Entretien inédit pour le site de Ballast
Passer neuf années de sa vie en prison pour la cause animale ? Ce fut le cas de Ronnie Lee, activiste britannique cofondateur, en 1976, du Front de libération animale — organisation mondiale considérée par le FBI comme « l’un des éléments terroristes les plus actifs aux États-Unis ». Nous croulons sous les chiffres et ceux-ci peinent encore à nous parler : chaque minute, près de 90 000 poulets, 2 000 lapins, 2 400 cochons sont tués ; chaque minute, plus de 4 000 canards, 940 moutons, 540 bovins sont abattus. Entre 50 et 60 millions d’animaux non-humains sont utilisés, tous les ans, dans le cadre d’expériences en laboratoire. Ce droit de vie ou de mort, écrivit Kundera, « nous semble aller de soi parce que c’est nous qui nous trouvons au sommet de la hiérarchie ». C’est cette hiérarchie que Lee, et d’autres, voulurent démentir. Par la « violence », parfois, puisque rien ne parvenait à bouger dans le cadre autorisé par la loi — sabotage de serrures, bris de vitrines de fourreurs, de McDonald’s ou de bouchers, destructions de plateformes de chasse, raids contre des laboratoires de vivisection, etc. L’ALF — ou FLA — fonctionne sans la moindre centralisation : chacun peut, aux quatre coins de la planète, s’en revendiquer et agir en son nom (pour le meilleur et pour le pire, on l’imagine…). Ronnie Lee est aujourd’hui militant écologiste : celui qui sabota des véhicules et incendia un laboratoire a renoncé à « l’action directe » ; il s’échine désormais à convaincre, transmettre, relayer — en un mot, éduquer. Et si les animaux, demande-t-il, n’étaient plus nos esclaves ?
À quel moment de votre vie vous êtes-vous dit qu’il faudrait entrer en politique pour faire changer la situation ?
C’était il y a quelques années maintenant, lorsque les gens mobilisés contre le laboratoire de recherche animale Huntingdon Life Sciences ont presque réussi à le faire fermer. Les militants de Stop Animal Cruelty [Stop à la cruauté contre les animaux] étaient parvenus à convaincre la plupart des bailleurs de fonds, ainsi que toutes les banques commerciales britanniques, de retirer leurs participations du laboratoire. Mais le gouvernement d’alors, qui était travailliste, s’en est mêlé : il a pris la décision inédite d’autoriser le laboratoire à obtenir des services bancaires de la Bank Of England — ce qui lui a permis de se maintenir à flot. Puis le gouvernement a fait passer des lois rendant plus difficile de se mobiliser contre l’expérimentation sur les animaux. Il a aussi encouragé la police et les services judiciaires à arrêter et poursuivre les militants, par le biais de lois qui n’avaient jamais été, originellement, faites pour cela : le but était de mettre les militants anti-vivisection en prison. De nombreuses personnes ont reçu de longues peines de prison pour des actions liées à la SHAC, c’est-à-dire la campagne Stop Huntingdon Animal Cruelty — l’une d’entre elles écopant d’une peine de 11 ans ! J’en suis arrivé à la conclusion que, bien que le gouvernement soit le principal coupable, les militants pour les droits des animaux étaient aussi à blâmer pour cette situation : nous ne nous étions pas investis dans une campagne politique à même d’empêcher un gouvernement pro-vivisection d’être élu. Je fus alors convaincu que les militants pour la libération des animaux devaient s’investir davantage en politique : si nous ne faisons pas de notre mieux pour élire un gouvernement digne de ce nom au pouvoir, nous pouvons difficilement nous plaindre lorsque celui-ci est mauvais.
Quelle fut, par le passé, l’action que vous avez réalisée et qui vous a semblé la plus efficace et la plus utile pour la cause animale ?
« Il y a plus d’animaux directement mis à mort par l’homme à chaque heure que le nombre total de victimes de l’holocauste nazi : il devient évident qu’il faut qu’il y ait un changement majeur. »
C’est difficile à évaluer. Il y a 30 ans de cela, ou quelque chose comme ça, j’étais impliqué dans plusieurs actions directes ; certaines ont abouti, dans les faits, à la fermeture des établissements qui maltraitaient les animaux. Il y a eu une campagne en particulier, à Londres, contre un laboratoire nommé Biorex — il se livrait à toutes sortes d’expériences horribles. Ce fut une campagne longue et pleine de rebondissements, où des gens faisaient des sit-ins, des actions directes, des manifestations devant les bâtiments, etc. À la fin, le laboratoire a fermé et le bâtiment a été occupé par Greenpeace ; il est devenu leur quartier général au Royaume-Uni. C’est donc passé d’un endroit épouvantable pour les animaux à des bureaux utilisés par des gens afin de protéger l’environnement et les animaux qui y vivent ! Cela dit, bien que les actions directes aient sans aucun doute sauvé des milliers d’animaux de la souffrance et du massacre, j’en suis arrivé à la conclusion que, si nous voulions libérer d’autres animaux de l’oppression humaine, nous devions changer l’attitude fondamentale d’un grand nombre de personnes à l’endroit des animaux non-humains — et cela n’était et n’est possible que par une éducation végane. Lorsqu’on prend en compte le fait qu’il y a plus d’animaux directement mis à mort par l’homme à chaque heure (l’immense majorité d’entre eux par l’industrie alimentaire) que le nombre total de victimes de l’holocauste nazi, il devient évident qu’il faut qu’il y ait un changement majeur, en profondeur, dans la société afin de mettre un terme à cette situation ignoble.
L’action directe ne peut pas, selon moi, amener ce changement social : je ne pense pas qu’il y aura assez de gens disposés à mener les actions nécessaires pour cela… Il nous faut donc nous tourner vers l’éducation végane comme principale stratégie à même de libérer les animaux. Il y a des cas, dans mon pays, où la majorité de la population se montre opposée à une forme particulière de mauvais traitement, mais où ceux qui les commettent sont encore autorisés parce que le gouvernement refuse de légiférer. C’est le cas de la chasse au renard. Depuis des dizaines d’années, une majorité considérable de la population y est opposée mais cette pratique continue puisque les pouvoirs n’ont rien mis en place afin de l’interdire. La faute en incombe aux parlementaires — une majorité d’entre eux ne voulant pas interdire ladite chasse, ou ne considérant pas que ce soit un problème suffisamment important pour une loi… Il y a une loi, à l’heure qu’il est, mais elle n’est pas très contraignante et pas mise en place comme il le faudrait. C’est la même chose avec les expériences sur les animaux : la plupart des gens sont contre ces expériences cruelles mais ces tests sont encore pratiqués parce que le gouvernement n’a pas la volonté, là encore, de s’y opposer. L’opposition des gens ne suffit donc pas à faire cesser ce à quoi ils s’opposent ; nous devons nous investir dans l’action politique de manière à nous assurer d’avoir des personnes au pouvoir qui passent des lois de protection des animaux fortes et ambitieuses. Si les gens sont éduqués à être véganes, le nombre d’animaux tués pour la nourriture ou pour d’autres raisons sera massivement réduit — même s’il ne sera pas ramené à zéro car des gens voudront continuer de consommer des produits d’origine animale.
La majorité des gens, même politisés, oppose souvent la défense des animaux à celle des hommes, comme si on ne pouvait pas militer pour les deux en même temps, comme si on ne pouvait pas étendre le désir d’émancipation à l’ensemble du « monde sentient ». Comment comprenez-vous ça ?
Dans les espaces où les gens sont focalisés sur la lutte contre le capitalisme, par exemple, ils ne disent pas qu’il ne faut pas, en même temps, lutter contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie. Ils appuient toutes ces luttes et les considèrent comme compatibles avec le combat contre le capitalisme. Ils ne disent pas : « Nous n’avons pas de temps pour défendre les droits des gays parce que nous devons nous concentrer sur la lutte contre le capital. » Il a existé, à un moment, des anticapitalistes qui croyaient que lutter contre le sexisme, notamment, était une « diversion » ; je ne pense pas qu’il y en ait encore aujourd’hui… Cela n’a, de la même façon, aucun sens de dire que lutter contre le spécisme n’est pas compatible avec d’autres combats : au contraire ! Il n’y a aucune raison de ne pas lutter contre tous ces systèmes. Ils sont connectés dans la mesure où nous parlons de préjugés. Le racisme, le sexisme et l’homophobie sont des formes de préjugés, tout comme le spécisme est un préjugé contre ceux qui sont considérés comme « différents ». Les gens doivent élargir leur manière de penser. Il y a seulement quelques centaines d’années, peut-être moins, les Noirs étaient considérés comme n’ayant pas de droits et inférieurs aux Blancs. Il était donc estimé légitime d’opprimer les Noirs et de les utiliser comme esclaves. Il y a eu, évidemment, un grand changement dans la manière de penser cette question, grâce à des campagnes et des gens qui réalisaient que les préjugés raciaux étaient moralement mauvais. C’est la même chose pour le spécisme.
Certains antispécistes très radicaux estiment que cette cause n’a rien à faire des catégories de « droite » et de « gauche » car les animaux se moquent bien de savoir comment votent les humains qui les exploitent. Vous estimez donc, quant à vous, que cette cause doit être connectée aux luttes sociales et anticapitalistes ?
Oui, absolument. Cela s’inscrit dans un même continuum. C’est une lutte contre les préjugés et l’exploitation et la lutte contre le spécisme est liée à toutes ces autres formes de lutte.
Même être végétarien (non-militant, pacifiste : juste, ne pas manger de la viande) déclenche des réactions parfois hostiles, au quotidien : des moqueries, des reproches, des accusations de « sectarisme ». D’où vient votre énergie, voire votre optimisme, à penser que les choses vont pouvoir changer un jour ?
« Le fort persécute le faible. Cela me remplit de colère, et c’est de cette colère que je tire l’énergie de lutter. »
L’hostilité envers les végétariens et les véganes est, je pense, de moins en moins présente ces derniers temps. À mesure que la popularité du végétarianisme et du véganisme croît, de plus en plus de gens arrêtent ou réduisent leur consommation de produits animaux. Maintenant, ce qui me motive — je vous le dis franchement —, c’est principalement la colère. De la colère contre l’injustice que représente la persécution des animaux : ce que nous voyons, c’est une forme extrême de harcèlement. Le fort persécute le faible. Cela me remplit de colère, et c’est d’elle que je tire l’énergie de lutter. Je pense cependant que cette colère doit être contrôlée et utilisée comme carburant plutôt que de la laisser dominer ; nous ne faisons pas les choses de la manière la plus sensée lorsque celle-ci nous pousse de façon incontrôlée. Il faut essayer d’utiliser la colère qui nous fait bouger dans une direction déterminée, par l’analyse et la pensée sereine — c’est ce que tente en tout cas de faire.
En France, les Cahiers antispécistes comparent volontiers la manière dont nous traitons les animaux — en termes de logistique, de technique et de démarche — à l’apartheid sud-africain ou aux camps d’extermination nazis : est-ce une comparaison vraiment pertinente, pour frapper les esprits ?
Ça l’est tout à fait. Ce dont nous parlons, c’est le suprémacisme et l’impérialisme. Les nazis, par exemple, se considéraient comme supérieurs aux autres races ; leur idéologie prônait la supériorité de la race aryenne sur les autres. À cause de cette idéologie, ils ont cru juste et approprié de persécuter des gens d’autres races et de les mettre dans des camps de concentration, et même de réaliser des expériences sur eux, de les expulser de leurs pays et d’occuper ces derniers. Les nazis avaient une politique intitulée « Lebensraum », ce qui signifie « espace vital » : elle consistait à déplacer les gens hors de leurs terres, à les réduire en esclavage ou à les envoyer en camps. Puis ils occupaient ces terres avec des Aryens. C’est très proche de ce que font les humains aux autres animaux. Nous avons notre propre politique de Lebensraum : nous prenons les territoires des autres animaux et les utilisons pour servir nos propres objectifs. Puis les animaux sont persécutés de diverses manières, selon que cela soit pour la nourriture, les expériences, etc. Il y a un parallèle très clair entre la manière dont les nazis traitaient les autres races et celle dont l’espèce humaine traite les autres espèces. L’espèce humaine se comporte comme un ramassis de fascistes et d’impérialistes au regard du traitement qu’elle réserve aux autres animaux.
Nous avons, à plusieurs reprises, interviewé des militants favorables à la défense des animaux ; ils promouvaient tous des méthodes légales et non-violentes. Certains pensent qu’il suffirait de montrer aux humains des vidéos d’abattoirs pour que tout change et que l’utilisation de la violence s’avère contre-productive, car elle braque l’opinion et la détourne de cette cause. Comment percevez-vous ce fameux débat ?
Je peux comprendre ce qu’ils disent et je pense fondamentalement que la chose la plus importante est l’éducation. Il s’agit, comme je l’ai dit, de changer la manière dont les gens ordinaires agissent. Et ce pour deux raisons : d’abord, parce que leur comportement actuel constitue en lui-même un soutien à la persécution d’autres animaux. Si les gens achètent des produits d’origine animale, s’ils vont au zoo, s’ils vont au cirque, cela revient évidemment à soutenir, encourager et financer les abus faits sur d’autres animaux. Deuxièmement, il s’agit d’essayer de créer un système politique où les animaux seront traités correctement — autrement dit, de mettre en place un gouvernement qui promulgue les lois nécessaires ; il faut donc que les gens votent en ce sens. Il est très important d’éduquer les gens pour changer leurs comportement en tant que consommateurs, mais aussi, dans un second temps, leur comportement politique. C’est d’une importance vitale.
« Il est très important d’éduquer les gens pour changer leurs comportement en tant que consommateurs. »
Quant à la violence à proprement parler, tout dépend, déjà, de la manière dont on définit la violence ! Les dégâts sur une propriété sont souvent qualifiés de « violence », sans que personne ne soit physiquement blessé — personnellement, je n’appellerais pas ça de la violence (la violence, c’est lorsqu’une personne est physiquement attaquée). Savoir si la violence est une bonne ou une mauvaise chose est une question de tactique, quant à la meilleure façon d’avancer afin de changer clairement les choses. Je le répète : cela doit, largement, passer par l’éducation. Quand il y a des actions directes, il y a parfois de l’indignation dans les médias, mais est-ce que cela représente l’opinion générale des gens ordinaires ? J’ai tendance à croire que la plus grosse part du tapage est causée par des gens qui veulent abuser des animaux et qui qui crient simplement plus fort parce qu’ils sont contrariés par les activités de libération des animaux. Je ne pense pas que cela reflète la manière dont la personne moyenne pense. Si vous ou moi voyions quelqu’un dans la rue qui bat son chien, et que nous disions « s’il vous plaît, ne battez pas votre chien », mais qu’il continue de le faire, nous devrions employer la force — qui pourrait être définie comme de la « violence » — afin que cesse cette situation. Cela serait-il injuste ? Ça ne l’est pas. Et je ne vois pas la différence, en termes moraux, entre quelqu’un qui bat son chien dans la rue et quelqu’un qui torture un animal dans un laboratoire. Si quelqu’un se rend dans un laboratoire et fait usage de violence ou — je préfère ce terme — utilise la force afin de faire cesser cette situation injuste, je ne critiquerais pas plus cette personne que celle qui utilise la force pour empêcher un individu de battre son chien dans la rue. Il faut être très prudent avant de condamner les gens qui effectuent ce genre d’actions directes.
Je pourrais aller, là, maintenant, dans un laboratoire et attaquer physiquement une personne qui se livre à une expérience sur un animal pour l’empêcher de le faire, et je ne pense pas que mon action serait moralement répréhensible — quand bien même elle causerait une blessure grave, voire la mort du vivisectionniste. Mais je raisonne en terme stratégique : quelle est la meilleure manière de tenter d’arrêter les expériences sur l’ensemble des animaux ? Attaquer le vivisectionniste ne semble pas être la meilleure option. Est-ce mieux d’attaquer physiquement un vivisectionniste et de finir en prison, réduisant d’autant ma capacité à mener des campagnes pour la libération des animaux ? Ou est-il préférable de faire de l’éducation et des actions politiques et de rester capable, durant des années, de faire cesser la vivisection prise dans sa totalité ? Il s’agit de penser sur le long terme. Ceux qui méritent condamnation sont ceux qui maltraitent les animaux et tous ceux qui ne font rien pour faire cesser leur persécution. Nous menons une longue guerre contre l’impérialisme humain, et pour gagner une guerre, il faut penser le long terme et avoir une stratégie capable d’apporter, au final, la victoire. Il faut être implacable dans la recherche de la libération animale, en particulier dans l’analyse minutieuse de la situation, dans la formulation de la stratégie la plus à même de réussir, et dans le fait de s’y tenir résolument. Je ne veux pas que les gens pensent une seconde que mon choix éducatif et politique, plutôt que l’action directe que je soutenais par le passé, soit un signe de relâchement. C’est, simplement, que je suis devenu plus implacable encore.
En prison, vous aviez fondé le magazine Arkangel. Quel rôle cette publication a-t-elle joué dans votre évolution ?
Mon évolution est advenue plus tard. Arkangel promouvait encore l’action directe autant qu’il le pouvait. Une des principales raisons pour lesquelles j’ai été emprisonné est que j’avais été jugé comme éditeur de la lettre d’information du groupe de soutien au Front de libération animale, qui sortait tous les deux mois à destination des personnes engagées dans la cause défendue par l’ALF. Dans cette lettre, il y avait tout un tas d’éléments qui encourageaient les gens à mener des actions illégales et à rejoindre l’ALF — nous avions même une sorte de bande dessinée, qui montrait concrètement comment entrer par effraction quelque part et comment désactiver les alarmes. C’était très explicite… Nous avons fait cela pendant un certain temps. Ils ont dit que j’étais l’éditeur de cette lettre : je ne l’étais pas, en réalité, mais c’est ce qui a été retenu au tribunal. Avec Arkangel, je me suis dit que nous devions être très prudents et agir de façon à éviter les poursuites judiciaires. Je voulais que ce magazine remplace la lettre d’information, mais de manière plus intelligente. Ce n’était donc pas exactement sur les mêmes lignes que celles que je défends aujourd’hui, mais je pense qu’il y avait tout de même plein de choses utiles dans Arkangel.
Est-ce que vous considérez les membre de l’ALF emprisonnés — ou tout prisonnier membre d’un mouvement similaire — comme des prisonniers politiques ?
« Je raisonne en termes tactiques : quelle est la meilleure manière de tenter d’arrêter les expériences sur les animaux ? »
Oui, absolument. Ce sont des prisonniers politiques. Est-ce que cela signifie que ces prisonniers doivent être traités différemment des autres prisonniers, c’est une autre question. Mais ce sont des prisonniers politiques.
Vous avez été emprisonné en 1986 et relâché six ans plus tard. Dans quelle mesure le temps passé en prison a-t-il influencé votre parcours futur ?
Comme je savais que je serais surveillé de très près dans tout ce que je ferais, je suis sorti de prison en me disant qu’il me serait très difficile de m’impliquer de nouveau dans l’action directe. C’est donc à ce moment que j’ai songé à me rendre dans la rue et à tenir des tables pour éduquer les gens. Ce fut difficile, au départ, car je n’avais jamais eu beaucoup de contact avec le public ordinaire auparavant, mais j’ai gagné en confiance en aidant des gens qui tenaient déjà des tables dans la rue, jusqu’à ce que je sois finalement capable de les organiser et de les tenir moi-même.
Le fait de rejoindre le Parti Vert (Green Party), au Royaume-Uni, fut la suite logique ?
Oui, même si c’est venu bien plus tard. Pendant environ treize ans, ma femme et moi avons mené une campagne sous le nom de Greyhound Action [Action Lévrier] pour la protection des lévriers. Tout a commencé quand nous avons adopté un lévrier et que nous nous sommes investis dans une association, que nous aidions en transportant les chiens vers leurs nouvelles maisons. C’est ainsi que nous avons découvert le nombre de morts liés à l’industrie des lévriers de course. Je ne crois pas que vous ayez de courses de lévriers en France, mais dans certains pays — Les États-Unis, l’Irlande, le Royaume-Uni —, c’est organisé à une échelle commerciale. Environ 10 000 lévriers meurent chaque année à cause de l’industrie britannique — et la situation en Australie est la pire de toutes. Nous avons donc commencé à mener campagne, en tentant de faire fermer les champs de courses. Ça a commencé modestement. Au début, nous avons considéré cette campagne comme une petite partie de tout ce que nous faisions, de manière plus générale, mais, à l’arrivée, j’y passais 80 heures par semaine ! C’est là que j’ai décidé de m’engager en politique. Il y avait eu des tentatives afin d’établir des connexions politiques (quand, par exemple, le gouvernement Labour avait été élu en 1997) mais les promesses n’étaient pas tenues. Il y avait un type, qui s’appelait Barry Horne, un militant pour la libération des animaux, qui se trouvait en prison pour une longue peine relative à ses actions à l’ALF. Barry a fait une grève de la faim pour obliger le gouvernement à tenir ses promesses et, notamment, le pousser à organiser une Commission royale afin d’enquêter sur les expériences sur les animaux. Ils ont refusé et Barry a fini par mourir des suites de sa grève… Cela avait amené nombre de militants à croire que l’engagement politique était une grosse erreur, puisqu’on ne pouvait faire confiance aux politiciens. Puis il y a eu la répression du gouvernement contre la SHAC, dont je vous ai parlé.
« La principale aire de souffrance animale et de massacre est l’industrie alimentaire — et en particulier les fermes industrielles et la pêche industrielle. »
Ces éléments m’ont amené à penser, au contraire de bien d’autres militants, qu’il fallait entrer en politique. De manière réaliste, qu’on le veuille ou non, nous aurons toujours une forme de gouvernement, au moins dans le futur proche. La principale aire de souffrance animale et de massacre est l’industrie alimentaire — et en particulier les fermes industrielles et la pêche industrielle. Chaque année, plus de 8 milliards d’animaux sont consommés au Royaume-Uni — ce qui dépasse de loin le nombre d’animaux tué par chacune des autres industries de la maltraitance animale. Sous les gouvernements successifs, dont les gouvernements Labour, cela s’est empiré : des aides importantes ont été données à ces industries. Nous devons travailler afin d’obtenir un gouvernement qui transforme cette situation. Quel serait le meilleur parti politique pour cela ? J’ai pensé que ce devait être le Parti Vert : ils ont, et de loin, la meilleure position en terme de protection des animaux. Celle-ci n’est pas parfaite (en aucun cas), mais leur politique prône l’abolition des fermes industrielles et la réduction drastique de la pêche industrielle. Il y avait deux possibilités pour moi : rentrer dans le Labour Party et essayer de le changer radicalement ; rejoindre les Verts et essayer de les faire arriver au pouvoir. Bien sûr, les choses sont un peu différentes à présent : le leader actuel, Jeremy Corbyn, est un fervent soutien de la protection des animaux. Il a nommé un végane, Kerry McCarthy, comme ministre fantôme de l’environnement. Le problème, c’est que la plupart des membres travaillistes du Parlement ne soutiennent pas Jeremy Corbyn — c’est un homme bien, mais la majorité de ses collègues ne le sont pas. Avec quelques autres, nous avons formé un groupe baptisé « Les Verts pour la protection animale » (VPA – GPA), qui fait campagne au sein du Parti Vert pour améliorer ses positions et le convaincre de donner une plus grande importance à la protection animale.
Un penseur anticapitaliste et écologiste français, Paul Ariès, a écrit un livre particulièrement violent contre l’antispécisme et l’ALF1. Il les accuse de mettre à sac la tradition humaniste.
Dire que les militants pour la libération des animaux sont anti-humanistes revient à dire : si vous êtes contre les nazis, vous êtes aussi anti-Allemands, non ? La libération animale n’est pas en opposition aux êtres humains en tant que tels ; elle se place en opposition par rapport au comportement des êtres humains quand ils oppressent et persécutent d’autres animaux. Les deux choses sont différentes. Ce que Paul Ariès dit n’a pas de sens. Être opposé à l’impérialisme humain ne revient pas à être opposé à tous les humains, mais à s’opposer à un régime qui a été mis en place. Et cette cause ne vise pas les gens ordinaires de façon prioritaire, mais bien plutôt le type de leadership que nous avons, parce que la plupart des gens suivent les dirigeants. Les gens ordinaires ont eu le cerveau lavé : ils sont nés dans un système et une société où on leur dit constamment que les hommes sont supérieurs aux autres animaux. Les personnes qui promeuvent et poussent le système suprémaciste sont ceux qui ont un intérêt personnel ou commercial à la maltraitance des animaux, et les leaders politiques qui les soutiennent — voilà les gens qui organisent l’impérialisme humain ; ce ne sont pas les gens ordinaires.
Enfin : quelle place la religion, et plus particulièrement la religion chrétienne, a-t-elle joué dans notre perception des animaux ?
C’est effectivement un problème. Beaucoup de religions, et en particulier la religion chrétienne, assurent que les humains sont faits à l’image de Dieu et que nous sommes l’espèce la plus importante, celle qui doit dominer la terre. C’est profondément ancré dans la religion chrétienne et dans la plupart des autres religions, et cela encourage évidemment le spécisme. En tant qu’athée, je n’aime pas les religions ; elles sont irrationnelles et nocives — ce qui ne veut pas dire, évidemment, que toutes les personnes religieuses sont mauvaises ! J’ai connu grand nombre des croyants très biens, mais ils n’étaient pas bons parce qu’ils étaient religieux : c’étaient des gens bien qui se trouvaient être religieux. Le véganisme et la libération animale sont des concepts rationnels et, sans doute pour cela, je n’aime pas ce qui tient de l’irrationnel. Même si j’ai connu des chrétiens qui furent d’excellents militants pour la protection des animaux, je dirais que c’est malgré leur christianisme plutôt que grâce à lui — dans son ensemble, cette religion a encouragé la persécution d’autres animaux.
Traduit de l’anglais par Jean Ganesh.
- Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l’humanisme, Golias, 2000.[↩]
REBONDS
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