Geneviève Azam : « L’autoroute A69 est écocidaire et injuste »


Entretien inédit | Ballast

Lisons nos confrères du Journal d’i­ci : « De même que les Palestiniens sont d’a­bord vic­times du Hamas, le désen­cla­ve­ment du bas­sin Castres-Mazamet est deve­nu l’o­tage des éco­ter­ro­ristes. » Rien de moins. L’hebdomadaire régio­nal en ques­tion est déte­nu par Pierre Fabre, fon­da­teur local d’un groupe phar­ma­ceu­tique et grand pro­mo­teur de l’au­to­route A69 devant relier Castres et Toulouse : ceci explique sans doute cela. Quelques jours plus tôt, après que des mili­tants éco­lo­gistes ont mis fin à une longue grève de la faim — et, pour cer­tains, de la soif —, une mobi­li­sa­tion réunis­sait 10 000 mani­fes­tants. Elle a don­né lieu à la créa­tion, éphé­mère, d’une ZAD pour empê­cher la réa­li­sa­tion dudit pro­jet auto­rou­tier en région Occitanie. L’économiste et mili­tante alter­mon­dia­liste Geneviève Azam, sou­tien des Soulèvements de la Terre et autrice, en 2019, d’une Lettre à la Terre, suit de longue date ce pro­jet inutile et impo­sé. Elle nous raconte.


Vous faites par­tie des scien­ti­fiques enga­gés contre le pro­jet d’au­to­route A69, lar­ge­ment décrié, entre Castres et Toulouse. Les 21 et 22 octobre der­niers, vous avez par­ti­ci­pé à la mobi­li­sa­tion qui s’est dérou­lée sur le futur tra­cé. Pouvez-vous nous racon­ter ce moment ?

Plusieurs cor­tèges ont regrou­pé en tout 10 000 per­sonnes. Il y a eu la satis­fac­tion d’une mani­fes­ta­tion très popu­laire, colo­rée, diverse dans ses com­po­santes et ses enga­ge­ments. Elle a regrou­pé des mani­fes­tants et des mani­fes­tantes du Tarn et de la région, des per­sonnes qui habitent sur le tra­cé de l’au­to­route ou qui en subissent les effets directs ou indi­rects, comme les habi­tants et les habi­tantes des vil­lages où sont pré­vues les implan­ta­tions des usines qui vont pro­duire l’en­ro­bé pour l’autoroute, ain­si que des per­sonnes venues de par­tout en France. L’atmosphère était à la fois grave et fes­tive, sou­te­nue par la base arrière, ses excel­lentes can­tines à prix libre et les espaces de soin. Journée cou­ron­née par un debrie­fing en fin d’après-midi dans une ferme qui joux­tait le camp auto­ri­sé, dans un grand champ prê­té par un pay­san. Cette ferme et ses dépen­dances, La Crémade, rache­tée par la socié­té de conces­sion Atosca qui doit construire et exploi­ter l’A69, a été reprise et occu­pée par l’un des cor­tèges dans l’a­près-midi. Ce soir-là, c’est une joie très forte, une joie pure, venue d’un sen­ti­ment de réap­pro­pria­tion, qui s’est expri­mée après toutes les semaines vécues d’hu­mi­lia­tion et d’expropriation : arbres sau­va­ge­ment cou­pés, armée de machines qui accé­lèrent les tra­vaux mal­gré les grèves de la faim et de la soif, sans par­ler de la répres­sion et de l’occupation poli­cière du ter­ri­toire. Non sans inquié­tude, on avait enfin droit à une pause qui auto­ri­sait la satis­fac­tion lucide d’une puis­sance retrou­vée. Un ancrage qui per­met de retrou­ver et ras­sem­bler des forces, après les épreuves des semaines précédentes.

Ferme qui a été expul­sée dès le lendemain…

Le len­de­main, l’am­biance était domi­ni­cale, avec la pré­sence de familles. Dans cette nou­velle ZAD — la « Cremzad » — se sont dérou­lées le matin plu­sieurs réunions, dont une assem­blée des luttes visant à infor­mer et coor­don­ner les résis­tances contre des pro­jets d’extraction et d’« amé­na­ge­ment », d’autoroutes notam­ment. Une confé­rence de l’Atelier d’é­co­lo­gie poli­tique de Toulouse [ATECOPOL] était pré­vue. L’ATECOPOL a été à l’o­ri­gine d’une lettre ouverte signée una­ni­me­ment par les 200 scien­ti­fiques qui le com­posent et qui, après l’ex­po­sé des motifs liés à des savoirs scien­ti­fiques en matière de cli­mat et de bio­di­ver­si­té, se pro­nonce contre la réa­li­sa­tion de cette auto­route. Entre 300 et 400 per­sonnes assis­taient à cette réunion sur un ter­rain pri­vé, atte­nant à la ferme. Les inter­ven­tions débu­taient tout juste lors­qu’on a vu des gens cou­rir depuis la ZAD, les pre­mières fumées des lacry­mo­gènes arri­ver et les tirs s’intensifier dans tous les sens. Après un moment de stu­peur, face à la police, les per­sonnes pré­sentes ont levé les bras pour ten­ter d’arrêter ces vio­lences. L’expulsion de la ZAD s’est pour­tant faite avec une vio­lence incroyable, à coups de lacry­mo­gènes et de matraque. Dans la ZAD, les occu­pants ont essayé de résis­ter avec leur corps, sans arme ni maté­riel. Le gazage a ensuite atteint le cam­pe­ment auto­ri­sé, jusqu’au par­king, met­tant le feu à l’herbe haute et des­sé­chée après des semaines chaudes et sans pluie. Des enfants effrayés ont été mis à l’a­bri dans une tente qui était là pour assu­rer un sou­tien psy­cho­lo­gique, tente qui n’a pas été épar­gnée par les tirs de grenade.

« C’est une des leçons très expli­cite de cette lutte contre l’A69 : les alertes scien­ti­fiques passent au second plan par rap­port aux mirages du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de ses arran­ge­ments politiques. »

Que la charge poli­cière visant à défendre l’autoroute et son monde soit arri­vée au moment où des scien­ti­fiques étaient en train d’ex­pli­quer pour­quoi, selon eux, cette auto­route cor­res­pond à l’i­déo­lo­gie et aux infra­struc­tures d’un vieux monde dont la per­pé­tua­tion nous conduit vers l’abîme, tient d’une coïn­ci­dence symp­to­ma­tique. D’ailleurs nous l’a­vons vu très concrè­te­ment : pen­dant qu’ils envoyaient des gre­nades lacry­mo­gènes, le champ qui accueillait le cam­pe­ment a pris feu. Ce sont les mani­fes­tants qui ont arrê­té, avec des moyens de for­tune et sous les gaz, plu­sieurs incen­dies en train de se décla­rer. Telle est l’une des leçons expli­cites que l’on peut tirer de cette lutte contre l’A69 : les alertes scien­ti­fiques passent au second plan par rap­port aux mirages du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de ses arran­ge­ments poli­tiques. Seule une cer­taine « science » éco­no­mique et finan­cière est recon­nue. Tout le reste est une sorte de bruit de fond — chan­ge­ment cli­ma­tique, extinc­tion de la bio­di­ver­si­té, des­truc­tion du cycle de l’eau — qui n’entre pas dans les déter­mi­na­tions des choix qui sont réa­li­sés, voire qui les accélèrent.

Dans la décla­ra­tion qui devait être lue lors de cette réunion, repro­duit sur le site de l’ATECOPOL, il est fait men­tion d’un ren­dez-vous avec la pré­si­dente de la région Occitanie, Carole Delga, qui affirme ne pas croire que les choix poli­tiques doivent tou­jours adhé­rer aux conclu­sions scien­ti­fiques.

On le voit ailleurs, mais dans ce cas pré­cis c’est vrai­ment très expli­cite. Le texte des 200 cher­cheurs tou­lou­sains a été relayé par les Scientifiques en rébel­lion, plu­sieurs per­sonnes du GIEC et, très rapi­de­ment, on a reçu 2 000 signa­tures. Suite à notre demande, Carole Delga a reçu une délé­ga­tion de cher­cheurs tou­lou­sains dont je fai­sais par­tie. Nous avons été confron­tés à quelque chose qui s’ap­pro­fon­dit et s’étend dans les milieux diri­geants : s’il ne s’a­git pas à pro­pre­ment par­ler d’un déni du carac­tère anthro­pique du réchauf­fe­ment cli­ma­tique en tant que tel, en revanche, on affirme la prio­ri­té de la légi­ti­mi­té poli­tique don­née par les élec­tions, ce qui auto­rise la mis­sion d’« amé­na­ge­ment » et de « moder­ni­sa­tion » du ter­ri­toire. C’est pour­quoi les alertes scien­ti­fiques se réduisent à des élé­ments de lan­gage, voire à une opi­nion pour les plus scep­tiques, et ne sont convo­quées que pour assu­rer une nou­velle phase d’accumulation d’un capi­ta­lisme rever­di. Pour évi­ter toute confu­sion et toute concur­rence dépla­cée de légi­ti­mi­té, les cher­cheurs et les cher­cheuses ont pré­ci­sé qu’ils n’en­tendent pas se sub­sti­tuer au pou­voir poli­tique — ce n’est pas leur rôle. Il n’en reste pas moins que les recherches scien­ti­fiques construisent des savoirs qui, aujourd’­hui, ren­contrent un consen­sus aus­si bien sur le chaos cli­ma­tique, sur la des­truc­tion des milieux et l’inefficacité de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique que sur l’urgence d’agir. Ces savoirs devraient éclai­rer les res­pon­sables poli­tiques ou éco­no­miques. Or nous assis­tons à un refus, non pas des faits, mais de cet éclai­rage et de ses consé­quences lorsqu’elles contre­viennent aux pré­ju­gés domi­nants. En ce sens-là, on peut s’inquiéter de dérives auto­ri­taires de pou­voirs obs­cu­ran­tistes n’ad­met­tant aucune limite.

[Expulsion de l'occupation contre l'A69, octobre 2023 | Association La voie est libre]

Et c’est pré­ci­sé­ment sur ce pro­jet d’au­to­route que des scien­ti­fiques, membres du GIEC comme Valérie Masson-Delmotte ou Christophe Cassou, ont choi­si de sor­tir de leur réserve pour le condam­ner. Pourquoi ? 

Nous sommes à un point de bas­cule. C’est l’heure de véri­té. Les pré­vi­sions cli­ma­tiques, en termes de bio­di­ver­si­té, ne sont plus des pré­vi­sions, des menaces, des pro­ba­bi­li­tés à l’é­chelle 2050 ou 2100. Ce sont des réa­li­tés vécues. Et ça change beau­coup de choses. On assiste à la confron­ta­tion entre deux mondes : l’un entend conti­nuer, voire accé­lé­rer les construc­tions d’in­fra­struc­tures dont nous savons qu’elles ne sont adap­tées ni aux réa­li­tés géo­phy­siques et bio­lo­giques de la Terre, ni au prin­cipe de jus­tice et d’égalité entre les humains, ni aux exi­gences du vivant ; l’autre veut faire valoir les alertes, les connais­sances scien­ti­fiques, qui ren­contrent désor­mais les expé­riences vécues et res­sen­ties, les savoirs concrets, pour enclen­cher une bifur­ca­tion. Je ne suis pas sur­prise outre mesure que les scien­ti­fiques, aujourd’­hui, res­sentent la néces­si­té abso­lue de s’en­ga­ger : il en va de leur res­pon­sa­bi­li­té et du sens de leur tra­vail. Carole Delga a affir­mé que la France avait besoin de nom­breux pro­jets d’in­fra­struc­tures, qu’on était encore sous-équi­pés, que les 150 000 habi­tants du Tarn-Sud devaient être « désen­cla­vés ». Si la France est sous-équi­pée et peut donc se per­mettre des déro­ga­tions par rap­port aux règle­men­ta­tions, que dire alors d’autres pays, plus peu­plés et réel­le­ment « sous-équi­pés » par rap­port à la France et par rap­port aux normes capi­ta­listes et indus­trielles de l’équipement ? Même s’ils ne le disent pas ain­si, nombre de diri­geants savent que les réa­li­tés éco­lo­giques sont là. Pour cer­tains d’entre eux qui anti­cipent un dur­cis­se­ment des normes, c’est la fuite en avant. Ça, nous le res­sen­tons très for­te­ment. Jean-Luc Moudenc, le maire de Toulouse, enga­gé dans la « tran­si­tion éco­lo­gique » et la course aux infra­struc­tures, parle de « véri­tés scien­ti­fiques d’un jour », autre­ment dit d’opinions. Sous des formes plus ou moins élé­gantes, de façon plus ou moins voi­lée, cette pos­ture est désor­mais de plus en plus assu­mée par nombre de nos dirigeants.

On peut aus­si son­ger à Laurent Wauquiez, pré­sident de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui entend ne pas appli­quer la loi ZAN qui doit réduire à zéro l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion nette d’i­ci 2050…

Nous en avons par­lé avec Carole Delga, car elle est pré­si­dente des Régions de France. À son poste, Carole Delga ne peut pas sou­te­nir la posi­tion de Laurent Wauquiez. Il n’en reste pas moins qu’en conti­nuant à pro­mou­voir tous ces pro­jets — l’au­to­route n’est pas le seul en Occitanie —, de fait et sans buzz média­tique, le prin­cipe du zéro arti­fi­cia­li­sa­tion nette est aus­si remis en cause. Non en rai­son de son inef­fi­ca­ci­té et des oppor­tu­ni­tés de green­wa­shing qu’il engendre, mais pour son prin­cipe éven­tuel­le­ment res­tric­tif. Ça n’est pas dit, mais c’est fait. Pour construire cette auto­route et les liai­sons ulté­rieures qui la rat­ta­che­raient aux flux rou­tiers vers l’Espagne, beau­coup de gra­viers, de gra­nu­lats sont néces­saires. Pour les four­nir, une exten­sion des gra­vières sur l’Ariège est pré­vue ; la zone actuelle de 200 hec­tares serait éten­due à 1 000 hec­tares, sur des terres culti­vables et fer­tiles. L’autoroute, ça n’est pas seule­ment le cou­loir gou­dron­né : c’est un monde autour, qu’ils appellent « déve­lop­pe­ment éco­no­mique ». Le pro­jet de l’A69, c’est d’abord la sté­ri­li­sa­tion de 360 hec­tares de terres culti­vables ou de zones humides. C’est de sur­croît des terres sacri­fiées à la com­pen­sa­tion, d’autres ven­dues pour l’ins­tal­la­tion de grandes struc­tures com­mer­ciales, d’hypermarchés, de centres logis­tiques… Bref, c’est le monde moderne selon Madame Delga. Exactement ce qu’il faut aban­don­ner pour édi­fier des mondes vivables !

Vous par­liez d’hu­mi­lia­tion due à l’ab­sence d’é­cho de mobi­li­sa­tions de plus en plus dures, met­tant en jeu la vie de mili­tants. On pour­rait employer ce même terme lorsque vous dites que les tra­vaux scien­ti­fiques sont ren­voyés au rang d’opinion…

« L’autoroute, ça n’est pas seule­ment le cou­loir gou­dron­né : c’est un monde autour, qu’ils appellent déve­lop­pe­ment éco­no­mique. »

Oui. Mais je pense tout de même que la stra­té­gie du pou­voir a échoué. C’est vrai qu’ils ont cher­ché à humi­lier. Par exemple, il y a eu une réunion orga­ni­sée à la Préfecture du Tarn suite à l’in­ter­rup­tion de la grève de la soif de Thomas Brail et la pro­messe de la sus­pen­sion des tra­vaux le temps d’une négo­cia­tion. Une paro­die de dis­cus­sion qui n’a trom­pé per­sonne et qui a seule­ment ras­su­ré élus et chefs d’entreprises. L’État ne les lâche­rait pas ! Les tra­vaux ont conti­nué, ils ont seule­ment arrê­té de cou­per les arbres pen­dant deux jours, mais la majo­ri­té avait déjà été abat­tue et les tra­vaux ont repris de plus belle après la réunion. Ce qui aurait pu être vécu comme une humi­lia­tion a en fait sou­dé une com­mu­nau­té. C’est ce qui m’est appa­ru lors de la mani­fes­ta­tion. Cette com­mu­nau­té est très diverse, elle n’est peut-être pas d’ac­cord sur tout, mais sur la ques­tion de l’au­to­route elle se retrouve, dis­cute, par­tage des savoirs, s’inscrit dans la durée.

Quelle peut être la suite après cet ensemble de mobi­li­sa­tions réprimées ?

Tant que les tra­vaux sont res­tés théo­riques, il y avait des gens pour, des gens contre et beau­coup de per­sonnes indif­fé­rentes ne se ren­dant pas bien compte des impacts concrets, y com­pris par­mi les per­sonnes qui habitent sur le par­cours de l’au­to­route. Aujourd’hui, le pay­sage de dévas­ta­tion est réel. Ils ont ara­sé des col­lines. Face à cette dys­to­pie en acte, les consciences se réveillent, comme en témoigne un son­dage de l’IFOP, fai­sant état de 61 % des per­sonnes du Tarn et Haute-Garonne oppo­sées à l’autoroute. Cette lutte s’inscrit dans la durée. Elle a d’ores et déjà pro­pul­sé la ques­tion des infra­struc­tures rou­tières et de la béto­ni­sa­tion sur le devant de la scène en France. Tout a été fait pour­tant pour en faire un pro­blème local, d’un Tarn-Sud qui suin­te­rait la misère, selon les pro­pos de Madame Delga, et que l’autoroute libè­re­rait. Or les résis­tances aux pro­jets auto­rou­tiers ou de contour­ne­ment en France s’amplifient et se coor­donnent au sein d’un réseau, La Déroute des routes. Celle contre l’A69 est deve­nue emblé­ma­tique, et elle n’est pas ter­mi­née. Plusieurs recours n’ont pas été étu­diés par la jus­tice. Les tra­vaux ont com­men­cé alors qu’un recours sur le fond sera jugé en 2024. L’enquête publique envi­ron­ne­men­tale réa­li­sée fin 2022 et début 2023 a reçu en effet plus de 6 000 contri­bu­tions, dont 90 % étaient défa­vo­rables. Et pour­tant, elle se ter­mine par un avis favo­rable, alors que les com­mis­saires enquê­teurs ne se sont pas pro­non­cés sur le carac­tère d’u­ti­li­té publique du pro­jet — c’est l’objet du recours en annu­la­tion des auto­ri­sa­tions envi­ron­ne­men­tales. Pour un pro­jet vieux de trente ans, on pou­vait attendre six mois, voire un an, pour com­men­cer les tra­vaux ! Le fait que la jus­tice ne puisse pas ins­truire les dos­siers dans les temps et que des déro­ga­tions per­mettent le début des tra­vaux, est a mini­ma une tor­sion de la léga­li­té, voire un arran­ge­ment, un coup de force « légal ».

[Assemblée générale à l'issue de la mobilisation, octobre 2023 | Roméo Bondon]

Qu’est-ce qu’une éco­no­miste comme vous peut dire d’une telle situa­tion ?

L’acharnement à pour­suivre un pro­jet absurde et des­truc­teur, défiant la rai­son et le rai­son­nable, est ins­truc­tif à plu­sieurs égards. Il révèle et entre­tient un contexte qui évoque l’arrivée au pou­voir de la coa­li­tion néo­li­bé­rale de Reagan aux États-Unis à la fin des années 1970. Si, en Europe, c’est le déman­tè­le­ment des normes sociales qui fut l’emblème du néo­li­bé­ra­lisme dans les années 1980, il est impor­tant de se rap­pe­ler que le thème majeur de cam­pagne de Reagan et ses pre­mières mesures por­taient sur la règle­men­ta­tion envi­ron­ne­men­tale. Des normes envi­ron­ne­men­tales impor­tantes avaient en effet vu le jour, suite à l’expression d’un mou­ve­ment éco­lo­giste puis­sant dans les années 1960. Selon l’administration Reagan, les pol­lu­tions de l’air et de l’eau avaient été exa­gé­rées et les régle­men­ta­tions empê­chaient notam­ment l’exploitation minière et le déve­lop­pe­ment de l’industrie pétro­lière, deux infra­struc­tures clés d’un capi­ta­lisme alors à la recherche d’un nou­veau souffle. La fabrique du déni et du doute était en marche. Si nous reve­nons au temps pré­sent, nombre de conflits ne portent pas seule­ment sur la répar­ti­tion de la richesse, sur les normes sociales, certes déman­te­lées avec le néo­li­bé­ra­lisme, mais aus­si et plus radi­ca­le­ment sur les infra­struc­tures dites pro­duc­tives, sur la capa­ci­té du capi­ta­lisme à renou­ve­ler les bases d’extraction de la valeur, qui reposent désor­mais sur l’accélération des flux de mar­chan­dises. Même gra­tuite, l’autoroute A69 serait éco­ci­daire et injuste du fait du creu­se­ment des inéga­li­tés environnementales.

Dans un article por­tant sur la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique, vous oppo­sez au déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives un désar­me­ment et ajou­tez : « Prévoir, orga­ni­ser et coor­don­ner ce désar­me­ment est une contre-his­toire de l’État moder­ni­sa­teur et pla­ni­fi­ca­teur. » C’est ce que cette mobi­li­sa­tion ten­tait d’instaurer ?

Oui. Je pense qu’é­merge une culture poli­tique, ancrée dans un pas­sé sou­vent oublié, qui remet au centre une stra­té­gie de défense. Non pas seule­ment défendre des terres, défendre l’eau, le vivant, mais se défendre col­lec­ti­ve­ment comme autant d’ha­bi­tants et d’ha­bi­tantes de milieux mena­cés par des pro­jets irré­ver­sibles et mor­ti­fères, à court et à long terme. Cette défense sup­pose le « désar­me­ment » des indus­tries tueuses, selon l’expression venue des Soulèvements de la Terre. La catas­trophe éco­lo­gique met à nu la maté­ria­li­té de nos exis­tences, la dépen­dance à des milieux, la fra­gi­li­té de la sub­sis­tance. On ne se bat pas abs­trai­te­ment pour des idées et au nom d’une idéo­lo­gie uni­fi­ca­trice, mais au nom de réa­li­tés maté­rielles par­ta­gées, diverses et vécues, de la défense de ce à quoi nous tenons, d’un ter­ri­toire, d’attachements au monde, de spi­ri­tua­li­tés. Les valeurs com­munes de jus­tice, de soli­da­ri­té, de par­tage irriguent ces luttes et s’incarnent dans des pra­tiques concrètes.

Vous écri­vez éga­le­ment qu’on assiste à un « retour au grâce du Plan […] sous les habits de l’im­pé­ra­tif éco­lo­gique ». Emmanuel Macron s’est récem­ment expri­mé sur le sujet, fai­sant de la « pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique » le cœur de son action envi­ron­ne­men­tale… De quelle nature est cette pla­ni­fi­ca­tion ?

« En guise de pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique, c’est l’engagement de l’État, y com­pris dans ses fonc­tions poli­cières, pour une pla­ni­fi­ca­tion du contour­ne­ment de l’écologie. »

Emmanuel Macron fait de la pla­ni­fi­ca­tion sa réponse aux ques­tions éco­lo­giques. En guise de pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique, c’est l’engagement de l’État, y com­pris dans ses fonc­tions poli­cières, pour une pla­ni­fi­ca­tion du contour­ne­ment de l’écologie, voire de son déni­gre­ment. Pour l’heure, cela res­semble plus à un plan com­mu­ni­ca­tion, avec des mesures, maintes fois annon­cées, dont l’emblème est la voi­ture élec­trique et tout ce qui va avec ! Le degré zéro de l’imagination.

Vous notez enfin que « le Plan n’est pas un outil tech­nique et encore moins un outil neutre ». Voyez-vous dans la remise en avant de la pla­ni­fi­ca­tion l’ac­ca­pa­re­ment par le pou­voir en place d’une stra­té­gie poli­tique jusqu’alors por­tée par la gauche par­le­men­taire, ou bien peut-on y voir une filia­tion avec l’une des formes prises par la pla­ni­fi­ca­tion his­to­ri­que­ment ?

La pla­ni­fi­ca­tion, sou­vent asso­ciée au pro­jet socia­liste et com­mu­niste, n’est pas l’apanage des régimes qui s’en réclament. En dehors de la sphère sovié­tique et socia­liste, un mou­ve­ment « pla­niste » est né après la Première Guerre mon­diale, à un moment de crise et de muta­tion de la moder­ni­té indus­trielle. La réponse pla­niste concer­nant l’administration de socié­tés indus­trielles com­plexes a été la pro­mo­tion d’un pou­voir des experts, des ingé­nieurs, des tech­no­crates, seul à même d’organiser ration­nel­le­ment la pro­duc­tion, de moder­ni­ser les outils de pro­duc­tion et d’aménager le ter­ri­toire pour venir à bout des crises capi­ta­listes. En ce sens, Macron n’usurpe pas un outil : il s’inscrit idéo­lo­gi­que­ment dans cette filia­tion, faite de tech­no-solu­tion­nisme, sans tou­te­fois — marque du macro­nisme — lui don­ner un véri­table conte­nu et une cohé­rence. Contrairement aux croyances socia­listes, Marché et Plan ne sont pas oppo­sés, ne sont pas exclu­sifs l’un de l’autre. Friedrich Hayek, un des pères du néo­li­bé­ra­lisme et cri­tique du pla­nisme, écri­vait en 1943 : « On ne peut com­bi­ner pla­nisme et concur­rence, qu’en fai­sant des plans pour la concur­rence, mais non pas contre elle. » La leçon est enten­due : la pla­ni­fi­ca­tion de Macron est là pour orga­ni­ser le mar­ché pour la « décar­bo­na­tion », nou­veau man­tra de la « tran­si­tion éco­lo­gique » et du capi­ta­lisme vert.

[Expulsion des lieux occupés, octobre 2023 | Association La voie est libre]

Le slo­gan de Jean Monnet, pre­mier com­mis­saire au plan après la Seconde Guerre mon­diale, était celui-ci : « Modernisation ou déca­dence ». Face à l’im­pé­ra­tif éco­lo­gique, ce serait donc « décar­bo­na­tion ou déclin » ?

Exactement. Modernisation — et décar­bo­na­tion — ou déclin, c’est exac­te­ment l’al­ter­na­tive posée par les défen­seurs de l’au­to­route A69. Encore faut-il pré­ci­ser ce que recouvre la décar­bo­na­tion : pro­mo­tion du nucléaire, auto­routes et aéro­ports « verts », pro­jets miniers pour le lithium et d’autres mine­rais, béton « vert », intel­li­gence arti­fi­cielle et numé­ri­sa­tion de la socié­té, logis­tique « verte », agri­cul­ture 2.0, agri­vol­taïsme, hydro­gène « vert »… La liste est longue. Les élus régio­naux et locaux qui défendent l’A69 le font au nom du désen­cla­ve­ment. Cette auto­route « éco­lo­gique » repré­sen­te­rait donc le pas­sage vers la moder­ni­sa­tion. Mais ce qui est inté­res­sant ici, c’est l’ab­sence totale d’anticipation et de pla­ni­fi­ca­tion ! Il n’y a aucun pro­jet de ter­ri­toire préa­lable pour le sud du Tarn, en fonc­tion duquel on cal­cu­le­rait ce dont on a besoin ou pas comme infra­struc­tures. C’est l’A69 qui doit pro­duire le ter­ri­toire. Et elle le ferait si elle était construite. Non pas un ter­ri­toire comme nous l’entendons, mais un non-ter­ri­toire, un sol béton­né et bitu­mé, sup­port de flux de mar­chan­dises avec, à son extré­mi­té, une métro­pole aspi­rante. Quand on regarde la pla­ni­fi­ca­tion Macron, c’est la même chose. Il n’y a aucun pro­jet de bifur­ca­tion, ni même, pour reprendre ses élé­ments de lan­gage, de « tran­si­tion ». Simplement des empi­le­ments d’infrastructures et de sources d’énergie, avec en prime l’éloge de la « bagnole », comme si le macro­nisme et ses déri­vés étaient res­tés accro­chés aux années post-Seconde Guerre mon­diale, quand l’in­dus­trie auto­mo­bile et son monde étaient l’un des moteurs essen­tiels du for­disme et de la crois­sance. C’est igno­rer que cette socié­té n’é­tait pas sou­te­nable à plu­sieurs égards, sans par­ler du fait qu’elle est aus­si non désirable.

Cette mobi­li­sa­tion a été en par­tie orga­ni­sée par les Soulèvements de la Terre, dont vous êtes l’une des voix — vous avez notam­ment signé un texte dans l’ou­vrage col­lec­tif On ne dis­sout pas un sou­lè­ve­ment. Militante alter­mon­dia­liste et éco­lo­giste de longue date, pour­quoi avez-vous choi­si de vous un inves­tir acti­ve­ment dans ce mou­ve­ment ?

La consti­tu­tion des Soulèvements de la Terre a été une bonne nou­velle. Ce qui m’attache à ce mou­ve­ment mul­ti­forme, c’est qu’il est à la fois ancré dans un pas­sé des luttes, pour la terre notam­ment, et qu’il se consti­tue « par le bas », à par­tir de luttes ter­ri­to­riales. Les Soulèvements de la Terre sont par­ve­nus à for­mu­ler quelque chose qui était dif­fus mais que nous par­ta­gions, à savoir la néces­si­té d’an­crer les luttes dans les ter­ri­toires, d’y déman­te­ler les infra­struc­tures maté­rielles et ima­gi­naires, et non d’at­tendre un plan cen­tral qui nous libè­re­rait du capi­ta­lisme. En ce sens, ils répondent à la crainte d’une par­cel­li­sa­tion ter­ri­to­riale et donnent un hori­zon com­mun à des luttes très diverses. Ce qui m’a frap­pée les semaines pré­cé­dant la mobi­li­sa­tion contre l’au­to­route, c’est que cette culture poli­tique émer­gente fait déjà par­tie d’une culture com­mune. J’ai été impres­sion­née de voir com­ment la force du mou­ve­ment tient à la coha­bi­ta­tion, par­fois conflic­tuelle, d’histoires, d’expériences et de per­sonnes diverses, qui ne marchent pas comme une armée les uns der­rière les autres. Il ne s’a­git pas de faire un front — selon un voca­bu­laire très mili­taire —, ni de faire conver­ger, mais de com­po­ser avec les forces en pré­sence pour défendre et se réap­pro­prier ce qui nour­rit l’expansion capi­ta­liste. Les Soulèvements de la Terre expriment la maté­ria­li­té de nos exis­tences et inventent, par la lutte, des outils pour défendre la sub­sis­tance, objet de l’accaparement capi­ta­liste et dont la dépen­dance au capi­tal nous a entiè­re­ment dépos­sé­dés. Là est leur radi­ca­li­té. Ils ne se construisent pas sur une idéo­lo­gie uni­fiante, mais à par­tir d’ex­pé­riences maté­rielles et d’alliances (notam­ment entre l’association La Voie est libre, le Groupe natio­nal de sur­veillance des arbres, la Confédération pay­sanne, Extinction-Rebellion, Les Soulèvements de la Terre, des syn­di­cats, France Nature Environnement, la Ligue des droits de l’Homme) et dont cer­taines sont par­fois inat­ten­dues — avec la Terre, avec les forces et les com­mu­nau­tés ter­restres. Si le gou­ver­ne­ment a réagi si rapi­de­ment et vio­lem­ment à la récu­pé­ra­tion d’une ferme expro­priée, à la pers­pec­tive d’une ZAD, c’est qu’il est insup­por­table à ses membres que nous fas­sions ter­ri­toire. Les reprises des terres, de l’es­pace, du temps, de l’an­crage ter­ri­to­rial sont des gestes poli­tiques essen­tiels, des sou­lè­ve­ments qui donnent sens et dépassent chaque lutte locale, chaque com­po­sante, et qui ne peuvent être dis­sous par déci­sion admi­nis­tra­tive. J’ai été par­ti­cu­liè­re­ment tou­chée de voir tous ces jeunes, par­fois très jeunes, prêts à mettre en jeu leur corps pour défendre un ter­ri­toire, une terre, une ferme, une ZAD. C’est un res­sort poli­tique très puissant.


Photographie de vignette : Cyrille Choupas
Photographie de ban­nière : asso­cia­tion La voie est libre


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REBONDS

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