Entretien inédit | Ballast
En 2020, l’écrivaine et plasticienne Elsa Escaffre a fait paraître un récit intitulé Sans chichi, en référence à la une de Libération au lendemain de la mort de Jacques Chirac et, sans doute, à une écriture soucieuse de bricolage, de collage, de montage. Sans chichi tresse plusieurs fils narratifs : la mort médiatisée d’une figure présidentielle en voie de folklorisation ; celle d’un grand-père garde-champêtre et poète amateur ; le temps que la narratrice a passé dans une résidence d’artiste dans un ancien espace industriel réhabilité à cet effet et nommé « L’Usine ». Le roman pense tour à tour « le travail de la ligne » de l’artiste-auteur, la « chaîne de montage du récit poétique », les ambivalences de l’engagement à produire une « œuvre de l’esprit » ou encore les failles de l’administration. Pourquoi la littérature est-elle rarement tenue pour un travail comme un autre ? Réponse de l’autrice.
Cette réforme et, globalement, les politiques aveugles aux problématiques sociales et environnementales me révoltent et me désolent. Les artistes, auteurs, intermittents sont des populations plutôt précaires, elles sont donc impactées par la réduction des aides et droits sociaux, la course à la consommation culturelle, le fonctionnement au projet et les restrictions budgétaires qui fragilisent l’ensemble des acteurs et structures culturelles. Les carrières artistiques sont hachées, variables par nature, et les emplois restent instables dans le secteur culturel. Tout ceci génère des parcours professionnels complexes et donc vulnérables aux réformes de ce type. L’artiste-auteur est actif, crée de la valeur, paie des contributions sociales : il semble pourtant considéré comme hors ou en marge du monde du travail. Il faudrait arriver à se saisir de cette problématique pour proposer de nouvelles modalités de travail (en collectif, coopératives ou sociétés de production d’artistes-auteurs…), en empruntant à d’autres systèmes plus sécurisants, plus protecteurs (le statut d’intermittent par exemple). Mais les idées ne suffisent pas. Encore faut-il trouver des relais, des personnes compétentes en matière de politique et d’économie du secteur culturel prêtes à s’atteler à ce grand chantier.
À votre échelle, qu’essayez-vous de mettre en place ?
Dans mon parcours professionnel et face à mes interlocuteurs, il m’arrive régulièrement de revenir sur les conditions d’existence des artistes-auteurs. Je détaille, précise ma situation pour faire connaître le statut et ses paramètres. J’explique, par exemple, la nécessité de différencier les sommes allouées à la rémunération, au transport, aux frais de production pour faire émerger une réalité de travail. C’est peut-être une forme de militantisme… Il s’agit déjà, en tout cas, de désacraliser l’image d’Épinal de l’artiste éthéré, détaché des préoccupations quotidiennes. Cet « exercice » d’information est une manière de rendre tangible, manifeste, les multiples facettes de l’activité artistique, dont la logistique, l’administratif, la comptabilité… Toutes ces tâches peu glamour souvent passées sous silence ou impensées.
Dans Sans chichi, vous racontez votre résidence dans un centre d’art situé dans une ancienne industrie réhabilitée et nommée L’Usine. Ceci vous amène à multiplier les comparaisons entre votre activité d’écriture et celle du travail manufacturier. Quels sont les effets et les limites de ces analogies ? L’attention portée au corps souffrant dans l’écriture ne pourrait-elle pas sembler excessive par rapport à ce qu’endurent les corps dans le travail en usine ?
« Le troubles musculo-squelettiques ne s’arrêtent pas à la porte des bureaux aux moquettes épaisses et machines à café. »
Au départ, je n’avais pas anticipé l’apparition de ce motif dans le texte. C’est en prêtant attention à mon environnement immédiat (cette ancienne usine dans laquelle j’étais en résidence) que les réflexions, les remarques sont apparues. S’il n’y a pas de comparaison possible entre la dureté d’un travail à la chaîne et l’écriture à proprement parler, il n’en reste pas moins que le corps de l’écrivain, comme celui d’un artiste, d’un comédien, a une existence : c’est un corps en travail même s’il ne porte pas les mêmes traces que celui d’une ouvrière ou d’un infirmier. Récemment d’ailleurs, j’entendais un musicien classique dire qu’il était compliqué pour lui d’envisager une retraite tardive parce qu’il souffrait de douleurs à force de répéter, depuis l’enfance, les mêmes mouvements sur son instrument. Comme quoi les TMS [troubles musculo-squelettiques, ndlr] ne s’arrêtent pas à la porte des bureaux aux moquettes épaisses et machines à café.
Dans Sans chichi, l’idée n’était de toute façon pas tant de dresser un parfait parallèle avec le monde ouvrier, mais plutôt un moyen de mettre en avant et de prêter attention aux manipulations, aux soubassements, au « travail de la main » qui préexistent au livre en tant qu’objet fini. L’exercice de création relève sans doute plutôt d’un artisanat, mais l’univers industriel est plus développé, plus nourri dans l’imaginaire commun : nous nous représentons facilement des bâtiments, un jargon, des ambiances lumineuses, des sons… Dans Sans chichi, tous ces éléments sont devenus des terrains de jeu, à détourner, simuler, décaler. Il y a aussi l’aspect rythmique du travail mécanique qui m’intéressait et qui dialogue fortement avec l’écriture, la poésie, la voix, la scansion… Pour Sans chichi, il était assez agréable pour moi de poser cette atmosphère, cette usine réinvestie par des gestes artistiques, d’ancrer le lecteur quelque part pour aussi lui permettre de s’en échapper, lui faire prendre des chemins de traverse.
[James Castle]
Vous jouez aussi sur l’indétermination de votre statut artistique trouble, qui confine, dites-vous, à l’imposture. À partir de quand peut-on se considérer comme un artiste-auteur ?
Comme toutes les autres « identités », que je crois souples et multiples, l’identité littéraire est en effet difficile à cerner. Il faut souvent « prouver » que l’activité artistique est opérante, qu’elle existe au sein d’une filière précise, d’un écosystème, reconnue par des pairs et des institutions. Qu’elle ne relève pas uniquement de l’autodésignation. Paradoxalement, de très nombreuses résidences ne sont accessibles qu’après la publication d’un premier roman. Ce qui revient d’une certaine manière à « avoir fait avant de faire ». Et il faut aussi témoigner de l’existence du statut professionnel antécédent à la demande pour postuler. Accéder à la publication est difficile, quel que soit le parcours de l’auteur. C’est donc un frein qu’il faut espérer lever avant de pouvoir continuer à produire. J’entends « produire » dans le cadre où l’auteur reste plus ou moins tributaire des systèmes d’aides et de subventions locales ou nationales pour construire son activité professionnelle, et non dans les cadres où il est rémunéré par un autre métier ou écrit sur son temps libre. Réaliser un objet artistique demande du temps, de l’espace mental, et, pour ma part, un certain « filet de sécurité » financier. Si cette stabilité financière est assurée par une autre voie que le travail indépendant (et de création) d’artiste-auteur, il me semble que la pression est moins forte. Je ne pense pas que ce soit plus facile pour autant : ce sont des modalités de travail différentes.
Le statut professionnel (social, fiscal…) est aussi plutôt opaque. En témoignent les groupes d’entraide existants, sur les réseaux sociaux notamment, pour comprendre, comparer les expériences, trouver des liens, des documents qui attestent de tel ou tel droit, explicitent telle démarche… Peu d’interlocuteurs sont formés pour répondre aux multiples interrogations des artistes-auteurs, chacun semblant être un cas particulier, isolé dans ses questionnements administratifs, juridiques, sociaux. L’artiste-auteur doit, je crois, se former continuellement, mettre à jour ses connaissances, questionner son mode de fonctionnement pour s’assurer de ses obligations et de ses droits. Cette charge administrative, qu’il n’est peut-être pas évident de se représenter quand on imagine une activité artistique, en fait néanmoins grandement partie !
La résidence évoquée dans Sans chichi vous amène à côtoyer d’autres artistes, en séjour, comme vous, à L’Usine. Ce collectif occupe une place plutôt discrète dans le texte. Comment interpréter cette mise à distance ?
« Pour produire une création, je crois qu’il faut être poreux, entrer dans une forme d’empathie ou d’attention aiguë à ce, celles et ceux qui nous entourent. »
Le travail en résidence est toujours un peu étrange. Chacun et chacune est à la fois là pour avancer dans sa propre direction et pour échanger avec les autres. Il y a une forme de plasticité, de souplesse dans ces allers-retours entre création individuelle et moments collectifs. Dans Sans chichi, j’ai parfois pris une posture d’observatrice pour placer le lecteur à mes côtés, d’où peut-être cette sensation de mise à distance vis-à-vis des autres résidents. Pourtant, c’est dans cette prise de recul, ce temps d’observation, que le « collectif » apparaît. Je suis plutôt attentive aux gestes, aux propos, aux corps des gens qui m’entourent. C’est en faisant le récit, en les réinvestissant dans l’écriture que des silhouettes se dessinent. Je ne suis pas très attachée à la question du personnage, à sa psychologie : j’aime passer par des phénomènes (façon de marcher, débit de parole, tics de langage…) pour faire émerger des individualités. C’est peut-être une manière de faire coexister, dans un texte, diverses manières de percevoir une situation, d’interagir avec le réel, d’habiter un espace ou son propre corps. Pour écrire ou, plus largement, pour produire une création, je crois qu’il faut être poreux, entrer dans une forme d’empathie ou d’attention aiguë à ce, celles et ceux qui nous entourent. Puis le travail de création vient recomposer, amalgamer les expériences, retracer le réel. Il y a encore ici une forme de navigation entre une immersion dans le mouvement, le commun, le monde partagé et des escapades de travail en solitaire.
Récemment, l’offre d’activités dites « connexes » (performances, lectures, ateliers d’écriture, résidences, etc.) s’est développée, de sorte que certains artistes-auteurs et certaines artistes-autrices parviennent à vivre de celles-ci. Que répondriez-vous à celles et ceux qui craignent que ces activités connexes affectent l’autonomie des artistes ou les détournent d’une recherche esthétique au long cours ?
Épineuse question que celle du modèle économique des artistes-auteurs… En effet, très peu d’écrivains vivent de leurs droits d’auteur (particulièrement, je pense, en littérature et poésie, certains dramaturges et scénaristes étant peut-être un peu mieux lotis). Le travail de création s’accompagne souvent en effet d’actions de médiation ou de transmission portées par les politiques publiques. Pour ma part, je suis encore en questionnement sur ces sujets-là. Les situations personnelles et professionnelles évoluent et ces variations demandent sans cesse des ajustements, des compromis. Les activités connexes peuvent être assez chronophages et coûteuses en termes d’énergie, de projection, d’implication. Nécessaires à la survie financière, elles peuvent néanmoins constituer des freins à la recherche au long cours. Bien sûr, toutes les situations sont différentes. Certaines pratiques artistiques, certains tempéraments aussi sont plus compatibles que d’autres avec ce mode de fonctionnement. Pour en discuter beaucoup avec d’autres artistes et auteurs, je crois que ce qui reste commun, au-delà de la manière dont chacun et chacune le vit individuellement, est cette continuelle recherche d’équilibre.
[James Castle]
Le dispositif formel sur lequel repose Sans chichi procède par montage de textes déjà écrits et de fragments narratifs originaux. Peut-on y voir une tentative de révéler le travail d’écriture sous ce « produit fini » qu’est le livre ?
Oui, tout à fait ! Je suis assez persuadée du fait que, pour moi en tout cas, écrire se fait avec des formes. Des silences autant que du langage. Des vides autant que des signes. La mise en page, les jeux typographiques formels participent activement à la lecture, ils « racontent » aussi quelque chose, incitent le lecteur à regarder autrement, à s’arrêter et observer. Le livre est une expérience : un ensemble intellectuel, tactile, visuel. Je crois aussi que ponctionner du « déjà écrit », des fragments de réel fait vraiment partie de mon processus de travail. Ce ne sont pas des choix a posteriori, pas des ornements ou arguments. C’est en prenant appui sur ces « captations » que le texte se construit : en réactions, par rebonds, décalages. Je les intègre au texte pour engager le lecteur à cheminer dans le livre et à travers la pensée. Il ne s’agit pas uniquement de révéler les coutures (bien que cette idée me plaise) mais aussi d’assumer et de manifester le fait que tout récit est composé, étagé, stratifié. Des mots-réflexes, des tournures de phrases et d’esprit accompagnent chacun et chacune d’entre nous depuis l’enfance. À ces habitudes viennent s’ajouter celles qu’on acquiert, des discours qui nous heurtent ou des expériences qui nous révèlent. C’est ce collage d’émotions, cette combinaison de sens, ces collisions que j’avais envie de mettre au jour dans Sans chichi.
Avez-vous pu imposer vos choix formels à l’éditeur sans négociation ? Vous qui êtes si attentive à la matérialité, aux objets et aux formes, comment avez-vous vécu la production de ce texte-là ? Plus généralement, en travaillant sur plusieurs formats, quel est votre regard réflexif sur l’objet livre et la chaîne du livre « classique » en général ?
J’ai eu la belle surprise de ne pas avoir à négocier la mise en page. Mon éditeur initial, Clément Ribes, a tout de suite compris l’importance de ces choix, la nécessité de laisser leur place aux jeux formels. J’étais ravie de ne pas avoir à « lisser » le texte, ce que j’aurais vraiment perçu comme une forme de limitation, de restriction. De plus, je pense que les mots ou parties « graphiques » n’ont plus le même sens, le même impact si on les « rabat » dans le corps de texte. Il y a presque ici une idée de volume, de relief en tout cas, que j’ai eu besoin et envie de voir apparaître dans le livre. Il est vrai que j’ai aussi ce goût pour les formes hybrides qui portent le texte sur d’autres terrains que le livre « classique ». Je ne me projette pas de la même façon dans chaque « objet littéraire ». J’aime travailler des formes courtes, vives dans des objets que je conçois entièrement (édition, performance, installations) : j’y prends des libertés hors des contraintes de fabrication, des problématiques économiques. Pour les textes longs, je fais confiance au système classique de la chaîne du livre. Les deux façons de procéder sont complémentaires, elles n’atteignent pas les mêmes publics, n’ont pas la même diffusion, mais elles me permettent d’expérimenter le texte, l’objet de différentes manières. Depuis quelque temps, je m’intéresse également aux créations sonores et au cinéma d’animation. Ma pratique du texte, du langage, migre, navigue entre différents médiums, c’est ainsi que j’y prends plaisir. Hors des assignations.
Entretien réalisé dans le cadre d’un séminaire de recherche à l’université de Liège autour de la façon dont l’écriture se pense « comme travail », auquel ont participé Danaé Dubois, Aurélie Funck, Justine Huppe, Félix Katikakis, Alice Kersten et Ali Touré.
Illustration de bannière : James Castle
Portrait : Olivia Borne / ALCA
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