Écologie : construire des coalitions révolutionnaires


Traduction d’un article de ROAR pour Ballast

L’écologie est anti­ca­pi­ta­liste ou elle n’a rien d’é­co­lo­gique : la chose com­mence à se savoir. Entre 1990 et 2015, les 10 % les plus riches de la popu­la­tion mon­diale ont ain­si été res­pon­sables de 52 % des émis­sions de CO2 cumu­lées. Cent entre­prises sont quant à elles res­pon­sables de 70 % des émis­sions glo­bales de gaz à effet de serre. Jaskiran Dhillon, mili­tante, ensei­gnante en anthro­po­lo­gie et autrice de Prairie Rising: Indigenous Youth, Decolonization, and the Politics of Intervention, a gran­di en ter­ri­toire autoch­tone cree, au Canada. « Nous ne pou­vons pas amé­lio­rer la situa­tion en pro­mou­vant de meilleurs choix de consom­ma­tion qui pri­vi­lé­gient le chan­ge­ment de com­por­te­ment indi­vi­duel », rap­pelle-t-elle dans ce texte, que nous tra­dui­sons. Elle invite à l’é­lar­gis­se­ment de la com­pré­hen­sion du péril cli­ma­tique et à la for­ma­tion d’al­liances et de coa­li­tions anti­ca­pi­ta­listes, anti-impé­ria­listes, anti­ra­cistes et fémi­nistes. Autrement dit, à réflé­chir aux pos­si­bi­li­tés d’une trans­for­ma­tion glo­bale et popu­laire.


Ils l’ap­pellent le dôme de chaleur.

Les tem­pé­ra­tures les plus éle­vées jamais enre­gis­trées dans le nord-ouest des États-Unis et dans l’ex­trême sud-ouest du Canada sont appa­rues au cours de l’é­té 2021 avec la force d’un siège invi­sible, avan­çant au ralen­ti. Les météo­ro­logues qui sui­vaient la mon­tée silen­cieuse de cette vague de cha­leur ont dif­fu­sé des cartes peintes en nuances cra­moi­sies, aler­tant le public endor­mi d’un été deve­nu rouge flam­boyant. […] Créé par un sys­tème de haute pres­sion qui fait que l’at­mo­sphère piège l’air très chaud — et pré­ci­pi­té, en par­tie, par la cha­leur émer­geant d’o­céans se réchauf­fant de plus en plus —, un dôme de cha­leur pro­duit des tem­pé­ra­tures extrêmes au niveau du sol, les­quelles peuvent per­sis­ter durant plu­sieurs jours, voire plu­sieurs semaines. 

« Mais ce type de cha­leur n’est pas seule­ment per­cep­tible dans l’air que nous res­pi­rons : elle enve­loppe tout ce qu’elle touche. »

En Colombie-Britannique, au Canada, les ther­mo­mètres ont enre­gis­tré une tem­pé­ra­ture alar­mante de 49,6 °C, avec des pics simi­laires dans les États de Washington et de l’Oregon, immé­dia­te­ment au sud de la fron­tière, expo­sant les rési­dents éta­su­niens et cana­diens au genre de phé­no­mènes météo­ro­lo­giques extrêmes que les pays du Sud connaissent depuis des années. Mais ce type de cha­leur n’est pas seule­ment per­cep­tible dans l’air que nous res­pi­rons : elle enve­loppe tout ce qu’elle touche, lais­sant une traî­née de mort et de des­truc­tion. Et des ques­tions urgentes sur l’avenir.

Pour les cli­ma­to­logues qui ont étu­dié l’in­ten­si­fi­ca­tion des vagues de cha­leur au cours de la der­nière décen­nie, les consé­quences du dôme de cha­leur ont été, comme pré­vu, dévas­ta­trices. Le British Columbia Coroners Service a recen­sé 569 décès liés à la cha­leur entre le 20 juin et le 29 juillet 2021, dont 445 sont sur­ve­nus pen­dant le dôme. Un corps humain expo­sé à une cha­leur intense et inces­sante est un corps sous contrainte, un corps qui fait des heures sup­plé­men­taires : lors­qu’il est sou­mis à une élé­va­tion de la tem­pé­ra­ture de l’air, notre corps attire davan­tage de sang vers la peau pour dis­si­per la cha­leur — un sys­tème de refroi­dis­se­ment natu­rel déve­lop­pé pour main­te­nir une tem­pé­ra­ture cor­po­relle opti­male. La consom­ma­tion d’oxy­gène et le méta­bo­lisme s’in­ten­si­fient, entraî­nant une accé­lé­ra­tion du rythme car­diaque et une res­pi­ra­tion rapide. Au-delà de 42 °C, la pro­duc­tion d’en­zymes et d’éner­gie est mise en échec et le corps risque de déve­lop­per une réponse inflam­ma­toire sys­té­mique. Jusqu’à une pos­sible défaillance de plu­sieurs organes. Les humains ne sont pas les seuls êtres à avoir été affec­tés. Selon un article publié dans The Atlantic en juillet 2021, des mil­liards de moules, de palourdes, d’huîtres, de ber­naches, d’é­toiles de mer et d’autres espèces inter­ti­dales sont éga­le­ment mortes. Un cer­tain nombre d’es­pèces ter­restres ont éga­le­ment souf­fert, se repliant sur elles-mêmes dans l’air étouf­fant et suf­fo­cant : le récit dys­to­pique d’une « faune déses­pé­rée et mou­rante ». […]

[Guim Tió Zarraluki]

Un profond déséquilibre du pouvoir

Comment en sommes-nous arri­vés là ? Une pre­mière ana­lyse de ce dôme de cha­leur menée par une équipe mon­diale de scien­ti­fiques a révé­lé que l’ap­pa­ri­tion de ce type de vague de cha­leur était qua­si­ment impos­sible sans chan­ge­ment cli­ma­tique d’o­ri­gine humaine. Leurs résul­tats étaient accom­pa­gnés d’un aver­tis­se­ment clair : « Le réchauf­fe­ment rapide de notre cli­mat nous entraîne sur un ter­rain incon­nu avec des consé­quences majeures pour la san­té, le bien-être et les moyens de sub­sis­tance. S’adapter et poser des limites est néces­saire de toute urgence pour pré­pa­rer les socié­tés à un ave­nir très dif­fé­rent. » La situa­tion semble devoir s’ag­gra­ver — trois mil­liards de per­sonnes pour­raient vivre dans des endroits aus­si chauds que le Sahara d’i­ci 2070, à moins que nous ne nous atta­quions au chan­ge­ment cli­ma­tique par des mesures radi­cales. Et que nous le fas­sions main­te­nant. Le sixième rap­port d’é­va­lua­tion du Groupe d’ex­perts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’é­vo­lu­tion du cli­mat (Giec), publié en août 2021, brosse un tableau tout aus­si grave de notre réa­li­té cli­ma­tique actuelle et des pré­vi­sions pour l’a­ve­nir. Dans une démarche cou­ra­geuse, et en oppo­si­tion avec les gou­ver­ne­ments natio­naux qui se sont char­gés par le pas­sé de rendre public les conclu­sions de ces éva­lua­tions, un groupe de scien­ti­fiques a divul­gué la troi­sième par­tie du rap­port qui révèle, en termes non équi­voques, com­ment les indus­tries fos­siles sou­te­nues par de nom­breux gou­ver­ne­ments sont par­mi les plus grands res­pon­sables de notre état envi­ron­ne­men­tal actuel. Elles exposent éga­le­ment ce qui doit être fait afin de chan­ger de cap.

« Trois mil­liards de per­sonnes pour­raient vivre dans des endroits aus­si chauds que le Sahara d’i­ci 2070, à moins que nous ne nous atta­quions au chan­ge­ment cli­ma­tique par des mesures radicales. »

Le rap­port rap­pelle que les acti­vi­tés humaines ont conduit au réchauf­fe­ment du cli­mat à un rythme sans pré­cé­dent depuis au moins deux mil­lé­naires, et qu’il existe une rela­tion qua­si linéaire entre les émis­sions cumu­lées de CO2 d’o­ri­gine anthro­pique et le réchauf­fe­ment pla­né­taire qu’elles pro­voquent. Cela signi­fie que nous n’at­ten­dons plus l’ar­ri­vée du chan­ge­ment cli­ma­tique : il est là. Il vit dans l’air chaud et étouf­fant que nous res­pi­rons pen­dant les vagues de cha­leur impré­vues. C’est la rai­son pour laquelle les séche­resses sont de plus en plus graves et que, dans le même temps, les inon­da­tions plongent des mil­lions de per­sonnes dans le chaos, la pré­ca­ri­té et les contraignent à se dépla­cer. Cela explique pour­quoi la glace de l’Arctique a atteint son niveau le plus bas depuis au moins 1850. L’acidification des océans trouve là aus­si son ori­gine. Et c’est le moteur de condi­tions envi­ron­ne­men­tales qui devraient entraî­ner l’ap­pa­ri­tion de 200 mil­lions de migrants cli­ma­tiques au cours des trente pro­chaines années. Nous n’a­vons pas besoin de plus de preuves. La science ne pour­rait être plus claire.

La réponse à la ques­tion de savoir com­ment nous en sommes arri­vés là ne peut cepen­dant pas être réduite à un scé­na­rio homo­gène du type « tout le monde est à blâ­mer » — lequel ne ferait guère la dif­fé­rence entre la façon dont des pays comme les États-Unis et d’autres nations occi­den­tales ont pro­duit la grande majo­ri­té des émis­sions de car­bone qui ont conduit à ce désas­treux chan­ge­ment pla­né­taire. Les États-Unis ont davan­tage contri­bué au pro­blème de l’ex­cès de dioxyde de car­bone que n’im­porte quel autre pays de la pla­nète. L’empreinte car­bone la plus impor­tante est bien celle des classes aisées : plus le reve­nu du ménage est éle­vé, plus les émis­sions sont impor­tantes. De fait, un article de Scientific American explique que les États-Unis, avec moins de 5 % de la popu­la­tion mon­diale, uti­lisent envi­ron un quart des res­sources mon­diales en com­bus­tibles fos­siles — brû­lant près de 23 % du char­bon, 25 % du pétrole, et consom­mant envi­ron 27 % de l’a­lu­mi­nium et 19 % du cuivre.

[Guim Tió Zarraluki]

Un récent rap­port d’Oxfam, inti­tu­lé Confronting Carbon Inequality, four­nit des révé­la­tions stu­pé­fiantes sur la façon dont les cor­ré­la­tions entre la richesse et les émis­sions de car­bone s’é­tendent au contexte mon­dial : les 1 % les plus riches de la pla­nète sont res­pon­sables d’é­mis­sions équi­va­lant à plus du double de celles de la moi­tié la plus pauvre de l’hu­ma­ni­té, et les 10 % les plus riches du monde sont res­pon­sables de plus de la moi­tié de toutes les émis­sions. […] [L]es entre­prises mon­diales qui se consacrent au déve­lop­pe­ment et à l’ex­pan­sion des infra­struc­tures éner­gé­tiques à base de com­bus­tibles fos­siles consti­tuent éga­le­ment une part impor­tante, si ce n’est la plus impor­tante, du pro­blème. Si l’on va encore plus loin, il appa­raît que la rela­tion entre le capi­ta­lisme racial, le colo­nia­lisme et le chan­ge­ment cli­ma­tique se trouve au cœur d’une com­pré­hen­sion cri­tique de l’Anthropocène : ce sont le colo­nia­lisme et le capi­ta­lisme qui ont jeté les bases du déve­lop­pe­ment d’é­co­no­mies à forte inten­si­té d’é­mis­sions de car­bone, don­nant la prio­ri­té à l’ac­cu­mu­la­tion capi­ta­liste (sous toutes ses formes des­truc­trices) au détri­ment de tout le reste.

« Les diri­geants indi­gènes du monde entier tirent la son­nette d’a­larme sur l’é­co­cide immi­nent résul­tant du cycle sans fin de l’ex­trac­tion et de la consommation. »

Comme l’ex­plique le phi­lo­sophe pota­wa­to­mi Kyle Whyte, à pro­pos de l’ex­pé­rience spé­ci­fique des peuples indi­gènes de l’île de la Tortue, « l’in­va­sion colo­niale qui a com­men­cé il y a des siècles a pro­vo­qué des chan­ge­ments envi­ron­ne­men­taux anthro­po­gé­niques qui ont rapi­de­ment per­tur­bé de nom­breux peuples indi­gènes — notam­ment la défo­res­ta­tion, la pol­lu­tion, la modi­fi­ca­tion des cycles hydro­lo­giques et l’am­pli­fi­ca­tion de l’u­ti­li­sa­tion du sol et de la ter­ra­for­ma­tion pour des types par­ti­cu­liers d’a­gri­cul­ture, de pâtu­rage, de trans­port et d’in­fra­struc­tures rési­den­tielles, com­mer­ciales et gou­ver­ne­men­tales ». Ces cri­tiques ne sont pas nou­velles : les diri­geants indi­gènes du monde entier tirent la son­nette d’a­larme sur l’é­co­cide immi­nent résul­tant du cycle sans fin de l’ex­trac­tion et de la consom­ma­tion depuis aus­si long­temps que des colo­nies de peu­ple­ment comme les États-Unis existent. Ils nous ont éga­le­ment rap­pe­lé que d’autres types de mondes sont pos­sibles : des mondes construits sur le soin, la réci­pro­ci­té, l’in­ter­dé­pen­dance et la coexis­tence, par oppo­si­tion à la vio­lence struc­tu­relle, la dépos­ses­sion et la domination.

Il n’est donc pas sur­pre­nant qu’une struc­tu­ra­tion sociale, poli­tique et éco­no­mique de notre monde ancrée dans le colo­nia­lisme et l’im­pé­ria­lisme ait entraî­né des dis­pa­ri­tés mas­sives avec des consé­quences dis­pro­por­tion­nées — la race, la classe et le genre sont pro­fon­dé­ment liés à l’ex­pé­rience et à la vio­lence de la catas­trophe cli­ma­tique. Dans le Sud glo­bal, la crise a pro­duit des évé­ne­ments cli­ma­tiques mor­tels dans de nom­breux pays depuis plus d’une décen­nie, pré­cé­dant de plu­sieurs années l’ar­ri­vée notable du dôme de cha­leur aux États-Unis et au Canada au cours de l’é­té 2021. Au Soudan, par exemple, les tem­pé­ra­tures ne cessent d’aug­men­ter, l’eau se raré­fie et les séche­resses sévères sont deve­nues mon­naie cou­rante, pro­dui­sant des pro­blèmes majeurs quant à la fer­ti­li­té des sols et à l’a­gri­cul­ture. L’Afrique aus­trale se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la pla­nète : la seule année 2019 a vu 1 200 décès liés au cli­mat. Le Bangladesh, sou­vent qua­li­fié de « point zéro du chan­ge­ment cli­ma­tique » alors qu’il n’a contri­bué qu’à hau­teur de 0,09 % aux émis­sions mon­diales cumu­lées de CO2, a connu une forte aug­men­ta­tion des inon­da­tions qui ont entraî­né la des­truc­tion de mil­lions de mai­sons, créé de nom­breux obs­tacles à la pro­duc­tion agri­cole et pro­vo­qué une esca­lade alar­mante de l’in­sé­cu­ri­té alimentaire. […]

[Guim Tió Zarraluki]

Un cadre de travail internationaliste

Face à des pro­jec­tions aus­si sombres et dévas­ta­trices, le piège du déses­poir semble être l’is­sue la plus facile. Des mil­lions de per­sonnes à tra­vers le monde n’ont pour­tant pas la pos­si­bi­li­té du refuge ou du déni — et si nous pen­sons à long terme, aucun d’entre nous ne l’au­ra. Comment ceux d’entre nous qui sont déter­mi­nés à agir sur le chan­ge­ment cli­ma­tique pensent-ils au renou­vel­le­ment de la soli­da­ri­té mon­diale et des mobi­li­sa­tions de masse dans ce moment his­to­rique où tout est en jeu ? Quelles sont les lignes direc­trices poli­tiques qui devraient être au cœur de l’ac­ti­visme cli­ma­tique ? Nos mobi­li­sa­tions autour du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la jus­tice envi­ron­ne­men­tale doivent être gui­dées par un cadre inter­na­tio­na­liste à la fois anti­co­lo­nial et anticapitaliste.

« Nos mobi­li­sa­tions autour du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la jus­tice envi­ron­ne­men­tale doivent être gui­dées par un cadre inter­na­tio­na­liste à la fois anti­co­lo­nial et anticapitaliste. »

[…] À cet égard, nous pou­vons nous ins­pi­rer des mobi­li­sa­tions de la jeu­nesse pour le cli­mat. À Philadelphie, par exemple, les acti­vistes de Youth Climate Strike ont mani­fes­té dans les rues tout en se réfé­rant à l’internationalisme — en reliant les luttes pour la jus­tice envi­ron­ne­men­tale dans les quar­tiers où ils vivent avec les dévas­ta­tions occa­sion­nées par la crise cli­ma­tique dans le Sud glo­bal. L’organisation trans­cende les fron­tières géo­gra­phiques : consi­dé­rant que la catas­trophe cli­ma­tique est, en grande par­tie, pro­duite aux États-Unis, Youth Climate Strike exige que, dans le Nord glo­bal, nous ouvrions les yeux et pre­nions nos res­pon­sa­bi­li­tés au niveau local, dans nos com­mu­nau­tés, ain­si qu’à l’é­gard du reste du monde. Cependant, un cadre inter­na­tio­na­liste doit éga­le­ment mettre en avant une ana­lyse cri­tique de la façon dont le capi­ta­lisme racial conti­nue à faire des ravages sur la pla­nète. Des pays comme les États-Unis font en effet par­tie d’une constel­la­tion beau­coup plus large de pro­jets impé­ria­listes pro­dui­sant d’im­por­tantes souf­frances, pro­vo­quant des morts catas­tro­phiques et remo­de­lant les éco­lo­gies et les modes de rela­tion afin de faci­li­ter le mou­ve­ment du capi­tal. Les zapa­tistes le savaient en 1994, lors­qu’ils ont fait leur « Première décla­ra­tion de la jungle lacan­done ». Les Sioux de Standing Rock s’y sont oppo­sés lors­qu’ils ont lan­cé leur bataille épique contre le Dakota Access Pipeline en 2016. Et les com­mu­nau­tés de Guyane s’y opposent en s’or­ga­ni­sant en réponse à l’ex­pan­sion de l’ex­trac­tion pétro­lière d’Exxon qui pré­voit d’en­voyer plus de deux mil­liards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère.

Alors que l’on s’or­ga­nise pour le cli­mat, une autre rai­son concourt à rendre ce cadre inter­na­tio­na­liste et anti­co­lo­nial si vital : l’im­pé­ria­lisme va de pair avec la des­truc­tion envi­ron­ne­men­tale. En d’autres termes, les pro­jets impé­ria­listes tels que l’oc­cu­pa­tion colo­niale de l’Afghanistan par les États-Unis pen­dant vingt ans ont non seule­ment lais­sé d’in­nom­brables citoyens afghans dans une situa­tion d’im­mense dan­ger et de pré­ca­ri­té depuis le retour des Talibans, mais ont éga­le­ment lais­sé le pays dans un état de déla­bre­ment envi­ron­ne­men­tal. Cette des­truc­tion est par­ti­cu­liè­re­ment visible dans la défo­res­ta­tion ram­pante, qui a pro­li­fé­ré dans les tur­bu­lences d’une si longue guerre, et dans l’aug­men­ta­tion des pol­luants atmo­sphé­riques toxiques qui ont été libé­rés par les forces armées amé­ri­caines en brû­lant des déchets — et d’autres acti­vi­tés mili­taires — et qui rendent les Afghans chro­ni­que­ment malades, en aug­men­tant le risque de can­cer et d’autres mala­dies. Les bases mili­taires désaf­fec­tées doivent éga­le­ment faire l’ob­jet d’un assai­nis­se­ment envi­ron­ne­men­tal avant que les terres puissent être uti­li­sées pour don­ner la vie au lieu de la prendre.

[Guim Tió Zarraluki]

Un récent rap­port du pro­jet « The Cost of War » de l’u­ni­ver­si­té Brown confirme que les États-Unis dépensent plus pour l’ar­mée que n’im­porte quel autre pays du monde — net­te­ment plus que les dépenses mili­taires com­bi­nées de la Russie et de la Chine. L’utilisation de la force mili­taire néces­site une grande quan­ti­té d’éner­gie, dont la majeure par­tie sous forme de com­bus­tibles fos­siles. En rai­son de cet enga­ge­ment mons­trueux en faveur de la mili­ta­ri­sa­tion, la machine de guerre amé­ri­caine est l’un des plus grands pol­lueurs de la pla­nète, et ces dégâts cata­clys­miques s’é­tendent aux autres pro­jets colo­niaux sou­te­nus par l’argent des contri­buables amé­ri­cains. Le réseau de finan­ce­ment de la guerre lie les États-Unis et le Canada à l’Afrique, au Moyen-Orient, à l’Amérique du Sud, à l’Asie, bref, à tous les endroits où se déplace le capi­tal finan­cier inter­na­tio­nal. Les mil­liards de dol­lars qui ont ser­vi à sou­te­nir l’ar­mée israé­lienne, par exemple, ont cau­sé une impor­tante des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment en Palestine. Les bombes et autres armes mor­telles sont des­ti­nées à détruire, pas à construire. Et les séquelles de cette des­truc­tion conti­nuent d’a­voir un impact sur l’air, la terre, l’eau, les plantes, les ani­maux et les per­sonnes qui ont vécu dans des condi­tions de guerre pen­dant des années, même lors­qu’une guerre prend osten­si­ble­ment fin ou qu’une force d’oc­cu­pa­tion se « retire ». Cela signi­fie qu’un mou­ve­ment de jus­tice cli­ma­tique solide doit néces­sai­re­ment inclure la démi­li­ta­ri­sa­tion pour qu’un pro­gramme inter­na­tio­na­liste de jus­tice éco­lo­gique et de dura­bi­li­té puisse être réalisé.

Construire des coalitions féministes multiraciales et anticoloniales

« Les mil­liards de dol­lars qui ont ser­vi à sou­te­nir l’ar­mée israé­lienne, par exemple, ont cau­sé une impor­tante des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment en Palestine. »

Cependant, pour que l’in­ter­na­tio­na­lisme se concré­tise dans les espaces et les lieux de l’ac­ti­visme autour de la ques­tion cli­ma­tique, les coa­li­tions doivent éga­le­ment faire par­tie de la réponse. Ceux d’entre nous qui sont les plus pri­vi­lé­giés ont la res­pon­sa­bi­li­té de mener le tra­vail dif­fi­cile de construc­tion des coa­li­tions fémi­nistes mul­ti­ra­ciales et anti­co­lo­niales entre dif­fé­rents mou­ve­ments sociaux col­la­bo­rant au-delà des fron­tières poli­tiques et géo­gra­phiques — des coa­li­tions qui abordent conjoin­te­ment ces dif­fé­rentes ques­tions, favo­risent la réflexi­vi­té et nous per­mettent de mieux nous com­prendre, de déchif­frer les façons dont nos mondes se sont cocons­ti­tués à tra­vers une série d’ex­pé­riences vécues et de rela­tions maté­rielles his­to­riques. Le capi­ta­lisme racial, tel qu’il est ali­men­té par les pro­jets colo­niaux et impé­ria­listes, s’im­misce en cha­cun de nous. Il s’en­ra­cine même dans les pra­tiques sociales et les manières d’être les plus ano­dines en appa­rence ; il façonne nos mémoires col­lec­tives et indi­vi­duelles qui nous défi­nissent. Essentiellement, il joue avec ce que signi­fie être humain — com­ment nous déve­lop­pons des rela­tions les uns avec les autres et avec le monde qui nous entoure, com­ment nous man­geons, res­pi­rons et aimons. 

[…] Un aspect cru­cial du mou­ve­ment pour la jus­tice cli­ma­tique devrait dès lors consis­ter à créer des pla­te­formes où les gens peuvent s’en­ga­ger dans des débats et des dia­logues sur le pou­voir et l’his­toire dans leurs efforts de mobi­li­sa­tion quo­ti­diens. Grâce à ces inter­ac­tions, les gens peuvent relier leurs posi­tions sociales et leurs expé­riences d’op­pres­sion, de mar­gi­na­li­sa­tion et de résis­tance tout en étant atten­tifs aux spé­ci­fi­ci­tés des luttes par­ti­cu­lières. Cela fait écho à l’ap­pel de l’u­ni­ver­si­taire et mili­tante afro-cari­béenne Jacqui Alexander aux fémi­nistes de cou­leur à « se fami­lia­ri­ser avec l’his­toire des autres », et à celui d’Angela Davis, fémi­niste radi­cale noire, en faveur des « coa­li­tions impro­bables ». […] Nous pou­vons ain­si com­men­cer à appré­hen­der des liens entre les ques­tions sociales et les com­mu­nau­tés du monde entier, sou­vent consi­dé­rées comme sépa­rées et éloi­gnées les unes des autres, et inci­ter ceux du Nord glo­bal à ajus­ter leurs efforts d’or­ga­ni­sa­tion, de mise en réseau et de construc­tion de pla­te­formes de manière à abor­der ces inéga­li­tés de façon pra­tique pour com­men­cer à chan­ger la dyna­mique du pouvoir.

[Guim Tió Zarraluki]

Peu importe où ces coa­li­tions voient le jour, les diri­geants autoch­tones doivent y jouer un rôle fon­da­men­tal, compte tenu de l’his­toire mon­diale de la dépos­ses­sion des terres et des occu­pa­tions colo­niales en cours, et parce qu’ils offrent des conseils essen­tiels et ouvrent des pers­pec­tives anti­co­lo­nia­listes. […] Ce que nous gagne­rons peut-être de ces coa­li­tions fémi­nistes, mul­ti­ra­ciales et anti­co­lo­niales, c’est une archi­tec­ture de la déco­lo­ni­sa­tion et une pra­tique de la soli­da­ri­té qui pro­dui­ront de nou­velles éco­lo­gies poli­tiques reflé­tant ce moment his­to­rique. Cette archi­tec­ture, en retour, pour­rait mettre en lumière les points d’a­li­gne­ment et d’in­ter­sec­tion, per­met­tant ain­si l’i­den­ti­fi­ca­tion d’ob­jec­tifs poli­tiques com­muns et ouvrant la voie à une uni­fi­ca­tion glo­bale à tra­vers des géo­gra­phies sociales et his­to­riques distinctes. […]

Un plan d’action révolutionnaire

« Nous avons besoin d’un plan d’ac­tion révo­lu­tion­naire qui soit géné­ré par un mou­ve­ment popu­laire mondial. »

[…] [N]ous devons être hon­nêtes avec nous-mêmes quant aux res­pon­sa­bi­li­tés que nous por­tons et être prêts à modi­fier la com­pré­hen­sion que nous avons des pro­blèmes aux­quels nous sommes confron­tés ; en retour, nous devons être prêts à modi­fier nos idées sur les « solu­tions » qui seront les plus effi­caces dans le contexte d’un calen­drier qui se réduit rapi­de­ment. Nous devons à la fois exploi­ter et aban­don­ner une par­tie de notre pou­voir. La science seule ne nous sau­ve­ra pas, pas plus que la poli­tique gou­ver­ne­men­tale, les réunions de l’ONU ou les som­mets sur le cli­mat où nous atten­dons des « lea­ders mon­diaux » qu’ils se lèvent et s’u­nissent autour des chan­ge­ments dont nous avons si déses­pé­ré­ment besoin. Nous ne pou­vons pas amé­lio­rer la situa­tion en pro­mou­vant de meilleurs choix de consom­ma­tion qui pri­vi­lé­gient le chan­ge­ment de com­por­te­ment indi­vi­duel ou en sou­te­nant les entre­prises qui vendent des « pro­duits durables ». Il n’y a pas de tech­no­lo­gie magique qui per­met­tra au cours des choses de reve­nir à la « nor­male » ; les mil­liar­daires verts n’ont pas les réponses ; il n’y a pas d’île ima­gi­naire vers laquelle nous pou­vons nager et qui offri­ra une res­tau­ra­tion du climat.

Nous avons besoin d’un plan d’ac­tion révo­lu­tion­naire qui soit géné­ré par un mou­ve­ment popu­laire mon­dial et gui­dé par un ensemble d’en­ga­ge­ments poli­tiques par­ta­gés et de modes de rela­tion les uns avec les autres qui puissent contre­car­rer l’im­mense incer­ti­tude du moment, un plan qui soit ancré dans une dyna­mique ici et main­te­nant, enga­gé dans un ave­nir juste libé­ré des chaînes de l’a­po­ca­lypse cli­ma­tique. Le che­min à par­cou­rir n’est pas facile. Mais prendre la déci­sion de s’y enga­ger est peut-être la chose qui compte le plus en ce moment : cela témoigne d’un atta­che­ment à l’i­dée que quelque chose d’autre est pos­sible, que nous n’a­vons pas cédé ou aban­don­né, que nous sommes prêts à conti­nuer d’es­sayer. En fin de compte, notre capa­ci­té à res­ter unis est l’une des plus grandes armes d’es­poir et de résis­tance que nous ayons.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | Jaskiran Dhillon, « Building anti-colo­nial fémi­nist coa­li­tions against cli­mate change », ROAR, n° 11. Une ver­sion de cet article sera incluse dans le der­nier livre de Jaskiran Dhillon, Notes on Becoming a Comrade : Solidarity, Relationality, and Future-Making, à paraître en 2022 chez Common Notions Press.
Illustrations de ban­nière et de vignette : Guim Tió Zarraluki


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