L’hypothèse autonome


Depuis les grèves sau­vages dans l’Italie des « années de plomb » jus­qu’aux ZAD d’au­jourd’­hui, la mou­vance auto­nome est sou­vent réduite aux actions sans len­de­main de col­lec­tifs grou­pus­cu­laires. Or c’est au sein d’u­sines qu’est née l’Autonomia ita­lienne ; c’est contre la métro­pole que se sont regrou­pés les Autonomen alle­mands ; c’est pour mettre en échec l’ex­ten­sion de cette der­nière à l’en­semble de la vie contem­po­raine que d’au­cuns luttent et habitent dans un seul et même élan. Plus qu’un ensemble de pra­tiques, l’au­to­no­mie poli­tique serait, pour ses par­ti­sans, une hypo­thèse théo­rique à réin­ves­tir afin de nour­rir à nou­veaux frais les luttes en cours : en dres­sant la généa­lo­gie de ces mou­ve­ments et en dis­cu­tant de leurs limites, le cher­cheur Julien Allavena livre avec L’Hypothèse auto­nome, tout juste paru aux édi­tions Amsterdam, une syn­thèse bien­ve­nue. « Est-il réel­le­ment pos­sible de pro­vo­quer un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire en espé­rant radi­ca­li­ser des mou­ve­ments sociaux ? » Nous en publions un extrait1.


Printemps 2016 : à l’avant de la mani­fes­ta­tion pari­sienne, le phé­nix des ban­de­roles bolo­naises de 19772 renaît de ses cendres, presque qua­rante plus tard, sous forme d’un char en car­ton et papier mâché appuyé sur un cad­die, avant d’être brû­lé place de la Nation. D’aucuns croient dès lors à un cer­tain revi­val de l’Autonomia3, qui nour­ri­ra dans les mois sinon les années sui­vantes, outre le main­tien du « cor­tège de tête », nombre d’activités intel­lec­tuelles, cultu­relles, édi­to­riales — à com­men­cer d’ailleurs par ce livre —, jusqu’à ce que les gilets jaunes donnent une tout autre allure à la pers­pec­tive insur­rec­tion­nelle contemporaine.

« Ce ne sont plus les luttes reven­di­ca­tives qui sont à l’initiative des trans­for­ma­tions sociales, mais les restruc­tu­ra­tions ini­tiées au pro­fit du capital. »

On ne sau­rait cepen­dant prendre ce clin d’œil iso­lé comme le signe d’une quel­conque équi­va­lence ; tout au plus pou­vait-il s’agir de l’un de ces « ren­dez-vous tacite[s] entre les géné­ra­tions pas­sées et la nôtre » dont parle Walter Benjamin — ren­dez-vous en l’occurrence man­qué. Car si les sor­cières sont de retour avec le witch bloc, si le Collectif de libé­ra­tion et d’autonomie queer ou encore le Front mons­trueux insur­rec­tion­nel rap­pellent les grandes heures de la dis­si­dence homo­sexuelle, si lun­di­ma­tin comme ACTA et d’autres sites peuvent pré­tendre s’être empa­ré du numé­rique pour recon­duire l’expérience d’Alice ou de Rosso, si bien sûr le black bloc « [démys­ti­fie] les sym­boles de la mani­fes­ta­tion et du cor­tège bien ordon­nés » comme ces « van­dales » appa­rus en 1969, peu d’autoréductions de masse4 ont en revanche vu le jour, et aucune occu­pa­tion n’a sur­vé­cu aux assauts poli­ciers. Surtout, le « par­ti de PSA Montbéliard » se fait tou­jours attendre pour don­ner une force de frappe plus consé­quente à cet ensemble, en met­tant mini­ma­le­ment en crise les rap­ports pro­duc­tifs comme le « par­ti de Mirafiori5 » l’a jadis fait des années durant.

De défaites en défenses

Ce que mani­feste la séquence de l’autonomie fran­çaise évo­quée, notam­ment sur sa fin, c’est pré­ci­sé­ment un déca­lage crois­sant entre cer­taines condi­tions de pos­si­bi­li­té de l’expérience de l’autonomie, notam­ment dans son rap­port au tra­vail, et la réa­li­té des mou­ve­ments sociaux, mobi­li­sa­tions ouvrières com­prises, qui sont appa­rues depuis. Les puis­santes luttes ouvrières de Longwy et Denain offi­cient en effet comme une sorte de point de départ sym­bo­lique d’un nou­veau cycle de lutte, à l’échelle des pays nord-atlan­tiques, carac­té­ri­sé par la défense des emplois indus­triels et des acquis sociaux, dans un contexte de gou­ver­ne­ment par la crise éco­no­mique, de nou­velle révo­lu­tion tech­no­lo­gique et de poli­tique de dés­in­dus­tria­li­sa­tion. Le déve­lop­pe­ment capi­ta­liste qui s’ensuit est alors mar­qué par le ren­ver­se­ment sui­vant : ce ne sont plus les luttes reven­di­ca­tives qui sont à l’initiative des trans­for­ma­tions sociales, mais les restruc­tu­ra­tions ini­tiées au pro­fit du capi­tal. En Italie, cette séquence se met en place à par­tir de la restruc­tu­ra­tion éco­no­mique de la deuxième moi­tié des années 1970, jus­te­ment pour com­pen­ser les conces­sions accor­dées à la fin de la décen­nie pré­cé­dente. Selon les ana­lyses opé­raïstes, elle consiste en une radi­ca­li­sa­tion du tay­lo­risme, menée dans le but de neu­tra­li­ser le refus du tra­vail ouvrier, via sa récu­pé­ra­tion et son inté­gra­tion au pro­ces­sus même de pro­duc­tion, par l’emploi sys­té­ma­tique de machines qui feraient direc­te­ment éco­no­mi­ser le tra­vail vivant. Cela signi­fie que les tech­niques ouvrières visant à s’épargner du labeur à l’insu du contrôle hié­rar­chique sont en quelque sorte inté­grées à la machine et trans­for­mées en gains de pro­duc­ti­vi­té. « Le savoir col­lec­tif [est] mis à dis­po­si­tion de la pro­duc­tion », quand il pou­vait aupa­ra­vant s’y oppo­ser. Bien sûr, comme le note Toni Negri, « l’informatique et le sys­tème de l’automation » par­ti­cipent en pre­mier lieu de cette « espèce de tay­lo­risme per­fec­tion­né », en tant que machines qui « orga­nisent aus­si la force de tra­vail intel­lec­tuelle (machines auto­ma­tiques, machines infor­ma­tiques, la robo­ti­sa­tion) et aug­mentent le degré d’exploitation6 ».

[Christine Crockett]

Ce revers témoigne que la poli­tique du sabo­tage avait fait preuve de courte vue, puisque « le sabo­tage, c’était aller contre les machines qui exis­taient » mais qu’« on ne par­ve­nait pas, en revanche, à inven­ter une méthode pour sabo­ter les machines futures7 ». […] Se réa­lise alors plus com­plè­te­ment ce que Marx avait théo­ri­sé dans son « Fragment sur les machines8 » : l’apparition d’« une nou­velle abs­trac­tion réelle, le gene­ral intel­lect, c’est-à-dire le savoir objec­ti­vé dans le capi­tal fixe et par­ti­cu­liè­re­ment dans le sys­tème auto­ma­tique des machines9 ». […] Les consé­quences à en tirer sont d’une ampleur inédite : ce n’est même pas la demande d’émancipation, mais le conte­nu même de l’expérience de libé­ra­tion qui a ain­si été irré­mé­dia­ble­ment cap­tu­ré par le capi­tal — ce qui appa­raît de façon plus fla­grante encore dans la des­crip­tion du « nou­vel esprit du capi­ta­lisme » qu’ont pro­po­sée Luc Boltanski et Ève Chiapello10. Ce n’est pas la satis­fac­tion de reven­di­ca­tions éco­no­miques qui ont abou­ti à une nou­velle gou­ver­ne­men­ta­li­té du tra­vail, mais le refus de celui-ci et les dési­rs de nou­velles formes de coopé­ra­tion cen­sés y échap­per qui ont été tra­duits en de nou­velles manières de pro­duire. Ce qui s’était sépa­ré poli­ti­que­ment, pour reprendre l’expression de Tronti, est donc réin­té­gré éco­no­mi­que­ment, au moyen d’une recon­fi­gu­ra­tion de l’entreprise et de sa culture du travail.

« La plu­part des com­bats menés depuis les années 1980 inter­viennent d’emblée sur fond de défaite, pour négo­cier les condi­tions de leur défaite même. »

[…] Le pro­ces­sus révèle à ce titre com­bien l’expérience de l’autonomie ouvrière ita­lienne était liée à une situa­tion de sta­bi­li­té et de dis­po­ni­bi­li­té de l’emploi, qua­li­fié ou non, com­bien elle était fina­le­ment hété­ro­nome de la dyna­mique des Trente Glorieuses. Si par la suite, des formes d’auto-organisation ouvrière appa­raissent à nou­veau, c’est tou­jours en étant contraintes à une logique « défen­sive sur les acquis de l’ancien cycle, comme pré­ser­va­tion de l’ancien rap­port entre les classes11 ». L’extranéité12 qu’elles mani­festent s’appuie en effet pour l’essentiel sur une défense de ce qui reste de tra­vail sala­rié et d’État-providence, et non sur une contre-culture anti­tra­vailliste — pré­ci­sé­ment parce que, sur ce point aus­si, l’hégémonie cultu­relle du capi­tal a pro­gres­sé. Ces luttes sont qui plus est rare­ment vic­to­rieuses, dans la mesure où le faible rôle que la force de tra­vail joue dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion machi­nique implique que « les sala­riés ont ain­si per­du, même au sein de la média­tion syn­di­cale, toute influence sur les négo­cia­tions13 ». Dans le cas des tra­vailleurs migrants et réfu­giés, dont les luttes se sont mul­ti­pliées ces der­nières années, cette fai­blesse est redou­blée d’une vul­né­ra­bi­li­té juri­dique qui contraint leurs mobi­li­sa­tions à res­ter au niveau de la reven­di­ca­tion de condi­tions de sur­vie mini­males, sans suc­cès, sinon le temps d’occupations pré­caires, cibles pri­vi­lé­giées des raids poli­ciers. À vrai dire, la plu­part des com­bats menés depuis les années 1980 inter­viennent d’emblée sur fond de défaite, pour négo­cier les condi­tions de leur défaite même.

[…] C’est la même pers­pec­tive, à vrai dire par­fai­te­ment hégé­mo­nique dans les cou­rants contes­ta­taires, qui semble avoir blo­qué le sur­saut des gilets jaunes en 2018. Aussi impres­sion­nants qu’aient été les moyens mis en œuvre dans cette séquence, ils se résu­maient en fin de compte à la mobi­li­sa­tion des anciennes formes de la révo­lu­tion dans une visée qui demeu­rait elle réfor­miste. Les aspects les plus « com­mu­na­listes14 » du mou­ve­ment n’esquissaient en rien une ten­dance à la com­mu­ni­sa­tion, mais se rap­por­taient en fait à des tech­niques reven­di­ca­tives visant une res­tau­ra­tion du com­pro­mis key­né­sien. Les gilets jaunes auraient pris l’Élysée avec l’aide du black bloc, cela n’aurait rien don­né de plus qu’un beau sac­cage. Après le 16 mars 2019, acmé des épi­sodes de des­truc­tions maté­rielles qui ont mar­qué le mou­ve­ment, son chant du cygne, celui-ci s’est d’ailleurs qua­si éteint faute de réponses venues d’en haut. C’est que l’indiscipline, certes radi­cale, ne s’adressait tou­jours qu’à l’État, dans la conti­nui­té du cycle défen­sif. Elle éla­bo­rait certes une décli­nai­son de celui-ci autour des ques­tions du pou­voir d’achat et du sur­en­det­te­ment, mais n’interrogeait jamais ou presque les condi­tions de tra­vail en situa­tion. Aussi enthou­sias­mants fussent-ils, les ronds-points n’ont jamais été des soviets sus­cep­tibles d’acquérir quelque pou­voir que ce soit — du reste, un tel scé­na­rio est deve­nu depuis long­temps maté­riel­le­ment impra­ti­cable, avec la fin de la classe ouvrière de métier. Ils auraient pu tout au plus deve­nir des ZAD, en per­sé­vé­rant dans l’appropriation et l’édification d’espaces auto­nomes, se pro­té­geant de la gou­ver­ne­men­ta­li­té au lieu de l’attaquer fron­ta­le­ment : en trou­vant leur fin en eux-mêmes, et non plus dans l’espoir de réformes. […] C’est pour­tant sur ce che­min non emprun­té qu’auraient pu s’exprimer, de manière inédite, les savoir-faire ouvriers deve­nus inutiles à la production.

[Christine Crockett]

L’autre « modèle allemand »

Malgré ce contexte main­te­nant qua­ran­te­naire, des phé­no­mènes qui se réclament de l’autonomie sub­sistent dans la plu­part des grandes villes euro­péennes, à l’échelle de petits réseaux pou­vant comp­ter jusqu’à quelques cen­taines de per­sonnes. Tout un milieu, d’ailleurs plus « auto­no­miste » qu’autonome, le niveau de répres­sion glo­bale empê­chant des pra­tiques illé­gales pérennes, conti­nue ain­si de faire vivre la tra­di­tion issue des années 1970, ne serait-ce qu’en tant que cou­rant d’opinion. […] Depuis les années 1980, ce milieu ne s’en est pas moins inter­na­tio­na­li­sé et inter­con­nec­té en se gref­fant aux nou­veaux mou­ve­ments sociaux, et, sur­tout, à par­tir de la fin des années 1990, au mou­ve­ment dit alter­mon­dia­liste. Il a sui­vi en cela un modèle essen­tiel­le­ment déri­vé de l’expérience alle­mande, qui, en sur­vi­vant de façon mineure mais cer­taine à la contre-insur­rec­tion glo­bale, est deve­nue l’épicentre à par­tir duquel se sont dif­fu­sées les pra­tiques et expé­riences auto­nomes. Dans les villes où ils existent, les milieux auto­nomes se confondent d’ailleurs en grande par­tie, en tout cas dans les années 1990, avec les milieux du squat, que ce soit à Amsterdam, Barcelone, Brighton, Copenhague ou encore Poznan, pour ne citer que des exemples qui ont été étu­diés15.

« L’expérience alle­mande, en sur­vi­vant de façon mineure mais cer­taine à la contre-insur­rec­tion glo­bale, est deve­nue l’épicentre à par­tir duquel se sont dif­fu­sées les pra­tiques et expé­riences autonomes. »

Surtout, ils héritent du mou­ve­ment alle­mand un rap­port dés­in­hi­bé à l’autonomie du poli­tique. Pour la plu­part des Autonomen16 for­més aux séquences de contes­ta­tion étu­diante, anti-nucléaire ou au squat, la réa­li­té de la lutte orga­ni­sée a en effet tou­jours rési­dé non pas dans un mou­ve­ment, c’est-à-dire un conflit répé­té sinon per­ma­nent, mais dans des cam­pagnes ponc­tuelles, qui cherchent à mobi­li­ser en réponse aux avan­cées de la métro­po­li­sa­tion. Elles consti­tuent avant tout une moda­li­té d’organisation pra­tique, en l’absence d’un mou­ve­ment de fond durable, qui soit régu­liè­re­ment por­teur d’échéances durant les­quelles se retrou­ver — ce que les occu­pa­tions n’ont jamais réus­si à être plus de quelques mois. D’autres moments d’agglomération inter­viennent à un rythme sou­te­nu, pour l’essentiel des congrès et des émeutes17 soit des phé­no­mènes tout aus­si évé­ne­men­tiels. Le nar­cis­sime des petites dif­fé­rences semble quoi qu’il en soit l’emporter sur ces efforts, puisque les auto­nomes alle­mands ont tou­jours évo­lué par « petits groupes18 », sou­vent rat­ta­chés à leurs squats ou espaces alter­na­tifs res­pec­tifs, et qui « n’ont jamais été capables de main­te­nir ne serait-ce qu’un degré mini­mum de coor­di­na­tion19 » entre eux.

Cette ato­mi­sa­tion est néan­moins syno­nyme d’une grande liber­té d’action, pou­vant repo­ser sur la confiance mutuelle acquise au fil d’un quo­ti­dien par­ta­gé avec quelques per­sonnes, mais à une échelle par consé­quent très réduite. […] Dès les années 1970, ce sont les luttes anti nucléaires ou contre les pro­jets d’aménagement qui deviennent autant d’occasions de mettre en œuvre la tac­tique de la cam­pagne. La poli­tique de l’Allemagne de l’Ouest en termes de pri­va­ti­sa­tion du ter­ri­toire amorce en effet le pro­ces­sus désor­mais bien docu­men­té d’extension de la métro­pole au-delà des fron­tières du tis­su urbain, notam­ment sur le plan des res­sources éner­gé­tiques. C’est le pre­mier moment d’accélération de l’expansion qui a conduit des auto­nomes fran­çais à écrire plus de trente ans plus tard, que « s’il y a bien des zones abso­lu­ment métro­po­li­taines, au sens de zones abso­lu­ment sous contrôle, il n’y a pas de ter­ri­toire non métro­po­li­tain. C’est la tota­li­té du ter­ri­toire qui, en tant que ter­ri­toire, c’est-à-dire en tant que désert, est pola­ri­sé par la métro­pole. Une inexo­rable ban­lieue s’étend sans conteste de Paris jusqu’au vil­lage le plus recu­lé du Limousin20. »

[Christine Crockett]

L’implantation, à par­tir des années 1970, d’annexes de la ville et de ses fonc­tions éco­no­miques en zone rurale, et leur mise en réseau sys­té­ma­tique, abou­tissent en effet à la for­ma­tion de ce type de « conti­nuum sécu­ri­sé de dis­po­si­tifs7 » qua­si par­fait. Pour pré­tendre lut­ter contre lui, il va désor­mais s’agir, pour les mili­tants, d’opérer une jonc­tion entre d’une part les « points focaux de l’activisme [en] zones rurales et villes de pro­vinces21 », et de l’autre la « poli­tique radi­cale des centres urbains7 », grâce à des ras­sem­ble­ment ponc­tuels. C’est la dyna­mique qui débute à Wyhl, une petite com­mune rurale de l’ouest du pays jusque-là bien éloi­gnée des pré­oc­cu­pa­tions des radi­caux, contre le pro­jet de construc­tion d’une nou­velle cen­trale nucléaire, en réponse à la crise de l’énergie pro­vo­quée par le choc pétro­lier de 1973. L’État alle­mand enten­dait aus­si faire de cette cen­trale le réser­voir éner­gé­tique d’une future indus­tria­li­sa­tion mas­sive des alen­tours. En février 1975, le chan­tier est le lieu de ren­dez-vous de près de trente mille per­sonnes, sur­tout issues du milieu mili­tant urbain, ce qui pro­voque l’arrêt du pro­jet, et bien sûr ragaillar­dit les par­ti­ci­pants à cette occu­pa­tion22. Mais les pro­chaines échéances se déroulent bien moins paci­fi­que­ment, par exemple dès l’année sui­vante à Brokdorf, une agglo­mé­ra­tion du même type près d’Hambourg, où qua­rante mille per­sonnes occupent le chan­tier d’implantation nucléaire en novembre 1976, cette fois au prix de rudes affron­te­ments, impli­quant des jets de gre­nades lacry­mo­gènes depuis des héli­co­ptères, aux­quels réplique l’usage de lance-pierres23. […]

« Black bloc : une uni­for­mi­té ves­ti­men­taire sombre, cagoule com­prise, garan­tis­sant au regrou­pe­ment infor­mel opé­ré pour l’occasion que les plus actifs ne soient pas dis­tin­guables des autres par la police. »

C’est donc l’extraparlementarisme et le raf­fi­ne­ment dans la vio­lence qui sont ain­si mis en avant. L’exigence de formes de luttes qui soient aus­si dans le même temps des formes de vie — ce qui aurait par exemple consis­té dans un effort pour que l’occupation des chan­tiers soit aus­si com­mu­nau­taire que pos­sible — passe elle au second plan, quand elle ne s’évapore pas pure­ment et sim­ple­ment. […] La cen­trale de Brokdorf sera quoi qu’il en soit ache­vée, comme d’autres après elles, face à ces capa­ci­tés de résis­tances aus­si spec­ta­cu­laires qu’insuffisantes. […] Dès lors les actions des Autonomen semblent bel et bien être dépen­dantes d’une situa­tion poli­tique qui les dépasse, et dont ils sacri­fient la prise en compte sur l’autel de leurs auto­ma­tismes. Malgré l’échec de Brokdorf, ces tech­niques d’occupation et de mani­fes­ta­tion vio­lente n’en sont en effet pas moins appli­quées une nou­velle fois à Francfort, à l’automne 1981, contre un pro­jet d’extension de l’aéroport local. Un « vil­lage des oppo­sants » est bâti sur place en s’appuyant sur les tech­niques de construc­tion col­lec­tive expé­ri­men­tées dans les squats urbains, de sorte que la mobi­li­sa­tion se double d’une expé­rience de coexis­tence quo­ti­dienne dans un espace ouvert et par­ta­gé. Quand il est détruit par la police, les envi­rons sont conduits « au bord de l’ingouvernabilité », avec des affron­te­ments qui se déplacent « dans les forêts (le long de la clô­ture qu’on avait été éri­gée autour du chan­tier), le centre-ville, l’aéroport et sur les auto­routes envi­ron­nantes », sans pour autant par­ve­nir à la réoc­cu­pa­tion24.

Comme plu­sieurs récits dif­fé­rents existent — à la manière d’un mythe, ce qu’il est d’ailleurs deve­nu depuis bien­tôt qua­rante ans — il est impos­sible de l’affirmer for­mel­le­ment, mais ce serait à cette occa­sion que la tech­nique du Schwarze Block, désor­mais plus connu sous le nom de black bloc, aurait été expé­ri­men­tée pour la pre­mière fois dans le for­mat qu’on lui connaît25 : une uni­for­mi­té ves­ti­men­taire sombre, cagoule com­prise, garan­tis­sant au regrou­pe­ment infor­mel opé­ré pour l’occasion que les plus actifs ne soient pas dis­tin­guables des autres par la police. La pra­tique du camou­flage col­lec­tif en vue de se pro­té­ger d’une iden­ti­fi­ca­tion n’était cepen­dant pas une nou­veau­té. Donato Tagliapietra relève par exemple dans les usines ita­liennes, dès le début des années 1970, « l’utilisation de fou­lards rouges par les ouvriers pour ne pas être recon­nus lorsqu’on “punis­sait” les chefs et les petits chefs26 ».

[Christine Crockett]

[…] Autonomes de tous les pays…

Les années 1990 s’amorcent sous le signe d’une bas­cule plus nette encore dans cette forme d’autonomie du poli­tique. Avec la chute du mur de Berlin, un bref renou­veau du mou­ve­ment des squats s’opère certes, en réac­tion directe à une redé­fi­ni­tion spa­tiale de l’est de la ville, sous le coup de pri­va­ti­sa­tions des bâti­ments qui appar­te­naient aupa­ra­vant à l’administration publique de la RDA27. […] Sur ce front-là, c’est de ce fait la logique alter­na­ti­viste qui l’emporte, avec, ces mêmes années, l’acquisition légale de bâti­ments entiers. L’un d’eux, le centre Mehringhof de Berlin, consiste par exemple en un « immense bâti­ment, doté d’une cour, four­nis­sant des bureaux pour les groupes acti­vistes, des salles de réunion, un centre des femmes, un théâtre, un café-librai­rie, des espaces de fête, et un bar ». Celui de la Hafenstraße de Hambourg com­por­tait notam­ment une can­tine popu­laire et un café tenu par des acti­vistes turcs. Mais ces lieux s’apparentent de cette façon à autant d’« ins­ti­tu­tions alter­na­tives sans conte­nu poli­tique expli­cite » — conte­nu qui se déporte lui du côté des pra­tiques pro­pre­ment mili­tantes28. Le gros des acti­vi­tés des Autonomen se redé­ploie en effet dans deux registres dif­fé­rents. Le pre­mier est l’antifascisme. Il s’impose en un temps où la réuni­fi­ca­tion pro­voque une recru­des­cence impor­tante du néo­na­zisme. Des agres­sions sur les immi­grés s’accompagnent d’avancées élec­to­rales impor­tantes de l’extrême-droite, qui atteint près de 5 % des voies au niveau natio­nal en 199429, sans que le nou­vel État alle­mand, et encore moins la police, ne s’en alarment.

« La plu­part des auto­nomes refusent cepen­dant cette invite. Leur action se concentre alors sur des inter­ven­tions vio­lentes ponctuelles. »

Un groupe nom­mé Autonome-Antifa (M) se crée en réac­tion, et mène des attaques contre les locaux néo­na­zis, bloque leurs mani­fes­ta­tions, pro­tège manu mili­ta­ri les immi­grés vic­times d’agressions30. La for­ma­tion assume aus­si « un tra­vail sys­té­ma­tique en direc­tion de la presse (chose com­plè­te­ment aty­pique pour des auto­nomes)31 », puisqu’elle rompt effec­ti­ve­ment avec une inter­pré­ta­tion répan­due du sépa­ra­tisme en termes de refus de toute appa­ri­tion publique for­mel­le­ment média­ti­sée. Cela s’explique aus­si par le fait que le groupe déve­loppe dans le même temps une orien­ta­tion net­te­ment léni­niste32 : il pro­pose aux autres auto­nomes un pro­ces­sus d’organisation plus clas­sique33, et une réorien­ta­tion anti-impé­ria­liste qui tranche avec un pas­sé peu sen­sible à la ques­tion34, voire qui la refu­sait expli­ci­te­ment de façon à se dis­tin­guer des groupes gau­chistes des années 1960 et 1970.

La plu­part des auto­nomes refusent cepen­dant cette invite et conti­nue d’évoluer sous la forme d’une mou­vance dif­fuse, dans l’espoir de conti­nuer à échap­per autant que faire se peut aux radars des pou­voirs publics35. Leur action se concentre alors sur des inter­ven­tions vio­lentes ponc­tuelles. Ce sont d’une part les émeutes régu­lières, notam­ment chaque 1er mai, et diverses cam­pagnes de pro­tes­ta­tion qui donnent lieu à des mani­fes­ta­tions vio­lentes, par exemple en réponse à la visite de Ronald Reagan à Berlin le 11 juin 1988. Dans les deux cas, la pra­tique du black bloc se ritua­lise. On relève aus­si, à cette occa­sion, ce qui devien­dra l’un des traits mar­quants de ces évé­ne­ments, à savoir que de nom­breuses per­sonnes avaient fait le dépla­ce­ment depuis d’autres villes du pays, sinon depuis l’étranger, en pers­pec­tive de l’émeute36. C’est en paral­lèle la pra­tique d’un « lud­disme civil37 », à savoir de sabo­tages, orien­tés prin­ci­pa­le­ment contre l’industrie nucléaire et plus pré­ci­sé­ment contre le trans­port de déchets par la voie des rails. La seconde moi­tié des années 1990 est ain­si mar­quée par plu­sieurs cen­taines d’actions, par­mi les­quelles l’installation de troncs d’arbre sur les voies, le sciage des rails, ou encore la pose de cro­chets sur des caté­naires38. Comme le groupe L.U.P.U.S. l’indiquait déjà à la fin des années 1980, on s’oriente de cette façon tou­jours plus net­te­ment vers une forme de « mili­tan­tisme [qui] se concentre presque exclu­si­ve­ment sur la vio­lence jusqu’à en oublier l’utopie d’un contre-pou­voir social39 ».

[Christine Crockett]

Si ces pra­tiques se main­tiennent jusqu’à ce jour à leur rythme, pour ain­si dire, de croi­sière, la dyna­mique de ras­sem­ble­ments ponc­tuels de bases dis­per­sées s’intensifie quant à elle à par­tir de la fin des années 1990, en pre­nant aus­si une échelle net­te­ment plus glo­bale, avec la par­ti­ci­pa­tion des auto­nomes de tous pays aux « contre-som­mets » inter­na­tio­naux, comme celui de Seattle en 1999 ou de Gênes en 2001. Le mou­ve­ment « alter­mon­dia­liste » ou « anti­ca­pi­ta­liste », nou­veau mou­ve­ment social s’il en est, avec ses mani­fes­ta­tions média­ti­sées pour l’unique rai­son que cer­tains en son sein recourent à la tech­nique du black bloc, n’a en effet « que peu d’existence en dehors des mobi­li­sa­tions40 ». Il y réunit pour l’essentiel des mili­tants de l’extrême-gauche ordi­naire, des mou­ve­ments alter­na­tifs, et des par­ti­ci­pants aux milieux d’opinions radi­cales inter­na­tio­naux. […] L’on ne sau­rait pour autant consi­dé­rer la dyna­mique ouverte par les contre-som­mets comme un phé­no­mène « poli­tique plu­tôt que social41 », tant les gestes dont elle est por­teuse mani­festent un déses­poir dif­fus et trans­clas­siste, direc­te­ment pro­duit par la décom­po­si­tion de l’ancien com­pro­mis sta­to-capi­ta­liste. Ce qui se mani­feste en réa­li­té avec ces sur­gis­se­ments régu­liers, c’est une extra­néi­té certes faible mais tou­jours vivace, qui ne peut se don­ner des formes plus durables du fait de la répres­sion péren­ni­sée et raf­fi­née depuis le début de la séquence contre-insurrectionnelle.

« Est-il réel­le­ment pos­sible de pro­vo­quer un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire en espé­rant radi­ca­li­ser des mou­ve­ments sociaux ? »

Qu’elle s’appuie sur de l’idéologie, de la contre-culture ou des situa­tions de pré­ca­ri­té éco­no­mique, elle n’en reste pas moins une marque d’autonomie sen­sible et morale, que seuls la masse et l’anonymat per­mettent désor­mais de mani­fes­ter au grand jour, fût-ce de façon éphé­mère. Il faut ajou­ter à cela l’expérience de l’émeute en elle-même, dans la mesure où elle offi­cie comme un espace de réap­pro­pria­tion de la vio­lence, de la soli­da­ri­té col­lec­tive et de la capa­ci­té à s’organiser, et sur­tout comme un moment de contact avec ce qu’implique phy­si­que­ment la conflic­tua­li­té avec l’État42. Ce sont là aus­si autant de fac­teurs d’extranéité sus­cep­tibles de nour­rir par la suite d’autres expé­riences d’auto-organisation libé­ra­trices. La ques­tion qui s’est impo­sée aux auto­nomes alle­mands à par­tir du début des années 1980 n’en conti­nue cepen­dant pas moins de se poser aux émeu­tiers contem­po­rains, sans trou­ver de réponse défi­ni­tive : « est-il réel­le­ment pos­sible de pro­vo­quer un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire en espé­rant radi­ca­li­ser des mou­ve­ments sociaux43 ? » […] Le doute s’impose d’autant plus que la pra­tique de l’action directe au cours de ces mani­fes­ta­tions est pour l’essentiel « confon­due avec le bris de vitrines44 ». Elles ne peuvent donc même pas être com­pa­rées aux émeutes expro­pria­trices des mou­ve­ments auto­nomes pas­sés, ni à ces évé­ne­ments plus contem­po­rains, qui vont des pique­te­ros argen­tins aux émeutes de Clichy-sous-Bois en pas­sant par Ferguson et Baltimore45, et dont cer­tains aspects consti­tuent, selon Joshua Clover, autant de gestes de néga­tion immé­diate de la valeur marchande. […]

L’autonomie dans et contre la modernité

Une autre brèche s’est ouverte en paral­lèle de ce pro­ces­sus, don­nant lieu à des formes d’autonomie inédites, du moins rela­ti­ve­ment à l’histoire que j’ai rela­tée. Celles-ci inter­viennent selon une logique de contes­ta­tion en acte de la métro­po­li­sa­tion et de son exten­sion aux espaces ruraux, dans la conti­nui­té de ce dont il était ques­tion avec l’autonomie alle­mande des années 1980, mais en lui fai­sant faire un saut qua­li­ta­tif. La dyna­mique plus contem­po­raine des « zones à défendre », et leur suc­cès pra­tique et poli­tique cer­tain, s’inscrivent en ce sens dans un même temps défen­sif, mais en pre­nant le relai de luttes exté­rieures à la ques­tion ouvrière, par exemple celle menée en France par des pay­sans du Larzac pour la sau­ve­garde de leurs terres tout au long des années 1970. C’est là un tout autre phé­no­mène d’autonomisation d’éléments étran­gers à la pro­duc­tion capi­ta­liste, dans la mesure où il s’appuie sur des formes de vie rurales ayant pour cer­taines conser­vé, par­fois au prix d’une lutte féroce, nombre d’usages pré­ca­pi­ta­listes. […] Si le mou­ve­ment NO TAV, dans le Val de Suse, n’est pas à pro­pre­ment par­ler une ZAD dans la mesure où il n’implique pas d’occupations per­ma­nentes, il s’appuie néan­moins sur le même prin­cipe, en réunis­sant depuis les années 1990 des habi­tants et des mili­tants oppo­sés à la construc­tion d’une ligne à moyenne vitesse devant relier Lyon et Turin, et pour cela trans­for­mer toute une val­lée jusqu’alors pré­ser­vée. Ce mou­ve­ment a ceci de par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant que, du fait de sa géo­gra­phie, la « dimen­sion vil­la­geoise » du ter­ri­toire y est deve­nue un fac­teur d’auto-organisation locale. Des manières d’habiter non métro­po­li­taines, fon­dées sur une forte inter­con­nais­sance de proxi­mi­té, ont per­mis de mettre en place une soli­da­ri­té et une logis­tique ayant jusqu’à pré­sent réus­si à blo­quer l’avancée du chan­tier, tout en s’ouvrant à la par­ti­ci­pa­tion des mili­tants de Turin et à leurs « pra­tiques capables d’aller au-delà » de ce qui était jusque-là « tolé­ré » par les locaux46.

[Christine Crockett]

Dans ce mou­ve­ment comme dans le cas des autres oppo­si­tions aux grands pro­jets, on a en effet assis­té à une assomp­tion très large de la néces­si­té de la résis­tance vio­lente contre les forces char­gées de sécu­ri­ser le chan­tier, qu’elles soient poli­cières ou issues de socié­tés de sécu­ri­té pri­vée. Gian Luca Pittavino note à ce titre : « c’était clair pour nous que, tôt ou tard, à un moment don­né les péti­tions et les prises de posi­tion ver­bales devraient se confron­ter à la force phy­sique (poli­tique) de l’État en tant que tel. Et il faut dire que là le mou­ve­ment a vrai­ment sur­pris tout le monde, fai­sant preuve d’une matu­ri­té poli­tique col­lec­tive très enviable : quand, après le 3 juillet 2011 (la plus dure mani­fes­ta­tion du mou­ve­ment, un vrai siège du chan­tier Tav), les porte-parole du mou­ve­ment ont dit dans une confé­rence de presse il n’y a pas les bons et les méchants aujourd’hui : on est tous des black blocs !7. » Il est aus­si signi­fi­ca­tif que la mobi­li­sa­tion ait été l’occasion de pro­duire tout une auto­my­tho­gra­phie à tra­vers l’exploration d’un ima­gi­naire fon­dé sur une relec­ture des luttes contre les pri­va­ti­sa­tions des terres à l’époque moderne, et plus pré­ci­sé­ment les uto­pies com­mu­nales et reli­gieuses, par exemple les dig­gers anglais47. […] Dans le cadre de ces mou­ve­ments ter­ri­to­riaux, l’autonomie peut en effet être redé­fi­nie comme le geste de retrou­ver des formes com­mu­nau­taires, des manières d’habiter et des savoir-faire pro­ve­nant du pas­sé pré­ca­pi­ta­liste, en les ré-éla­bo­rant d’une manière syn­cré­tique. Elle inter­vient de cette façon comme un geste non plus seule­ment de des­truc­tion du monde moderne, mais de pré­ser­va­tion, voire de res­tau­ra­tion, dans tous les sens du terme, du monde d’avant la métropole.

« L’autonomie peut être redé­fi­nie comme le geste de retrou­ver des formes com­mu­nau­taires, des manières d’habiter et des savoir-faire pro­ve­nant du pas­sé précapitaliste. »

[…] C’est aus­si ce qui s’est opé­ré près de la petite ville de Notre-Dame-des-Landes, dans la péri­phé­rie nan­taise, quand l’opposition à la construc­tion d’un nou­vel aéro­port a don­né lieu à l’occupation sous forme de ZAD la plus connue, tant du fait des conflits répé­tés et spec­ta­cu­la­ri­sés par les médias aux­quels elle a don­né lieu, que des expé­riences de vie qui s’y sont dérou­lées. En lien avec le com­bat des pay­sans locaux pour conser­ver leurs terres, l’implantation de près de 200 per­sonnes sur plus de 1 500 hec­tares a là aus­si acté ce renou­veau impor­tant de la notion d’autonomie, qui a irra­dié en retour par-delà le bocage. Marcello Tarì défi­nit ce qui est ici en jeu de la façon sui­vante : « Autonomie, dès lors, dans un sens poli­tique, n’indique guère une tac­tique pour les affron­te­ments de rue, ni une stra­té­gie pour la prise du pou­voir par le bas, mais désigne l’espace et le temps d’une reprise de l’usage, de cette capa­ci­té d’habiter libre­ment, selon la règle conte­nue dans la forme de vie au sein de laquelle nous avons déci­dé de per­sé­vé­rer48. » Dans l’espace cir­cons­crit par l’occupation rurale, une conjonc­tion entre forme de lutte et forme de vie a en effet pu réap­pa­raître, dans la mesure où le fait même d’habiter sur le site consti­tuait un fac­teur de blo­cage du chan­tier et de sau­ve­garde du ter­ri­toire. Mais la conjonc­tion va au-delà de ce seul geste, dans la mesure où c’est sur­tout un espace d’expérimentation, sociale et maté­rielle, qui s’est ouvert avec cette ZAD.

D’abord, la notion d’autonomie héri­tée des luttes des années 1970 et recon­duite au sein des réseaux radi­caux y a été com­prise pour la pre­mière fois en termes de sub­sis­tance, du fait bien sûr de la pré­sence de terres agri­coles et de plu­sieurs fermes. Margot Verdier, dans sa thèse sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, note ain­si qu’« en quelques années, la ZAD a pra­ti­que­ment atteint l’autosuffisance ali­men­taire notam­ment grâce à la pro­duc­tion maraî­chère et bou­lan­gère qui four­nit une base nutri­tive à l’ensemble des occupant⋅e⋅s. Le résul­tat de ces dif­fé­rentes acti­vi­tés est dis­tri­bué via des espaces des­ti­nés à rendre les res­sources acces­sibles à tou⋅te⋅s49. » L’expérience de la vie sur la zone est en cela l’occasion d’éprouver com­bien nombre d’industries contem­po­raines fabriquent des pro­duits inutiles dans ce contexte de fru­ga­li­té volon­taire, ce qui plaide d’une autre façon contre la pers­pec­tive d’autogestion de l’ordre éco­no­mique exis­tant. Si elle peut appa­raître comme tel d’un point de vue exté­rieur, elle n’a rien en effet d’un simple renon­ce­ment frus­tré au confort du consom­ma­teur métropolitain.

[Christine Crockett]

Les zadistes esquissent aus­si ce qui appa­raît comme un pre­mier dépas­se­ment effec­tif de la contra­dic­tion pri­maire de l’autonomie, puisqu’ils peuvent pré­tendre se pas­ser, selon leurs modes de vie, de tout ou par­tie de la pro­duc­tion ordi­naire, et ain­si for­mer une contre-socié­té réelle, alliant sub­sis­tance et séces­sion. Ils trans­cendent, qui plus est, le dilemme ita­lien entre une éman­ci­pa­tion dans le tra­vail et une libé­ra­tion par l’oisiveté en éla­bo­rant une forme de libé­ra­tion qui passe par la mise en œuvre d’une pro­duc­tion post-capi­ta­liste, y com­pris si celle-ci res­semble étran­ge­ment par cer­tains côtés à une pra­tique pré­ca­pi­ta­liste. […] Côté forme de vie, on a donc un ter­ri­toire presque auto-suf­fi­sant, sor­ti du sala­riat et de l’idéologie de la consom­ma­tion métro­po­li­taine ; côté forme de lutte, une tech­nique de blo­cage consé­quente du chan­tier de l’aéroport, et une zone d’opacité pou­vant ser­vir de point de départ à d’autres nui­sances, à com­men­cer par les impor­tantes mani­fes­ta­tions qu’a connues la ville de Nantes. Surtout, en pre­nant au sérieux ce qu’implique une conjonc­tion des deux, c’est-à-dire en lui fai­sant dépas­ser le stade de la repro­duc­tion sociale alter­na­tive pour l’étendre à la ques­tion de la sub­sis­tance, la ZAD donne bel et bien lieu à une forme de vie en lutte et non à une forme de lutte pour la survie.

« La ZAD donne bel et bien lieu à une forme de vie en lutte et non à une forme de lutte pour la survie. »

En outre, on retrouve éga­le­ment des élé­ments d’auto-organisation héri­tés des séquences ita­liennes et alle­mandes évo­quées : des organes média­tiques et infor­ma­tifs propres50, appuyés sur une cer­taine maî­trise de l’autodéfense numé­rique ; une contre-culture locale avec son voca­bu­laire, sa mytho­lo­gie ; le para­si­tage des ser­vices sociaux, avec notam­ment l’utilisation du RSA ou d’autres formes de reve­nus garan­ti s pour finan­cer ce qui pour­rait man­quer à la pro­duc­tion locale ; un recours au chan­tier col­lec­tif et à une forme d’architecture auto­nome ; une orga­ni­sa­tion raf­fi­née de la défense mili­taire, impli­quant des bar­ri­cades durables, des mira­dors, l’accumulation d’outils d’autodéfense, des réseaux de contacts natio­naux voire inter­na­tio­naux ; mais aus­si le lot habi­tuel de sources infor­melles de pou­voir et de recon­duc­tion d’inégalités héri­tées des par­cours bio­gra­phiques pré­cé­dant l’engagement dans l’occupation51. La durée de l’expérience, de 2009 à 2018 sinon à ce jour, sa capa­ci­té réité­rée à repous­ser les agres­sions poli­cières, sa réso­nance — à Sivens, à Bure, dans l’Aveyron, il y a peu à Brétignolles-sur-Mer — et sa réus­site à rem­plir son objec­tif ini­tial — le pro­jet d’aéroport est annu­lé en 2018, celui du main­tien de cer­taines occu­pa­tions est encore en dis­cus­sion —, font ain­si de la ZAD l’exemple le plus éla­bo­ré de ce à quoi peut s’assimiler une forme de com­mu­nisme immé­diat aujourd’hui, quand la défaite de l’ancienne tra­di­tion révo­lu­tion­naire bicen­te­naire rend les formes de lutte et de vie qui la pré­cé­daient por­teuses d’une para­doxale modernité.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Christine Crockett | www.christinecrockettstudios.com


image_pdf
  1. Les séquences his­to­riques abor­dées ain­si que les concepts employés issus du mou­ve­ment auto­nomes sont expli­qués et déve­lop­pés dans les cha­pitres pré­cé­dents.[]
  2. Séquence de mobi­li­sa­tions à Bologne où « une conflic­tua­li­té qua­si per­ma­nente et pro­téi­forme oppose les auto­nomes, appuyés notam­ment par des occu­pa­tions d’u­ni­ver­si­tés, aux forces de l’ordre, à tel point qu’un jeune mili­tant est tué par celles-ci », ndlr.[]
  3. Le terme Autonomia est reven­di­qué « comme déno­mi­na­teur poli­tique conscient et espace iden­ti­fiable » au cours des années 1970 en Italie. Il peut alors être défi­ni comme un « double pro­ces­sus d’au­to-orga­ni­sa­tion et de sépa­ra­tisme », ndlr.[]
  4. Réduction spon­ta­née des dépenses ou du temps de tra­vail ; vol ou rabais orga­ni­sés, ndlr.[]
  5. Du nom de l’u­sine Fiat d’où com­men­cèrent les grèves sau­vages de 1962 mar­quant une rup­ture avec les stra­té­gies usuelles du Parti com­mu­niste ita­lien et des syn­di­cats ouvriers, ndlr.[]
  6. Antonio Negri, « La défaite de 77 », dans N. Balestrini et P. Moroni (dir.), La Horde d’or, éd. de l’é­clat, 2017, p. 590.[]
  7. Ibid.[][][][]
  8. Karl Marx, « Capital fixe et déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives », Manuscrit de 1857–1858 dits « Grundrisse », éd. J.-P. Lefebvre, Éditions sociales, 2011, p. 650–670.[]
  9. Temps Critiques, « Quelques pré­ci­sions sur Capitalisme, capi­tal, socié­té capi­ta­li­sée », 8 jan­vier 2010.[]
  10. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capi­ta­lisme, Gallimard, 2011.[]
  11. Roland Simon, Théorie du com­mu­nisme, vol. 1, Au- delà de l’affirmation du pro­lé­ta­riat, Senonevero, 2001, p. 81.[]
  12. Substantif d’é­tran­ger, ndlr.[]
  13. Temps Critique, art.cité.[]
  14. Laurent Jeanpierre, In girum, La Découverte, 2019, p. 137.[]
  15. Bart van der Steen, Ask Katzeff et Leendert van Hoogenhuijze, The City is Ours: Squatting and Autonomous Movements in Europe From the 1970s to the Present, PM Press, 2014.[]
  16. Militants auto­nomes alle­mands reven­di­quant le nom d’Autonomen pour se dis­tin­guer de for­ma­tions mar­xistes dans les années 1970, ndlr.[]
  17. Sébastien Schifres, « Les auto­nomes alle­mands » dans La mou­vance auto­nome en France de 1976 à 1984.[]
  18. Donatella Della Porta, Social Movements, Political Violence, and the State : A Comparative Analysis of Italy and Germany, Cambridge University Press, 1995, p. 96.[]
  19. Ibid., p.46.[]
  20. « Un com­mu­nisme plus fort que la métro­pole (3/3) — Thèse sur Lille 2004 », lun­di­ma­tin, 6 mai 2019[]
  21. Geronimo, Fire and Flames : A History of the German Autonomist Movement, PM, 2014, p.121.[]
  22. Ibid. p.84.[]
  23. « La révo­lu­tion est une ques­tion tech­nique — Les vidéos [2/4] — Fanny Lopez — Hauke Benner », lun­di­ma­tin, 24 février 2020.[]
  24. Ibid., p.107–109.[]
  25. Maxime Boidy, « Une ico­no­lo­gie poli­tique du voi­le­ment. Sociologie et culture visuelle du black bloc », thèse de doc­to­rat, Université de Strasbourg, 2014, p. 106–107.[]
  26. « Libération signi­fie contre-pou­voir : entre­tien avec Donato Tagliapietra sur les Collectifs Politiques de Vénétie », Acta, 22 sep­tembre 2019[]
  27. Alexander Vasudevan, Metropolitan Preoccupations : the Spatial Politics of Squatting in Berlin, Wiley Blackwell, 2016 p. 133–134.[]
  28. Georgy Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, AK., p. 191.[]
  29. Ibid. p.165.[]
  30. Ibid., p.165–166.[]
  31. Bernd Langer, Antifa. Histoire du mou­ve­ment anti­fas­ciste alle­mand, Libertalia, 2018, p. 190.[]
  32. Georgy Katsiaficas, The Subversion of Politics, op. cit., p. 166.[]
  33. Bernd Langer, Antifa, op. cit., p. 190.[]
  34. Georgy Katsiaficas, The Subversion of Politics, op. cit., p. 165.[]
  35. Bernd Langer, Antifa, op. cit., p. 191.[]
  36. Geronimo, Fire and Flames, op. cit., p. 148–150.[]
  37. Georgy Katsiaficas, The Subversion of Politics, op. cit., p. 187.[]
  38. « La révo­lu­tion est une ques­tion tech­nique — Les vidéos [2/4] — Fanny Lopez — Hauke Benner », art. cité.[]
  39. Geronimo, Fire and Flames, op. cit., p. 159.[]
  40. Aufheben, « L’anti-capitalisme comme idéo­lo­gie et comme mou­ve­ment », Théorie Communiste, février 2003, n° 18, p. 13.[]
  41. Ibib.[]
  42. Voir à ce sujet Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux gilets jaunes, Puf, 2019[]
  43. Geronimo, Fire and Flames, op. cit., p. 123.[]
  44. Aufheben, « L’anti-capitalisme comme idéo­lo­gie et comme mou­ve­ment », art. cité, p. 24.[]
  45. Joshua Clover, L’Émeute prime, Entremonde, 2018, p. 27.[]
  46. Gian Luca Pittavino, « Ça va être dur, mais pour eux ! : retour sur les luttes No Tav dans la Vallée de Suse », Platenqmil, 21 novembre 2017.[]
  47. La Guerra Delle Foreste. Diggers, lotte per la ter­ra, uto­pie comu­ni­ta­rie, Tabor, 2018.[]
  48. Marcello Tarì, Il n’y a pas de révo­lu­tion mal­heu­reuse. Le com­mu­nisme de la des­ti­tu­tion, Divergences, 2019, p. 123.[]
  49. Margot Verdier, « La Perspective de l’autonomie : la cri­tique radi­cale de la repré­sen­ta­tion et la for­ma­tion du com­mun dans l’expérience de l’occu-pation de la ZAD de Notre- Dame- des-Landes », thèse de doc­to­rat, Paris 10, Nanterre, 2018, p. 158.[]
  50. Ibid., p.225.[]
  51. Ibid., p.293–305.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Floréal Romero : « Communalisme : se doter d’une orga­ni­sa­tion », mai 2020
☰ Lire notre repor­tage « Vendée : une ZAD contre un port de plai­sance », Roméo Bondon et Léon Mazas, octobre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Raoul Vaneigem : « Sauvez les acquis sociaux ? Ils sont déjà per­dus », juin 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capi­tal », novembre 2018
☰ Lire notre article « N’être pas gou­ver­nés », Roméo Bondon, mai 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.