Entretien inédit | Ballast
Durcissement des règles d’installation pour les habitats légers, entraves administratives à l’égard d’associations environnementalistes, criminalisation de nombreuses organisations militantes… Ces dernières années, la répression à l’égard des alternatives écologiques et rurales s’est durcie d’un cran. Comment, malgré tout, persévérer dans une activité hors du monde conventionnel ? La sociologue Geneviève Pruvost a enquêté pendant une dizaine d’années pour répondre à cette question. Quotidien politique et La Subsistance au quotidien, tous deux publiés aux éditions La Découverte, sont le fruit de ce travail. Le premier volume exhume des penseuses et des penseurs ayant discuté les notions de subsistance et d’autonomie paysanne ; le second confronte ces théories avec l’ethnographie serrée de ce que l’autrice appelle une « maisonnée ». Nous les avons lus — entretien.
Un « virage conceptuel, politique et pratique du côté de la ruralité », comme vous l’écrivez, vous a conduit à mener une enquête de dix ans qui a abouti à la publication récente de deux livres. Le premier, Quotidien politique, exhume les textes de plusieurs théoriciens et théoriciennes autour de la notion de subsistance. Le second, La Subsistance au quotidien, relève de l’ethnographie et se concentre sur ce que vous appelez une « maisonnée », composée d’un couple de paysans-boulangers et de leur fille, à proximité d’un village que vous avez renommé Valondes. À qui s’adressent-ils et comment s’articulent-ils ?
Les deux livres ont été publiés séparément, mais ils ont été conçus ensemble. Mon projet était d’écrire plusieurs fois la même histoire, mais sur des modes de visualisation scientifique et narratif différents. Quotidien politique revisite une constellation de penseurs et de penseuses, aussi bien anarchistes que féministes, marxistes hétérodoxes qu’écologistes (Ivan Illich, Henri Lefebvre, Silvia Federici, Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, Thoreau et John Dewey, Winona LaDuke, Julie Katherine Gibson-Graham), qui ont en commun d’alerter sur les problèmes politiques et écologiques que pose l’éradication des sociétés paysannes au profit du mode de production-consommation. Si j’ai accentué volontairement le caractère théorique, en diminuant la part d’enquête dans le premier volume, c’est que je savais qu’il y en aurait un deuxième, plus empirique.
Pourquoi restituer cette dimension plus empirique vous a‑t-elle paru nécessaire ?
Dans La Subsistance au quotidien, j’ai souhaité plonger dans la matérialité des modes de vie en racontant comment se réenclenchent des cycles de subsistance sans terres héritées au sein d’une maisonnée, en proposant trois types de récits. Les deux cents premières pages sont narratives : on plonge dans neuf jours de la vie de boulangers-paysans, minute par minute, du matin au soir. Je détaille tous les gestes et les paroles échangées. C’est censé se lire comme un roman ! Puis, je propose un autre mode de visualisation de cette histoire : un chiffrage très précis, poste d’activité par poste d’activité (l’acquisition de terres, l’aménagement de la yourte, le poulailler etc.) avec une soixantaine de tableaux et des schémas qui figurent le tout de la ferme-boulangerie. Cette partie s’adresse à des personnes pour qui le chiffrage micro-économique est plus parlant, mais cela reste un chiffrage atypique : chaque tableau fourmille de détails, il y a plus de texte que de chiffres. Il y a enfin une partie sociologique d’analyse qui tire le fil de la politisation du moindre geste. Autant d’approches qui, je l’espère, permettront d’attraper des publics divers.
« J’ai souhaité plonger dans la matérialité des modes de vie en racontant comment se réenclenchent des cycles de subsistance sans terres héritées au sein d’une maisonnée. »
Ce livre s’adresse à la fois aux néophytes (tant sur le plan de la connaissance sociologique que du type d’engagement militant), pour qui il est était important de rendre très concret le fait de vivre dans une yourte en circuit court, en liens quotidiens avec un réseau dense d’alternatives sur une vingtaine de kilomètres carrés et à un lectorat déjà sensibilisé à ces questions ou qui vit déjà de cette manière-là. L’idée est qu’à la lecture de ce ce livre des groupes puissent s’emparer de la méthode ethnocomptable que j’adopte, qui consiste à faire des budgets-temps de chaque activité et des inventaires de ressources qui prennent en compte les évaluations des gens concernés, pour objectiver leurs propres pratiques et calibrer leurs projets à venir.
La prise de note minutieuse qui ouvre La Subsistance au quotidien rappelle certains textes littéraires : les récits naturalistes, des romans comme Le Mur invisible de l’écrivaine autrichienne Marlen Haushofer, ou encore Walden, de Thoreau, où il y a également un aspect très comptable.
Thoreau a été une importante source d’inspiration, justement parce qu’il a essayé de faire de la philosophie, de la poésie, ainsi qu’un budget de son expérimentation de subsistance en forêt, au bord d’un étang. Son livre Walden concentre une variété de formats étonnante. Mais je me suis surtout inspiré de deux livres majeurs de sciences sociales : l’ouvrage d’Alain Cottereau et de Moktar Marzok, Une famille andalouse, qui fait l’ethnocomptabilité d’une famille de migrant·es marocain·es qui essaie de joindre les deux bouts ; Direct Action de David Graeber qui fait la part belle au journal d’enquête pour rendre compte sur plusieurs mois de la manière dont s’auto-organise son propre groupe affinitaire pour mener une action contre le sommet des Amériques.
Pour ma part, j’ai décidé de créer un récit qui se concentre sur seulement neuf jours. Pour faire face à la difficulté récurrente à se représenter toutes les implications matérielles de ce type de mode de vie, il fallait que j’élucide ce qui se passait du matin au soir, pour être bien sûre de n’en oublier aucun aspect. Il y a aussi une dimension féministe dans cette démarche : en ne m’intéressant qu’aux temps forts, je risquais d’invisibiliser du travail domestique et des scènes de politisation très discrètes. Prendre l’échelle de la journée et traiter tous les instants de manière équivalente m’a permis de faire surgir des choses moins évidentes à voir quand on s’appuie uniquement sur la remémoration a posteriori ou sur une sélection des scènes marquantes d’un groupe. Je voulais que des choses qui paraissent insignifiantes trouvent leur place. Le fait de combiner récit et chiffrage procède aussi d’un souci de transmission à destination de celles et ceux qui pensent que ce type d’expérimentation relève d’une vie simple (alors que c’est complexe), ou alors que c’est en dehors de leur portée. Quand j’ai passé ma certification de permaculture, j’ai montré mes premiers tableaux ethnocomptables lors d’une séance d’échanges de savoir. Dans le groupe, il y avait un homme algérien d’une quarantaine d’années, qui vivait en proche banlieue parisienne et qui n’avait pas les moyens d’acheter à la fois des terres maraîchères et une maison. Quand il a vu à quel point habiter en habitat léger coûtait peu cher, il s’est exclamé : « Je m’installe demain ! ». Cette réaction a renforcé mon idée selon laquelle la partie chiffrée serait plus accessible pour beaucoup de gens.
Par là, vous souhaitez, dites-vous, « fournir des arguments aux personnes qui douteraient de la possibilité de vivre ici et maintenant autrement ».
Un des enjeux est de lever les doutes permanents qui touchent ces modes de vie et ces pratiques politiques. Tantôt on dit des alternatives qu’elles sont romantiques, tantôt qu’il s’agit de « fils et filles à papa, à maman », de rêveurs et rêveuses subventionnés, tantôt encore que leurs initiatives sont inévitablement récupérées par le capitalisme. Il y a une liste invraisemblable de critiques, que j’ai prises au pied de la lettre : quels sont les transferts d’argent intrafamiliaux ? Qu’est-ce qui est récupéré par le capitalisme ? Dans quelle proportion ? Pour combien d’euros ? J’ai voulu apporter une démonstration outillée, preuves à l’appui.
C’est-à-dire ?
« Il y a une dimension féministe dans cette démarche : en ne m’intéressant qu’aux temps forts, je risquais d’invisibiliser du travail domestique et des scènes de politisation très discrètes. »
Le journal de bord, par exemple, est le plus exhaustif possible, alors qu’il est d’habitude plus synthétique. Les chiffrages, souvent partiels, sont ici le plus complet possible : j’ai compté des minutes de temps de travail par poste d’activité, des temps distendus et accélérés, des kilomètres, des kilos, des euros.
Ces doutes que vous souhaitez lever, les partagiez-vous au début de votre enquête ?
Non, j’étais convaincue. Je suis partie enquêter parce que je savais que ça marchait et que c’était politiquement juste. Mais je voyais bien que, malgré ma collecte d’entretiens (j’en ai fait 130 au total), je continuais à être confrontée à une forme de déni quant à l’existence de ce type de pratiques minoritaires. Il y aussi que la quotidienneté m’échappait. J’ai donc décidé de me doter d’outils de sciences sociales permettant de voir à la loupe ce qui se passait pour démontrer avec rigueur que ce n’était pas du vent, ni du rêve. C’est très sérieux.
Les critiques que vous citez sont effectivement fréquentes. Dans un entretien, le journaliste Mickaël Correia soulignait l’importance de ces « bases arrière », mais également le fait que ces alternatives rurales ne font pas rêver tout le monde, à commencer par lui-même…
Ce que j’ai observé dans beaucoup d’endroits renvoie à du bien vivre. Si, à ce moment-là de ma vie en tout cas, je savais que ne souhaitais pas vivre en collectif, j’avais en revanche déjà fait une mue rurale dont il est maintenant difficile de me défaire, avec des pratiques de subsistance sans lesquelles je ne serais d’ailleurs pas capable d’écrire ces livres. On fait de la politique et de la science autrement quand on a les mains dans la terre. Or les terres manquent. Partant de là, le problème principal, c’est l’accès au foncier, et ça implique de lutter contre son accaparement. Mon travail est aussi un appel à sortir d’un prisme purement intellectuel — ce qui n’est pas du tout une nouveauté. Les anthropologues qui font du terrain immersif ne se contentent pas de regarder ce que les gens font à l’autre bout du monde, ils partagent leur quotidienneté. Une ethnographie véritablement participante ne se fait pas en surplomb, mais de plain-pied. Ce qui n’empêche pas d’avoir des moments où on décortique les données recueillies à son bureau, mais le passage par la pratique est inhérent à l’enquête ethnographique.
Vous avez opté pour une échelle d’observation très fine, que vous avez appelée maisonnée. Pourquoi ?
Dans les deux livres, j’ai essayé de montrer les transformations de la famille nucléaire, fondée sur le binôme hétérosexuel d’un homme qui travaille contre argent et d’une femme sommée de faire du travail domestique. Pour inventer la société de consommation de masse, il a fallu créer du genre, masculin et féminin, et surtout une famille réduite à deux adultes qui ne soit plus en capacité d’assurer sa subsistance. Les maisonnées sont tout autrement organisées : ce sont des collectifs de gens qui ne sont pas nécessairement apparentés et qui consacrent une partie conséquente de leur temps à l’entretien d’un lieu, pour vivre de ce lieu, pour ce lieu, en lien étroit avec d’autres maisonnées, en vue de la subsistance commune. Ce que le capitalisme a dans le viseur, c’est l’organisation en maisonnée qui permet de se passer en partie des biens produit en usine puis revendus aux ménages. Ce n’est donc pas un hasard si les collectifs anticapitalistes réinventent des maisonnées (en mettant à distance l’organisation patriarcale). L’idée est de s’occuper à plusieurs d’un lieu qui va devenir nourricier. Et cela, ce sont des logiques de regroupement très différentes des seules logiques d’affection entre humains, puisque s’ajoute un paramètre central : le soin du lieu. Ce qu’il faut, c’est tenir les lieux. Les habitant·es peuvent circuler, mais le lieu reste. La politique de la parcelle, c’est remettre au cœur de son activité l’entretien collectif des lieux, dans l’attente d’avoir accès à de plus vastes territoires.
D’où vient ce terme de maisonnée ?
Il est travaillé par les féministes de la subsistance, mais aussi par les anthropologues qui parlent de « household », mettant en évidence à quel point les termes de « maison », « ménage », « famille » n’ont pas du tout le même sens quand nous sommes en société de subsistance. Point fondamental, la maisonnée n’est pas organisée en genre binaire (tout le monde n’enfante pas) et elle n’est pas composée que d’êtres humains. Elle est pleine d’outils, d’animaux, de plantes, d’esprits des lieux, qui sont consubstantiels à cette maisonnée. J’en suis venue à faire de ce terme un concept clé de La Subsistance au quotidien1 pour désigner ce niveau d’organisation affinitaire dédié à la subsistance. C’est un terme qui me permet de faire le pont entre des sociétés paysannes disparues, des groupes autochtones, des sociétés néo-paysannes, des collectifs, tels qu’on peut par exemple en voir sur des ZAD.
Vous vous êtes focalisée sur certains rapports de pouvoir au sein de cette maisonnée, interrogeant notamment la division genrée du travail domestique.
« La politique de la parcelle, c’est remettre au cœur de son activité l’entretien collectif des lieux, dans l’attente d’avoir accès à de plus vastes territoires. »
Si les alternatives nous font retomber sur du patriarcat, c’est pour le moins embêtant. Enquêter sur une maisonnée fondée sur un couple hétérosexuel participait de cette réflexion sur les effets de genre. J’ai pris un cas répandu (le couple demeure un mode de regroupement fréquent dans les alternatives), qui permet d’étudier de très près la division genrée du travail, la valeur symbolique différente accordée aux différentes tâches et, donc, une éventuelle hiérarchisation entre celles-ci. J’ai découvert qu’une partie des tâches restaient genrées, mais qu’en revanche, les deux adultes de cette maisonnée s’activaient de façon intense et équivalente, en abolissant notamment la division entre tâches productives et reproductives. J’ai essayé de trouver des catégories de qualification qualitative du temps pour voir si on ne se trouvait pas dans une situation ou l’un faisait des tâches pénibles tandis que l’autre non. Ma surprise a été de découvrir que corvées et plaisirs était très également répartis. Mes comptages montrent que, finalement, la division du travail n’est ici admise que parce qu’il y a une répartition de la charge mentale et de la charge physique qui fait que chacun s’y retrouve.
J’ai ensuite essayé de comprendre pourquoi des personnes qui aimeraient pouvoir intervertir davantage les rôles de genre n’y parviennent pas. Cela soulève un problème important de la vie néo-paysanne et néo-artisanale en micro-ferme. C’est un travail extrêmement intense et exigeant un rythme très soutenu, pour pouvoir tenir des postes d’activité variés qui vont des poules aux chèvres, au fromage, aux ruches, aux fruitiers, aux légumes, au pain… Le plus simple pour le couple investigué a été de se distribuer les postes et de se mettre, en revanche, à disposition de l’autre pour les moments qui requièrent d’être plusieurs. Florian et Myriam se trouvent au moment de l’enquête à la limite de leurs capacités en termes de régime d’attention. Je pensais qu’il y aurait plus de moments de repos dans la journée, mais il y a une superposition très forte des activités, et une sociabilité très importante, avec des copains qui passent à tout moment. Le temps semble se distendre dans ces moments-là, mais la vigilance reste constante : il y a tant d’êtres vivants dont il faut s’occuper qu’il y a toujours quelque chose à faire. Ce qui semble être parfois une simple déambulation, d’un point à un autre, est en fait aussi un moment de veille : on jette des petits coups d’œil pour voir si tout se passe bien dans les champs.
Votre démarche ne court-elle pas le risque de donner du sens à chaque geste, chaque action, là où peut-être il n’y en a pas ? Vous parlez justement d’une « politisation du moindre geste » pour décrire les pratiques des personnes que vous avez enquêtées. Y a‑t‑il des choses qui, malgré tout, pourraient être laissées au hasard ?
Il y a sûrement un biais de méthode, oui. Florian et Myriam ont verbalisé plein de choses pour moi, puisqu’ils savaient que je m’intéressais au moindre détail. Mais il y a aussi un élément inhérent à ce mode de vie qui politise le moindre geste et doit lutter au quotidien contre un monde conventionnel. Tous les gestes sont réfléchis parce qu’ils doivent faire face à une montagne d’obstacles. Les matériaux, les outils, les institutions, les lois, les règles d’interaction ordinaire ne sont pas faites pour vivre de manière radicalement écologique. Ça pourrait être bien de baisser la garde par moments, de se laisser aller, mais il faut bricoler, contourner, inventer, arbitrer ce qui doit être gardé du monde de la consommation-production et ce qui peut lui être substitué… Florian et Myriam débattent énormément entre eux, ainsi qu’avec leur réseau d’entraide. Par exemple, elle était végétarienne et antitech et il est omnivore et low tech… Ils incarnent à eux deux des bouts d’écologie politique différents qui coexistent sur un même territoire. Il ne faut toutefois pas penser que ce livre est parvenu à faire le tour des parcelles de terres et de temps de cette maisonnée. Il y a des moments dont je n’ai pas rendu compte, parce qu’on est dans le domaine de l’indicible. On en arrive aux limites des sciences sociales. L’étape d’après, c’est la littérature.
Une même recherche d’autonomie caractérise vos différents terrains d’étude, dans une maisonnée, un village, un réseau ou une ZAD. Est-ce que l’institution de règles communes se fait selon les mêmes mécanismes ?
Il y a un mécanisme commun, qu’on pourrait appeler l’« agora déambulée », qui consiste à ne pas faire de réunion dans un espace-temps dédié, mais de créer les règles communes sur place, en marchant, avec les gens concernés. Il y a des temps de réunion, d’assemblée, et puis il y a des temps de rencontres et de visites sur place. On est ici très proche de ce qui se joue dans la vie d’ateliers sans patron : on ne discute pas sur plan, on discute sur pièce. C’est un élément fondamental du fonctionnement politique de ces espaces. Quand on est dans une réunion-agora, il y a des phénomènes de captation de parole et d’autorité. L’organisation en petits groupes affinitaires qui caractérise le milieu de l’autonomie, mais aussi des groupes d’écologie politique, vise au contraire à une plus grande horizontalité dans la prise de décision. Dans le cas du travail de subsistance (qui ne s’improvise pas et implique de la régularité), j’ai constaté plusieurs logiques de distribution entre travail de subsistance et mobilisation dans l’espace public : selon le cycle de vie (avec les plus jeunes sur le front) et en fonction des disponibilités biographiques. Ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui cumulent tous les engagements, mais le plus important, c’est qu’elles appartiennent au même réseau d’entraide local.
Une division du travail militant s’imposerait sur une division du travail social ?
« Personne ne se soustrait aux tâches nécessaires à la fabrique du quotidien. C’est un point majeur de la critique de la hiérarchisation entre tâches manuelles et intellectuelles. »
Pas tout à fait, parce qu’aucune de ces personnes n’est loin l’une de l’autre. Il ne faut pas penser en termes d’individus qui seraient obligés de cumuler tous les postes, mais en termes de collectif. Tout le monde fait un bout de tout, et certains peuvent s’engager dans les luttes frontales, tandis que d’autres se mettent sur le terrain des luttes feutrées, qui consistent à persister sur un territoire… C’est une toute autre répartition que celle des député·es qui, à ma connaissance, ne font pas de rotation en cuisine à la cantine de l’hémicycle ! Sur mes terrains d’enquête, personne ne se soustrait aux tâches nécessaires à la fabrique du quotidien. C’est un point majeur de la critique de la hiérarchisation entre tâches manuelles et intellectuelles.
Il y a néanmoins des contraintes structurelles. Vous parliez de personnes à la limite de leurs capacités, tant leurs activités de subsistance leur demandent d’énergie et d’attention. Ça n’est pas propice à un investissement dans des luttes soumises à une temporalité d’urgence…
Il se trouve que j’ai oscillé entre plusieurs villages et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à la même période. J’ai pu voir des boulangers-paysans qui distribuaient des flyers pour la lutte de Notre-Dame-des-Landes sans jamais être allés sur place, parce que c’est trop loin et qu’ils sont débordés. Mais ils avaient des copains qui étaient allés et qui leur racontaient. Il n’y a pas de lutte frontale possible sans toute cette chaîne de soutien, qui passe par des comités mais aussi par des personnes ancrées dans des lieux, qui n’ont pas le temps de prêter main forte sur place, mais qui vont soutenir les copains et copines militant·es à leur manière. Dans des luttes comme celle menée à Notre-Dame-des-Landes ou par les Soulèvements de la terre, un certain nombre de gens y vont pour d’autres, qui ne peuvent pas se déplacer. Si demain s’engage une lutte contre un grand projet inutile au pied de ces villages, il y aura déjà une familiarisation à ce type de lutte. La base arrière deviendra base avant.
C’est sur ce genre d’espaces que s’appuient les Soulèvements de la Terre pour organiser une multitude d’actions localisées.
Les Soulèvements de la Terre s’appuient sur des réseaux locaux, des associations très mobilisées, sur des gens à même de passer de la lutte feutrée à la lutte frontale. Dans mes livres, je veux montrer que ces deux modes de lutte correspondent à un éventail de positionnements complémentaires, tout en occupant des places différentes. Et quand je dis « place », c’est autant une place de marché de plein vent qu’une boulangerie qui fait du pain au levain. Ces places, comment les tenir ? Ce sera toujours une lutte, pour la simple raison que ce n’est pas conventionnel. Ces circulations sont primordiales parce que celles et ceux qui sont investis dans une lutte frontale prennent des coups, voire s’épuisent, mais ils savent aussi qu’ils peuvent se rabattre sur des formes plus feutrées. Et inversement. Je pense à Kropotkine, dans La Conquête du pain, qui rappelle qu’il faut des gens qui prennent en charge les moyens de production pendant la révolution. Il n’y a pas de révolution qui tienne sans être nourrie et vêtue. Je pense que c’est une puissance importante du mouvement social d’unir toutes ces formes de lutte et toutes ces forces de travail. Cela permet des voies d’entrée différentes — de la yourte à la lutte contre un grand projet inutile. Une lutte frontale sans grenier aura des difficultés à se pérenniser dans le temps. Une lutte feutrée qui ne serait pas reliée d’une manière ou d’une autre à une lutte frontale a une portée limitée.
Une notion irrigue vos deux ouvrages, celle de subsistance. Vous écrivez dans Quotidien politique qu’elle donne lieu à « un tressage entre féminisme, marxisme, anarchisme et écologie ». Ce tressage, c’était quelque chose qui manquait jusqu’à présent ?
Les auteurs et les autrices qui m’ont intéressée travaillent sur la question de la subsistance, qu’ils viennent du marxisme hétérodoxe comme Henri Lefebvre, de la contre-culture avec Illich, ou du féminisme, à l’instar des écoféministes allemandes comme Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen. Ces théoriciens et théoriciennes sont aussi des activistes qui ont défendu les sociétés paysannes et artisanes, érigées en politique de vie à réinventer pour faire advenir l’égalité sociale, sortir du patriarcat et du capitalisme écocidaire. Dans cette réflexion, la subsistance joue un rôle nodal. Elle est nécessaire à la reproduction de la vie sur terre. Nous sommes dans un monde de « natureculture », pour reprendre la belle formule de Donna Haraway, où la question de la juste répartition et distribution des besoins primaires entre différents occupants du monde, humains et autres qu’humains, est urgente. Les paysans, paysannes, artisans et artisanes sont outillés pour cette fine connaissance des bornes à ne pas franchir. C’est plus qu’un métier, c’est un mode de vie qui oblige à travailler en prise directe avec des milieux de vie, quotidiennement arpentés de sorte à jauger le soin que requiert la reproduction de la matière.
« Une lutte frontale sans grenier aura des difficultés à se pérenniser dans le temps. Une lutte feutrée qui ne serait pas reliée d’une manière ou d’une autre à une lutte frontale est de portée limitée. »
Il ne s’agit pas de dire que toutes les sociétés paysannes, ou toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, sont égalitaires ou préoccupées par le soin du monde. Il y en a qui s’avèrent esclavagistes, patriarcales et qui ont asséché les ressources naturelles ; mais certains groupes paysans, dans certaines régions, à certains endroits, à certaines époques, ont pu mettre en œuvre des fonctionnements horizontaux qui placent la répartition des tâches, des biens et services de la subsistance au centre du débat politique. Aujourd’hui, ce sont des groupes racisés dans le Sud global ou dans nos serres chauffées du Nord global, des femmes de ménage, des nounous sous-payées qui s’occupent de la subsistance. Le cadre théorique que proposent les féministes de la subsistance est indissociablement décolonial, anticapitaliste, écologique, tout en interrogeant la capacité de grosses structures comme l’État-nation à opérer une redistribution qui soit juste et qui corresponde à des milieux de vie d’une variété infinie.
Est-ce là que se joue la différence avec des perspectives en apparence assez proches ?
À la différence de ce que propose l’écosocialisme, la subsistance se situe à une échelle qui n’est pas planifiable. Il s’agit au contraire de s’ajuster aux populations, et pas uniquement humaines. Même si tous les théoriciens et théoriciennes que j’ai cités ne se revendiquent pas de l’anarchisme, il y a une critique forte de l’État-providence centralisé, dont la capacité à assurer la subsistance est mise en doute, car la subsistance est nécessairement ancrée dans un territoire, et fondée sur la prise en compte très fine de ce dont un milieu de vie interspécifique a besoin. Ce que j’ai essayé de montrer en optant pour la méthode de l’ethnocomptabilité, c’est que ce n’est pas de la « simplicité volontaire » individuelle, c’est, bien au contraire, une montée en compétences collective, pour saisir les bons embranchements et enchevêtrements ! Ça façonne un régime d’attention qui repose sur des concernements superposés, des aléas imprévisibles et impose un agenda qui n’est plus celui des seuls êtres humains.
Si la perspective de la subsistance porte une critique radicale de l’État-providence, il semble dès lors difficile d’imaginer l’articulation de cette perspective émancipatrice avec celle portée dans le cadre du salariat, par un mouvement organisé, des syndicats…
J’ai rencontré tous les cas de figure sur mes différents terrains d’étude. Certaines personnes sont salariées, dans des SCOP notamment : elles ont des parts équivalentes de leur société, possèdent leur moyen de production, participent d’un salariat redistributif, payent des cotisations sociales. Il y a aussi des auto-entrepreneurs et des auto-entrepreneuses. Enfin, il y a des personnes qui vivent du RSA. Ça n’est pas le gros des personnes que j’ai rencontrées, parce que c’est assorti de contraintes et qu’il y a beaucoup de pratiques de subsistance ou artisanales qui permettent de se dégager un revenu sans en passer par là. Il y a donc tout un spectre de positionnements. Néanmoins, l’horizon du salariat, où on ne posséderait pas ses moyens de production et où on travaillerait pour quelqu’un d’autre, est effectivement contesté.
Pourquoi ?
Parce qu’il y a une appropriation de la plus-value, ce qui n’est pas compatible avec un horizon émancipateur. Le féminisme des années 1970 portait déjà une critique de l’exploitation salariale. Des féministes matérialistes, comme Silvia Federici, sont allées jusqu’à demander un salaire ménager (wages for housework) pour mettre en banqueroute le capitalisme qui invisibilise et disqualifie ce travail gratuit. C’est aussi une façon de montrer que le salariat, en devenant la condition d’obtention de droits sociaux, est défavorable aux femmes, qui se trouvent davantage à mi-temps, au foyer, moins payées. Cette stratégie contre-salariale est cependant délicate. Elle pourrait participer d’une offensive néolibérale, qui serait ravie de se débarrasser du salariat et de diminuer la part des cotisations, alors qu’il importe au contraire de faire en sorte que les services publics ne soient pas sabordés et que les maigres acquis sociaux ne soient pas supprimés.
« La subsistance est nécessairement ancrée dans un territoire et fondée sur la prise en compte très fine de ce dont un milieu de vie interspécifique a besoin. »
Adopter une réflexion sur la subsistance permet en tout cas d’ajouter à la question des droits sociaux une revendication importante : la demande en nature d’un accès à la subsistance. En bout de chaîne, le salariat implique d’exploiter des gens qui seront sous-payés, parce qu’il faut bien un travail de subsistance en contact avec la matière qui ne soit pas rémunéré. C’est consubstantiel au capitalisme de spécialiser, périphériser et d’exploiter le travail de subsistance. Il faut donc adopter une perspective intersectionnelle et prendre en compte toutes les formes d’exploitation pour s’en libérer. Je propose, dans la conclusion de La Subsistance au quotidien, de faire figurer au rang de discrimination majeure les interdits d’accès à un territoire de subsistance qui soit viable, c’est-à-dire ni saccagé, ni approprié, ni pollué, bref qui permette aux gens d’en vivre. Cette discrimination majeure, c’est ce qu’on appelle aussi une injustice environnementale.
On retrouve cette même insistance à propos de l’accès à la terre, de la possibilité d’un ancrage et de la nécessité d’une libre circulation dans Écologie pirate de Fatima Ouassak, qui s’adresse au courant écologiste tout en le critiquant. Malgré les convergences, l’écologie populaire qu’elle revendique et celle que vous décrivez sont séparées par un fossé géographique et sociologique…
Les deux ouvrages de Fatima Ouassak posent de façon claire, radicale et très stimulante l’impasse dans laquelle se trouve une écologie politique et un mouvement anticapitaliste sans perspective décoloniale radicale. Lesdites démocraties sont fondées sur une égalité en droit et pas une égalité en nature. C’est une citoyenneté sans territoire dont les personnes issues de l’immigration se trouvent doublement exclues.
Vous observez des stratégies politiques interstitielles, en-dehors de l’État, tandis que Fatima Ouassak termine Écologie pirate sur une appel à la sécession. Est-ce un axe qui vous paraît pertinent ?
L’écoféminisme s’intéresse aussi à la sécession : Françoise d’Eaubonne en appelait à la grève des ventres en 1974. Se retirer de cette action reproductive, c’était une forme de sécession. Mais je n’ai pas mis l’accent sur cette question, parce que mes travaux ethnographiques m’ont conduit à voir d’autres ressorts : dans les micro-régions alternatives, des liens très forts sont tissés entre néo-ruraux, alternatifs du coin et gens du cru, formant une minorité active sur un territoire. Ce qui peut engendrer des conflits avec les habitants historiques, des rejets, des exclusions — avec un pouvoir d’accélération ou de nuisance très élevé des équipes municipales. Les zones à défendre s’appuient sur ces soutiens locaux, tout en essayant de montrer l’autonomie propre d’une zone composée de paysan·nes, artisan·es, militant·es, artistes, qui assemblent leur force de travail. Dans Quotidien politique, je parle cependant d’« ancrage » et pas d’enracinement. Parce qu’il y a une autre dimension importante : il n’y a pas de re-territorialisation sans nomadisme. Les gens font le tour des alternatives avant de s’installer et vont de lutte en lutte. Fatima Ouassak explore la même tension avec l’ancrage d’un bateau libre de circulation. Il s’agit à la fois d’avoir le droit de s’ancrer quelque part et de mettre les voiles pour aller de lieu en lieu.
À partir de vos travaux, vous formulez une « hypothèse vicinale », là où d’autres ont élaboré une hypothèse communiste, communiste-libertaire ou encore autonome… Pouvez-vous la décrire ?
Face à la théorisation politique qui pense à partir de l’État ou de citoyens égaux en droit, j’ai essayé de mettre en évidence d’autres pensées de l’égalité qui n’assimilent pas hâtivement l’interconnaissance à l’esprit de clocher. Il est salutaire de sortir de cette dichotomie issue d’une conception très républicaine de la démocratie et de la ville. Sous prétexte qu’on se connaîtrait, on serait nécessairement pris dans une forme de clientélisme ou de favoritisme, tandis que l’anonymat serait gage de tolérance et de brassage. C’est un mouvement inverse que j’ai pu observer aussi bien sur le terrain que dans des textes qui théorisent la notion de proche. Vivre dans un régime de familiarité ne veut pas dire ne pas être en capacité d’organiser une autogestion des conflits. Le fait de se connaître peut au contraire être une bonne manière de soulever des injustices et de les résoudre. L’hypothèse vicinale consiste à troubler cette fausse évidence : l’assimilation entre campagne, esprit borné, interconnaissance d’un côté, et de l’autre, la ville comme creuset d’une civilisation ouverte. L’économiste et militante écologiste autochtone Winona LaDuke montre par exemple comment sa communauté ojibwe gère politiquement la subsistance commune. Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, elles, ont mis en évidence le fait que la question politique principale, c’est bien la redistribution équitable du travail de subsistance et des fruits de ce travail. Vivre en lien avec son voisinage, cela peut vouloir dire vivre dans une société de « concernement réciproque », en capacité d’anticiper les besoins d’autrui, de trouver des solutions ajustées. L’hypothèse vicinale conduit par ailleurs à composer avec un voisinage hétérogène, avec des gens qui vont et viennent. Le territoire du proche n’est pas celui de l’arbitraire, mais de l’ajustement. Cela rejoint la réflexion sur les maisonnées en lien avec d’autres maisonnées.
C’est peut-être là que les alternatives rurales que vous avez observées se distinguent du cadre de l’autonomie politique, essentiellement affinitaire, comme l’a décrit le sociologue Colin Robineau dans Devenir révolutionnaire. L’hypothèse vicinale implique une dépendance aux terres disponibles — donc à la géographie.
« L’hypothèse vicinale consiste à troubler cette fausse évidence : l’assimilation entre campagne, esprit borné, interconnaissance d’un côté, et de l’autre, la ville comme creuset d’une civilisation ouverte. »
Le groupe décrit par Colin Robineau a décidé de composer avec les quartiers où il se trouve. C’est un groupe affinitaire, oui, mais qui fait un travail de composition et d’ancrage pour éviter d’être dans l’entre-soi. L’hypothèse vicinale part du déjà-là, des gens du coin, du quartier. Le problème, c’est que les alternatives se regroupent, s’attirent les unes les autres. Cela peut entraîner un phénomène de saturation qui se traduit par une augmentation du prix du foncier dans certains espaces, tandis que d’autres restent désertés. Les géographes et économistes Katherine Gibson et Julie Graham invitent à faire communauté depuis l’endroit où les gens sont installés.
Y a‑t‑il des critères sociaux et géographiques qui favoriseraient l’émergence d’un milieu alternatif en un territoire donné ?
Les critères sociaux sont premiers : les classes moyennes blanches bachelières constituent le gros des troupes alternatives en zone rurale. Mais il faut aller dans le détail des trajectoires. À Valondes, il y a davantage de personnes avec un bac +2, qui ont fait des études techniques, que de personnes qui ont fait des études longues. Le point le plus important dans leur parcours, c’est un voyage dans un pays du Sud qui leur a permis de réévaluer les savoir-faire vernaculaires et d’acquérir une certaine expérience de la campagne dans leur socialisation. Ensuite, il faut trouver le bon lieu où s’installer : il ne faut pas un marché foncier bloqué. Et, quand je parle de marché foncier, ça n’est pas seulement les maisons, mais l’achat de terrain, de petites parcelles où poser discrètement un habitat léger. En cela, les espaces redessinés par l’agro-industrie avec des mégaparcelles, sans haies, et adossés à une grande ville, ne sont pas propices à ce genre d’initiative. Les espaces ruraux bocagers, de moyenne montagne, forestiers, loin des banlieues des grandes métropoles, sont plus propices à ce genre d’installation. C’est à la campagne que le territoire de subsistance est le plus complet et le plus vaste.
Mais les petites villes jouent un rôle très important en assurant la circulation ville-campagne et la concentration d’un certain nombre de services. Les banlieues, qui sont soumises à une pression immobilière énorme, se trouvent mal loties — entre les routes et les espaces commerciaux, alors même que les zones périurbaines ont pu auparavant être d’importants lieux d’approvisionnement potager et fruitier. La ville sans territoire proche de subsistance, c’est une invention très contemporaine. Il suffit de penser aux terres maraîchères d’Argenteuil, d’Aubervilliers… Les formes urbaines produites par l’industrialisation se développent en décimant lieux et savoir-faire de subsistance. Qui connaît la qualité de la terre qui se trouve sous son immeuble ? Est-elle argileuse, polluée, riche d’amendements multiséculaires ? Elle n’est tout simplement pas visible, elle est recouverte de bitume. Si c’est du sable dans un bac pour enfants, il a été acheminé de très loin et les endroits végétalisés se font avec l’apport de bennes de terre. On crée des habitats et des villes dans lesquelles la possibilité même de déployer un minimum de subsistance n’est pas possible. À part donner des coups de tractopelle, je ne vois pas bien comment faire avancer le droit à la subsistance. Même si les mairies concèdent quelques jardins partagés, cela reste microscopique, eu égard à la population.
D’où votre recours à l’expression ambivalente de « politique de la parcelle ».
Oui. Parce que le recours à la parcelle est d’abord une contrainte : c’est subi, on accède à des miettes. Quand on voit où sont situés certains jardins partagés — le long d’une voie ferrée, entre une quatre-voies, sur des toits d’immeubles — on comprend que c’est la dernière roue du carrosse urbain. Quand bien même il s’agirait d’un hectare entier qui échapperait aux investissements immobiliers, cela resterait sans commune mesure avec ce qu’implique le travail de subsistance dans sa totalité : il faut aussi des lieux de transformation, de quoi stocker, redistribuer… Ce sont des fermes et des ateliers qu’il faut ramener en ville. Finalement, je peux moins facilement décrire les éléments géographiques favorables à la subsistance que ceux qui lui sont hostiles.
La politique de la parcelle, c’est donc accepter de se battre pour des miettes, de rentrer dans une concurrence entre alternatifs pour acquérir du foncier ?
Tout dépend à quelle échelle on raisonne. Il y a des endroits qui sont densément peuplés d’alternatives et d’autres, où il va s’agir de se retrouver « pionnier » sur des terres avec une plus forte proportion de gens qui votent à l’extrême droite et des administrations qui ne sont pas du tout sensibilisées aux questions écologiques, encore moins à l’autogestion. Les luttes frontales permettent donc d’ouvrir des fronts d’installation. Ce qui est sûr, c’est que dans tous les lieux enquêtés, il y a ce que j’ai appelé des « bios du cru » : des gens qui sont nés là et qui ne font pas comme tout le monde. Ce sont de sacrés alliés parce qu’ils et elles vont pouvoir mettre à disposition des terres, un réseau social, du bâti, du matériel, et faciliter l’arrivée de nouvelles personnes qui mettent en œuvre des idées ou des pratiques qu’ils et elles soutiennent. La contrepartie, c’est que ces mises à disposition restent limitées dans le temps et l’espace : que se passe-t-il si ces alliés meurent ? Les héritier·ères peuvent vendre la ferme, rompre les arrangements de prêts de champs. La sanctuarisation de zones non propriétaires est fondamentale. Le combat politique doit aller jusqu’au bout de la perspective de la subsistance : la redistribution massive de terres et de bâtis, pour sortir du cumul des dominations (de genre, de classe, de colonialité et de privation d’un territoire de subsistance).
Illustration de bannière : extrait de l’herbier de prison de Rosa Luxemburg
- Deux textes précèdent cet ouvrage : « Changer d’échelle. Penser et vivre depuis les maisonnées », Terrestres, 5 janvier 2021 ; « Préface. Pour un écoféminisme de la fabrique collective : géopolitique de la maisonnée » dans Françoise d’Eaubonne, Écologie/féminisme. Révolution ou mutation ?, Rennes, le passager clandestin, 2023.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Xavière Gauthier et Hélène Laurain : « Nucléaire, féminisme, littérature », septembre 2023
☰ Lire notre article « Revenir au bois : pour des alternatives forestières », Roméo Bondon, juin 2023
☰ Lire notre portrait « Marie et Thierry : le pain et la terre », Roméo Bondon, mai 2022
☰ Lire notre entretien avec Paul Guillibert : « Vers un communisme du vivant ? », mars 2022
☰ Lire notre entretien avec Silvia Federici : « Le féminisme d’État est au service du développement capitaliste », avril 2020