Geneviève Pruvost : « Lutter au quotidien contre un monde conventionnel »


Entretien inédit | Ballast

Durcissement des règles d’ins­tal­la­tion pour les habi­tats légers, entraves admi­nis­tra­tives à l’é­gard d’as­so­cia­tions envi­ron­ne­men­ta­listes, cri­mi­na­li­sa­tion de nom­breuses orga­ni­sa­tions mili­tantes… Ces der­nières années, la répres­sion à l’é­gard des alter­na­tives éco­lo­giques et rurales s’est dur­cie d’un cran. Comment, mal­gré tout, per­sé­vé­rer dans une acti­vi­té hors du monde conven­tion­nel ? La socio­logue Geneviève Pruvost a enquê­té pen­dant une dizaine d’an­nées pour répondre à cette ques­tion. Quotidien poli­tique et La Subsistance au quo­ti­dien, tous deux publiés aux édi­tions La Découverte, sont le fruit de ce tra­vail. Le pre­mier volume exhume des pen­seuses et des pen­seurs ayant dis­cu­té les notions de sub­sis­tance et d’au­to­no­mie pay­sanne ; le second confronte ces théo­ries avec l’eth­no­gra­phie ser­rée de ce que l’au­trice appelle une « mai­son­née ». Nous les avons lus — entretien.


Un « virage concep­tuel, poli­tique et pra­tique du côté de la rura­li­té », comme vous l’écrivez, vous a conduit à mener une enquête de dix ans qui a abou­ti à la publi­ca­tion récente de deux livres. Le pre­mier, Quotidien poli­tique, exhume les textes de plu­sieurs théo­ri­ciens et théo­ri­ciennes autour de la notion de sub­sis­tance. Le second, La Subsistance au quo­ti­dien, relève de l’eth­no­gra­phie et se concentre sur ce que vous appe­lez une « mai­son­née », com­po­sée d’un couple de pay­sans-bou­lan­gers et de leur fille, à proxi­mi­té d’un vil­lage que vous avez renom­mé Valondes. À qui s’adressent-ils et com­ment s’articulent-ils ?

Les deux livres ont été publiés sépa­ré­ment, mais ils ont été conçus ensemble. Mon pro­jet était d’écrire plu­sieurs fois la même his­toire, mais sur des modes de visua­li­sa­tion scien­ti­fique et nar­ra­tif dif­fé­rents. Quotidien poli­tique revi­site une constel­la­tion de pen­seurs et de pen­seuses, aus­si bien anar­chistes que fémi­nistes, mar­xistes hété­ro­doxes qu’écologistes (Ivan Illich, Henri Lefebvre, Silvia Federici, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, Thoreau et John Dewey, Winona LaDuke, Julie Katherine Gibson-Graham), qui ont en com­mun d’alerter sur les pro­blèmes poli­tiques et éco­lo­giques que pose l’éradication des socié­tés pay­sannes au pro­fit du mode de pro­duc­tion-consom­ma­tion. Si j’ai accen­tué volon­tai­re­ment le carac­tère théo­rique, en dimi­nuant la part d’enquête dans le pre­mier volume, c’est que je savais qu’il y en aurait un deuxième, plus empirique. 

Pourquoi res­ti­tuer cette dimen­sion plus empi­rique vous a‑t-elle paru nécessaire ?

Dans La Subsistance au quo­ti­dien, j’ai sou­hai­té plon­ger dans la maté­ria­li­té des modes de vie en racon­tant com­ment se réen­clenchent des cycles de sub­sis­tance sans terres héri­tées au sein d’une mai­son­née, en pro­po­sant trois types de récits. Les deux cents pre­mières pages sont nar­ra­tives : on plonge dans neuf jours de la vie de bou­lan­gers-pay­sans, minute par minute, du matin au soir. Je détaille tous les gestes et les paroles échan­gées. C’est cen­sé se lire comme un roman ! Puis, je pro­pose un autre mode de visua­li­sa­tion de cette his­toire : un chif­frage très pré­cis, poste d’activité par poste d’activité (l’acquisition de terres, l’aménagement de la yourte, le pou­lailler etc.) avec une soixan­taine de tableaux et des sché­mas qui figurent le tout de la ferme-bou­lan­ge­rie. Cette par­tie s’adresse à des per­sonnes pour qui le chif­frage micro-éco­no­mique est plus par­lant, mais cela reste un chif­frage aty­pique : chaque tableau four­mille de détails, il y a plus de texte que de chiffres. Il y a enfin une par­tie socio­lo­gique d’analyse qui tire le fil de la poli­ti­sa­tion du moindre geste. Autant d’approches qui, je l’espère, per­met­tront d’attraper des publics divers.

« J’ai sou­hai­té plon­ger dans la maté­ria­li­té des modes de vie en racon­tant com­ment se réen­clenchent des cycles de sub­sis­tance sans terres héri­tées au sein d’une maisonnée. »

Ce livre s’adresse à la fois aux néo­phytes (tant sur le plan de la connais­sance socio­lo­gique que du type d’engagement mili­tant), pour qui il est était impor­tant de rendre très concret le fait de vivre dans une yourte en cir­cuit court, en liens quo­ti­diens avec un réseau dense d’alternatives sur une ving­taine de kilo­mètres car­rés et à un lec­to­rat déjà sen­si­bi­li­sé à ces ques­tions ou qui vit déjà de cette manière-là. L’idée est qu’à la lec­ture de ce ce livre des groupes puissent s’emparer de la méthode eth­no­comp­table que j’a­dopte, qui consiste à faire des bud­gets-temps de chaque acti­vi­té et des inven­taires de res­sources qui prennent en compte les éva­lua­tions des gens concer­nés, pour objec­ti­ver leurs propres pra­tiques et cali­brer leurs pro­jets à venir. 

La prise de note minu­tieuse qui ouvre La Subsistance au quoti­dien rap­pelle cer­tains textes lit­té­raires : les récits natu­ra­listes, des romans comme Le Mur invi­sible de l’écrivaine autri­chienne Marlen Haushofer, ou encore Walden, de Thoreau, où il y a éga­le­ment un aspect très comptable.

Thoreau a été une impor­tante source d’inspiration, jus­te­ment parce qu’il a essayé de faire de la phi­lo­so­phie, de la poé­sie, ain­si qu’un bud­get de son expé­ri­men­ta­tion de sub­sis­tance en forêt, au bord d’un étang. Son livre Walden concentre une varié­té de for­mats éton­nante. Mais je me suis sur­tout ins­pi­ré de deux livres majeurs de sciences sociales : l’ouvrage d’Alain Cottereau et de Moktar Marzok, Une famille anda­louse, qui fait l’ethnocomptabilité d’une famille de migrant·es marocain·es qui essaie de joindre les deux bouts ; Direct Action de David Graeber qui fait la part belle au jour­nal d’enquête pour rendre compte sur plu­sieurs mois de la manière dont s’auto-organise son propre groupe affi­ni­taire pour mener une action contre le som­met des Amériques.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Pour ma part, j’ai déci­dé de créer un récit qui se concentre sur seule­ment neuf jours. Pour faire face à la dif­fi­cul­té récur­rente à se repré­sen­ter toutes les impli­ca­tions maté­rielles de ce type de mode de vie, il fal­lait que j’élucide ce qui se pas­sait du matin au soir, pour être bien sûre de n’en oublier aucun aspect. Il y a aus­si une dimen­sion fémi­niste dans cette démarche : en ne m’in­té­res­sant qu’aux temps forts, je ris­quais d’invisibiliser du tra­vail domes­tique et des scènes de poli­ti­sa­tion très dis­crètes. Prendre l’échelle de la jour­née et trai­ter tous les ins­tants de manière équi­va­lente m’a per­mis de faire sur­gir des choses moins évi­dentes à voir quand on s’appuie uni­que­ment sur la remé­mo­ra­tion a pos­te­rio­ri ou sur une sélec­tion des scènes mar­quantes d’un groupe. Je vou­lais que des choses qui paraissent insi­gni­fiantes trouvent leur place. Le fait de com­bi­ner récit et chif­frage pro­cède aus­si d’un sou­ci de trans­mis­sion à des­ti­na­tion de celles et ceux qui pensent que ce type d’expérimentation relève d’une vie simple (alors que c’est com­plexe), ou alors que c’est en dehors de leur por­tée. Quand j’ai pas­sé ma cer­ti­fi­ca­tion de per­ma­cul­ture, j’ai mon­tré mes pre­miers tableaux eth­no­comp­tables lors d’une séance d’échanges de savoir. Dans le groupe, il y avait un homme algé­rien d’une qua­ran­taine d’années, qui vivait en proche ban­lieue pari­sienne et qui n’avait pas les moyens d’acheter à la fois des terres maraî­chères et une mai­son. Quand il a vu à quel point habi­ter en habi­tat léger coû­tait peu cher, il s’est excla­mé : « Je m’installe demain ! ». Cette réac­tion a ren­for­cé mon idée selon laquelle la par­tie chif­frée serait plus acces­sible pour beau­coup de gens.

Par là, vous sou­hai­tez, dites-vous, « four­nir des argu­ments aux per­sonnes qui dou­te­raient de la pos­si­bi­li­té de vivre ici et main­te­nant autre­ment ».

Un des enjeux est de lever les doutes per­ma­nents qui touchent ces modes de vie et ces pra­tiques poli­tiques. Tantôt on dit des alter­na­tives qu’elles sont roman­tiques, tan­tôt qu’il s’agit de « fils et filles à papa, à maman », de rêveurs et rêveuses sub­ven­tion­nés, tan­tôt encore que leurs ini­tia­tives sont inévi­ta­ble­ment récu­pé­rées par le capi­ta­lisme. Il y a une liste invrai­sem­blable de cri­tiques, que j’ai prises au pied de la lettre : quels sont les trans­ferts d’argent intra­fa­mi­liaux ? Qu’est-ce qui est récu­pé­ré par le capi­ta­lisme ? Dans quelle pro­por­tion ? Pour com­bien d’euros ? J’ai vou­lu appor­ter une démons­tra­tion outillée, preuves à l’appui.

C’est-à-dire ?

« Il y a une dimen­sion fémi­niste dans cette démarche : en ne m’in­té­res­sant qu’aux temps forts, je ris­quais d’invisibiliser du tra­vail domes­tique et des scènes de poli­ti­sa­tion très discrètes. »

Le jour­nal de bord, par exemple, est le plus exhaus­tif pos­sible, alors qu’il est d’habitude plus syn­thé­tique. Les chif­frages, sou­vent par­tiels, sont ici le plus com­plet pos­sible : j’ai comp­té des minutes de temps de tra­vail par poste d’activité, des temps dis­ten­dus et accé­lé­rés, des kilo­mètres, des kilos, des euros.

Ces doutes que vous sou­hai­tez lever, les par­ta­giez-vous au début de votre enquête ?

Non, j’étais convain­cue. Je suis par­tie enquê­ter parce que je savais que ça mar­chait et que c’était poli­ti­que­ment juste. Mais je voyais bien que, mal­gré ma col­lecte d’entretiens (j’en ai fait 130 au total), je conti­nuais à être confron­tée à une forme de déni quant à l’existence de ce type de pra­tiques mino­ri­taires. Il y aus­si que la quo­ti­dien­ne­té m’échappait. J’ai donc déci­dé de me doter d’outils de sciences sociales per­met­tant de voir à la loupe ce qui se pas­sait pour démon­trer avec rigueur que ce n’était pas du vent, ni du rêve. C’est très sérieux.

Les cri­tiques que vous citez sont effec­ti­ve­ment fré­quentes. Dans un entre­tien, le jour­na­liste Mickaël Correia sou­li­gnait l’importance de ces « bases arrière », mais éga­le­ment le fait que ces alter­na­tives rurales ne font pas rêver tout le monde, à com­men­cer par lui-même… 

Ce que j’ai obser­vé dans beau­coup d’endroits ren­voie à du bien vivre. Si, à ce moment-là de ma vie en tout cas, je savais que ne sou­hai­tais pas vivre en col­lec­tif, j’a­vais en revanche déjà fait une mue rurale dont il est main­te­nant dif­fi­cile de me défaire, avec des pra­tiques de sub­sis­tance sans les­quelles je ne serais d’ailleurs pas capable d’écrire ces livres. On fait de la poli­tique et de la science autre­ment quand on a les mains dans la terre. Or les terres manquent. Partant de là, le pro­blème prin­ci­pal, c’est l’accès au fon­cier, et ça implique de lut­ter contre son acca­pa­re­ment. Mon tra­vail est aus­si un appel à sor­tir d’un prisme pure­ment intel­lec­tuel — ce qui n’est pas du tout une nou­veau­té. Les anthro­po­logues qui font du ter­rain immer­sif ne se contentent pas de regar­der ce que les gens font à l’autre bout du monde, ils par­tagent leur quo­ti­dien­ne­té. Une eth­no­gra­phie véri­ta­ble­ment par­ti­ci­pante ne se fait pas en sur­plomb, mais de plain-pied. Ce qui n’empêche pas d’avoir des moments où on décor­tique les don­nées recueillies à son bureau, mais le pas­sage par la pra­tique est inhé­rent à l’enquête ethnographique.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Vous avez opté pour une échelle d’observation très fine, que vous avez appe­lée mai­son­née. Pourquoi ?

Dans les deux livres, j’ai essayé de mon­trer les trans­for­ma­tions de la famille nucléaire, fon­dée sur le binôme hété­ro­sexuel d’un homme qui tra­vaille contre argent et d’une femme som­mée de faire du tra­vail domes­tique. Pour inven­ter la socié­té de consom­ma­tion de masse, il a fal­lu créer du genre, mas­cu­lin et fémi­nin, et sur­tout une famille réduite à deux adultes qui ne soit plus en capa­ci­té d’assurer sa sub­sis­tance. Les mai­son­nées sont tout autre­ment orga­ni­sées : ce sont des col­lec­tifs de gens qui ne sont pas néces­sai­re­ment appa­ren­tés et qui consacrent une par­tie consé­quente de leur temps à l’entretien d’un lieu, pour vivre de ce lieu, pour ce lieu, en lien étroit avec d’autres mai­son­nées, en vue de la sub­sis­tance com­mune. Ce que le capi­ta­lisme a dans le viseur, c’est l’organisation en mai­son­née qui per­met de se pas­ser en par­tie des biens pro­duit en usine puis reven­dus aux ménages. Ce n’est donc pas un hasard si les col­lec­tifs anti­ca­pi­ta­listes réin­ventent des mai­son­nées (en met­tant à dis­tance l’organisation patriar­cale). L’idée est de s’occuper à plu­sieurs d’un lieu qui va deve­nir nour­ri­cier. Et cela, ce sont des logiques de regrou­pe­ment très dif­fé­rentes des seules logiques d’affection entre humains, puisque s’a­joute un para­mètre cen­tral : le soin du lieu. Ce qu’il faut, c’est tenir les lieux. Les habitant·es peuvent cir­cu­ler, mais le lieu reste. La poli­tique de la par­celle, c’est remettre au cœur de son acti­vi­té l’entretien col­lec­tif des lieux, dans l’attente d’avoir accès à de plus vastes territoires.

D’où vient ce terme de maisonnée ?

Il est tra­vaillé par les fémi­nistes de la sub­sis­tance, mais aus­si par les anthro­po­logues qui parlent de « hou­se­hold », met­tant en évi­dence à quel point les termes de « mai­son », « ménage », « famille » n’ont pas du tout le même sens quand nous sommes en socié­té de sub­sis­tance. Point fon­da­men­tal, la mai­son­née n’est pas orga­ni­sée en genre binaire (tout le monde n’enfante pas) et elle n’est pas com­po­sée que d’êtres humains. Elle est pleine d’outils, d’animaux, de plantes, d’esprits des lieux, qui sont consub­stan­tiels à cette mai­son­née. J’en suis venue à faire de ce terme un concept clé de La Subsistance au quo­ti­dien1 pour dési­gner ce niveau d’organisation affi­ni­taire dédié à la sub­sis­tance. C’est un terme qui me per­met de faire le pont entre des socié­tés pay­sannes dis­pa­rues, des groupes autoch­tones, des socié­tés néo-pay­sannes, des col­lec­tifs, tels qu’on peut par exemple en voir sur des ZAD.

Vous vous êtes foca­li­sée sur cer­tains rap­ports de pou­voir au sein de cette mai­son­née, inter­ro­geant notam­ment la divi­sion gen­rée du tra­vail domestique. 

« La poli­tique de la par­celle, c’est remettre au cœur de son acti­vi­té l’entretien col­lec­tif des lieux, dans l’attente d’avoir accès à de plus vastes territoires. »

Si les alter­na­tives nous font retom­ber sur du patriar­cat, c’est pour le moins embê­tant. Enquêter sur une mai­son­née fon­dée sur un couple hété­ro­sexuel par­ti­ci­pait de cette réflexion sur les effets de genre. J’ai pris un cas répan­du (le couple demeure un mode de regrou­pe­ment fré­quent dans les alter­na­tives), qui per­met d’étudier de très près la divi­sion gen­rée du tra­vail, la valeur sym­bo­lique dif­fé­rente accor­dée aux dif­fé­rentes tâches et, donc, une éven­tuelle hié­rar­chi­sa­tion entre celles-ci. J’ai décou­vert qu’une par­tie des tâches res­taient gen­rées, mais qu’en revanche, les deux adultes de cette mai­son­née s’activaient de façon intense et équi­va­lente, en abo­lis­sant notam­ment la divi­sion entre tâches pro­duc­tives et repro­duc­tives. J’ai essayé de trou­ver des caté­go­ries de qua­li­fi­ca­tion qua­li­ta­tive du temps pour voir si on ne se trou­vait pas dans une situa­tion ou l’un fai­sait des tâches pénibles tan­dis que l’autre non. Ma sur­prise a été de décou­vrir que cor­vées et plai­sirs était très éga­le­ment répar­tis. Mes comp­tages montrent que, fina­le­ment, la divi­sion du tra­vail n’est ici admise que parce qu’il y a une répar­ti­tion de la charge men­tale et de la charge phy­sique qui fait que cha­cun s’y retrouve.

J’ai ensuite essayé de com­prendre pour­quoi des per­sonnes qui aime­raient pou­voir inter­ver­tir davan­tage les rôles de genre n’y par­viennent pas. Cela sou­lève un pro­blème impor­tant de la vie néo-pay­sanne et néo-arti­sa­nale en micro-ferme. C’est un tra­vail extrê­me­ment intense et exi­geant un rythme très sou­te­nu, pour pou­voir tenir des postes d’activité variés qui vont des poules aux chèvres, au fro­mage, aux ruches, aux frui­tiers, aux légumes, au pain… Le plus simple pour le couple inves­ti­gué a été de se dis­tri­buer les postes et de se mettre, en revanche, à dis­po­si­tion de l’autre pour les moments qui requièrent d’être plu­sieurs. Florian et Myriam se trouvent au moment de l’enquête à la limite de leurs capa­ci­tés en termes de régime d’attention. Je pen­sais qu’il y aurait plus de moments de repos dans la jour­née, mais il y a une super­po­si­tion très forte des acti­vi­tés, et une socia­bi­li­té très impor­tante, avec des copains qui passent à tout moment. Le temps semble se dis­tendre dans ces moments-là, mais la vigi­lance reste constante : il y a tant d’êtres vivants dont il faut s’occuper qu’il y a tou­jours quelque chose à faire. Ce qui semble être par­fois une simple déam­bu­la­tion, d’un point à un autre, est en fait aus­si un moment de veille : on jette des petits coups d’œil pour voir si tout se passe bien dans les champs.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Votre démarche ne court-elle pas le risque de don­ner du sens à chaque geste, chaque action, là où peut-être il n’y en a pas ? Vous par­lez jus­te­ment d’une « poli­ti­sa­tion du moindre geste » pour décrire les pra­tiques des per­sonnes que vous avez enquê­tées. Y a‑t‑il des choses qui, mal­gré tout, pour­raient être lais­sées au hasard ?

Il y a sûre­ment un biais de méthode, oui. Florian et Myriam ont ver­ba­li­sé plein de choses pour moi, puisqu’ils savaient que je m’intéressais au moindre détail. Mais il y a aus­si un élé­ment inhé­rent à ce mode de vie qui poli­tise le moindre geste et doit lut­ter au quo­ti­dien contre un monde conven­tion­nel. Tous les gestes sont réflé­chis parce qu’ils doivent faire face à une mon­tagne d’obstacles. Les maté­riaux, les outils, les ins­ti­tu­tions, les lois, les règles d’interaction ordi­naire ne sont pas faites pour vivre de manière radi­ca­le­ment éco­lo­gique. Ça pour­rait être bien de bais­ser la garde par moments, de se lais­ser aller, mais il faut bri­co­ler, contour­ner, inven­ter, arbi­trer ce qui doit être gar­dé du monde de la consom­ma­tion-pro­duc­tion et ce qui peut lui être sub­sti­tué… Florian et Myriam débattent énor­mé­ment entre eux, ain­si qu’avec leur réseau d’entraide. Par exemple, elle était végé­ta­rienne et anti­tech et il est omni­vore et low tech… Ils incarnent à eux deux des bouts d’écologie poli­tique dif­fé­rents qui coexistent sur un même ter­ri­toire. Il ne faut tou­te­fois pas pen­ser que ce livre est par­ve­nu à faire le tour des par­celles de terres et de temps de cette mai­son­née. Il y a des moments dont je n’ai pas ren­du compte, parce qu’on est dans le domaine de l’indicible. On en arrive aux limites des sciences sociales. L’étape d’après, c’est la littérature.

Une même recherche d’autonomie carac­té­rise vos dif­fé­rents ter­rains d’étude, dans une mai­son­née, un vil­lage, un réseau ou une ZAD. Est-ce que l’institution de règles com­munes se fait selon les mêmes mécanismes ?

Il y a un méca­nisme com­mun, qu’on pour­rait appe­ler l’« ago­ra déam­bu­lée », qui consiste à ne pas faire de réunion dans un espace-temps dédié, mais de créer les règles com­munes sur place, en mar­chant, avec les gens concer­nés. Il y a des temps de réunion, d’assemblée, et puis il y a des temps de ren­contres et de visites sur place. On est ici très proche de ce qui se joue dans la vie d’ateliers sans patron : on ne dis­cute pas sur plan, on dis­cute sur pièce. C’est un élé­ment fon­da­men­tal du fonc­tion­ne­ment poli­tique de ces espaces. Quand on est dans une réunion-ago­ra, il y a des phé­no­mènes de cap­ta­tion de parole et d’autorité. L’organisation en petits groupes affi­ni­taires qui carac­té­rise le milieu de l’autonomie, mais aus­si des groupes d’écologie poli­tique, vise au contraire à une plus grande hori­zon­ta­li­té dans la prise de déci­sion. Dans le cas du tra­vail de sub­sis­tance (qui ne s’improvise pas et implique de la régu­la­ri­té), j’ai consta­té plu­sieurs logiques de dis­tri­bu­tion entre tra­vail de sub­sis­tance et mobi­li­sa­tion dans l’espace public : selon le cycle de vie (avec les plus jeunes sur le front) et en fonc­tion des dis­po­ni­bi­li­tés bio­gra­phiques. Ce ne sont pas for­cé­ment les mêmes per­sonnes qui cumulent tous les enga­ge­ments, mais le plus impor­tant, c’est qu’elles appar­tiennent au même réseau d’entraide local.

Une divi­sion du tra­vail mili­tant s’imposerait sur une divi­sion du tra­vail social ?

« Personne ne se sous­trait aux tâches néces­saires à la fabrique du quo­ti­dien. C’est un point majeur de la cri­tique de la hié­rar­chi­sa­tion entre tâches manuelles et intellectuelles. »

Pas tout à fait, parce qu’aucune de ces per­sonnes n’est loin l’une de l’autre. Il ne faut pas pen­ser en termes d’individus qui seraient obli­gés de cumu­ler tous les postes, mais en termes de col­lec­tif. Tout le monde fait un bout de tout, et cer­tains peuvent s’engager dans les luttes fron­tales, tan­dis que d’autres se mettent sur le ter­rain des luttes feu­trées, qui consistent à per­sis­ter sur un ter­ri­toire… C’est une toute autre répar­ti­tion que celle des député·es qui, à ma connais­sance, ne font pas de rota­tion en cui­sine à la can­tine de l’hémicycle ! Sur mes ter­rains d’enquête, per­sonne ne se sous­trait aux tâches néces­saires à la fabrique du quo­ti­dien. C’est un point majeur de la cri­tique de la hié­rar­chi­sa­tion entre tâches manuelles et intellectuelles.

Il y a néan­moins des contraintes struc­tu­relles. Vous par­liez de per­sonnes à la limite de leurs capa­ci­tés, tant leurs acti­vi­tés de sub­sis­tance leur demandent d’énergie et d’attention. Ça n’est pas pro­pice à un inves­tis­se­ment dans des luttes sou­mises à une tem­po­ra­li­té d’urgence…

Il se trouve que j’ai oscil­lé entre plu­sieurs vil­lages et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à la même période. J’ai pu voir des bou­lan­gers-pay­sans qui dis­tri­buaient des flyers pour la lutte de Notre-Dame-des-Landes sans jamais être allés sur place, parce que c’est trop loin et qu’ils sont débor­dés. Mais ils avaient des copains qui étaient allés et qui leur racon­taient. Il n’y a pas de lutte fron­tale pos­sible sans toute cette chaîne de sou­tien, qui passe par des comi­tés mais aus­si par des per­sonnes ancrées dans des lieux, qui n’ont pas le temps de prê­ter main forte sur place, mais qui vont sou­te­nir les copains et copines militant·es à leur manière. Dans des luttes comme celle menée à Notre-Dame-des-Landes ou par les Soulèvements de la terre, un cer­tain nombre de gens y vont pour d’autres, qui ne peuvent pas se dépla­cer. Si demain s’en­gage une lutte contre un grand pro­jet inutile au pied de ces vil­lages, il y aura déjà une fami­lia­ri­sa­tion à ce type de lutte. La base arrière devien­dra base avant.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

C’est sur ce genre d’espaces que s’appuient les Soulèvements de la Terre pour orga­ni­ser une mul­ti­tude d’actions localisées.

Les Soulèvements de la Terre s’appuient sur des réseaux locaux, des asso­cia­tions très mobi­li­sées, sur des gens à même de pas­ser de la lutte feu­trée à la lutte fron­tale. Dans mes livres, je veux mon­trer que ces deux modes de lutte cor­res­pondent à un éven­tail de posi­tion­ne­ments com­plé­men­taires, tout en occu­pant des places dif­fé­rentes. Et quand je dis « place », c’est autant une place de mar­ché de plein vent qu’une bou­lan­ge­rie qui fait du pain au levain. Ces places, com­ment les tenir ? Ce sera tou­jours une lutte, pour la simple rai­son que ce n’est pas conven­tion­nel. Ces cir­cu­la­tions sont pri­mor­diales parce que celles et ceux qui sont inves­tis dans une lutte fron­tale prennent des coups, voire s’é­puisent, mais ils savent aus­si qu’ils peuvent se rabattre sur des formes plus feu­trées. Et inver­se­ment. Je pense à Kropotkine, dans La Conquête du pain, qui rap­pelle qu’il faut des gens qui prennent en charge les moyens de pro­duc­tion pen­dant la révo­lu­tion. Il n’y a pas de révo­lu­tion qui tienne sans être nour­rie et vêtue. Je pense que c’est une puis­sance impor­tante du mou­ve­ment social d’unir toutes ces formes de lutte et toutes ces forces de tra­vail. Cela per­met des voies d’entrée dif­fé­rentes — de la yourte à la lutte contre un grand pro­jet inutile. Une lutte fron­tale sans gre­nier aura des dif­fi­cul­tés à se péren­ni­ser dans le temps. Une lutte feu­trée qui ne serait pas reliée d’une manière ou d’une autre à une lutte fron­tale a une por­tée limitée.

Une notion irrigue vos deux ouvrages, celle de sub­sis­tance. Vous écri­vez dans Quotidien poli­tique qu’elle donne lieu à « un tres­sage entre fémi­nisme, mar­xisme, anar­chisme et éco­lo­gie ». Ce tres­sage, c’était quelque chose qui man­quait jusqu’à présent ?

Les auteurs et les autrices qui m’ont inté­res­sée tra­vaillent sur la ques­tion de la sub­sis­tance, qu’ils viennent du mar­xisme hété­ro­doxe comme Henri Lefebvre, de la contre-culture avec Illich, ou du fémi­nisme, à l’instar des éco­fé­mi­nistes alle­mandes comme Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen. Ces théo­ri­ciens et théo­ri­ciennes sont aus­si des acti­vistes qui ont défen­du les socié­tés pay­sannes et arti­sanes, éri­gées en poli­tique de vie à réin­ven­ter pour faire adve­nir l’égalité sociale, sor­tir du patriar­cat et du capi­ta­lisme éco­ci­daire. Dans cette réflexion, la sub­sis­tance joue un rôle nodal. Elle est néces­saire à la repro­duc­tion de la vie sur terre. Nous sommes dans un monde de « natu­re­cul­ture », pour reprendre la belle for­mule de Donna Haraway, où la ques­tion de la juste répar­ti­tion et dis­tri­bu­tion des besoins pri­maires entre dif­fé­rents occu­pants du monde, humains et autres qu’humains, est urgente. Les pay­sans, pay­sannes, arti­sans et arti­sanes sont outillés pour cette fine connais­sance des bornes à ne pas fran­chir. C’est plus qu’un métier, c’est un mode de vie qui oblige à tra­vailler en prise directe avec des milieux de vie, quo­ti­dien­ne­ment arpen­tés de sorte à jau­ger le soin que requiert la repro­duc­tion de la matière.

« Une lutte fron­tale sans gre­nier aura des dif­fi­cul­tés à se péren­ni­ser dans le temps. Une lutte feu­trée qui ne serait pas reliée d’une manière ou d’une autre à une lutte fron­tale est de por­tée limitée. »

Il ne s’agit pas de dire que toutes les socié­tés pay­sannes, ou toutes les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs, sont éga­li­taires ou pré­oc­cu­pées par le soin du monde. Il y en a qui s’avèrent escla­va­gistes, patriar­cales et qui ont assé­ché les res­sources natu­relles ; mais cer­tains groupes pay­sans, dans cer­taines régions, à cer­tains endroits, à cer­taines époques, ont pu mettre en œuvre des fonc­tion­ne­ments hori­zon­taux qui placent la répar­ti­tion des tâches, des biens et ser­vices de la sub­sis­tance au centre du débat poli­tique. Aujourd’hui, ce sont des groupes raci­sés dans le Sud glo­bal ou dans nos serres chauf­fées du Nord glo­bal, des femmes de ménage, des nou­nous sous-payées qui s’occupent de la sub­sis­tance. Le cadre théo­rique que pro­posent les fémi­nistes de la sub­sis­tance est indis­so­cia­ble­ment déco­lo­nial, anti­ca­pi­ta­liste, éco­lo­gique, tout en inter­ro­geant la capa­ci­té de grosses struc­tures comme l’État-nation à opé­rer une redis­tri­bu­tion qui soit juste et qui cor­res­ponde à des milieux de vie d’une varié­té infinie.

Est-ce là que se joue la dif­fé­rence avec des pers­pec­tives en appa­rence assez proches ?

À la dif­fé­rence de ce que pro­pose l’écosocialisme, la sub­sis­tance se situe à une échelle qui n’est pas pla­ni­fiable. Il s’agit au contraire de s’ajuster aux popu­la­tions, et pas uni­que­ment humaines. Même si tous les théo­ri­ciens et théo­ri­ciennes que j’ai cités ne se reven­diquent pas de l’anarchisme, il y a une cri­tique forte de l’État-providence cen­tra­li­sé, dont la capa­ci­té à assu­rer la sub­sis­tance est mise en doute, car la sub­sis­tance est néces­sai­re­ment ancrée dans un ter­ri­toire, et fon­dée sur la prise en compte très fine de ce dont un milieu de vie inter­spé­ci­fique a besoin. Ce que j’ai essayé de mon­trer en optant pour la méthode de l’ethnocomptabilité, c’est que ce n’est pas de la « sim­pli­ci­té volon­taire » indi­vi­duelle, c’est, bien au contraire, une mon­tée en com­pé­tences col­lec­tive, pour sai­sir les bons embran­che­ments et enche­vê­tre­ments ! Ça façonne un régime d’attention qui repose sur des concer­ne­ments super­po­sés, des aléas impré­vi­sibles et impose un agen­da qui n’est plus celui des seuls êtres humains.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Si la pers­pec­tive de la sub­sis­tance porte une cri­tique radi­cale de l’État-providence, il semble dès lors dif­fi­cile d’imaginer l’articulation de cette pers­pec­tive éman­ci­pa­trice avec celle por­tée dans le cadre du sala­riat, par un mou­ve­ment orga­ni­sé, des syndicats…

J’ai ren­con­tré tous les cas de figure sur mes dif­fé­rents ter­rains d’étude. Certaines per­sonnes sont sala­riées, dans des SCOP notam­ment : elles ont des parts équi­va­lentes de leur socié­té, pos­sèdent leur moyen de pro­duc­tion, par­ti­cipent d’un sala­riat redis­tri­bu­tif, payent des coti­sa­tions sociales. Il y a aus­si des auto-entre­pre­neurs et des auto-entre­pre­neuses. Enfin, il y a des per­sonnes qui vivent du RSA. Ça n’est pas le gros des per­sonnes que j’ai ren­con­trées, parce que c’est assor­ti de contraintes et qu’il y a beau­coup de pra­tiques de sub­sis­tance ou arti­sa­nales qui per­mettent de se déga­ger un reve­nu sans en pas­ser par là. Il y a donc tout un spectre de posi­tion­ne­ments. Néanmoins, l’horizon du sala­riat, où on ne pos­sé­de­rait pas ses moyens de pro­duc­tion et où on tra­vaille­rait pour quelqu’un d’autre, est effec­ti­ve­ment contesté. 

Pourquoi ?

Parce qu’il y a une appro­pria­tion de la plus-value, ce qui n’est pas com­pa­tible avec un hori­zon éman­ci­pa­teur. Le fémi­nisme des années 1970 por­tait déjà une cri­tique de l’exploitation sala­riale. Des fémi­nistes maté­ria­listes, comme Silvia Federici, sont allées jusqu’à deman­der un salaire ména­ger (wages for hou­se­work) pour mettre en ban­que­route le capi­ta­lisme qui invi­si­bi­lise et dis­qua­li­fie ce tra­vail gra­tuit. C’est aus­si une façon de mon­trer que le sala­riat, en deve­nant la condi­tion d’obtention de droits sociaux, est défa­vo­rable aux femmes, qui se trouvent davan­tage à mi-temps, au foyer, moins payées. Cette stra­té­gie contre-sala­riale est cepen­dant déli­cate. Elle pour­rait par­ti­ci­per d’une offen­sive néo­li­bé­rale, qui serait ravie de se débar­ras­ser du sala­riat et de dimi­nuer la part des coti­sa­tions, alors qu’il importe au contraire de faire en sorte que les ser­vices publics ne soient pas sabor­dés et que les maigres acquis sociaux ne soient pas supprimés.

« La sub­sis­tance est néces­sai­re­ment ancrée dans un ter­ri­toire et fon­dée sur la prise en compte très fine de ce dont un milieu de vie inter­spé­ci­fique a besoin. »

Adopter une réflexion sur la sub­sis­tance per­met en tout cas d’ajouter à la ques­tion des droits sociaux une reven­di­ca­tion impor­tante : la demande en nature d’un accès à la sub­sis­tance. En bout de chaîne, le sala­riat implique d’exploiter des gens qui seront sous-payés, parce qu’il faut bien un tra­vail de sub­sis­tance en contact avec la matière qui ne soit pas rému­né­ré. C’est consub­stan­tiel au capi­ta­lisme de spé­cia­li­ser, péri­phé­ri­ser et d’exploiter le tra­vail de sub­sis­tance. Il faut donc adop­ter une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle et prendre en compte toutes les formes d’exploitation pour s’en libé­rer. Je pro­pose, dans la conclu­sion de La Subsistance au quo­ti­dien, de faire figu­rer au rang de dis­cri­mi­na­tion majeure les inter­dits d’accès à un ter­ri­toire de sub­sis­tance qui soit viable, c’est-à-dire ni sac­ca­gé, ni appro­prié, ni pol­lué, bref qui per­mette aux gens d’en vivre. Cette dis­cri­mi­na­tion majeure, c’est ce qu’on appelle aus­si une injus­tice environnementale.

On retrouve cette même insis­tance à pro­pos de l’accès à la terre, de la pos­si­bi­li­té d’un ancrage et de la néces­si­té d’une libre cir­cu­la­tion dans Écologie pirate de Fatima Ouassak, qui s’adresse au cou­rant éco­lo­giste tout en le cri­ti­quant. Malgré les conver­gences, l’écologie popu­laire qu’elle reven­dique et celle que vous décri­vez sont sépa­rées par un fos­sé géo­gra­phique et sociologique…

Les deux ouvrages de Fatima Ouassak posent de façon claire, radi­cale et très sti­mu­lante l’impasse dans laquelle se trouve une éco­lo­gie poli­tique et un mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste sans pers­pec­tive déco­lo­niale radi­cale. Lesdites démo­cra­ties sont fon­dées sur une éga­li­té en droit et pas une éga­li­té en nature. C’est une citoyen­ne­té sans ter­ri­toire dont les per­sonnes issues de l’immigration se trouvent dou­ble­ment exclues. 

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Vous obser­vez des stra­té­gies poli­tiques inter­sti­tielles, en-dehors de l’État, tan­dis que Fatima Ouassak ter­mine Écologie pirate sur une appel à la séces­sion. Est-ce un axe qui vous paraît pertinent ?

L’écoféminisme s’intéresse aus­si à la séces­sion : Françoise d’Eaubonne en appe­lait à la grève des ventres en 1974. Se reti­rer de cette action repro­duc­tive, c’était une forme de séces­sion. Mais je n’ai pas mis l’accent sur cette ques­tion, parce que mes tra­vaux eth­no­gra­phiques m’ont conduit à voir d’autres res­sorts : dans les micro-régions alter­na­tives, des liens très forts sont tis­sés entre néo-ruraux, alter­na­tifs du coin et gens du cru, for­mant une mino­ri­té active sur un ter­ri­toire. Ce qui peut engen­drer des conflits avec les habi­tants his­to­riques, des rejets, des exclu­sions — avec un pou­voir d’accélération ou de nui­sance très éle­vé des équipes muni­ci­pales. Les zones à défendre s’appuient sur ces sou­tiens locaux, tout en essayant de mon­trer l’autonomie propre d’une zone com­po­sée de paysan·nes, artisan·es, militant·es, artistes, qui assemblent leur force de tra­vail. Dans Quotidien poli­tique, je parle cepen­dant d’« ancrage » et pas d’enracinement. Parce qu’il y a une autre dimen­sion impor­tante : il n’y a pas de re-ter­ri­to­ria­li­sa­tion sans noma­disme. Les gens font le tour des alter­na­tives avant de s’installer et vont de lutte en lutte. Fatima Ouassak explore la même ten­sion avec l’ancrage d’un bateau libre de cir­cu­la­tion. Il s’agit à la fois d’avoir le droit de s’ancrer quelque part et de mettre les voiles pour aller de lieu en lieu.

À par­tir de vos tra­vaux, vous for­mu­lez une « hypo­thèse vici­nale », là où d’autres ont éla­bo­ré une hypo­thèse com­mu­niste, com­mu­niste-liber­taire ou encore auto­nome… Pouvez-vous la décrire ?

Face à la théo­ri­sa­tion poli­tique qui pense à par­tir de l’État ou de citoyens égaux en droit, j’ai essayé de mettre en évi­dence d’autres pen­sées de l’égalité qui n’assimilent pas hâti­ve­ment l’interconnaissance à l’esprit de clo­cher. Il est salu­taire de sor­tir de cette dicho­to­mie issue d’une concep­tion très répu­bli­caine de la démo­cra­tie et de la ville. Sous pré­texte qu’on se connaî­trait, on serait néces­sai­re­ment pris dans une forme de clien­té­lisme ou de favo­ri­tisme, tan­dis que l’anonymat serait gage de tolé­rance et de bras­sage. C’est un mou­ve­ment inverse que j’ai pu obser­ver aus­si bien sur le ter­rain que dans des textes qui théo­risent la notion de proche. Vivre dans un régime de fami­lia­ri­té ne veut pas dire ne pas être en capa­ci­té d’or­ga­ni­ser une auto­ges­tion des conflits. Le fait de se connaître peut au contraire être une bonne manière de sou­le­ver des injus­tices et de les résoudre. L’hypothèse vici­nale consiste à trou­bler cette fausse évi­dence : l’assimilation entre cam­pagne, esprit bor­né, inter­con­nais­sance d’un côté, et de l’autre, la ville comme creu­set d’une civi­li­sa­tion ouverte. L’économiste et mili­tante éco­lo­giste autoch­tone Winona LaDuke montre par exemple com­ment sa com­mu­nau­té ojibwe gère poli­ti­que­ment la sub­sis­tance com­mune. Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, elles, ont mis en évi­dence le fait que la ques­tion poli­tique prin­ci­pale, c’est bien la redis­tri­bu­tion équi­table du tra­vail de sub­sis­tance et des fruits de ce tra­vail. Vivre en lien avec son voi­si­nage, cela peut vou­loir dire vivre dans une socié­té de « concer­ne­ment réci­proque », en capa­ci­té d’anticiper les besoins d’autrui, de trou­ver des solu­tions ajus­tées. L’hypothèse vici­nale conduit par ailleurs à com­po­ser avec un voi­si­nage hété­ro­gène, avec des gens qui vont et viennent. Le ter­ri­toire du proche n’est pas celui de l’arbitraire, mais de l’ajustement. Cela rejoint la réflexion sur les mai­son­nées en lien avec d’autres maisonnées.

C’est peut-être là que les alter­na­tives rurales que vous avez obser­vées se dis­tinguent du cadre de l’autonomie poli­tique, essen­tiel­le­ment affi­ni­taire, comme l’a décrit le socio­logue Colin Robineau dans Devenir révo­lu­tion­naire. L’hypothèse vici­nale implique une dépen­dance aux terres dis­po­nibles — donc à la géographie.

« L’hypothèse vici­nale consiste à trou­bler cette fausse évi­dence : l’assimilation entre cam­pagne, esprit bor­né, inter­con­nais­sance d’un côté, et de l’autre, la ville comme creu­set d’une civi­li­sa­tion ouverte. »

Le groupe décrit par Colin Robineau a déci­dé de com­po­ser avec les quar­tiers où il se trouve. C’est un groupe affi­ni­taire, oui, mais qui fait un tra­vail de com­po­si­tion et d’ancrage pour évi­ter d’être dans l’entre-soi. L’hypothèse vici­nale part du déjà-là, des gens du coin, du quar­tier. Le pro­blème, c’est que les alter­na­tives se regroupent, s’attirent les unes les autres. Cela peut entraî­ner un phé­no­mène de satu­ra­tion qui se tra­duit par une aug­men­ta­tion du prix du fon­cier dans cer­tains espaces, tan­dis que d’autres res­tent déser­tés. Les géo­graphes et éco­no­mistes Katherine Gibson et Julie Graham invitent à faire com­mu­nau­té depuis l’endroit où les gens sont installés.

Y a‑t‑il des cri­tères sociaux et géo­gra­phiques qui favo­ri­se­raient l’émergence d’un milieu alter­na­tif en un ter­ri­toire donné ?

Les cri­tères sociaux sont pre­miers : les classes moyennes blanches bache­lières consti­tuent le gros des troupes alter­na­tives en zone rurale. Mais il faut aller dans le détail des tra­jec­toires. À Valondes, il y a davan­tage de per­sonnes avec un bac +2, qui ont fait des études tech­niques, que de per­sonnes qui ont fait des études longues. Le point le plus impor­tant dans leur par­cours, c’est un voyage dans un pays du Sud qui leur a per­mis de rééva­luer les savoir-faire ver­na­cu­laires et d’ac­qué­rir une cer­taine expé­rience de la cam­pagne dans leur socia­li­sa­tion. Ensuite, il faut trou­ver le bon lieu où s’installer : il ne faut pas un mar­ché fon­cier blo­qué. Et, quand je parle de mar­ché fon­cier, ça n’est pas seule­ment les mai­sons, mais l’achat de ter­rain, de petites par­celles où poser dis­crè­te­ment un habi­tat léger. En cela, les espaces redes­si­nés par l’agro-industrie avec des méga­par­celles, sans haies, et ados­sés à une grande ville, ne sont pas pro­pices à ce genre d’initiative. Les espaces ruraux boca­gers, de moyenne mon­tagne, fores­tiers, loin des ban­lieues des grandes métro­poles, sont plus pro­pices à ce genre d’installation. C’est à la cam­pagne que le ter­ri­toire de sub­sis­tance est le plus com­plet et le plus vaste.

[Extrait de l'herbier de prison de Rosa Luxemburg]

Mais les petites villes jouent un rôle très impor­tant en assu­rant la cir­cu­la­tion ville-cam­pagne et la concen­tra­tion d’un cer­tain nombre de ser­vices. Les ban­lieues, qui sont sou­mises à une pres­sion immo­bi­lière énorme, se trouvent mal loties — entre les routes et les espaces com­mer­ciaux, alors même que les zones péri­ur­baines ont pu aupa­ra­vant être d’importants lieux d’approvisionnement pota­ger et frui­tier. La ville sans ter­ri­toire proche de sub­sis­tance, c’est une inven­tion très contem­po­raine. Il suf­fit de pen­ser aux terres maraî­chères d’Argenteuil, d’Aubervilliers… Les formes urbaines pro­duites par l’industrialisation se déve­loppent en déci­mant lieux et savoir-faire de sub­sis­tance. Qui connaît la qua­li­té de la terre qui se trouve sous son immeuble ? Est-elle argi­leuse, pol­luée, riche d’amendements mul­ti­sé­cu­laires ? Elle n’est tout sim­ple­ment pas visible, elle est recou­verte de bitume. Si c’est du sable dans un bac pour enfants, il a été ache­mi­né de très loin et les endroits végé­ta­li­sés se font avec l’ap­port de bennes de terre. On crée des habi­tats et des villes dans les­quelles la pos­si­bi­li­té même de déployer un mini­mum de sub­sis­tance n’est pas pos­sible. À part don­ner des coups de trac­to­pelle, je ne vois pas bien com­ment faire avan­cer le droit à la sub­sis­tance. Même si les mai­ries concèdent quelques jar­dins par­ta­gés, cela reste micro­sco­pique, eu égard à la population.

D’où votre recours à l’ex­pres­sion ambi­va­lente de « poli­tique de la par­celle ».

Oui. Parce que le recours à la par­celle est d’abord une contrainte : c’est subi, on accède à des miettes. Quand on voit où sont situés cer­tains jar­dins par­ta­gés — le long d’une voie fer­rée, entre une quatre-voies, sur des toits d’immeubles — on com­prend que c’est la der­nière roue du car­rosse urbain. Quand bien même il s’agirait d’un hec­tare entier qui échap­pe­rait aux inves­tis­se­ments immo­bi­liers, cela res­te­rait sans com­mune mesure avec ce qu’implique le tra­vail de sub­sis­tance dans sa tota­li­té : il faut aus­si des lieux de trans­for­ma­tion, de quoi sto­cker, redis­tri­buer… Ce sont des fermes et des ate­liers qu’il faut rame­ner en ville. Finalement, je peux moins faci­le­ment décrire les élé­ments géo­gra­phiques favo­rables à la sub­sis­tance que ceux qui lui sont hostiles.

La poli­tique de la par­celle, c’est donc accep­ter de se battre pour des miettes, de ren­trer dans une concur­rence entre alter­na­tifs pour acqué­rir du foncier ?

Tout dépend à quelle échelle on rai­sonne. Il y a des endroits qui sont den­sé­ment peu­plés d’alternatives et d’autres, où il va s’agir de se retrou­ver « pion­nier » sur des terres avec une plus forte pro­por­tion de gens qui votent à l’extrême droite et des admi­nis­tra­tions qui ne sont pas du tout sen­si­bi­li­sées aux ques­tions éco­lo­giques, encore moins à l’autogestion. Les luttes fron­tales per­mettent donc d’ouvrir des fronts d’installation. Ce qui est sûr, c’est que dans tous les lieux enquê­tés, il y a ce que j’ai appe­lé des « bios du cru » : des gens qui sont nés là et qui ne font pas comme tout le monde. Ce sont de sacrés alliés parce qu’ils et elles vont pou­voir mettre à dis­po­si­tion des terres, un réseau social, du bâti, du maté­riel, et faci­li­ter l’arrivée de nou­velles per­sonnes qui mettent en œuvre des idées ou des pra­tiques qu’ils et elles sou­tiennent. La contre­par­tie, c’est que ces mises à dis­po­si­tion res­tent limi­tées dans le temps et l’espace : que se passe-t-il si ces alliés meurent ? Les héritier·ères peuvent vendre la ferme, rompre les arran­ge­ments de prêts de champs. La sanc­tua­ri­sa­tion de zones non pro­prié­taires est fon­da­men­tale. Le com­bat poli­tique doit aller jusqu’au bout de la pers­pec­tive de la sub­sis­tance : la redis­tri­bu­tion mas­sive de terres et de bâtis, pour sor­tir du cumul des domi­na­tions (de genre, de classe, de colo­nia­li­té et de pri­va­tion d’un ter­ri­toire de subsistance).


Illustration de ban­nière : extrait de l’her­bier de pri­son de Rosa Luxemburg


image_pdf
  1. Deux textes pré­cèdent cet ouvrage : « Changer d’échelle. Penser et vivre depuis les mai­son­nées », Terrestres, 5 jan­vier 2021 ; « Préface. Pour un éco­fé­mi­nisme de la fabrique col­lec­tive : géo­po­li­tique de la mai­son­née » dans Françoise d’Eaubonne, Écologie/féminisme. Révolution ou muta­tion ?, Rennes, le pas­sa­ger clan­des­tin, 2023.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Geneviève Azam : « L’autoroute A69 est éco­ci­daire et injuste », octobre 2023
☰ Lire notre entre­tien avec Xavière Gauthier et Hélène Laurain : « Nucléaire, fémi­nisme, lit­té­ra­ture », sep­tembre 2023
☰ Lire notre article « Revenir au bois : pour des alter­na­tives fores­tières », Roméo Bondon, juin 2023
☰ Lire notre por­trait « Marie et Thierry : le pain et la terre », Roméo Bondon, mai 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Paul Guillibert : « Vers un com­mu­nisme du vivant ? », mars 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Silvia Federici : « Le fémi­nisme d’État est au ser­vice du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste », avril 2020

Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.