Foucault et le néolibéralisme : Daniel Zamora et Jean-Yves Pranchère [1/2]


Entretien inédit pour le site de Ballast

En 2014, le socio­logue Daniel Zamora était déjà venu nous par­ler de Michel Foucault suite à la paru­tion son livre col­lec­tif Critiquer Foucault. Aux côtés de Mitchell Dean, pro­fes­seur de socio­lo­gie et de théo­rie poli­tique, il se sai­sit à nou­veau du phi­lo­sophe dans un ouvrage inti­tu­lé Le Dernier des hommes et la révo­lu­tion — Foucault après Mai 68. Jean-Yves Pranchère, coau­teur de l’essai Le Procès des droits de l’homme, est quant à lui pro­fes­seur de théo­rie poli­tique à l’Université libre de Bruxelles. Nous les retrou­vons tous deux dans la capi­tale belge. Le « der­nier Foucault » est celui qui, dans les années 1970, se sai­sit du néo­li­bé­ra­lisme comme caté­go­rie de pen­sée ; c’est aus­si celui qui se voit le plus expo­sé à la cri­tique contem­po­raine, accu­sé d’a­voir fait plus que le sai­sir : ravi­tailler théo­ri­que­ment le déclin du socia­lisme his­to­rique. Questionner Foucault sans rac­cour­cis ni effets de manche polé­miques n’est pas chose des plus aisées : ce débat en deux volets s’y efforce.


Daniel Zamora, l’ouvrage que vous signez avec Mitchell Dean pro­pose une cri­tique du « der­nier » Foucault — à par­tir de Naissance de la bio­po­li­tique (1978–1979). Comment votre tra­vail se posi­tionne-t-il par rap­port à la cri­tique de droite de Foucault ?

Daniel Zamora : Mon tra­vail n’a jamais été moti­vé par une quel­conque ani­mo­si­té envers Foucault et son œuvre. Mes recherches sur l’histoire de la ques­tion sociale ont même été par­tiel­le­ment ins­pi­rées par sa démarche intel­lec­tuelle. Mon coau­teur, Mitchell Dean, a quant à lui dédié une par­tie sub­stan­tielle de sa car­rière à Foucault. Et c’est pré­ci­sé­ment cet inté­rêt qui a moti­vé l’écriture de notre livre afin, non seule­ment, de repla­cer la der­nière décen­nie du phi­lo­sophe dans son contexte, mais éga­le­ment de mieux éva­luer son apport intel­lec­tuel pour notre pré­sent. Notre objet n’est pas tant de dénon­cer son « nihi­lisme » qu’un tour­nant plus pro­fond dans la théo­rie poli­tique, lequel va len­te­ment dépla­cer la ques­tion des inéga­li­tés, de l’exploitation, des classes ou de l’État vers celles, beau­coup plus élu­sives, de la sub­jec­ti­vi­té, de la nor­ma­li­sa­tion et des expé­ri­men­ta­tions mino­ri­taires. Si l’on y parle un peu d’esthétique, et en par­ti­cu­lier de son idée de la « mort de l’auteur », c’est parce que cette idée fera de l’expérience sub­jec­tive des œuvres une ques­tion cen­trale. Cette notion s’insérait d’abord dans une pers­pec­tive anti-huma­­niste, ne fai­sant plus déri­ver le sens d’une œuvre de l’intention de son auteur, mais d’une trans­for­ma­tion du dis­cours lui-même. Un texte n’étant alors qu’un tis­su de cita­tions d’origines diverses, qu’il serait impos­sible d’attribuer à la volon­té d’un seul auteur. Mais para­doxa­le­ment, cette nou­velle onto­lo­gie de l’œuvre, en ren­dant caduque l’idée même d’interprétation de l’intention de l’auteur, va mettre au pre­mier plan les expé­ri­men­ta­tions plu­rielles que le sujet peut en faire. Ce dépla­ce­ment, qui sera plus tard l’un des traits de ce qui sera appe­lé le post­mo­der­nisme des­si­ne­ra un hori­zon poli­tique désor­mais plus atta­ché aux ques­tions de la sub­jec­ti­vi­té et de l’identité plu­tôt qu’à des rap­ports sociaux. Il va len­te­ment dépla­cer la poli­tique dans l’éthique.

« Notre objet n’est pas tant de dénon­cer le nihi­lisme qu’un tour­nant plus pro­fond dans la théo­rie poli­tique : des inéga­li­tés vers la sub­jec­ti­va­tion. [D.Z.] »

Jean-Yves Pranchère : Le tra­vail de Daniel a ceci de remar­quable qu’il ne veut pas nous faire « oublier Foucault » ou nous dis­sua­der de le lire, mais vise à l’affronter à sa hau­teur, dans une véri­table expli­ca­tion cri­tique. Ce tra­vail ne tombe pas dans les faci­li­tés polé­miques qui, au mieux, se contentent d’épingler les bévues et les déra­pages irra­tio­na­listes de Foucault, et, au pire, font de lui l’homme de paille ou le sym­bole détes­té d’une enti­té vague — qui a la réa­li­té sociale d’une doxa mais reste en par­tie fic­tive du point de vue de l’histoire de la pen­sée — nom­mée tan­tôt « French Theory », tan­tôt « post­mo­der­nisme », tan­tôt « libé­ral-liber­ta­risme ». Foucault ne s’est jamais défi­ni comme un post­mo­derne. Ses ana­lyses du texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? reven­diquent l’appartenance à la moder­ni­té, com­prise comme rap­port cri­tique au pré­sent. Elles se situent dans la tra­di­tion phi­lo­so­phique de la « théo­rie cri­tique », dont un autre ver­sant est consti­tué par le « mar­xisme wébé­rien » de l’École de Francfort1 qui pra­tique la phi­lo­so­phie comme un diag­nos­tic his­to­rique por­té à la lumière de la ques­tion des pos­si­bi­li­tés de liber­té offertes par le pré­sent. La pre­mière for­mu­la­tion de cette démarche avait été don­née dans une lettre de Marx sur Proudhon : il s’agit de « pui­ser la science dans la connais­sance cri­tique du mou­ve­ment his­to­rique, mou­ve­ment qui lui-même pro­duit les condi­tions maté­rielles de l’é­man­ci­pa­tion ». J’espère que Daniel me par­don­ne­ra un excur­sus trop long, mais je crois que cette ques­tion du sens de la cri­tique doit être déve­lop­pée avant d’en venir à l’objet de notre « désac­cord accor­dé », à savoir la cri­tique poli­tique de l’œuvre de Foucault…

Pour quelle raison ?

Jean-Yves Pranchère : Nous sommes ici tenus par la ten­sion d’une double exi­gence : nous devons être atten­tifs aux dis­con­ti­nui­tés de l’évolution de Foucault, donc prendre au sérieux le dépla­ce­ment induit par la réha­bi­li­ta­tion des Lumières, de la critique2 et du sujet qui s’opère à par­tir de 1977. Tout en accep­tant de don­ner un pri­vi­lège au der­nier Foucault lorsqu’il réin­ter­prète la logique d’ensemble de son par­cours en rec­ti­fiant, à la lumière de ce que ses recherches lui ont per­mis de trou­ver et d’une meilleure com­pré­hen­sion de sa méthode, ce que ses pre­miers énon­cés pou­vaient avoir d’aveugle — et notam­ment leurs excès rela­ti­vistes. Il faut ici ren­voyer à l’entretien don­né en mai 1984 inti­tu­lé « Polémique, poli­tique et pro­blé­ma­ti­sa­tions ». Foucault y défi­nit le « tra­vail de la pen­sée » comme une « pro­blé­ma­ti­sa­tion » qui ne récuse ni l’universel ni la recherche du vrai, mais pose en prin­cipe métho­dique que toute pen­sée est prise dans une his­to­ri­ci­té (laquelle est tou­jours en par­tie poli­tique), de sorte que l’universel et le vrai3 ne peuvent être atteints qu’à par­tir d’une élu­ci­da­tion cri­tique et poli­tique de cette his­to­ri­ci­té. La cri­tique fou­cal­dienne de la « véri­té » — quelles que soient les réserves qu’on puisse avoir envers elle —, n’a donc rien à voir avec une remise en cause de la pos­si­bi­li­té d’établir des faits.

[Jean-Yves Pranchère (Laurent Gilson | Ballast)]

Pouvez-vous déve­lop­per ce point précis ?

Jean-Yves Pranchère : Nous n’avons mal­heu­reu­se­ment pas le temps d’entrer dans ces ques­tions, mais la lec­ture devrait dis­tin­guer l’établissement des faits (à quoi Foucault s’est consa­cré toute sa vie par un tra­vail d’archive), la cir­cu­la­tion des savoirs (comme dépôts d’expériences de type infra-scien­ti­fique) et la pro­duc­tion de la connais­sance (qui se défi­nit par son carac­tère opé­ra­toire avant de se défi­nir par la véri­té, d’où son his­toire pro­gres­sive pro­cé­dant par rec­ti­fi­ca­tion des erreurs). Que la connais­sance soit enga­gée dans une his­toire fait sur­gir trois ques­tions : celle des « seuils de scien­ti­fi­ci­té » (Foucault sou­ligne à cet égard la dif­fé­rence entre les « sciences dures » et les sciences humaines) ; celle des condi­tions de déter­mi­na­tion du vrai (qui prend un carac­tère spé­ci­fique dans le cas du réel social, qui n’est pas une don­née « natu­relle » mais une pro­duc­tion de la pra­tique et de l’imagination his­to­riques, de sorte que l’objectivation théo­rique n’y est pas indé­pen­dante des dis­po­si­tifs poli­tiques par les­quels des pou­voirs se repré­sentent la socié­té) ; et enfin celle de savoir si la plu­ra­li­té de nos connais­sances a pour sens de for­mer l’his­toire uni­taire d’une révé­la­tion pro­gres­sive de « la » Vérité, enten­due au sens « empha­tique », comme disait le phi­lo­sophe Adorno, c’est-à-dire d’une véri­table « épi­pha­nie de l’être ». Foucault récuse abso­lu­ment une telle pos­si­bi­li­té, où il ne qu’une illu­sion théo­lo­gique). Foucault fut nietzschéen4, et il le fut cer­tai­ne­ment trop, mais d’une façon qui rap­pelle le « nietz­schéisme » de Max Weber. Weber sou­te­nait que le réel social et his­to­rique admet­tait une infi­ni­té de pers­pec­tives. Il niait en consé­quence qu’il fût pos­sible de sai­sir « la véri­té » du monde, du tout de l’Histoire ou même d’une époque. Mais il n’en ten­tait pas moins de com­prendre objec­ti­ve­ment la genèse et la logique de pro­ces­sus de longue durée tels que le « désen­chan­te­ment du monde », la « ratio­na­li­sa­tion occi­den­tale » ou « l’esprit du capi­ta­lisme ».

Foucault a la par­ti­cu­la­ri­té d’être un auteur qui attire et révulse un ensemble dis­pa­rate de cri­tiques…

« Il est nor­mal qu’une œuvre à la fois ample et frag­men­taire, pro­vo­ca­trice et sur­dé­ter­mi­née, sus­cite des cri­tiques de toutes sortes. [J.-Y. P.] »

Jean-Yves Pranchère : Il est nor­mal qu’une œuvre à la fois ample et frag­men­taire, pro­vo­ca­trice et sur­dé­ter­mi­née, et dont les pre­miers essais sont gre­vés des erreurs qui accom­pagnent tout défri­chage, sus­cite des cri­tiques de toutes sortes. Nombre de ces cri­tiques sont légi­times et per­ti­nentes : les chan­tiers his­to­riques de Foucault, qui contiennent à la fois des ouver­tures impor­tantes et des impasses, sont faits pour être trans­for­més dans le tra­vail cri­tique des his­to­riens. Il était par ailleurs néces­saire que les for­mu­la­tions trop rela­ti­vistes de Foucault fussent sou­mises à une cri­tique épis­té­mo­lo­gique comme celle qui fut por­tée par Jacques Bouveresse ou encore par Pascal Engel5. Enfin, la pos­si­bi­li­té d’usages para­doxa­le­ment conser­va­teurs de l’œuvre de Foucault devait sus­ci­ter les objec­tions faites, de façon trop som­maire, par Habermas ou, de façon plus juste, par Nancy Fraser — contre la « confu­sion des arrière-plans nor­ma­tifs » des ana­lyses fou­cal­diennes, qui pro­posent une cri­tique des tech­niques dis­ci­pli­naires et de la « socié­té de nor­ma­li­sa­tion » sans jamais expli­ci­ter clai­re­ment les valeurs au nom des­quelles cette cri­tique est menée, ni entrer dans la ques­tion de la vali­di­té et de la cohé­rence de ces valeurs taci­te­ment présupposées.

C’est une cri­tique plus polé­mique qui s’est jouée, hors de l’es­pace universitaire.

Jean-Yves Pranchère : Franchement polé­mique, même. Un cou­rant conser­va­teur s’en est pris à Foucault parce qu’il voyait en lui un obs­tacle à un cer­tain « retour à l’ordre », voire à ce que Guy Sorman, dans les années 1980, appe­lait la « révo­lu­tion conser­va­trice » — par quoi il enten­dait le néo­li­bé­ra­lisme rea­ga­nien. Rappelons que le cours tenu par Foucault en 1979 sur le néo­li­bé­ra­lisme n’est paru qu’en 2004. Avant cette date, toute une série d’intellectuels libé­raux et conser­va­teurs dénoncent en Foucault le sym­bole du gau­chisme irres­pon­sable des années 1970. Ont par­ti­ci­pé de cette cri­tique, quoique de manière plus ambi­guë, les attaques dédai­gneuses de Marcel Gauchet ou encore le cha­pitre injuste que lui ont consa­cré Luc Ferry et Alain Renaut dans la Pensée 68 (fai­sant de Foucault un mélange de Heidegger et de Marx)6. Il s’agissait au fond, dans ces attaques, de trai­ter Foucault comme le signe d’une « excep­tion fran­çaise » à laquelle il fal­lait mettre fin pour faire ren­trer la France dans le rang de la nor­ma­li­sa­tion néo­li­bé­rale en cours.

[Daniel Zamora (Laurent Gilson | Ballast)]

Vous avez évo­qué les cri­tiques d’une pers­pec­tive « libé­rale-liber­taire » de Foucault. Celle-ci, en France en tout cas, est encore très pré­sente. Quels sont leurs arguments ?

Jean-Yves Pranchère : Nous tou­chons ici à un inté­res­sant para­doxe : les cri­tiques « de droite » de Foucault comme pen­seur « anti­li­bé­ral » ont fait place à des cri­tiques « de gauche » de Foucault comme pen­seur « néo­li­bé­ral ». L’inquiétant est cepen­dant que cer­taines de ces cri­tiques — je ne parle abso­lu­ment pas du tra­vail de Daniel ou du tra­vail plus ancien de José-Luis Moreno Pestaña — confluent avec des cri­tiques (comme celle de François Bousquet) dont l’inspiration « illi­bé­rale » se situe à l’extrême droite. Ce qui est alors contes­té chez Foucault est en fait ce qu’il y a chez lui de moins contes­table : l’engagement anti­to­ta­li­taire et le sou­hait de mener une « vie non fas­ciste ».

Vous pen­sez à un champ « rouge-brun » ?

« On ne répond pas au regain de l’an­ti­sé­mi­tisme en refou­lant les leçons du fait tota­li­taire sous des polé­miques contre le drey­fu­sisme et contre le libé­ra­lisme » de Foucault. [J.-Y. P.] »

Jean-Yves Pranchère : Un exemple très net de cette confluence « rouge-brune » est don­né par Jean-Claude Michéa7, dont les der­niers écrits res­semblent de plus en plus à une sorte de ver­sion « pré­sen­table » des idées d’Alain Soral8. Michéa dénonce en Foucault l’esprit « anti­fas­ciste » qui traque le dan­ger du fas­cisme dans tous les dis­po­si­tifs de pou­voir. Le risque est que cette pos­ture « anti-anti­fas­ciste » serve d’alibi à une forme renou­ve­lée de ce « deve­nir-fas­ciste » qui a fait naître le mou­ve­ment mus­so­li­nien à par­tir d’un socia­lisme confus. Il est inquié­tant que Michéa choi­sisse d’hon­nir le drey­fu­sisme, qu’il décrit comme le moment où le socia­lisme se serait tra­hi lui-même pour se fondre dans la gauche — alors qu’il fut sur­tout le moment où le socia­lisme fran­çais s’est enfin débar­ras­sé de l’antisémitisme qui le conta­mi­nait. Contrairement à ce que raconte Michéa, la lutte drey­fu­siste contre l’antisémitisme n’a pas été une simple lutte contre une « arrière-garde » clé­ri­cale ou féo­dale, mais bien une lutte contre les pre­miers signes d’un phé­no­mène nou­veau qui allait finir par s’actualiser ou se méta­sta­ser, à par­tir du natio­na­lisme auto­ri­taire, dans le fas­cisme. Foucault avait conclu son cours Il faut défendre la socié­té par des for­mules pro­vo­ca­trices qui sou­li­gnaient que, hors de la social-démo­cra­tie et du mar­xisme, alors mino­ri­taire, « avant l’affaire Dreyfus, tous les socia­listes, enfin les socia­listes dans leur extrême majo­ri­té, étaient fon­da­men­ta­le­ment racistes ».

Pour quelle rai­son disait-il ça ?

Jean-Yves Pranchère : Selon lui, à par­tir du moment où la lutte socia­liste était conçue dans l’horizon d’une éli­mi­na­tion phy­sique de l’ennemi capi­ta­liste, per­çu comme un vam­pire ou un para­site, le racisme s’imposait spon­ta­né­ment comme la meilleure jus­ti­fi­ca­tion de la vio­lence. L’exagération est cer­taine et le terme de « racisme » risque de mas­quer qu’il s’agit d’abord ici de l’antisémitisme, mais le pro­blème sou­le­vé n’est pas fic­tif, et il est en train de reve­nir sur la scène, comme le prouve le très inquié­tant regain actuel de la com­plai­sance pour l’antisémitisme dans la gauche radi­cale. On n’y répond pas en refou­lant les leçons du fait tota­li­taire sous des polé­miques contre le drey­fu­sisme et contre le « libé­ra­lisme » de Foucault.

[Laurent Gilson | Ballast]

Daniel, votre regard sur la cri­tique de Foucault por­tée par Jean-Claude Michéa ?

Daniel Zamora : Ce que je pour­rais repro­cher à Michéa, c’est peut-être aus­si ce que je repro­che­rais à Foucault : de dres­ser par­fois un por­trait « idyl­lique » du néo­li­bé­ra­lisme, où Hayek et Foucault iraient natu­rel­le­ment de pair. Si à cer­tains égards je par­tage ce lien, ce n’est pas tant sur le côté liber­taire, car Hayek était extrê­me­ment conser­va­teur : il défen­dait les tra­di­tions, la famille, etc., et il était clair à ses yeux qu’il fal­lait des struc­tures morales comme com­plé­ment au mar­ché. À la dif­fé­rence des poli­tiques redis­tri­bu­tives qu’il per­ce­vait comme « pla­ni­fiées », Hayek consi­dé­rait les struc­tures cultu­relles tra­di­tion­nelles comme le pro­duit d’un long pro­ces­sus, n’ayant pas été pla­ni­fié ni pen­sé et ayant été sélec­tion­né par un ordre spon­ta­né. Les tra­di­tions et les normes morales ne sont donc pas exac­te­ment oppo­sées au mar­ché, elles sont éga­le­ment le pro­duit d’un long pro­ces­sus de sélec­tion imper­son­nel. La famille, par exemple, fait office d’État social, deve­nant alors l’unité fon­da­men­tale dans laquelle la soli­da­ri­té pour­rait se déployer. C’est un débat qui prend des pro­por­tions impor­tantes dès le milieu des années 1970 aux États-Unis. Car les désordres sociaux sont alors expli­qués par nombre de néo­li­bé­raux en termes de déclin de la famille traditionnelle9. Ceci explique com­ment la des­truc­tion de l’État social va de pair avec le ren­for­ce­ment d’un dis­cours sur la valo­ri­sa­tion de res­pon­sa­bi­li­té dans la sphère de la famille. Il ne faut pas oublier que la fameuse phrase de Margaret Thatcher, « Il n’existe rien de tel que la socié­té », se pour­suit par « il y a des hommes et des femmes et des familles ».

Jean-Yves Pranchère a évo­qué l’en­ga­ge­ment anti­fas­ciste en le repla­çant dans une période par­ti­cu­lière, dite « anti­to­ta­li­taire ». Quel est l’en­jeu conflic­tuel, ici ?

« Il ne s’agissait pas uni­que­ment de condam­ner le socia­lisme à l’Est mais aus­si le pro­jet poli­tique de l’Union de la gauche, auquel on asso­ciait alors le gou­lag, etc. [D.Z.] »

Daniel Zamora : Je pense que c’est l’his­to­rien amé­ri­cain Michael Scott Christofferson, dans Les Intellectuels contre la gauche, qui nous a offert l’interprétation la plus abou­tie de ce moment de l’histoire intel­lec­tuelle fran­çaise. Ce qui m’a sem­blé fon­da­men­tal dans cet ouvrage, c’est la manière dont il réin­sère la cri­tique du tota­li­ta­risme dans un rejet plus géné­ral de l’Union de la gauche et de « l’étatisme social ». Il ne s’agissait pas uni­que­ment de condam­ner le socia­lisme à l’Est mais aus­si le pro­jet poli­tique de l’Union de la gauche, auquel on asso­ciait alors le gou­lag, etc. C’est ce contexte de dis­cré­dit de la figure de la révo­lu­tion qui per­met de sai­sir le sou­tien de Foucault à André Glucksmann, son inté­rêt pour les tra­vaux de François Furet ou son refus de voter pour Mitterrand en 1981. C’est « tout » ce que la tra­di­tion socia­liste « a pro­duit dans l’histoire » — depuis le XIXe siècle — qui est, dira Foucault, « à condam­ner ».

Jean-Yves Pranchère : Je ne te cache pas que j’ai une opi­nion très miti­gée du livre de Christofferson, qui lance des accu­sa­tions assez biai­sées. Que Foucault ait sou­te­nu les « nou­veaux phi­lo­sophes » dans leur attaque contre la com­plai­sance de la gauche pour l’URSS — une com­plai­sance qui était insup­por­table et délé­tère — est une chose. Qu’on en tire pré­texte pour des pro­cès par amal­game en est une autre. Par exemple, Christofferson fait comme si la revue Libre, lan­cée en 1976 par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort (lequel, dans le pre­mier numé­ro, reproche à Foucault de « pul­vé­ri­ser le social »), ne don­nait qu’une ver­sion sophis­ti­quée des thèses des nou­veaux phi­lo­sophes ! C’est oublier que Castoriadis s’est enga­gé publi­que­ment, par des articles dans Le Nouvel Observateur, pour dénon­cer Bernard-Henri Lévy comme un impos­teur. Par ailleurs, le sta­li­nisme n’est pas né de rien : qu’il ait été une tra­hi­son de Marx n’empêche pas qu’il a obte­nu l’adhésion de nombre de mar­xistes et qu’il a au moins été ren­du pos­sible par les impen­sés du mar­xisme. Or ces impen­sés étaient tou­jours puis­sants à gauche, et pas seule­ment au PCF.

[Laurent Gilson | Ballast]

Ces que­relles entre intel­lec­tuels ne sont-elles pas les pointes d’un ice­berg fait de réelles ten­sions poli­tiques et idéologiques ? 

Jean-Yves Pranchère : Ce qui est man­qué par Christofferson, c’est que l’Union de la gauche n’a pas été détruite par les nou­veaux phi­lo­sophes ou par Foucault. Elle a d’abord été détruite par l’incapacité du PCF à affron­ter la ques­tion tota­li­taire et à s’arracher pour de bon à des repré­sen­ta­tions sta­li­niennes et archaïques. Rappelons que l’année 1978, en France, est celle où le PCF renonce à l’euro­com­mu­nisme et réins­talle en son sein une chape de plomb auto­ri­taire, dénon­cée par Althusser — pas vrai­ment un pen­seur libé­ral — dans un petit livre oublié de 1978, Ce qui ne peut plus durer dans Parti com­mu­niste. L’année sui­vante, pas­sant des mil­lions de morts au rayon des pertes et pro­fits, Marchais vante le « bilan glo­ba­le­ment posi­tif » de l’URSS. Dans le même temps, le tra­vaillisme bri­tan­nique est dans l’impasse d’une crise éco­no­mique à laquelle il n’a pas de réponse. Thatcher a un suc­cès popu­laire car elle semble appor­ter des solu­tions, en pro­dui­sant un pre­mier mélange entre popu­lisme et néolibéralisme.

« Il y a chez Foucault une cri­tique de fond sur le socia­lisme tel qu’il a été conçu dans l’après-guerre. [D.Z.]»

Daniel Zamora : Il me semble que tu sous-estimes ce qui est visé, à l’époque, par des gens comme Foucault. Ou, dans un style un peu dif­fé­rent, Pierre Rosanvallon. Il ne s’agissait pas pour eux d’une cri­tique visant spé­ci­fi­que­ment le sta­li­nisme du PCF. Évidemment, Foucault y était hos­tile pour des rai­sons évi­dentes — il a vécu en Pologne et il faut avoir été homo­sexuel dans le PCF pour com­prendre que ce n’était vrai­sem­bla­ble­ment pas son espace. La CGT décla­rait un 1er mai 1971 que l’homosexualité est une « mala­die » qui est « étran­gère à la classe ouvrière »… Tu as bien enten­du rai­son sur tout cela. Cependant, ce n’est pas sim­ple­ment du PCF dont il est ques­tion : il s’agit dès le départ de ques­tion­ner une cer­taine gauche qu’ils qua­li­fient d’étatiste et de « tra­di­tion jaco­bine ». Il y a une cri­tique de fond du socia­lisme tel qu’il a été conçu dans l’après-guerre sur la place de l’État, notam­ment dans l’économie, orga­ni­sé autour de socia­li­sa­tions, de droits sociaux uni­ver­sels, etc. Chez Glucksmann, natio­na­li­ser, c’est pré­pa­rer les camps. À l’époque, Foucault s’interroge sur « jusqu’où faut-il remon­ter dans le socia­lisme, le pro­gramme socia­liste, la pen­sée socia­liste, pour trou­ver la racine du gou­lag ? ». Pour beau­coup la réponse est simple : il faut remon­ter à Marx.

Jean-Yves Pranchère : Mais Foucault — qui d’ailleurs ne croit pas qu’on puisse expli­quer l’Histoire par une pure logique des idées — ne dit pas ça…

Daniel Zamora : Mais il concède énormément !

Jean-Yves Pranchère : Dans sa recen­sion de Glucksmann — qui avait une visée polé­mique dans un contexte où Marx avait à gauche le sta­tut aber­rant d’une auto­ri­té sacrée —, oui. Mais son œuvre pro­cède autre­ment. Ses cri­tiques de Marx visaient à faire écla­ter la gangue idéo­lo­gique du mar­xisme pour rendre le texte de Marx, non à sa « véri­té » ultime (qui est incer­taine), mais à ses contra­dic­tions et à ses dis­pa­rates. Il pou­vait ain­si libé­rer des res­sources per­dues par le mar­xisme. Dans un entre­tien de 1978, il s’amuse de ce que les mar­xistes sont inca­pables d’apercevoir les « cita­tions secrètes de Marx » que ses livres empruntent au livre II du Capital

[Laurent Gilson | Ballast]

Daniel Zamora : On peut bien enten­du trou­ver des cita­tions ça et là où il se réfère à Marx. Mais poli­ti­que­ment, il est clair que Foucault consi­dé­rait Marx comme un pen­seur du XIXe siècle et le mar­xisme comme une doc­trine inapte à sai­sir les enjeux de son temps. Le mar­xisme est, lit-on dans Les Mots et les Choses « comme un pois­son dans l’eau » au XIXe siècle, « par­tout ailleurs il cesse de res­pi­rer » ajou­tait Foucault. Les inéga­li­tés et l’exploitation n’étaient plus, aux yeux du phi­lo­sophe, des ques­tions cen­trales. C’est du « trop de pou­voir », des manières dont on est « gou­ver­nés » au quo­ti­dien dont il était désor­mais ques­tion. Lors d’un voyage qu’il fait au Japon en 1978 il explique que c’est l’idée même de « révo­lu­tion » qui est en crise depuis 68. « Depuis 1789 », explique-t-il à un moine boud­dhiste, « l’Europe a chan­gé en fonc­tion de l’i­dée de révo­lu­tion. L’histoire euro­péenne a été domi­née par cette idée. C’est exac­te­ment cette idée-là qui est en train de dis­pa­raître en ce moment. » C’est durant cette même période qu’il parle de la « fin de la poli­tique », fai­sant par consé­quent de la sub­jec­ti­vi­té et du rap­port à soi la ques­tion cen­trale de son pré­sent. En ce sens, ce qui se joue, me semble-t-il, ce n’est pas l’évaluation de Marx dans l’histoire des idées, mais de la manière dont on conçoit la trans­for­ma­tion sociale et la poli­tique. Une cer­taine concep­tion de la trans­for­ma­tion sociale, liée au rôle de la classe ouvrière, aux mou­ve­ments de masse, la ques­tion des par­tis, de la sou­ve­rai­ne­té, tout cela dis­pa­raît et pré­pare le « der­nier » Foucault, qui va accen­tuer ses tra­vaux sur la trans­for­ma­tion de soi, la « sty­li­sa­tion de l’existence ».

D’autant plus qu’il n’y avait pas que le PCF, à gauche ! En France, Foucault n’au­rait-il pas pu se connec­ter à d’autres modèles théo­riques, à l’État social, etc. ?

« Foucault n’avait pas d’autre pro­po­si­tion parce qu’il ne pou­vait pas bran­cher ses propres tra­vaux sur des modèles socia­listes viables. [J.-Y. P.]»

Jean-Yves Pranchère : On a en France un modèle de droit social, aujourd’hui sous attaque, sou­te­nu par l’État, qui est le modèle pen­sé par Durkheim, puis par Mauss ou Gurvitch. Ce modèle, qui a per­mis les avan­cées sociales les plus fortes, n’est pas pour autant « éta­tiste » : l’État n’y est que l’organe de la pen­sée sociale qui s’élabore dans les pra­tiques com­munes, dans les syn­di­cats, les conven­tions col­lec­tives, etc. Cette pen­sée de l’État comme centre ner­veux de la démo­cra­tie n’accorde qu’une place subor­don­née et rela­tive à la notion de sou­ve­rai­ne­té : le juriste Léon Duguit déclare car­ré­ment que la sou­ve­rai­ne­té est un mythe méta­phy­sique. Ce modèle de l’État social a été défen­du en pra­tique par les par­tis de gauche, mais du point de vue théo­rique il a été occul­té par le mar­xisme, sur­tout dans sa ver­sion léni­niste. On peut repro­cher à Foucault de n’avoir pas été durkheimien10(et sur­tout d’avoir été anti-dur­khei­mien), mais en ajou­tant que l’Union de la gauche ne l’était pas non plus. La rhé­to­rique de cette der­nière était mar­xiste, sa matrice effec­tive était natio­nale-éta­tiste, et c’est l’échec inévi­table de cette matrice après 1981 qui, en l’absence d’un autre modèle, a conduit à une bas­cule libé­rale. Foucault n’avait pas d’autre pro­po­si­tion parce qu’il ne pou­vait pas bran­cher ses propres tra­vaux sur des modèles socia­listes « viables ». Mais cela n’empêche pas qu’il avait à mon avis rai­son de dire qu’il fal­lait pen­ser sans la souveraineté…

Daniel Zamora : Ça dépend ce qu’on veut dire par là. Hayek aus­si veut pen­ser sans la sou­ve­rai­ne­té, elle lui fait horreur…

Jean-Yves Pranchère : Oui, mais pas de la même manière. Car déjà Marx aus­si bien que Duguit pensent sans faire usage du concept de sou­ve­rai­ne­té. Je ne dis pas cela pour défendre Foucault à tout prix, mais pour contex­tua­li­ser nos dif­fi­cul­tés pré­sentes, en un moment où le modèle sou­ve­rai­niste — on le voit avec Mélenchon — est en train d’emporter la gauche sociale dans des impasses et de nou­veaux échecs. Aussi bien Marx que Durkheim ont tou­jours consi­dé­ré que la ques­tion poli­tique était celle du rap­port entre le tra­vail et le capi­tal et pas celle de la sou­ve­rai­ne­té, c’est-à-dire de l’existence d’un pou­voir de déci­sion abso­lu et ultime remis à une ins­tance sup­po­sée repré­sen­ter la volon­té uni­fiée de la nation (qui n’est dans les faits qu’une opi­nion majo­ri­taire). Ce n’est pas l’exercice du pou­voir de la majo­ri­té élec­to­rale qui a don­né les acquis des accords de Grenelle, c’est la grève et le rap­port de force du tra­vail — des syn­di­cats — au capital.

[Laurent Gilson | Ballast]

Daniel Zamora : Je ne veux bien enten­du pas réduire l’importance de ce contexte et des impasses de l’Union de la gauche. Mais je pense que même compte tenu de ces impasses, la réponse qu’y apporte Foucault était tout à fait erro­née. C’est une période où il va len­te­ment faire de son « esthé­tique de l’existence », du fait de déve­lop­per d’autres rap­ports à soi et aux autres, une sorte de modèle géné­ral de trans­for­ma­tion sociale. Les expé­ri­men­ta­tions et « épreuves » qu’il fait au tra­vers des pra­tiques sado­ma­so­chistes, dans l’usage de drogues, dans l’exploration du boud­dhisme zen au Japon, de com­mu­nau­tés taoïstes en Californie, semblent toutes lui offrir des formes alter­na­tives de sub­jec­ti­va­tion, de consti­tu­tion de soi. Des expé­riences « créa­trices » de nou­velles sub­jec­ti­vi­tés, capables de ren­ver­ser toutes ces tech­niques d’assujettissement issues du chris­tia­nisme et sécu­la­ri­sées dans l’État social d’après guerre. L’éthique, enten­due ici comme le rap­port à soi, devient alors le lieu cen­tral de la résis­tance. Les petites muta­tions dans la vie quo­ti­dienne peuvent irri­guer la socié­té tout entière et la trans­for­mer. Cette « écri­ture de soi », du soi comme un ter­rain d’expérimentation — au sens qua­si phy­sique du terme — sera bien enten­du un redou­table ins­tru­ment pour se défaire de tout ce qui nous assigne à cer­taines iden­ti­tés, à entre­te­nir cer­tains rap­ports à nous-mêmes. Contre tous ces dis­po­si­tifs qui tra­versent la jus­tice, l’école ou l’État social et qui, aux yeux de Foucault, nous pro­duisent éga­le­ment en tant que sujets « cri­mi­nels », « assis­tés » ou « déviants ». Cependant, cette « pro­blé­ma­ti­sa­tion », pri­vi­lé­giant la lutte contre les formes de « nor­ma­li­sa­tions », va éga­le­ment dépla­cer toutes les ques­tions antérieures.

Telles que ?

« L’éthique, enten­due ici comme le rap­port à soi, devient alors le lieu cen­tral de la résis­tance. [D.Z.] »

Daniel Zamora : L’exploitation, les inéga­li­tés, la place du mar­ché dans l’organisation de l’ordre social, ou celle de la divi­sion du tra­vail et de ses condi­tions. Évidemment, une fois que ces ques­tion­ne­ments dis­pa­raissent, la majo­ri­té des pro­blèmes semblent se tra­duire dans les termes des assi­gna­tions iden­ti­taires, de la dis­cri­mi­na­tion et de la sub­jec­ti­vi­té. Mais cela est tout à fait insuf­fi­sant pour pen­ser une poli­tique éman­ci­pa­trice. Foucault a en par­tie par­ti­ci­pé à des­si­ner une vision de la gauche dans laquelle ces ques­tions ont été éclip­sées pen­dant un cer­tain temps.

Jean-Yves Pranchère : Je te rejoins pour aban­don­ner la notion d’« esthé­tique de l’existence », qui me semble une idée confuse. Foucault reste cepen­dant une res­source dans la mesure où il nous aide à poser la ques­tion des modes de sub­jec­ti­va­tion. Cette ques­tion bute assu­ré­ment sur des dif­fi­cul­tés théo­riques — il est par exemple très dif­fi­cile de tra­cer la dif­fé­rence entre auto­no­mie au tra­vail et auto-exploi­ta­tion. Mais il reste que toute action poli­tique exige des sub­jec­ti­va­tions col­lec­tives. La sub­jec­ti­va­tion socia­liste, dans ce qu’elle avait de meilleur, asso­ciait la conscience des posi­tions de classe à un inté­rêt pour la connais­sance des arti­cu­la­tions com­plexes du tout social11. Le « popu­lisme de gauche » nous pro­pose une sub­jec­ti­va­tion informe, celle d’un affect anti-oli­gar­chique délié de tout effort de connais­sance (d’où sa bas­cule spon­ta­née dans le com­plo­tisme). On pour­rait dire que la crise des gilets jaunes a mon­tré que cette sub­jec­ti­vi­té popu­liste est impuis­sante parce qu’elle ne se dis­tingue pas de la sub­jec­ti­vi­té néo­li­bé­rale : ses reven­di­ca­tions spon­ta­nées sont celles d’entrepreneurs de soi qui ne contestent pas le pou­voir du capi­tal et ne demandent pas de trans­for­ma­tion sociale, mais s’adressent seule­ment à l’État dont ils attendent qu’il soit un ges­tion­naire com­pé­tent, non cor­rom­pu, et leur donne les moyens de jouer le jeu néo­li­bé­ral. Il ne serait donc pas impos­sible de tirer de Foucault la ques­tion sui­vante : « Si le néo­li­bé­ra­lisme réus­sit et fonc­tionne parce qu’il pro­duit des sujets qui se pensent eux-mêmes comme des entre­pre­neurs de soi et se traitent eux-mêmes comme des capi­taux à inves­tir, quels sont les modes de sub­jec­ti­va­tion qu’il est pos­sible de lui oppo­ser pour por­ter des luttes efficaces ? »

[Laurent Gilson | Ballast]

Daniel Zamora : Je pense qu’on est ici au cœur du mal­en­ten­du. Ce que Mitchell Dean a démon­tré, c’est qu’il n’y a pas, chez Foucault, à pro­pre­ment par­ler, de sub­jec­ti­vi­té néo­li­bé­rale. Au sens où, à ses yeux, le néo­li­bé­ra­lisme n’assujettit pas de manière « interne » les indi­vi­dus, il n’agirait que de manière « envi­ron­ne­men­tale ». Cette dis­tinc­tion entre « interne » et « externe » ren­voie notam­ment à tous ces dis­po­si­tifs d’assujettissement héri­tés du chris­tia­nisme qui façonnent de manière très forte notre rap­port à soi. L’insertion de l’aveu en jus­tice ou en psy­chia­trie, par exemple, vise à ce que le sujet accepte une cer­taine image de lui-même, qu’il fasse aveu de sa folie, par exemple. Ces dis­po­si­tifs, Foucault les débusque un peu par­tout, y com­pris dans la poli­tique. Le Parti com­mu­niste n’était-il pas au fond lui aus­si consti­tué de confes­sions, d’aveux, de direc­teurs de conscience, etc. ? La nou­veau­té du néo­li­bé­ra­lisme est dès lors qu’il n’agit que sur l’environnement, en met­tant en place des méca­nismes inci­tant les sujets à cer­tains com­por­te­ments. Ces inci­tants, ces fameuses « règles du jeu » leur lais­sant par consé­quent une plus grande auto­no­mie pour se défi­nir eux-mêmes, créer des formes, des expé­ri­men­ta­tions de vies dif­fé­rentes, etc. Il fau­drait alors conce­voir le néo­li­bé­ra­lisme comme un « jeu » sur lequel on peut agir en modi­fiant les règles géné­rales mais pas en agis­sant direc­te­ment sur les joueurs. Et c’est d’ailleurs pour cette rai­son que Gary Beker, l’une des grandes figures du néo­li­bé­ra­lisme amé­ri­cain, se trou­ve­ra en par­fait accord avec les lec­tures que fait Foucault de son travail.

L’important à ses yeux est de défi­nir la confi­gu­ra­tion éco­no­mique dans laquelle un nombre « opti­mal » d’individus vont faire le choix escomp­té. Mais ils peuvent tou­jours déci­der d’agir autre­ment, d’agir, d’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, de manière « irra­tion­nelle ». C’est leur droit. Le but de Becker est de trou­ver les para­mètres d’incitants opti­maux pour arri­ver au résul­tat éco­no­mique qu’il sou­haite. Dans ces résul­tats, il y en a tou­jours un cer­tain nombre qui vont avoir des atti­tudes dif­fé­rentes : par exemple, opter pour le crime ou la mar­gi­na­li­té. Foucault le dit dans son cours : l’homo œco­no­mi­cus est ce qu’il appelle la « grille d’intelligibilité » qui est mobi­li­sée pour expli­quer les com­por­te­ments, l’interface entre le pou­voir et les indi­vi­dus, mais ça ne veut pas dire que les acteurs eux-mêmes sont des homo eco­no­mi­cus. Bien enten­du, cette « inter­face » sti­mule les com­por­te­ments de type « entre­pre­neur de soi » mais d’une manière très dif­fé­rente que les gou­ver­ne­men­ta­li­tés pré­cé­dentes, elle laisse au sujet une plus grande auto­no­mie dans ses choix. Il a dès lors peut-être per­çu dans la ratio­na­li­té du mar­ché un espace moins nor­ma­tif, dans lequel la diver­si­té des pré­fé­rences indi­vi­duelles peut échap­per à la règle majo­ri­taire et serait mieux res­pec­tée. C’était bien enten­du sans comp­ter sur les inéga­li­tés qu’a géné­ré le néo­li­bé­ra­lisme, éten­dant « la liber­té de choix » et la « sty­li­sa­tion de l’existence » aux seuls déten­teurs de res­sources moné­taires suf­fi­santes pour se sous­traire à la coer­ci­tion du mar­ché et aux vio­lentes allo­ca­tions de res­sources et de posi­tions qu’il produit.


[lire la seconde partie]


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  1. On trou­ve­ra un déve­lop­pe­ment de cette alliance entre Marx et Weber dans l’ou­vrage de Michael Löwy, La Cage d’acier — Max Weber et le mar­xisme wébé­rien, paru aux édi­tions Stock en 2013 [nda].
  2. Au sens de Kant : réflexion de la rai­son sur ses propres pos­si­bi­li­tés, mais inflé­chie dans le sens d’une sai­sie d’une his­to­ri­ci­té [nda].
  3. Le vrai doit s’entendre ici au sens fort du terme, qui dépasse l’exactitude fac­tuelle pour dési­gner une forme d’adéquation à un pré­sent his­to­rique, sai­si dans les dyna­miques les plus pro­fondes de ses pro­duc­tions de savoirs, de pou­voirs et de pos­si­bi­li­tés de formes de vie élar­gies [nda].
  4. Voir Judith Revel, « Foucault lec­teur de Nietzsche » [nda].
  5. On regret­te­ra seule­ment que cer­tains par­ti­sans de cette cri­tique épis­té­mo­lo­gique confondent trop vite la cri­tique de la véri­té (au sens hégé­lien) et la récu­sa­tion des faits. Dire que les faits his­to­riques sont tou­jours enchâs­sés dans des récits qui les inter­prètent n’est pas nier l’existence des faits, des erreurs et des inter­pré­ta­tions erro­nées. Foucault ne s’est jamais com­pro­mis avec le néga­tion­nisme, alors que des auteurs scien­tistes comme Noam Chomsky ou Jean Bricmont sont allés au-delà d’un simple sou­tien mal­ve­nu à la liber­té d’expression des dif­fa­ma­teurs anti­sé­mites et ont don­né des signes de com­pli­ci­té active avec cer­tains sophismes néga­tion­nistes [nda].
  6. La lec­ture de Ferry et Renaut (qui repo­sait sur un cor­pus beau­coup plus réduit que celui dont nous dis­po­sons aujourd’hui) visait à mon­trer la pré­sence d’une matrice hei­deg­gé­rienne der­rière les prin­ci­paux pro­ta­go­nistes de la pen­sée « post-struc­tu­ra­liste ». Foucault se trou­vait ain­si pla­cé dans la proxi­mi­té de Derrida et dans l’ombre de Heidegger. C’était sous-esti­mer l’opposition de Foucault à Derrida : la pen­sée de Foucault n’est ni une pen­sée de la « dif­fé­rance » (en réfé­rence à un concept de Jacques Derrida, pen­seur de la décons­truc­tion et tra­vaillant notam­ment avec les outils lin­guis­tiques) ni un mode de la « décons­truc­tion ». L’Archéologie du savoir, en 1969, cri­tique les concepts car­di­naux de Derrida sans le nom­mer. C’était sur­tout négli­ger que Foucault récuse radi­ca­le­ment le cœur pro­pre­ment obs­cu­ran­tiste de la pen­sée de Heidegger, à savoir le culte de l’originaire et la dis­tinc­tion entre his­toire his­to­rienne (Historie, connais­sance exacte des faits) et his­toire authen­tique (Geschichte, his­toire non fac­tuelle de la véri­té comme ouver­ture de l’espace d’une exis­tence mythique). Il fau­drait d’ailleurs resi­tuer l’œuvre de Foucault dans les débats des années 50–60 autour de la « véri­té de l’histoire » où s’opposaient des héri­tiers de Hegel comme Eric Weil, Jean Hyppolite ou Jean-Paul Sartre et des héri­tiers de Max Weber comme Raymond Aron ou le Claude Lévi-Strauss du der­nier cha­pitre de La Pensée sau­vage. Comme Weber, Aron et Lévi-Strauss, Foucault ne croit pas en la pos­si­bi­li­té d’une « véri­té totale » de l’his­toire et pense que toute connais­sance his­to­rique est mise en pers­pec­tive du pas­sé à par­tir d’une ques­tion pré­sente [nda].
  7. Un article paru dans la revue Esprit déve­loppe cet argu­ment : « Le Loup dans la ber­ge­rie, de Jean-Claude Michéa » [nda].
  8. Non seule­ment Soral reven­dique son accord avec Michéa, mais ce der­nier fait des clins d’œil appuyés aux sora­liens en van­tant par exemple (Notre enne­mi, le capi­tal, Flammarion, 2017, p. 36) un auteur sora­lien comme Lucien Cerise, qui passe son temps à dénon­cer le com­plot « sio­niste » et « homo­sexuel » [nda].
  9. C’est notam­ment la thèse de l’excellent ouvrage de Melinda Cooper, Family Values, bet­ween Neoliberalism and the New Social Conservatism [nda].
  10. Cette approche se retrouve expo­sée dans le livre de Bruno Karsenti, Cyril Lemieux, Socialisme et socio­lo­gie, EHESS, 2017 [nda].
  11. Voir à ce sujet l’ensemble pro­pre­ment déci­sif pro­po­sé par le numé­ro 11 (2015) de la revue Incidences, sous le titre Le sens du socia­lisme [nda].

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Christian Laval : « Penser la révo­lu­tion », mars 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Arnaud Tomès et Philippe Caumières : « Castoriadis — La démo­cra­tie ne se limite pas au dépôt d’un bul­le­tin dans une urne », jan­vier 2018
☰ Lire notre article « Lire Foucault », Isabelle Garo, février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Zamora : « Peut-on cri­ti­quer Foucault ? », décembre 2014

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