Littérature en fraude : rencontre avec Eugène Savitzkaya


Entretien inédit pour Ballast

Au rythme d’une barque des­cen­dant une rivière, Eugène Savitzkaya marque la lit­té­ra­ture de langue fran­çaise depuis près de cin­quante ans. De ses pre­miers textes d’ex­pé­ri­men­ta­tion poé­tique dans les années 1970 jus­qu’à ses der­niers contes que sont Fraudeur et Au pays des poules aux œufs d’or, la plu­part publiés aux Éditions de Minuit, l’é­cri­vain belge n’a ces­sé de remettre sur le métier la joie et la colère : pour lui, un même moteur de créa­tion. S’entrecroisent ain­si l’exa­men de la schi­zo­phré­nie, la bio­gra­phie gro­tesque d’un chan­teur à suc­cès, les tri­bu­la­tions slaves d’un héron et d’une renarde ou la dis­pa­ri­tion d’un être cher. Élevé dans les plaines wal­lonnes par un père mineur et une mère héri­tière d’une enfance sovié­tique, Savitzkaya pra­tique, quand il n’é­crit pas, le gla­nage et le maraî­chage : qu’elle soit de Belgique, d’Ukraine ou de Russie, une même terre brune teinte cha­cune de ses pages. Au len­de­main d’une lec­ture pour la Compagnie Résonances, dans la petite cou­ronne pari­sienne, nous avons dis­cu­té ensemble. En col­la­bo­ra­tion avec la revue En atten­dant Nadeau.


Dans vos pre­miers écrits, les lieux ren­voient beau­coup à la cam­pagne belge, avec une atten­tion à la terre, au sens d’une terre maraî­chère ou pota­gère. Puis, dans Au pays de la poule aux œufs d’or, vous pre­nez du champ : « on enten­dait mugir la terre ». Cette fois au sens de l’astre. Comment passe-t-on du ter­reau à la planète ?

Là où j’ai gran­di, c’est un beau pays, mais abî­mé par le remem­bre­ment des terres. Ils ont tout bou­sillé, tous les vieux che­mins, les che­mins creux qui ser­vaient aus­si à l’écoulement de l’eau. Les salauds ! Il y avait des ver­gers par­tout… Et pour l’avidité, pour le gain, cer­tains odieux sont capables de tout. Aujourd’hui j’habite à Bruxelles, dans la ville, mais j’ai un petit jar­din com­mu­nal, un petit lopin, de quoi mettre ce qu’il faut et pas­ser du temps au soleil. C’est un endroit par­ti­cu­lier de la ville, un pla­teau sablon­neux en hau­teur, une ancienne dune qui était convoi­tée par tous les pro­mo­teurs immo­bi­liers du monde. Il y a une résis­tance constante de deux ou trois géné­ra­tions main­te­nant. C’est sau­vage, cha­cun fait un peu ce qu’il veut. Quand on est là, on ne voit pas la ville. Mais la terre ça n’est pas que ça : au-des­sus il y a un peu d’humus, et plus on des­cend plus il y a des roches, plus c’est lisse… En fait ce qui m’a bou­le­ver­sé réel­le­ment, ça a été un tout petit trem­ble­ment de terre, sur­ve­nu à Liège, qui a fait tom­ber des pierres, des mai­sons aus­si — toutes les mai­sons qui étaient construites sur un ter­rain instable, à cause des mines de char­bon. C’est ce côté à la fois fra­gile, fluc­tuant, et cos­taud… M’est venue à ce moment-là l’impression que tout est instable, une impres­sion que le monde est éphé­mère comme peuvent le for­mu­ler les Japonais notam­ment. C’est arri­vé la nuit, et la nuit on est plus fra­gile, le cer­veau est un peu vague. Quand les faux marbres des che­mi­nées tombent, on se dit : « Tiens, quel est le sup­port sur lequel nous mar­chons ? Quelle est cette terre ? » Avant ça, pour moi, la terre était nour­ri­cière. J’ai tou­jours vécu avec un jar­din pota­ger que mon père culti­vait. Et il y avait de tout. La terre, ce n’est pas sim­ple­ment du vert, c’est plus dur que ça. Dans le nord, ce sont aus­si des lieux de tor­rent, d’abord de toutes petites choses qui ensuite gros­sissent et ravagent des ponts. C’est la nature dans sa vraie consis­tance, dans sa force tumul­tueuse qui m’intéresse peut-être le plus.

Au pays de la poule aux œufs d’or, encore. Là, vous essayez de prendre un pay­sage dans son ensemble. Ce qui donne « les four­mis tâche­ronnes, les omni­pré­sents clo­portes, les mites innom­brables, les asti­cots gigo­tants, les ter­mites à man­di­bules, les puce­rons gras, les che­nilles molles ». On sent une jubi­la­tion dans cette diver­si­té d’insectes, alors qu’ils pour­raient paraître repoussants.

Je ne suis pas repous­sé, je n’ai jamais eu de dégoût pour un ani­mal, j’ai une consi­dé­ra­tion. Je ne sais pas d’où ça vient… J’ai eu un frère aîné qui s’intéressait beau­coup aux Amériques du Nord, qui était un pas­sion­né et qui me racon­tait com­ment les Indiens consi­dé­raient le sol, l’environnement. D’une cer­taine façon j’ai pris ce pli. Un asti­cot c’est impor­tant : s’il n’y avait pas d’asticots, il y aurait pro­li­fé­ra­tion de pour­ri­ture gra­vis­sime, on ne s’en sor­ti­rait pas ! Et puis j’ai été pêcheur : j’ai com­men­cé, pen­sion­né, à pêcher, et j’utilisais des asti­cots ou des lom­brics. La plu­part du temps, on a une sorte de peur, vis-à-vis des ser­pents, des sou­ris. C’est pro­ba­ble­ment une peur du mou­ve­ment : ces ani­maux ne bougent pas comme nous. C’est jus­te­ment inté­res­sant parce que ce n’est pas comme nous. Peut-être que cette vie que j’ai eue à la cam­pagne m’a ouvert les yeux ou fami­lia­ri­sé avec un ensemble de choses qui ne sont pas for­cé­ment ragoû­tantes. C’est res­té comme un ensemble, comme un tout, du bon, du mau­vais, de la puan­teur, tout est ras­sem­blé. J’ai tou­jours vécu comme ça. Les odeurs ne me dérangent pas, même au niveau des goûts rien ne me répugne. Maintenant je côtoie plu­tôt des gens qui sont des cita­dins : ils n’ont pas la même vision du monde. Il y a des peurs, des ten­dances à se mettre en retrait, ils craignent quelque chose. Je crains la guerre, mais je ne crains pas des choses qui vivent autour de moi. Je les observe, elles me passionnent.

Vous avez dit de la poé­sie qu’elle était pour vous autant un lan­gage d’initiation que de com­bat. Contre quoi vous battez-vous ?

« Mon frère et moi étions les seuls étran­gers dans une cam­pagne pro­fonde belge. Il n’y avait pas de méchan­ce­té de la part des habi­tants mais tout de même quelque chose comme un regard bizarre. »

Le com­bat est d’abord contre la langue : j’ai eu du mal à apprendre le fran­çais. Mon père était polo­nais et ma mère russe. Elle était plus atten­tive à la langue, elle par­lait l’allemand, un peu le fla­mand. Ils se com­pre­naient à tra­vers une langue rus­so-polo­naise com­mune. Ce com­bat est contre et pour la langue, mais aus­si pour la joie. J’écris pour la joie, pour le plai­sir que c’est d’écrire. C’est une sorte d’enthousiasme. Quand l’en­thou­siasme cesse, quand il n’y a pas ce plai­sir de jouer avec une langue qui a été très dif­fi­cile à apprendre, ça n’écrit pas. Ce com­bat est aus­si contre la bêtise, contre la conne­rie. C’est une fer­veur, une vieille fer­veur qui m’est res­tée de l’enfance. Mon frère et moi étions les seuls étran­gers dans une cam­pagne pro­fonde belge. Il n’y avait pas de méchan­ce­té de la part des habi­tants mais tout de même quelque chose comme un regard bizarre. Ma mère n’était pas mépri­sante vis-à-vis des autres voi­sins mais elle avait une atti­tude qui les éner­vait. Elle n’était pas comme les Belges des envi­rons : elle avait été éle­vée dans le com­mu­nisme, c’était une ancienne kom­so­mol1. J’ai vou­lu écrire sur elle. D’une cer­taine façon, j’ai sans doute écrit, aus­si, pour com­battre ceux qui regar­daient bizar­re­ment ma mère. Alors je lui ai posé des ques­tions : pas de réponse, jamais. Quelqu’un m’a ensuite par­lé d’une affiche rouge sur laquelle est écrit : « Ne bol­tai » (« Ne bavarde pas »). C’est comme si elle avait gar­dé cet esprit par-delà les fron­tières. L’écriture a com­men­cé avec une défense. J’ai défen­du cette héroïne qu’elle était.

Vous avez beau­coup par­lé d’elle et de sa dis­pa­ri­tion — un de vos pre­miers ouvrages s’appelle même ain­si, La Disparition de maman. Comme une manière de prendre la parole à la place de quelqu’un qui ne l’a pas fait.

Il y a de ça, oui. Ma mère ne disait rien, ne don­nait pas de réponses. Elle disait sans dire, comme si quelque chose vou­lait venir. Si quelque chose veut venir, essayons de le sai­sir… Voilà com­ment ça a com­men­cé. J’ai vou­lu don­ner deux ou trois pos­si­bi­li­tés de parole à ce per­son­nage magni­fique qui se tai­sait. Mais avant ça j’avais déjà crié, chan­té des poèmes. Aussi, j’ai fait des lec­tures, enfant, qu’on ne fait pas habi­tuel­le­ment à cet âge-là : Henri Michaux, Jean Genet… Je suis venu à Genet par un disque, Le Condamné à mort lu par Marc Ogeret. Quelqu’un m’a aus­si refour­gué Tombeau pour cinq cent mille sol­dats de Guyotat. Je l’ai pris dans la gueule, dans le ventre. C’était quelque chose de ter­rible. Je me suis dit : c’est donc ça, la guerre ? Après ces lec­tures, j’ai eu du mal à lire des livres ordi­naires, doux. Tout me sem­blait délayé et mièvre.

[Baïkal, hiver | Marie André]

Débutant avec des textes de poé­sie âpres, expé­ri­men­taux, bel­li­queux comme Mongolie plaine sale ou Les Couleurs de bou­che­rie, vous avez ensuite embras­sé d’autres genres et une cer­taine dou­ceur semble carac­té­ri­ser vos ouvrages plus récents. Dans Sister, par exemple, vous dépei­gnez un per­son­nage anti­mi­li­ta­riste, paci­fique en toutes choses. Vous seriez-vous assagi ?

Pas du tout. Ça n’est pas pos­sible. La vio­lence, une fois qu’elle est dans le corps, elle ne le quitte pas.

Vous citez le com­bat et la joie comme deux forces motrices. S’opposent-elles au moment de l’écriture, ou bien trouvent-elles à s’as­so­cier comme pour mettre enfin la langue de votre côté ?

J’ai eu tel­le­ment de mal à l’apprendre qu’il me semble, désor­mais, que je la maî­trise un peu. J’essaie d’être tou­jours en retrait, de ne pas la lais­ser prendre le des­sus. Je ne sais pas quelle image don­ner à cette idée… C’est comme si le fran­çais me condui­sait comme un dau­phin, que je tenais une de ses nageoires et que je le sui­vais dans l’eau, en apnée — quoique « en apnée » soit beau­coup dire. C’est un ménage avec une force irré­pres­sible mais qui me guide tou­jours. C’est un dyna­misme — fait de joie et de colère. C’est de la sen­si­bi­li­té. Pour moi, s’il n’y a plus de sen­si­bi­li­té au monde, il n’y a plus rien. Dans ces moments-là, je vis nor­ma­le­ment. Je n’é­cris pas. En ce sens, les com­mandes sont comme des inci­ta­teurs à avan­cer. On m’a par exemple deman­dé d’écrire à par­tir des pein­tures de Jérôme Bosch. Bon, c’était aus­si de l’argent frais dont j’avais besoin… Mais dès cette com­mande, j’ai eu envie d’en découdre — le com­bat, encore. Il faut une néces­si­té pour écrire. S’il n’y en a pas, je m’en fiche, je suis plu­tôt oisif.

« Fraudeur », aimez-vous rap­pe­ler, jus­qu’à don­ner ce mot pour titre à un de vos livres.

« La vio­lence, une fois qu’elle est dans le corps, elle ne le quitte pas. Pour moi, s’il n’y a plus de sen­si­bi­li­té au monde, il n’y a plus rien. »

J’ai vécu jusqu’à il y a une dizaine d’années sans tra­vail sala­rié. Je me débrouillais comme je pou­vais. J’ai beau­coup pom­pé la France, les bourses, le minis­tère de la Culture… Les Belges aus­si. Puis c’est deve­nu plus dif­fi­cile et j’ai com­men­cé à ensei­gner. Un grand nombre d’an­nées pour une pro­duc­tion assez faible. Il y a beau­coup de livres mais ils sont petits. Je ne voyais pas la néces­si­té de faire des lon­gueurs : il fal­lait que ce soit immé­diat, rapide, concen­tré. Je suis anti­pro­duc­tif. Il ne faut pas trop. Les mots fran­çais m’énervent. Pour me délas­ser — ou m’énerver davan­tage — j’ouvre le dic­tion­naire. Dès que les pages sont ouvertes je suis absor­bé par les mots, leur ori­gine, la manière dont ils ont évo­lué… Mais il faut faire atten­tion. À petite dose, sinon la folie me guette. Le reste du temps, quand je n’é­cri­vais pas, je le pas­sais à me pro­me­ner, à pêcher… J’ai com­men­cé à l’envers, comme un pen­sion­né qui pêche au bord des rivières de Belgique alors que tout le monde allait tra­vailler. On avait ça dans la famille. Un seul a don­né sa vie pour le bou­lot — mon père, mineur. On se disait qu’un par famille ça suf­fi­sait. Je me suis tou­jours dit ça. Et le bou­lot qui est le mien actuel­le­ment n’est pas la mine : j’essaie de don­ner à des jeunes gens qui apprennent les arts l’envie de lire, éven­tuel­le­ment celle d’écrire.

À rebours de ce qu’on entend chez beau­coup d’é­cri­vains et d’é­cri­vaines, écrire n’est donc pas un labeur, un tra­vail.

Pas du tout, jamais. C’est oral d’une cer­taine façon. Quelque chose me parle — c’est peut-être de la schi­zo­phré­nie. Ou un peu comme un chant. Quelque chose vient et je me demande com­ment le conti­nuer. Un bout com­mence, pour­sui­vons. Seulement, je suis assez pares­seux. La prise de note prend du temps, leur pour­suite prend du temps… Mais il faut conti­nuer. Quand on demande des bourses il faut bien four­nir quelque chose après ! Mais ça n’est pas un labeur. Ce qui l’est, c’est, à la fin, de le mettre au net, de taper, à la machine ou à l’ordinateur. Ça c’est un bou­lot. Mais je fuis mon bureau — j’en ai un, pour­tant, avec des choses des­sus ! Mais il y a tou­jours mieux à faire.

[Baïkal, hiver | Marie André]

Cette ora­li­té que vous men­tion­nez rap­pelle un docu­men­taire, Narcisse aux chiens, réa­li­sé sur vous il y a plus de vingt ans par la cinéaste Marie André. On vous y voit lire en écri­vant — truc ciné­ma­to­gra­phique ou pra­tique réelle, on ne sait pas. Un rap­port nou­veau aux images a‑t-il sui­vi cette expé­rience ?

Marie André était venue me voir pour fil­mer un por­trait. Je m’y suis refu­sé : j’ai vou­lu par­ti­ci­per au film, ce qui a été un drame, parce que le film a été très mal reçu en Belgique. Marie André a comme été brû­lée dans le ciné­ma par la suite. Le film n’a jamais été pro­gram­mé dans les fes­ti­vals… Je l’ai fait pour le simple plai­sir de tra­vailler avec une cinéaste. Puisqu’il est ques­tion de moi, j’amène mon maté­riau comme elle amène le sien. J’avais envie d’images qui res­sem­blaient à l’un de ses films pré­cé­dents, quelque chose de fluide, de liquide. Donc j’ai ame­né ce qui m’entourait : mes frères, mon uni­vers, Jacques Izoard, mon maître en écri­ture… C’était un por­trait de famille construit par une cinéaste. On a fait d’autres films ensuite mais je tra­vaillais comme machi­niste ou por­teur de pel­li­cules. J’ai retrou­vé dans les tour­nages une fer­veur comme dans les jeux d’enfance — mais on ne peut pas jouer ain­si avec l’argent des contri­buables. Les temps sont deve­nus dif­fi­ciles pour le ciné­ma. On pré­sente des pro­jets et ceux qui jugent doivent voir à l’avance ce que ça don­ne­rait à l’image. C’est ridi­cule : il n’y a plus rien qui s’invente. Ce serait pour­tant mon rêve : faire un film. Qu’est-ce qu’un film sinon les élé­ments de la réa­li­té, du monde tel qu’il est, restruc­tu­ré par le mon­tage ? C’est une action for­mi­dable. Utiliser une matière brute pour la retra­vailler dans un sens oni­rique. C’est fabu­leux. C’est de la magie. J’ai beau­coup sui­vi le tra­vail des mon­teuses — je ne connais que des femmes fai­sant cela : ce sont des créatrices.

Le mon­tage, jus­te­ment, semble avoir été un des moteurs de votre der­nier roman, Le Pays des poules aux œufs d’or. Il est ques­tion d’un voyage, d’un scé­na­rio qu’on trouve en germe dans Fraudeur, d’un tour­nage avor­té…

À l’o­ri­gine, il y avait un scé­na­rio, oui. Je ne construis jamais de char­pente avant d’écrire mais dans ce cas, la char­pente exis­tait. On sou­hai­tait faire un film qui n’a jamais abou­ti. Il y avait donc cette struc­ture qui était un peu gênante parce que trop rigide. Il a fal­lu que je m’éloigne, que je la laisse plu­sieurs fois tom­ber. Mais elle reve­nait à chaque fois. C’est comme des plis, les plis d’un vête­ment. Ça reste. Comment s’en éloi­gner ? Il a alors fal­lu tra­vailler contre la struc­ture pré­éta­blie. Il y avait déjà cer­tains textes pré­sents, il fal­lait sim­ple­ment pou­voir les uti­li­ser, les mon­ter, les conce­voir dans une seule enti­té qui était le voyage. Car le voyage reve­nait tou­jours, même s’il n’y avait plus la struc­ture du scé­na­rio. Ensuite, j’ai beau­coup tra­vaillé avec des pho­tos de Marie André qui m’avait accom­pa­gné dans ce voyage, en tant qu’interprète et connais­seuse du ter­rain. La pho­to, contrai­re­ment à n’importe quel écrit, est à la fois très pré­sente et fan­to­ma­tique. Si on regarde bien une pho­to on tombe dans une espèce d’abîme. J’ai regar­dé de petits tirages argen­tiques en pre­nant une loupe et je me suis plon­gé dans l’univers de la pho­to. J’y ai trou­vé des détails d’une force telle que j’ai été obli­gé de deman­der à Marie André de les agran­dir. Ce sont des élé­ments du pay­sage russe, du pay­sage ukrai­nien aus­si, de la Sibérie. C’est comme si un monde, alors, remon­tait à la sur­face : un monde que j’avais éprou­vé, que j’avais oublié. À la place du scé­na­rio d’o­ri­gine émer­geait une force qui remon­tait de ces pho­to­gra­phies. Il y a le fleuve, la Volga, des moments sublimes qui ont dis­pa­ru mais qui ont une pré­sence au-delà de la pho­to, comme si ce n’étaient plus la Russie ou l’Ukraine, mais l’univers propre à la pho­to­gra­phie. Il est alors deve­nu pos­sible d’écrire : la struc­ture ne gênait plus, il fal­lait sim­ple­ment s’abîmer, plon­ger dans les pho­to­gra­phies. J’aime bien cet élé­ment qui est à la fois fixé et jamais fixé : il suf­fit de plon­ger dedans, d’entrer dans la flui­di­té par­ti­cu­lière de la photographie.

On vous voit, dans Narcisse aux chiens, prendre des notes, par­ler de ce que vous êtes en train d’écrire. Vous dites sou­dain que l’écriture, « ça vieillit vite ». Quel regard por­tez vous sur vos pre­mières œuvres ?

« J’écrivais alors qua­si­ment pour la scène. La plu­part des textes sont écrits dans le plai­sir de les vociférer. »

Si je peux relire un texte comme Les Couleurs de bou­che­rie, c’est parce que j’en suis très loin. Je me sou­viens du rythme d’écriture qui a pré­si­dé à ce texte : c’étaient des espèces de pul­sions de chant nées après avoir lu Guyotat, après cette espèce de bou­le­ver­se­ment phy­sique issu de la lec­ture. Et ce sont des textes qui sont nés autour d’é­vé­ne­ments publics en Belgique (un peu moins en France), où il y avait régu­liè­re­ment des lec­tures de poé­sie. À cette époque c’était tous azi­muts : les Flamands invi­taient les Wallons à lire en Flandre, en Hollande. J’écrivais alors qua­si­ment pour la scène. La plu­part des textes sont écrits dans le plai­sir de les voci­fé­rer. Je vois donc ça de très loin et j’ai du mal à les lire à haute voix main­te­nant, je n’ai plus le souffle ! C’était une sorte de pul­sion très dyna­mique, phy­sique. Là, je devrais presque les fre­don­ner, les lire autrement.

On a eu l’oc­ca­sion d’as­sis­ter à une de vos lec­tures, d’un texte encore inédit. C’est une pra­tique qui ne s’est donc pas perdue. 

Une fois qu’on a pris le pli, qu’on a com­men­cé à chan­ter, c’est dif­fi­cile d’arrêter. J’ai du mal à lire « sim­ple­ment », sauf pour cer­tains textes qui obligent à les suivre posé­ment. Mais je viens d’un milieu où on lisait à haute voix. Il y avait à Liège un caba­ret extra­or­di­naire où des poètes du monde entier venaient lire, il y avait Ginsberg, John Giorno, qui venaient et criaient leurs textes. J’ai été influen­cé par ce genre d’écrivains et de lectures.

[Transport de fourrage sur le Baïkal | Marie André]

À vous écou­ter lire, à vous regar­der faire, on a l’im­pres­sion que les mots vous amènent à bou­ger. Vous ne tenez pas en place. Dans le pro­ces­sus d’écriture, est-ce que ce sont plus les sono­ri­tés, la matière des mots, qui vous attirent ?

J’ai eu comme maître de poé­sie Jacques Izoard, un poète par­ti­cu­lier, un peu mécon­nu en France. Pour lui, le son du mot suf­fit. Il aimait le mot « bleu », qui sur­gis­sait dans beau­coup de ses textes pas for­cé­ment en tant que cou­leur, mais en tant que mot. Il y avait aus­si « plomb », « boîte »… Ses poèmes étaient faits comme ça. C’est comme si la sono­ri­té d’un mot avait une consis­tance en soi. Quand on deman­dait à la chan­teuse de jazz Jeanne Lee « Pour vous qu’est-ce qui compte, le sens ou le son ? », elle répon­dait en sub­stance : « Ce qui serait bien, c’est que les deux coïn­cident. » Pour moi c’était un peu la même chose, sauf que je me suis aven­tu­ré à écrire, donc à vou­loir par­ler de cer­tains per­son­nages que j’ai côtoyés. Tout est un peu imbri­qué. C’est une ques­tion com­plexe. J’ai donc com­men­cé par écrire de la poé­sie. Puis, quand j’ai com­men­cé à publier dans la revue Minuit, j’ai croi­sé l’éditeur Jérôme Lindon, qui m’a dit : « Bon, c’est bien d’écrire de la poé­sie, mais vous vou­lez être lu ? Choisissez donc de vastes sujets, la guerre, l’amour… » J’étais impres­sion­né par cet homme. J’étais très tai­seux à l’époque, je l’écoutais comme une espèce de mer­veille. Il avait publié Beckett ! Le livre sui­vant, il fal­lait que je trouve un sujet roma­nesque : ça a été ma mère, le per­son­nage le plus roma­nesque qui pour moi exis­tait. J’ai alors com­men­cé à vou­loir don­ner la parole à quelqu’un qui se taisait.

Ce qui a don­né ce pre­mier roman, Mentir, dans lequel les choses sont tou­jours « ceci » ou « peut-être cela », où rien n’est figé. Plus tard, dans Fou trop poli, vous écri­vez : « le fou se remet au men­songe, le fou se remet au roman ». La pro­prié­té pre­mière du genre roma­nesque serait le mensonge ?

Pour ma mère, c’était bien sûr du men­songe puisqu’elle ne disait rien : j’inventais alors une langue. Mais elle a lu ce livre. Elle a sim­ple­ment dit : « Tu me fais peur ! » Si elle avait peur, c’est que quelque chose la tou­chait — on n’est pas for­cé­ment tou­ché par la véri­té. La fic­tion peut aus­si nous bou­le­ver­ser à jamais. Toutefois, pour écrire un roman, il faut bro­der, ce qui n’est pas tout à fait du men­songe. Là, en bro­dant, j’avais l’impression de tra­hir d’une cer­taine façon la poé­sie. Je me suis aven­tu­ré dans un ter­ri­toire lan­ga­gier qui n’était pas le mien. La seule pos­si­bi­li­té m’a sem­blé être de dire que c’était du men­songe. Enfin pas du men­songe, mais plu­tôt que c’é­tait men­tir. Je ne dis pas que je mens mais il y a une volon­té de men­tir. C’était le seul titre que je pou­vais don­ner à ce petit texte. Le men­songe, c’est quand on veut cacher quelque chose, dis­si­mu­ler. Là, pas du tout : c’était de l’ordre de la fable, d’un récit d’enfant. Quand ils jouent, il y a entre les enfants un code qui est une forme de men­songe : « on dit que je suis… » Le mot impor­tant dans cette conven­tion ludique c’est « dire », « on dit ». Pour moi, l’écriture et l’art en géné­ral sont ludiques. Je ne prends jamais ça tout à fait au sérieux, c’est comme si je conti­nuais de vieux jeux d’enfance. Mensonge, véri­té… je pré­fère frau­der. J’aime la clan­des­ti­ni­té. C’est ce qui me main­tient en vie, la clan­des­ti­ni­té ou l’impression qu’on n’a pas vu que j’existais.

Vous écri­vez dans Fou trop poli que « la prose, c’est de la chair pra­tique ». On pense aux éter­nels débats sur les genres lit­té­raires. Sans rejouer ces der­niers, est-ce qu’il s’agit pour vous, lorsque vous quit­tez la poé­sie, de rendre inutile, caduque, cette dimen­sion pra­tique de prose ? 

« J’aime la clan­des­ti­ni­té. C’est ce qui me main­tient en vie, la clan­des­ti­ni­té ou l’impression qu’on n’a pas vu que j’existais. »

Pratiquer un art, c’est inutile, ça n’a pas de fin. C’est ce que j’aime et qu’on retrouve encore plus dans la poé­sie, dont le pro­blème est en fait son confi­ne­ment. Quand j’écrivais de la poé­sie, il y avait des lec­teurs et des lec­tures, mais c’était un peu salon­nard. Vu le peu de dif­fu­sion que la poé­sie connaît, ça donne des salons confi­nés où, par­fois, les gens se congra­tulent entre eux. Il y avait presque chaque semaine à Liège une réunion de poètes dans un lieu pri­vé ou une librai­rie, et ça m’ennuyait, me pesait, le fait de res­ter entre poètes pour se lan­cer des fleurs. C’est aus­si pour cette rai­son que j’ai vou­lu écrire des romans, pour ouvrir un peu cet uni­vers qui me sem­blait sec. Je lisais beau­coup de prose, mais chez Minuit ne m’intéressaient que des proses un peu par­ti­cu­lières, celle de Beckett par exemple, des textes un peu rudes qui sont presque des textes poé­tiques. Ce n’est pas spé­cia­le­ment pour atteindre un grand public que j’ai com­men­cé à écrire de la prose, je ne me suis jamais inté­res­sé à qui me lit. On m’a déjà deman­dé quel est mon lec­to­rat, mais je suis lec­teur moi-même, alors lec­to­rat vous-même ! Mais j’avais quand même une volon­té d’ouvrir mes textes, que ce soit lu un peu par­tout, au-delà des cercles poé­tiques. C’est peut-être là l’influence de Jérôme Lindon parce qu’à chaque fois que je le voyais, il me disait tou­jours la même chose : « Les gens ne lisent plus… » Il m’a tou­jours enle­vé toute illu­sion concer­nant un suc­cès quel­conque, même si une vague idée de suc­cès exis­tait : que ma mère lise mes livres et qu’elle puisse dire à une amie russe très riche « Regardez, mon fils », qu’elle puisse se van­ter. Autrement, la moti­va­tion c’est le plai­sir d’écrire et d’arriver à com­po­ser quelque chose d’intéressant.

Dans Mentir, il y a cette manière égale, dépas­sion­née, de consi­dé­rer un bou­quet. Les fleurs qui le com­posent « sont à mi-che­min entre l’éclat et la pour­ri­ture ». Ce sur quoi vous écri­vez, la diver­si­té que vous met­tez en écri­ture, va tou­jours de l’un à l’autre sans qu’il y ait de jugement.

Parce qu’il n’y a pas à juger : c’est là, c’est. C’est, et on ne sait pas pour­quoi. On connaît les pro­ces­sus du monde mais on ne connaît pas le pour­quoi. Et est-ce que répondre à la ques­tion du pour­quoi a un sens ?

[Baïkal, été | Marie André]

Vous inté­grez des tas de choses, d’ob­jets, d’a­ni­maux, de végé­taux. Est-ce qu’à défaut de dire « pour­quoi », tout l’intérêt et le pou­voir de l’écriture revient à nom­mer les choses ? On a l’im­pres­sion que votre écri­ture se balade dans le monde, s’ar­rête ici ou là pour jeter des noms sur les choses…

Oui, c’est la pré­ci­sion. Peut-être que le fait d’avoir dû apprendre le fran­çais un peu tard (j’étais déjà à l’école pri­maire) a exa­cer­bé quelque chose chez moi, une sorte d’attention par­ti­cu­lière non seule­ment aux mots, mais aux choses elles-mêmes. Ça vient sans doute de cet appren­tis­sage com­pli­qué. Donc le mot doit être le bon, comme un tra­vail au bis­tou­ri, ça doit être ça et pas autre­ment. Ce qui m’énerve le plus ce ne sont pas les fautes d’orthographe : c’est la mau­vaise uti­li­sa­tion des mots, leur gal­vau­dage ! En ce sens, un poète japo­nais, Ryōkan, donne des sortes de règles de vie, par­mi les­quelles : ne pas par­ler inuti­le­ment, dire pré­ci­sé­ment ce qu’on veut dire, etc.

Que reste-t-il alors de la langue qui pour vous a pré­cé­dé le fran­çais, ce mélange de russe et de polonais ?

La pre­mière fois que je suis allé en Russie, avec Marie André, je suis deve­nu com­plè­te­ment muet. Cette langue — la langue de ma mère — m’environnait com­plè­te­ment et je com­pre­nais tout. J’ai vécu ça qua­si­ment comme un trau­ma­tisme. Partout, les gens me sem­blaient être d’une gros­siè­re­té qui m’impressionnait. Marie André, qui connais­sait déjà bien la Russie, parle un russe par­fait, ancien, châ­tié, et on lui répon­dait avec une gros­siè­re­té qui m’a cham­bou­lé. C’était juste après la Perestroïka, on sen­tait à Moscou la puan­teur du crot­tin de che­val et des latrines publiques. Le fait de com­prendre, d’être dans un lieu un peu déje­té, avec ce par­lé, j’avais l’impression de renaître quelque part. La langue était celle que j’entendais enfant, mais pas le contexte : c’était un pays de fous, avec des ivrognes et ivro­gnesses à tout coin de rue. La cam­pagne était ter­rible. Tous ceux qui avaient la moindre « posi­tion » civile étaient d’une hau­teur… Les convoyeuses de train étaient gros­sières comme pas pos­sible ! Ma mère, qui était tou­jours vivante quand j’ai fait ce pre­mier voyage, m’a alors dit : « Mais où vas-tu ? Il n’y a plus rien là-bas. » Je cher­chais son vil­lage natal et, effec­ti­ve­ment, il n’y avait plus de vil­lage. Il y avait des gens qui connais­saient et nous ont conduit sur les lieux du vil­lage, où il y avait encore le cime­tière. C’est une espèce de renais­sance par­ti­cu­lière, comme si on m’avait éjec­té dans l’espace et fait tom­ber dans un drôle de coin du monde. C’était bou­le­ver­sant. Peut-être que j’ai alors com­men­cé à com­prendre un peu le silence de ma mère, son retrait.


Photographie de ban­nière : Marie André
Photographie de vignette : Jean-Luc Bertini


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  1. Nom cou­rant de l’or­ga­ni­sa­tion de la jeu­nesse de com­mu­niste du Parti com­mu­niste de l’Union Soviétique.[]

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