vivant en Amérique du Nord, je dois avouer que ce que j’en sais m’étonne puisque des thé­ma­tiques comme l’éthique ani­male, l’antispécisme sont, chez nous, sinon tou­jours très répan­dues, du moins très pré­sentes, res­pec­tées, recon­nues comme légi­times dans biens des milieux mili­tants, et pas seule­ment chez les liber­taires. Cette « excep­tion fran­çaise », si tou­te­fois cette expres­sion est jus­ti­fiée, est intri­gante. Singer, si ma mémoire ne me fait pas trop défaut, l’expliquait par l’alimentation, l’amour de la cui­sine, etc. Je pense, en tout res­pect pour un homme bien plus savant que moi sur tout cela, que c’est un peu court et qu’on pour­rait tout aus­si bien (aus­si mal…) invo­quer les idées de Descartes sur les ani­maux-machines. En bout de piste, je ne m’explique pas bien cette situa­tion. Mais je suis ten­té de dire qu’elle est triste et regret­table, comme le serait tout refus de débattre de ques­tions que bien des gens jugent importantes.

Avez-vous des cri­tiques à for­mu­ler contre cer­taines ten­dances, théo­riques ou pra­tiques, de la pro­tec­tion ani­male et de l’é­thique animale ?

Il y a un an ou deux, j’ai pré­fa­cé un livre d’une mili­tante végé­ta­rienne, Élise Desaulniers, consa­cré au lait. Elle m’avait peut-être deman­dé ce texte parce que j’avais par­lé de manière très élo­gieuse de son livre pré­cé­dent, consa­cré à l’alimentation. Ce qui me frap­pait et me frappe encore sur­tout chez elle, c’est cette manière non dog­ma­tique, non doc­tri­naire, non accu­sa­trice, d’aborder ces sujets. Je pense qu’elle donne là une pré­cieuse leçon et qu’on devrait en prendre acte. Et cette leçon vaut aus­si, il me semble, pour par­ler d’anarchisme et de chan­ge­ment social radi­cal à des per­sonnes qui ne connaissent pas nos idées. Trop sou­vent, il me semble, nos idées passent mal parce que nous les pré­sen­tons de manière exces­si­ve­ment accu­sa­trice, mora­li­sa­trice, déni­grante : ce qui n’est pas la meilleure manière de convaincre.


Illustration de ban­nière : Kenojuak Ashevak
Photographie de vignette : André Pichette | La Presse


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  1. Mimmo Pucciarelli, un des fon­da­teurs des Ateliers de créa­tion liber­taire, écrit à ce pro­pos : « Des anti­spé­cistes sont ain­si arri­vés à trai­ter les anar­chistes man­geurs de viande de fas­cistes. Et de leur côté, les anars ont cher­ché à ridi­cu­li­ser les anti­spé­cistes : ils leur fai­saient des bras d’hon­neur si ces végé­ta­riens convain­cus insis­taient un peu trop sur cette his­toire de souf­france des ani­maux. […] Ce qui a com­pli­qué encore davan­tage les liens entre les anar­chistes man­geurs de viande et ces liber­taires qui non seule­ment s’in­té­ressent aux pro­blèmes de la souf­france des ani­maux, mais se pré­oc­cupent aus­si de vivre des rap­ports de non-domi­na­tion entre eux ». Extrait de Rupture anar­chiste et tra­hi­son pro-fémi­niste, Léo Thiers-Vidal, Bambule, 2013.
Ballast

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