2022 : faire face


2022 s’achève et, dans les salons de Matignon, on entend des applau­dis­se­ments et de grands éclats de rire. C’est un mar­di, c’est soir de fête. Pour la dixième fois en quatre mois, l’article 49.3 de la Constitution a été mobi­li­sé pour vali­der le pro­jet de loi de finances qui déter­mi­ne­ra en grande par­tie les « réformes » de l’année à venir. Les ministres et leurs équipes ont salué la Première ministre à leur façon : offrir à l’in­té­res­sée un maillot de l’équipe natio­nale de foot flo­qué du numé­ro de son article favo­ri. On retrouve là tout l’es­prit macro­niste : la morgue et le coup de force. « Qui aurait pu pré­dire […] la crise cli­ma­tique aux effets spec­ta­cu­laires encore cet été dans notre pays ? » demande le pré­sident quelques jours plus tard : ses vœux pour la nou­velle année. Le pre­mier rap­port du GIEC remonte à trois décen­nies. Et, déjà, la presse se fait l’é­cho de la rumeur minis­té­rielle : « Ça va tan­guer, cha­cun le sait. » Le pré­sident déplo­re­rait : « Plus per­sonne ne tient plus aucune troupe ! » : des mobi­li­sa­tions popu­laires sont redou­tées pour les mois pro­chains. On ne sau­rait sou­hai­ter mieux. Cette année 2022, notre revue a publié près d’une cen­taine d’articles en ligne : nous en sélec­tion­nons douze.

Le monde des laborieux

« J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits où l’on trouve encore de la magie, la magie de l’atelier où l’on ne dis­tingue pas le cadre de l’ouvrier », décla­rait Agnès Pannier-Runacher, alors ministre délé­guée char­gée de l’Industrie du gou­ver­ne­ment Macron. Le sang d’Éric Louis n’a fait qu’un tour. Car cet ancien cor­diste de la Somme, « ouvrier, fils d’ouvrier, petit-fils d’ouvriers », sait, lui, de quoi il en retourne. « Ça fait un an que je bosse en conti­nu. Un an d’usine. Neuf mois de tôle­rie dans la fer­raille hui­leuse de radia­teurs élec­triques. Trois mois dans l’alu des écha­fau­dages. » Dans ce texte écrit à la pre­mière per­sonne, Louis, inter­pel­lant l’an­cienne direc­trice de la divi­sion « clients recherche et déve­lop­pe­ment » d’un groupe auto­mo­bile, raconte son quo­ti­dien : « un loyer à payer, des gosses à faire bouf­fer, une bagnole à rem­bour­ser, le réser­voir de gasoil à rem­plir (pour venir bos­ser) ».


Joëlle, ouvrière viti­cole et assis­tante maternelle

Sud-Ouest, dépar­te­ment de la Gironde. Joëlle, bien­tôt 60 ans quand nous la ren­con­trons, est fille d’ouvriers agri­coles. Après treize années à exer­cer comme retou­cheuse dans le domaine tex­tile, elle a gagné sa vie en tant qu’ouvrière viti­cole et assis­tante mater­nelle. Titulaire du sta­tut de tra­vailleuse han­di­ca­pée et actuel­le­ment au chô­mage, elle rêve de pou­voir par­tir à la retraite. « Ce qui est très com­pli­qué, c’est de te dire que t’as un par­cours pro­fes­sion­nel, que t’as tra­vaillé, tout fait pour que ça marche comme il faut. Et au bout, on te dit Vous n’êtes plus rien ! Et comme je n’ai tou­jours gagné que le SMIC, avec ces conne­ries admi­nis­tra­tives, je vais être péna­li­sée jusqu’à la fin de ma vie ! » Elle rêve aus­si de pro­fi­ter enfin de ses enfants et petits-enfants. Un récit sur fond de chan­son française.

Au croi­se­ment des luttes envi­ron­ne­men­tales et sociales : ren­contre avec l’historien Renaud Bécot

L’écologie et le monde ouvrier sont encore sou­vent vus comme irré­con­ci­liables. C’est que le pro­duc­ti­visme a impré­gné l’imaginaire et les pra­tiques de toute une tra­di­tion éman­ci­pa­trice. L’histoire sociale et envi­ron­ne­men­tale montre pour­tant que des orga­ni­sa­tions syn­di­cales ont pu s’emparer de cer­taines pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­giques : les catas­trophes indus­trielles et les dif­fé­rentes pol­lu­tions cau­sées par les usines — en par­ti­cu­lier de la chi­mie et de la pétro­chi­mie — ont ain­si sus­ci­té des ques­tion­ne­ments, voire des remises en cause de « l’ordre usi­nier ». Ces ques­tions étaient alors arti­cu­lées à celle de la san­té au tra­vail. Nous avons ren­con­tré l’his­to­rien Renaud Bécot à Grenoble, dont les tra­vaux s’a­vancent, pré­ci­sé­ment, au croi­se­ment de l’histoire envi­ron­ne­men­tale et de l’histoire sociale.

Mères

« La mater­ni­té n’est géné­ra­le­ment pas pen­sée par le fémi­nisme : on se retrouve sans outils », avan­çait Fatima Ouassak lorsque nous l’a­vions ren­con­trée au cours de l’é­té 2019. Elle ex­pli­ci­tait le sens de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale dont elle est la cofon­da­trice, le Front de Mères : « Les femmes [y] prennent le micro et le pou­voir. Les mères y sont sujets poli­tiques, et révo­lu­tion­naires ! » L’au­to-orga­ni­sa­tion, donc : à l’é­chelle du quar­tier, de l’é­cole, de sa ville — Bagnolet, en ban­lieue pari­sienne. Depuis juin 2021, son syn­di­cat s’in­ves­tit dans un lieu tout entier dédié à l’é­co­lo­gie popu­laire. Nous avons publié en ligne le texte que Fatima Ouassak a écrit pour l’ouvrage col­lec­tif Feu ! Abécédaire des fémi­nismes pré­sents, coor­don­né par la phi­lo­sophe Elsa Dorlin aux édi­tions Libertalia. « Mères », de son titre : ou « un fémi­nisme ancré dans la classe ouvrière et dans l’immigration ».

La Nouvelle Métisse : paroles de Gloria Anzaldúa

L’autrice et poé­tesse Gloria Anzaldúa, figure du fémi­nisme chi­ca­na, est née en 1942 sur la ligne de démar­ca­tion entre le Mexique et les États-Unis. Habiter la fron­tière — et donc les conflits sociaux, lin­guis­tiques et nar­ra­tifs qui s’y logent : elle n’a jamais ces­sé de tra­vailler cette idée. Son ouvrage Borderlands/la Frontera: the New Mestiza, paru en 1987, a fait date : pour ce qu’il disait autant que pour la manière avec laquelle il le disait (croi­sant essai, fic­tion, poé­sie et récit auto­bio­gra­phique). Anzaldúa est issue du monde ouvrier texan — celui des tra­vailleuses et des tra­vailleurs agri­coles chi­ca­nos. C’est forte de cet ancrage qu’elle a inves­ti l’espace uni­ver­si­taire, s’avançant, dès le début des années 1980, comme « queer ». Nous lui avions consa­cré une série de publi­ca­tions en 2020 ; nous avons publié cette année son portrait.

Le cofon­da­teur de Lesbians and Gays Support the Miners raconte

1984. La Commission natio­nale du char­bon, sou­te­nue par le gou­ver­ne­ment de Margaret Thatcher, pro­pose de fer­mer une ving­taine de mines sur le ter­ri­toire bri­tan­nique. La Première ministre néo­li­bé­rale entend faire d’une pierre deux coups : mettre fin à une indus­trie en par­tie défi­ci­taire et détruire le mou­ve­ment syn­di­cal ouvrier en par­ti­cu­lier et le socia­lisme en géné­ral. Mais les mineurs ne se laissent pas faire. La grève, longue d’un an, gagne l’ensemble des tra­vailleurs. Peu à peu, les sou­tiens affluent et, par­mi ceux-là, celui de la toute jeune orga­ni­sa­tion Lesbians and Gays Support the Miners (LGSM). L’année sui­vante, c’est au tour des syn­di­cats de mineurs de défendre les pre­mières Prides orga­ni­sée au Royaume-Uni. Le film Pride a res­sus­ci­té cet épi­sode en 2014. Mike Jackson, l’un des membres fon­da­teurs de LGSM, est reve­nu sur cette histoire.

Que faire ?

Second tour de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle et bis repe­ti­ta : l’éborgneur libé­ral face à la néo­fas­ciste « répu­bli­caine ». « Sans théo­rie révo­lu­tion­naire, pas de mou­ve­ment révo­lu­tion­naire », pen­sait un cer­tain Lénine — la for­mule a connu de beaux jours. Soucieux de ques­tion­ner les prin­ci­pales stra­té­gies de rup­ture éga­li­taire éla­bo­rées par le mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste fran­çais contem­po­rain, nous sommes allés, durant la cam­pagne, à la ren­contre de par­ti­sans de l’autonomie, de l’instauration d’un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire par la grève géné­rale, de la révo­lu­tion citoyenne par les urnes, de l’affranchissement col­lec­tif par les lieux de tra­vail et de la construc­tion d’une socié­té fédé­rale auto­gé­rée. Ces échanges ont consti­tué un dos­sier en cinq volets — Sylvaine Bulle et Alessandro Stella, Révolution Permanente, Jean-Luc Mélenchon, le Réseau Salariat et l’Union com­mu­niste libertaire.

16 bas­sines et 1 700 flics

L’été a donc été sec. Durant deux mois, une cen­taine de com­munes fran­çaises ont même dû gérer leur appro­vi­sion­ne­ment en eau par citernes. Pourtant, il y a des acti­vi­tés — agri­cul­ture inten­sive en tête — pour les­quelles la séche­resse ne compte pas. Des acti­vi­tés qui s’accaparent les réserves en eau et n’entendent pas remettre en cause ce droit. Dans l’Ouest de la France, les dépar­te­ments des Deux-Sèvres, de la Vendée et de la Vienne voient les pro­jets de méga-bas­sines fleu­rir depuis une dizaine d’années. Samedi 29 octobre, plu­sieurs mil­liers de mani­fes­tants se sont regrou­pés à l’appel du col­lec­tif « Bassines non mer­ci », com­po­sé d’habitants, de l’organisation les Soulèvements de la terre et de syn­di­cats agri­coles. Ce sont près de 7 000 per­sonne qui se sont retrou­vées dans la com­mune de Sainte-Soline pour que cessent ces tra­vaux. Parmi elles, B., ori­gi­naire du Marais poi­te­vin. Nous avons recueilli son témoignage.

Iran : une révo­lu­tion qu’on massacre

Le 16 sep­tembre, Jina Amini était tuée à Téhéran par la police de la mora­li­té après avoir été inter­pel­lée en rai­son du port « inap­pro­prié » de son fou­lard, obli­ga­toire depuis la fon­da­tion de la République isla­mique d’Iran. La jeune femme allait bien­tôt fêter ses 23 ans ; elle était ori­gi­naire du Rojhelat, l’une des quatre par­ties du Kurdistan. Le sou­lè­ve­ment a été immé­diat. Le slo­gan « Femme, vie, liber­té » (« Jin, jiyan, aza­dî ») — for­gé au sein du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, anti­co­lo­nia­liste et socia­liste kurde — résonne dans les rues. Sur fond de chô­mage de masse, de flam­bée des prix et d’embargo éta­su­nien, un objec­tif révo­lu­tion­naire se dégage clai­re­ment des rangs plu­riels de la contes­ta­tion : faire tom­ber l’appareil théo­cra­tique d’État et la dic­ta­ture. La répres­sion se pour­suit. Sayeh Javadi, membre des Socialistes démo­crates d’Amérique, a dis­cu­té avec une mili­tante ira­no-azé­rie enga­gée dans l’organisation syndicale.

Ukraine : socia­listes et com­mu­nistes russes contre la guerre

Le 24 février, les forces armées russes ont enva­hi le sol ukrai­nien. Quelques jours plus tard, la coa­li­tion russe Socialistes contre la guerre — com­po­sée de mili­tants socia­listes et com­mu­nistes — publiait un mani­feste dans les colonnes du média Рабкор, que nous tra­dui­sions aus­si­tôt. Le col­lec­tif, por­té par l’op­po­sant anti­ca­pi­ta­liste Alexey Sakhnin, se dresse contre l’opération mili­taire dili­gen­tée par Vladimir Poutine, dans le cadre d’une guerre longue de huit ans déjà : en plus d’être cri­mi­nelle, l’invasion de l’Ukraine para­ly­se­ra toute cri­tique des « intrigues des fau­cons des États-Unis et de l’OTAN ». Le jour de sa paru­tion, ven­dre­di 4 mars, le pou­voir russe adop­tait une loi visant à répri­mer les auteurs de « fausses infor­ma­tions » sur l’armée — la peine allant jusqu’à quinze ans de pri­son. Ce texte n’est donc plus dis­po­nible : la men­tion anglaise « Censored » l’a remplacé.

Les ani­maux avec nous, nous avec les animaux

La ques­tion ani­male est désor­mais incon­tour­nable. Les vidéos clan­des­tines se mul­ti­plient, des éle­vages sont condam­nés pour mau­vais trai­te­ment, l’a­bo­li­tion de la cor­ri­da est dis­cu­tée à l’Assemblée natio­nale fran­çaise, la chasse fait l’ob­jet d’un rejet mas­sif et les livres ne se comptent plus. Un par­ti dit « ani­ma­liste » a même vu le jour en 2016, atti­rant à lui un demi-mil­lion de voix trois ans plus tard — le gou­ver­ne­ment Macron met­tait alors en place une cel­lule de gen­dar­me­rie dédiée à la répres­sion des lan­ceurs d’alerte. Cet inté­rêt n’a pour­tant rien de nou­veau. À la fin du XIXe, le socia­liste Charles Gide par­lait des ani­maux comme d’une « classe de tra­vailleurs oubliés » et, quelques décen­nies plus tard, la fémi­niste Maud Joachim rap­por­tait que « les rangs des suf­fra­gettes mili­tantes [sont] prin­ci­pa­le­ment recru­tés par­mi les végé­ta­riens » — les fémi­nistes incar­cé­rées négo­ciant « un régime végé­ta­rien spé­cial ». Luttes ani­males et luttes sociales : un dos­sier en six volets.

Une dis­cus­sion avec Éric Vuillard

L’œuvre d’Éric Vuillard compte onze livres, publiés en un peu plus de vingt ans. Deux films, aus­si. Si ses pre­miers textes étaient « satu­rés d’images », comme il nous le dit, ce sont par les sui­vants qu’on le connaît mieux : des ouvrages his­to­riques et poli­tiques for­mant, pièce après pièce, touche après touche, une vaste fresque. Pour l’heure, elle trouve sa source dans les prêches enflam­més de Thomas Münzer, au XVe siècle, et court jusqu’à la guerre d’Indochine, dans les années 1950. On y voit — notam­ment — le grand nombre ano­nyme et les capi­taines d’industries, les foules révo­lu­tion­naires et les par­le­men­taires de l’Empire. « Ne doit-on pas enfon­cer le clou, creu­ser inlas­sa­ble­ment, ana­ly­ser et carac­té­ri­ser tou­jours plus pré­ci­sé­ment le dis­po­si­tif cen­tral du pou­voir ? » Nous reve­nons avec lui sur son tra­vail d’écrivain.

[2021 : la mon­tée des périls]
[2020 : colères déconfinées]

[2019 : vent debout]


Photographie de ban­nière : Marseille, 2022 | AP


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